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Dans La BD, un miroir du lien social, Eric Dacheux déclare que “La BD n’est pas uniquement un art de l’évasion hors du réel, c’est aussi un média qui nous permet de caresser la chair du monde.” (Dacheux : 73). Et si la bande dessinée n’a évidemment pas attendu le XXIe siècle pour faire de la prison comme fait social une topique significative, ce sont véritablement dans ses occurrences récentes, liées au renouvellement du médium, qu’elle devient le sujet même de nombre d’albums de bande dessinée. En effet, l’importance prise par la prison dans la BD a partie liée avec ce que l’on appelle la BD de reportage, développée notamment par Etienne Davodeau et Joe Sacco, qui a pour effet notoire, et peut-être même pour intention, de créer de l’empathie et de la solidarité affective entre les personnages décrits et le lecteur. 20 ans ferme, “docu-fiction” de Ricard et Nicoby (2012), se place dans cette perspective, inhérente au genre, en plus d’admettre un objectif véritablement didactique et militant. Par ailleurs, ces dernières décennies ont vu se développer des récits autobiographiques comme ceux de Manu Larcenet ou encore Fabien Neaud, qui rendent compte de situations ordinaires en mettant en scène des héros parfois prisonniers de leur condition. L’enfermement est ici métaphorique, mais il n’en est pas moins réel. L’autofiction et le témoignage sont aussi des genres particulièrement propices au développement d’un discours sur la prison. Ainsi, Berthet One, dans L’Évasion (2011), propose-t-il un témoignage autofictionnel humoristique d’une expérience de détention réelle, alors que Bast, dans En chienneté, relate son expérience d’animateur d’un atelier de BD au sein d’un établissement carcéral, usant de la focalisation externe pour servir des procédés réflexifs. Les trois principales bandes dessinées qui vont avoir notre intérêt ne procèdent pas de la même intention, ni n’appartiennent au même registre. En outre, elles ne possèdent pas les mêmes aménagements dans le dispositif spatio-topique. Pourtant, elles permettent d’établir des relations en ce qui concerne la spécificité des procédés d’intertextualité et de réflexivité dès lors qu’il s’agit du traitement de la prison comme topique. D’un point de vue générique, ce type de récit s’inscrit d’ailleurs dans une tradition ancienne de la bande dessinée, à savoir celle qui, à la manière des albums de Rodolphe Töpffer, inscrit le voyage comme moteur narratif. En effet, considérons schématiquement le voyage comme le déplacement d’un lieu A vers un lieu B, avec retour éventuel vers le lieu A initial, et entre ces deux états une phase d’exposition, une suite d’épisodes et un dénouement. On remarque alors que la définition de ce type de récit, tout en obéissant au schéma narratif canonique, est la forme idoine qu’épouse un récit d’expérience carcérale. Le lexique employé par les auteurs de ce type de BD est éloquent : Berthet One intitule explicitement son album L’Évasion, quant à Bast, il le sous-titre Tentative d’évasion artistique en milieu carcéral. Or, qu’est-ce qu’une évasion si ce n’est un voyage, réel ou onirique?

Mais ce n’est pas ce qui va nous intéresser au premier chef dans notre propos. Il s’agira, en se concentrant sur les références évoquées plus haut, mais sans exclure d’autres occurrences pouvant se montrer éclairantes, de mettre l’accent sur les dimensions intertextuelles ainsi que sur la réflexivité dans la bande dessinée ayant la prison pour thème principal. Aussi, nous verrons dans un premier temps en quoi la prison est une topique propre à un réseau citationnel clos et redondant, en abordant le cas spécifique de l’intertextualité dans une bande dessinée d’un genre particulier : le docu-fiction. Ensuite, nous tenterons de dégager les principaux procédés réflexifs et les effets de lecture qu’ils produisent, propres aux registres testimonial et documentaire, les plus sollicités dès lors qu’il s’agit d’aborder l’expérience carcérale.

1. La prison : une topique propre à un réseau citationnel clos et redondant

Comme nous le dit Thierry Groensteen : “Les particularités morphosyntaxiques de la BD, d’une part par le fait qu’elle combine deux systèmes sémiotiques différents, le texte et l’image, d’autre part, par le caractère discontinu de son discours, font de ce medium un lieu d’accueil privilégié pour toutes les citations, le véhicule idéal d’une esthétique du collage ou de l’emprunt” (Groensteen 2007 : 145). À cet égard, nous remarquons un système citationnel redondant dès lors qu’il s’agit de prison. Le fait que l’auteur exploite le registre humoristique (Berthet One) ou politique (Ricard et Nicoby) semble n’avoir pas d’influence sur le réseau citationnel.

1.1 La citation illustrative : témoin d’une culture commune

La bande dessinée L’Évasion, du dessinateur Berthet One, offre une occasion intéressante de s’interroger à ce sujet. En effet, l’auteur est un ancien détenu ayant purgé une peine de cinq ans dans différents établissements carcéraux : la maison d’arrêt de Nanterre, celles de Bois d’Arcy, de Fleury-Mérogis, et le centre de détention de Val de Reuil. Écrite en cours d’incarcération, cette bande dessinée livre un témoignage graphique à la fois riche et complexe permettant plusieurs types de questionnements. Un entretien avec l’auteur est venu compléter notre analyse.[1] Dans une forme graphique contemporaine propre à la culture urbaine de la fin du XXe siècle, le témoignage livré par Berthet One s’inscrit dans l’histoire littéraire du fait carcéral, tout en proposant une mise à distance de son objet qui oblige à une interprétation en creux. La vie en détention y est illustrée de manière à la fois précise, pudique et humoristique. L’auteur assume explicitement la fonction d’énonciateur.

Lors d’ un entretien que nous avons mené avec Berthet One, ce dernier nous a confié avoir eu pour première intention le souhait de dessiner un “journal intime d’un condamné” (notons la parenté avec Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo, référence inconsciente de l’aveu de l’auteur), puis s’être ravisé au profit d’un récit moins personnel, afin que son témoignage puisse être représentatif et toucher un public plus large s’il venait à être diffusé. Le contrat de lecture n’est donc pas complètement de l’ordre du témoignage, puisque le récit est construit autour de différentes expériences de détention qui débordent celles de l’auteur pour s’intéresser à toute la communauté carcérale, ce qui suppose de nombreux décalages dans le cadre de l’énonciation. En outre, l’auteur semble désinvestir le caractère testimonial de son intention au profit de l’inscription de son oeuvre dans une série comme en témoigne la sortie de L’Évasion Tome 2, Vive la Liberthet, en août 2015.[2]

Berthet One n’hésite pas à opérer des distorsions avec la réalité afin de ménager l’aspect comique des scènes, ou encore à ne pas livrer des détails trop crus qui, selon lui, auraient pu nuire à la diffusion de la bande dessinée une fois publiée. On remarque d’ailleurs que le personnage du détenu mis en scène par Berthet One n’est pas voulu comme une stricte représentation de lui-même, mais un avatar construit selon les codes graphiques qu’il impose à toute son oeuvre dessinée : tête hypertrophiée par rapport au corps, expressions hyperboliques caricaturales et mise en situation très scénographiée. En outre, dès la troisième vignette de la première planche, apparaît le personnage d’Abigaëlle, double symbolique du personnage, sous les traits d’une jeune fille au physique ingrat qui se veut être “la banlieusarde qui vit dans [s]on imaginaire” (One : vignette 3 : 3). L’auteur ne laisse aucun doute sur cette parenté, et explique au lecteur, dans une planche intitulée “humeur et art” (One : vignette 3 : 24, voir fig.1), que les dessins d’Abigaëlle qu’il diffuse au sein de la prison reflètent en réalité son humeur du jour. Il y a donc ici une mise en abîme du discours, par la création revendiquée d’un avatar, et par l’instrumentalisation d’un double symbolique. Enfin, dès le premier dessin, Berthet One place son témoignage sous la tutelle d’auteurs n’ayant pas eux-mêmes fait l’expérience directe de la prison. Il se représente en train de faire un graffiti sur un mur sur lequel sont déjà accrochées des citations de William Shakespeare, Thomas Hobbes et Alexandre Dumas.

Fig. 1

Berthet One, L’Évasion, page 24.

© Editions Indeez

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La couverture de la bande dessinée est à comprendre comme une scène d’exposition (fig.2). Le personnage principal y est représenté seul, muni d’un paquetage, longeant un mur dans la direction d’une flèche comportant la mention “arrivants”. D’autres détenus bordent le dessin. Ils sont représentés de profil, avec un faciès ingrat, voire simiesque, et un regard menaçant tourné en direction du personnage. Sur le mur, seule perspective visuelle des personnages comme du lecteur, sont inscrits des graffitis qui sont autant de références intertextuelles. L’un d’eux fait écho aux citations de la première page “ouvrir une école, c’est fermer une prison”, signé Victor Hugo. La citation – certes simplifiée – de la pensée de Hugo n’est pas plus un hasard que les citations de Dumas, Hobbes ou Shakespeare. L’auteur revendique cette volonté de s’inscrire dans la tradition littéraire classique par ce vecteur contemporain qu’est la bande dessinée (entretien du 9 février 2012). Ce qu’il ne dit pas, et que l’on peut comprendre en creux, c’est le lien évident qui existe entre sa familiarité avec une culture savante à son arrivée en prison et sa facilité à trouver les voies et moyens d’établir un témoignage. En cela, les paradigmes sont les mêmes aujourd’hui qu’au XIXe siècle : le niveau scolaire et la maîtrise de l’écrit des détenus est un frein à la communication et au témoignage (Perrot 2001 : 245).

Fig. - 2

Berthet One, L’Évasion, couverture.

© Editions Indeez

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Mais la parenté avec Hugo va au-delà de l’explicite d’une citation signée, donc attribuée à son auteur. Dans Le dernier jour d’un condamné, Victor Hugo conduit son lecteur en prison en même temps que son héros. D’abord, il décrit la prison de l’esprit : “Maintenant, je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est aux fers dans une idée” (1829 : 40). Il existe une forme de rapport métonymique entre corps et esprit, les limites de ces derniers sont déterminées par un espace clos, matériel et métaphorique. Nous suivons ensuite le condamné dans sa prochaine résidence, l’appréhendons avec lui. L’espace tient une place dans la dramaturgie. Il apparaît que Berthet One utilise le même procédé dramaturgique. Et comme dans Claude Gueux (Hugo 1834), il raconte la vie d’un détenu en adoptant une focalisation interne, puisqu’il se met lui-même en scène. En revanche, les jeux de citations ne participent pas d’un réseau complexe, les occurrences sont isolées, parfois “plaquées” de manière illustrative au sein d’une vignette, et le fait qu’il s’agisse là de graffitis peut, pour certaines occurrences, les exclure d’une éventuelle fonction intertextuelle ou diégétique au profit du seul élément graphique. Pour autant, elles ne sont pas dénuées de sens, en ce qu’elles ramènent le lecteur à une forme de culture commune, bien souvent scolaire – tout le monde a au moins le souvenir de la citation de Victor Hugo, même s’il ne sait pas l’inscrire dans son contexte. En outre, des détournements tels que le graffiti “être ou ne pas être, quelle saleté de question” (One : couverture) jouent aussi sur le ressort de la culture commune mais au service du comique.

1.2 Intertextualité et appareil critique : le cas de la BD “docu-fiction”

La bande dessinée 20 ans ferme est la résultante du travail et de l’association du scénariste Sylvain Ricard et du dessinateur Nicoby. S’adjoint à ces deux professionnels le témoignage de Milko, fondateur et président de l’association “Ban public”. Cette association à but non-lucratif a pour objet “la collecte, l’organisation et la publication d’informations sur la prison”. Sylvain Ricard et Milko se rencontrent en 2008 suite à une campagne de sensibilisation au parrainage de prisonniers menée par “Ban public”. Les deux protagonistes échangent, et de cette rencontre entre eux germe le projet qui s’appellera bientôt 20 ans ferme. Publiée aux éditions Futuropolis, 20 ans ferme est un “docu-fiction”, selon les mots des auteurs, qui relate l’emprisonnement d’un homme – Milan – de son arrestation à sa sortie de prison. En une centaine de planches, nous suivons le héros sur dix années de sa vie. Sylvain Ricard dit avoir voulu, dans cette BD, “dénoncer le système d’une manière qui ne soit pas trop didactique” (entretien avec le scénariste Sylvain Ricard [16 avril 2012]). Mais en s’emparant de ce sujet de façon militante, l’auteur inscrit inconsciemment, de son propre aveu, son travail dans une série. En effet, dans certains de ses ouvrages précédents, en particulier Les Boules vitales, …À la folie ou La Mort dans l’âme, Sylvain Ricard avait posé des interrogations, certes orientées, sur certains débats animant la société contemporaine. Dans sa façon d’organiser la progression diégétique de son récit dans 20 ans ferme, l’auteur inscrit son oeuvre dans un réseau cohérent d’occurrences qui questionnent des sujets sociétaux particulièrement prégnants actuellement : le difficile parcours des femmes face aux violences conjugales (À la folie), la misère sexuelle et les déviances des jeunes urbains en proie à la solitude (Les Boules vitales), l’inadaptation des structures de fin de vie en France (La Mort dans l’âme)…

En ce qui concerne les citations au sens strict, elles sont à aborder de manière bien plus subtile que chez Berthet One, du fait principalement de la différence des genres et des registres. Les choix graphiques constituent déjà des citations, et s’inscrivent dans un projet cohérent. Le travail de découpage en gaufrier de 3 cases sur 3 est significatif en ce qu’il témoigne de la similitude qu’il y a entre la disposition des cases dans les pages et les barreaux d’une prison, mais plus essentiellement, la narration choisie est fonction de la notion du temps. En prison, la notion du temps qui passe est essentielle, et ce temps ne s’écoule pas de la même façon lorsque l’on est en cellule, en promenade, au mitard ou en permission. Une scène de trente jours de mitard peut être traitée dans le même volume de temps qu’une scène d’une année de cellule ou qu’une scène de vingt-quatre heures de semi-liberté. Cette notion de temps qui passe est essentielle dans le découpage case à case, rythmé par les bruits, les sons, l’ennui, la réflexion et le repli sur soi. Dans le même ordre d’idée, le traitement de la couleur a été essentiel, avec des teintes vives et claires hors les murs, des tons beiges et mornes en cellule et une ambiance bien plus sombre, grise, dans les moments d’enfermement en quartier disciplinaire. C’est la conjoncture des textes narratifs, de la couleur, du temps et du gaufrier qui permet de rendre “palpable” la notion d’enfermement, dans tous les sens du terme. Mais ce sont les vignettes qui nous en apprennent le plus sur le réseau référentiel mobilisé par l’auteur. Certaines d’entre elles font directement référence, par similarité graphique, aux images proposées dans le corpus d’illustrations de Surveiller et Punir de Michel Foucault (1975), et aux photographies prises après émeutes conservées à l’Ecole Nationale d’Administration Pénitentiaire (CRHCP). De telles références à des recherches préliminaires ne surprennent pas dans la mesure où le contrat de lecture imposé par l’auteur est clair : il s’agit là d’un documentaire. En revanche, du point de vue de la réception, elles peuvent passer tout à fait inaperçues aux yeux des lecteurs qui ne possèderaient pas des références si poussées sur le fait carcéral en France. C’est certainement la raison pour laquelle l’album est doublé d’un court volume d’annexes présentant la démarche, les acteurs du projet, et des repères légaux et réglementaires. Dans un projet tel que 20 ans ferme, les ressorts paratextuels ou métatextuels, ne s’inscrivant absolument pas dans la diégèse, sont néanmoins indispensables à la lecture de l’album tel que le contrat de lecture proposé par les auteurs l’impose et le sous-titre l’induit : il s’agit d’ “un récit pour témoigner de l’indignité d’un système”. La vocation didactique et militante de l’album est ici affirmée. Produire des documents en annexe pose en outre la question de l’intermédialité dans ce type de bande dessinée, qui nous conduit dans un second temps à mener un examen réflexif du média.

Qu’il s’agisse de références explicites mais peu exploitées comme chez Berthet One ou de citations subtiles, implicites et documentées comme chez Ricard et Nicoby, le réseau référentiel mobilisé reste le même et épouse un périmètre relativement fermé et présent, même de manière imprécise, dans l’inconscient collectif : il va de la figure tutélaire hugolienne au discours militant foucaldien. Il en va de même dans En chienneté de Bast, chez qui on constate un degré supplémentaire d’implicite, comme souvent lorsqu’il s’agit de discours sur la prison. En effet, les références propres à cette topique semblent complètement “digérées” par les auteurs, au point qu’il est loisible de se demander si le recours à la citation est véritablement conscient, ou participe du réinvestissement d’un bagage culturel intuitif et commun.

2. Des procédés réflexifs propres aux registres testimonial et documentaire

Il y a quelques années Thierry Groensteen affirmait :

Il est assez rare qu’on assigne des limites a priori aux capacités d’expression du langage, donc de la littérature. En revanche, on s’interroge encore fréquemment sur la possibilité de dire telle ou telle chose à travers les autres formes narratives comme le cinéma ou la BD. Ce qui nous amène à un soupçon d’une infériorité constitutive des médias modernes au regard de la chose littéraire.

Groensteen 1998 : 25

Pourtant, les paradigmes tendent à changer en la matière, tant les médias modernes sont progressivement considérés comme porteurs de sens et même, parfois regardés pour leur valeur artistique intrinsèque (Metz 1984 : 58). Le discours militant (ou simplement social) sur la prison emprunte en l’occurrence volontiers la bande dessinée comme medium ad hoc pour s’exprimer. Gageons que la BD possède une dimension intrinsèquement subversive qui sied à un traitement critique d’un objet comme celui de l’expérience carcérale. En effet, son dispositif relève d’une véritable subversion sémiotique liée à sa matérialité, en ce qu’elle interroge la théorie de la sémiotique narrative et discursive à travers le jeu de la matérialité de ses images. En outre, la bande dessinée est un art principalement graphique proche des cultures urbaines qui sont appréciées et pratiquées en milieu carcéral, et elle rentre de fait, du point de vue tant de la pratique que de la lecture, à l’intérieur des murs d’une prison. Les BD qui abordent le thème de l’incarcération présentent de fait de notables procédés réflexifs sur lesquels il est intéressant de s’interroger.

2.1 Réaliser une bande dessinée en cours de détention : la réflexivité par l’objectivation du code

Si l’on entend par code le langage propre à la bande dessinée (Morgan 2003) – si tant est qu’il n’y en ait qu’un seul et que l’on puisse souscrire à ce type de raccourci –, et que l’on souhaite en étudier les procédés de réflexivité, il faut être précautionneux dans la circonscription d’un tel code. En effet, avec l’exemple de 20 ans ferme, on constate que par son sous-titre, “Un récit pour témoigner de l’indignité d’un système”, les auteurs placent de manière manifeste leur travail dans le genre narratif. Qu’il s’agisse là d’une bande dessinée est alors incident. Il en va de même des BD de reportage ou de celles qui, comme CRA, Centre de Rétention Administrative, de Meybeck, se placent volontairement dans le registre du témoignage graphique. Cette réalité ne suffit pas à écarter cette référence de notre corpus du point de vue de l’étude des réseaux citationnels et de l’intertextualité, mais elle pose un problème dès lors qu’il s’agit de réflexivité. En effet, pour qu’une bande dessinée soit admise comme réflexive, elle doit assurément faire un retour sur elle-même ou sur la forme expressive dont elle se réclame (ce que Groensteen désigne comme “Bandes designées” [1990]).

Deux des occurrences déjà évoquées, En chienneté de Bast et L’Évasion de Berthet One, permettent d’illustrer le processus de réflexivité par objectivation du code. En effet, L’Évasion est une bande dessinée débutée en cours de détention, qui met en scène l’auteur, alors détenu, en train de dessiner des planches en vue de concourir à une épreuve spécifique au Festival d’Angoulême. En chienneté relate l’expérience de l’auteur invité, en sa qualité de dessinateur/scénariste de BD, à animer un atelier d’expression graphique en milieu carcéral. Dans les deux cas, le personnage principal est à la fois auteur et narrateur et s’inscrit dans la diégèse. La figure du dessinateur est ainsi mise en scène, mais la focalisation diffère : interne dans le cas de Berthet One, externe dans celui de Bast, qui raconte ce qu’il voit avec distance et une relative neutralité. Berthet One se met en scène avec humour et autodérison, et fait des tribulations de son personnage le matériau comique de son récit. Bast, quant à lui, s’efface pour se situer hors-champ. Alors que Berthet One se montre, Bast donne à voir par ses yeux la réalité carcérale à laquelle il a été confronté.

Berthet One se représente en train de dessiner, dans les conditions particulières de l’incarcération, n’échappant pas à quelques poncifs concernant les affres de la création. Il biaise en outre certains aspects concrets des conditions d’incarcération : où a-t-il trouvé le matériel nécessaire à une telle entreprise? Auprès de quels intermédiaires est-il passé pour valoriser son travail et lui offrir une audience hors des murs de la prison, et au Festival d’Angoulême en 2009?[3][4] La progression diégétique ne nous apprend rien à ce sujet, et le scénario use de procédés elliptiques pour esquiver les aspects triviaux, administratifs ou laborieux du parcours de Berthet One dans la réalisation de ses planches. C’est le dossier biographique, à tendance promotionnelle, qui nous éclaire à ce sujet et ancre le récit dans la réalité, tout en usant d’euphémismes complaisants pour définir la période délinquante de l’acteur : “Petit, j’ai fait de petites bêtises, et plus grand, de grandes bêtises”, nous dit l’auteur au sujet des raisons de sa condamnation à dix ans d’incarcération.

Bast s’efface quant à lui au profit de son sujet. En revanche, il passe par le truchement de la relation des discussions avec les jeunes détenus qu’il suit en atelier pour parler de sa condition d’auteur : en leur expliquant le mécanisme des droits d’auteur et en leur confiant qu’il est aujourd’hui difficilement possible de vivre de cette activité, leur révélant qu’il a lui-même un autre emploi alimentaire, il rappelle au lecteur la précarité de son statut. Il y aurait là matière à interroger la sociologie et les systèmes de représentation (Dacheux & Le Pontois (dir.) 2001; Dacheux (dir.) 2014).

Si Bast choisit de camper un narrateur hors-champ, il est intéressant d’interroger la manière duale dont Berthet One se met en scène. Il se figure dans la diégèse à la fois comme détenu et comme dessinateur, les deux statuts se nourrissant l’un de l’autre. Pourtant, cette opération explicite ne nuit pas à l’illusion référentielle. En effet, le double qu’il propose de lui-même est soumis aux distorsions propres au registre humoristique qu’il emploie, notamment en proposant une représentation graphique de son corps qui, en plus d’être loin de sa réalité physique, confine au grotesque par le biais d’un traitement ayant recours à des procédés de déformation qui ne sont pas sans rappeler les caricatures de Daumier.

2.2 Une topique propre aux procédés de dénudation du code

La relation de l’expérience carcérale par le medium de la BD, pour peu qu’elle se veuille autobiographique ou au moins autofictionnelle, présente une certaine forme d’hétérogénéité stylistique. En effet, en plus des modifications dans le régime du dessin qui aident à soutenir la progression diégétique, l’auteur peut introduire des documents d’une autre nature (archives, reproduction de documents authentiques comme des coupures de journaux…) afin de donner de l’épaisseur à son propos, de l’ancrer dans la vérité événementielle et/ou historique. Si l’on excepte les documentaires comme ceux abordés plus haut, qui doivent, du fait même de leur nature, produire des documents, on constate que pour aborder un sujet en définitive si peu connu du grand public et présentant de telles difficultés légales en termes de communication,[5] le recours à des documents d’archives et autres coupures de presse se trouve être indispensable. En outre, cela permet de mettre à distance de l’auteur une information qu’il n’aurait pu divulguer si elle n’avait été publique (coupure de presse relatant la nature d’un délit chez Bast), tout en l’isolant de la progression diégétique. Chez Berthet One, dont le récit présente une progression linéaire, le style graphique est cohérent et ne présente pas de rupture. Chez Bast, en revanche, les ruptures stylistiques sortent violemment le lecteur du continuum diégétique pour marquer une pause destinée à la documentation. Ainsi l’auteur met-il régulièrement en suspens son récit en intercalant deux planches documentaires qui informent sur le régime carcéral actuel en France, ou encore présente des statistiques et des éléments qui n’auraient aucune place dans la diégèse mais qui font gagner le récit en épaisseur.

Chez Bast, toujours, on observe un procédé de glissement des signes tout à fait caractéristique de l’univers graphique propre aux récits carcéraux. L’enchevêtrement de barreaux, motif plastique s’il en est, passe d’une considération qui ressortit de la vérité iconique de l’objet à sa seule vérité plastique (fig. 3), ce qui amène le lecteur à ne plus voir en eux que des objets graphiques. La logique graphique prend alors le pas sur la diégèse, qui en souffre tant que la logique événementielle ne reprend pas l’ascendant. L’omniprésence des barreaux, mais aussi le caractère répétitif et sériel des motifs propres au milieu carcéral est propice à ce genre de glissement. Chez Berthet One, on note le même type de procédé, plus discret, en ce qui concerne les murs de la prison, redoublés par ceux de la cité dans laquelle il marche lorsqu’il est en permission.

En outre, en se servant de l’objectivation comme moyen, la dénudation du code peut viser à expliciter la technique de la bande dessinée. C’est ce que fait Berthet One, dans une moindre mesure, quand il se représente en train de dessiner dans sa cellule. Il donne aussi à voir au lecteur un des aspects constitutifs de la BD en tant que code, à savoir ce que Christian Metz nomme son “institution” (1971). En effet, la promotion de l’album de Berthet One a été assurée notamment par le fait qu’il a gagné le Grand Prix de la première édition du concours Transmurailles à Angoulême en 2009, avec des planches dessinées en cours de détention, ces mêmes planches qu’il se figure en train de réaliser dans la bande dessinée L’Évasion.

Fig. 3

p. 19

© La boîte à bulles éditions

p. 21

© La boîte à bulles éditions

p. 20

© La boîte à bulles éditions

Bast, En chienneté, pages 19, 20 et 21.

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Ce qui pourrait être considéré comme un degré poussé d’objectivation chez Berthet One est en revanche un vrai procédé de dénudation chez Bast, en ce qu’il dépouille les éléments de technique de leur transparence initiale. Non seulement il parle de son statut de dessinateur de BD, par le truchement de discussions avec les détenus qui suivent son atelier, mais il explicite méthodiquement les techniques graphiques qu’il met en oeuvre dans son activité de dessinateur, par le même biais. Le récit de la participation des jeunes détenus au concours Bulles en Fureur, organisé par la Protection Judiciaire de la Jeunesse, pousse la dénudation encore plus loin, en ce qu’il aborde la réalisation d’une planche tant d’un point de vue graphique que scénaristique.

Dans les bandes dessinées ayant la prison pour thème se pose une question bien singulière en ce qui concerne la mémoire générique comme procédé de dénudation. Comme nous l’avons subodoré lorsqu’il s’est agi de parler d’intertextualité, elle semble être complètement éclipsée par la mémoire thématique et le réseau référentiel propre à la topique.

Nous l’avons vu, le réseau référentiel mobilisé dans le traitement de la prison comme topique par le biais du medium bande dessinée est fermé et redondant. Il ressortit d’un socle culturel commun propice à l’usage de connotations et dénotations, dont on peut penser qu’elles ne sont pas toujours conscientes de la part de l’auteur. Elles peuvent en outre produire des effets de lecture divers, qu’il s’agisse de servir le registre comique par le biais du détournement ou de soutenir un propos militant et/ou documentaire en passant par la rupture stylistique et la mobilisation, voire l’incrustation de documents de diverses natures au sein même de la progression diégétique, sans pour autant la perturber de manière systématique. Le traitement de l’expérience carcérale par le biais de la BD propose en outre des modalités particulières en termes de réflexivité. Deux phénomènes de société éclairent cet état de fait : d’une part, la prison est un objet qui est alternativement investi puis délaissé par les artistes, militants et intellectuels. À la suite d’un moment d’acmé médiatique, comme celui que l’institution a pu connaître alors que Michel Foucault s’est emparé du champ de manière aussi bien scientifique que militante, peut succéder une période plus ou moins longue de désintérêt pour l’objet, comme en témoignent les travaux des historiens spécialisés qui s’en désespèrent (Petit 1990). Dans ces sinusoïdes, le début du XXIe siècle connaît un regain d’intérêt pour l’expérience carcérale, qui fait écho à une actualité donnant une place prépondérante à la défense des droits humains. Le sujet revient donc sur la scène médiatique et artistique, par le biais, principalement, du témoignage et du reportage. Tous les médias sont mobilisés et l’on observe la profusion de films documentaires (notamment Le Déménagement de Catherine Rechard 2013), de fictions engagées (notamment Un prophète, de Jacques Audiard 2009), de reportages dans la presse écrite et de témoignages plus ou moins littéraire d’expériences carcérales. Des rapports sont en outre rendus publics comme ceux de l’Observatoire International des Prisons (OIP) ou du Commissaire Européen aux Droits de l’Homme, celui de 2008 étant particulièrement accablant à l’encontre de la France. Dans ce constant, la bande dessinée en tant que média ne fait donc pas exception.

D’autre part, l’intérêt de la BD pour la prison en tant que topique n’est pas qu’une opportunité thématique, mais relève aussi d’un renouvellement générique plus vaste. La BD de reportage, de témoignage, ou documentaire, est aujourd’hui partie intégrante du genre, et se prête particulièrement bien au traitement d’un sujet polémique comme la prison. Attendu que de telles occurrences sont encore assez récentes dans la BD – la prison n’ayant jusque-là été mobilisée que comme théâtre de l’action, et non comme objet du récit, les témoignages de détenus étant contraints et circonscrits à des supports souvent officiels –, les procédés réflexifs mobilisés sont principalement, comme nous l’avons vu, concentrés autour de l’objectivation et la dénudation du code. Cela est d’autant plus vrai lorsque le témoignage émane d’un détenu usant de l’autoréférentialité et de l’autoreprésentation, ou d’un acteur du système carcéral ayant pu entrer dans ses murs. Parce que toute la difficulté est là, consubstantielle à l’objet : il est difficile de parler de prison sans y être entré, et même lorsque c’est le cas, l’auteur doit se tenir à des contraintes de confidentialité et d’anonymat. De là découle l’usage de formes récurrentes de réflexivité, elles aussi, contraintes par l’objet. Enfin, on constate que ces questions ne sont pas propres à la bande dessinée comme genre, mais rejoignent, dès lors qu’il s’agit d’aborder la topique carcérale, les préoccupations auxquelles sont confrontés les autres arts et médias en matière de narrativité, de séquentialité, de fictionnalité et de réflexivité. Dans Un prophète, de Jacques Audiard, on observe notamment toute la difficulté technique de filmer dans les murs, ne serait-ce que pour y introduire du matériel en dépit de l’exigüité des couloirs, ou de travailler sur la profondeur de champs là où précisément toute notion de perspective est absente, au sens propre comme au sens figuré.