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Dans une note écrite pour ses “35 ans”, Boulet imagine une confrontation avec “Mère nature” , discussion allégorique portant sur le vieillissement, l’évolution, la transmission des gênes. Cette méditation donne lieu à un dialogue un peu particulier de soi à soi : l’auteur ne s’adresse pas à son âme, mais à son corps, et plus particulièrement à ses cellules, [ses] “chères mitochondries et même […] bactéries intestinales” (Boulet 2011 : 28). Or, si cette étonnante espèce de retour sur soi donne lieu à plusieurs autoportraits décalés, où apparaissent à chaque fois le visage reconnaissable de Boulet, ses cheveux roux et son front dégagé, dans des incarnations inattendues (à la surface d’une série de cellules sur le corps d’une bactérie), c’est une forme beaucoup plus traditionnelle d’autoreprésentation qui encadre l’ensemble du récit. La première case représente simplement le dessinateur devant le miroir de sa salle de bain, au moment où il va s’adresser à son corps – mais c’est surtout la fin de la note, dans une case ouverte, sans contour, presque sans décor, qui reprend sous une forme explicite la scène du miroir. On y voit Boulet, vieilli, le crâne chauve, les joues flasques, le double menton, le ventre mou et bedonnant, contemplant le désastre, plein de tristesse, la larme à l’oeil. L’effacement du décor laisse l’auteur seul face au seul miroir. Boulet réactualise ainsi le modèle des vanités, une figuration de la mort en squelette vêtu d’une robe noire à capuche répondant au miroir témoin du passage du temps.

Le développement de l’autobiographie ou de l’autofiction dessinée a banalisé ces images de réflexivité dans la bande dessinée depuis les années 1980 : Lewis Trondheim, Art Spiegelman, David B., Crumb, Marjane Satrapi, Fabrice Neaud, pratiquent tous une bande dessinée qui peut se dire littéralement “au miroir”. Pourtant, je ne crois pas que les formes les plus remarquables de la réflexivité bédéique se rattachent à cette autofiguration de l’auteur ni même à une figuration de l’auteur dessinant. Les stratégies d’évitement que liste Catherine Mao (2013) ne sont que la face avancée d’un art qui privilégie le récit, les dessins qui le portent, bref le code d’expression, plutôt que la représentation réflexive de l’individualité créatrice. La bande dessinée pourrait ainsi apparaître comme un art moins naturellement réflexif que la littérature, moins enclin à exposer les trucs et les ficelles, mais aussi les affres de la création. Cependant, on peut aussi se demander si ce faisant la bande dessinée n’est pas concernée par une forme de réflexivité plus complexe qui, au lieu de se préoccuper de l’énonciation subjective qui la porte, expose son expression même. Parce qu’elle est depuis ses origines concernée par le livre dans sa matérialité d’objet au lieu du miroir qui après tout n’est qu’un paradigme de la construction du sujet, la bande dessinée proposerait un modèle plus complexe de la réflexivité qui ne se déploie plus dans les deux dimensions du reflet de soi mais dans les trois dimensions d’un volume – celui du livre qui se lit. La bande dessinée rejoindrait ainsi les évolutions contemporaines de la littérature qui se déplacerait de la “mise en abyme”, modelée par le miroir et un espace à deux dimensions, vers des formations monumentalisantes, déployées dans un espace à trois dimensions (Daros 2002). Il y aurait lieu en conséquence, afin de faire ressortir l’originalité de la réflexivité bédéique, d’étudier ces formes qui, dans le cours du récit, jouent le rôle d’indicateur de réflexivité, sans pour autant se rattacher directement à l’expression d’une subjectivité. Réseau de Robick dans La Fièvre d’Urbicande, locomotive du Transperceneige, lettres de l’Océan dans Philémon, forme molle du Journal d’un fantôme de Nicolas de Crécy : tous ces volumes ont en commun de représenter visuellement le média qui les supporte, et en même temps d’être des moteurs engendrant le récit. Chacun pourrait entrer dans une série dessinant une histoire de la réflexivité dans la bande dessinée. Ainsi des formes molles qu’on retrouve de Franquin à de Crécy en passant par Jacovitti; ainsi des trains qui traversent les albums de Fred, de Schuitten en passant par le Transperceneige; ainsi bien sûr des formes en expansion qui se retrouvent aussi bien dans la bande dessinée classique (les champignons de L’Étoile mystérieuse) que dans la bande dessinée expérimentale (la cage de Vaughn-James).

Histoire d’une forme réflexive

J’ai choisi d’examiner ici la figure de la fenêtre qui donne un contrepoint exact à celui du miroir. La fenêtre est en effet une forme architecturale qui joue un rôle parallèle à celui du miroir dans la constitution du sujet moderne. Comme l’a montré Gérard Wajcman (2004), la fenêtre délimite l’objet du regard et ce faisant donne une place au sujet qui contemple le paysage mais aussi se cache en retrait de ce paysage. Elle prend part ainsi, lors de la Renaissance, à l’invention parallèle du paysage et du sujet moderne. En conséquence, la fenêtre devient un paradigme du cadre pictural : on connaît la formule célèbre d’Alberti qui veut que le tableau soit “comme une fenêtre par où le récit peut se laisser contempler” (Wajcman 2004 : 52). Elle est emblématique d’un échange complexe entre peinture, paysage et architecture : tout laisse à penser que les fenêtres, d’abord hautes et opaques, uniquement destinées à éclairer les pièces, se sont peu à peu transformées en “tableaux”, découpant un paysage à contempler, identique à celui qui apparaissait dans les toiles des maîtres. Parallèlement, les tableaux ont de plus en plus représenté des paysages vus depuis une fenêtre. La fenêtre devient une figure réflexive omniprésente dans les tableaux à l’intérieur desquels elle délimite un nouvel espace à contempler, redoublant le tableau dans son cadre même – on pourrait multiplier les exemples, avec la petite fenêtre qui s’ouvre à gauche du Saint-Jérôme dans son étude d’Antonello de Messine (1474-1475), la Femme à sa fenêtre de Caspar-David Friedrich (1822) où le spectateur contemple un tableau dans lequel une femme contemple un paysage inscrit dans le cadre d’une fenêtre, les multiples fenêtres ouvertes sur un paysage dans les toiles de Matisse.

Cependant, la particularité de la fenêtre est d’être une forme réversible. Si l’on contemple depuis une fenêtre, on contemple aussi les fenêtres. La fenêtre est autant point de vue sur le spectacle qu’objet de spectacle. L’importance des fenêtres dans les façades Renaissance semble suggérer une simple fonction rythmique où les ouvertures seraient aveugles. Pourtant, la fenêtre est très vite ce qu’on regarde. Là encore, de nombreuses toiles représentant des personnages à leurs fenêtres, témoignent de ce retour du regard (je pense aux Deux femmes à la fenêtre de Murillo [1655-1660], aux Majas au balcon de Goya [1808-1814] ou au Balcon [1868] de Manet).

Une forme architecturale réflexive

Ce trop rapide survol de l’histoire de l’art nous permet de dégager trois traits par lesquels la fenêtre va servir de forme monumentalisante réfléchissant le pouvoir du dessin : elle permet de délimiter un paysage ou une histoire que va contempler le sujet caché derrière la fenêtre; en retour, elle permet un regard vers l’intérieur. Les deux premiers traits dessinent ainsi un échange constant entre l’intérieur et l’extérieur, échange qui est un véritable moteur d’histoires potentielles. Un troisième trait mérite d’être isolé car il va déterminer la fenêtre comme forme réflexive de la bande dessinée. En perçant la façade de la maison ou de l’immeuble, les fenêtres transforment une surface continue en volume. Elles en font ainsi un équivalent matériel du livre dessiné. Surtout, en rythmant la façade par des rectangles répétés, elles la structurent et en font l’équivalent d’une planche. Cette analogie n’a pas échappé aux dessinateurs de bande dessinée qui associent volontiers les fenêtres d’immeubles à des cases. Will Eisner notamment, dans sa volonté d’assouplir la raideur traditionnelle du gaufrier, utilise la fenêtre pour rythmer l’espace de la planche sans recourir à des traits géométriques artificiels. Dans le premier volume de New York, Trilogie (Eisner 2008), le chapitre “Fenêtres” , représente des personnages à leur fenêtre, comme cette femme qui interpelle les gens dans la rue. L’ensemble de la planche est composé par la répétition de la fenêtre, reproduite à douze reprises (quatre cases sur trois lignes), et qui remplace les cases. Will Eisner transforme ainsi la planche en façade d’immeuble et fait des cases des fenêtres ouvertes sur la vie. Le procédé devient plus explicite encore dans des histoires comme “Point de vue” (Eisner 2008 : 90-91), où un vieil homme à la fenêtre observe ses voisins derrière leurs fenêtres en vis-à-vis. Il peut ainsi suivre un micro-récit complet : un ouvrier rejoint une femme par la fenêtre; il l’embrasse, mais le mari survient. L’ouvrier sort alors précipitamment par la fenêtre pendant que la femme va retrouver son mari. Pendant toute cette micro-histoire, le vieil homme boit une brique de lait et mange un sandwich, comme s’il était au cinéma, pris par l’action haletante. Il éclate de rire à la chute de l’histoire, montrant bien qu’il est là comme au spectacle. Ensuite, quand la nuit est tombée, il se place face à la télévision : la fenêtre est ainsi donnée comme ce qui isole un théâtre de rue, équivalent au média moderne télévisuel. Will Eisner associe ainsi la dimension architecturale de la fenêtre qui transforme les façades en quasi-planche de bande dessinée, sa dimension narrative, qui isole de petites histoires, et sa capacité spectaculaire, qui en fait un équivalent des médias modernes (cinéma et bande dessinée).

Cependant, pour faire ainsi de la fenêtre une forme réflexive, Eisner a dû recourir à un petit artifice : si la planche ressemble à une façade d’immeuble, elle ne l’est qu’en apparence, puisque c’est toujours la même fenêtre qui est reproduite. On peut facilement prendre conscience du problème si l’on confronte les windows d’Eisner à des immeubles présentés intégralement. Je pense ici aux “Duduchoramas” que Cabu publie dans la revue Pilote à partir de 1963 et jusqu’en 1968. Sur une double page de la revue, le dessinateur représentait l’ensemble d’un bâtiment, parfois sur plusieurs façades et laissait apercevoir, à travers les fenêtres – et à travers des trous artificiellement suscités dans les murs – les histoires qui s’y déroulaient. Le premier exemple du genre, publié en 1963, donne à voir les deux ailes latérales et l’aile centrale du lycée, avec la cour au premier plan. À chaque fenêtre apparaît un personnage, accompagné d’un commentaire : “un prof sourd devant une carte muette” , “un vieux pion aphone qu’on garde au lycée parce qu’il n’y a plus de place à Ris-Orangis” (Cabu 2008 : 64-65). Cabu transforme ainsi l’espace de la double page en immense planche de bande dessinée où chaque fenêtre porte une histoire. Contrairement à Eisner, il confond exactement la façade d’immeuble avec la planche dessinée. Il gagne ainsi en totalité spectaculaire. Les élèves du lycée se donnent en spectacle dans une forme de panoptique où tout se voit et où chacun voit les autres : le Duduchorama suscite en effet des échanges de regard, dont le plus remarquable est sans doute celui par lequel Duduche envoie du soleil par reflet de miroir à la fille du proviseur. Ce regard est d’ailleurs réversible puisque dans une autre planche, c’est depuis la fenêtre de la fille du proviseur qu’on aperçoit l’ensemble des lycéens regardant la fille du proviseur depuis leurs fenêtres ou depuis la cour (Cabu 2008 : 241). Cependant, en privilégiant ainsi le spectaculaire panoptique, Cabu perd en continuité narrative. Les histoires qu’isolent les fenêtres ne sont que des scènes, généralement très rudimentaires, ne présentant que des comportements stéréotypés et des personnages typiques. Ainsi de l’élève qui lève le doigt en plein cours et interpelle le professeur : “Professeur! Puis-je aller changer le disque de ma jag’…?”; ainsi de l’élève “interrogé plus souvent que les autres” qui pendant que le professeur se demande qui va passer au tableau (“au tableau, voyons… ?” ) est déjà debout alors que tous ses camarades sont cachés sous leurs tables. Trop de fenêtres perdent leur capacité à générer un récit. On pourrait ainsi presque considérer que le modèle réflexif des fenêtres oscille entre un pôle spectaculaire et un pôle narratif : soit les fenêtres engendrent une histoire, mais ne présentent qu’un équivalent en trompe-l’oeil de la façade, soit elles présentent un ensemble spectaculaire complet, mais elles ne racontent plus que des bribes d’histoires stéréotypées.

Récits à la fenêtre

Par ailleurs, les dessins de Cabu et d’Eisner, pour mobiliser le modèle de la fenêtre sur un récit complet, doivent se contenter d’un récit très bref, voire d’une narration à peine balbutiante. Quand on s’intéresse à des exemples de récits plus élaborées, le plus souvent, la fenêtre n’apparaît que de façon ponctuelle dans une construction globale dont elle vient réfléchir de surcroit le propos et le fonctionnement. Son usage réflexif peut alors prendre une forme banale qui accompagne la trame du récit sans en remettre en cause le fonctionnement vraisemblable.

Batman. Noël (Bermejo 2012), dont Lee Bermejo est à la fois le scénariste et le dessinateur, présente une confrontation entre Batman et le Joker. Batman s’en prend à un intermédiaire, Bob, à qui il confisque l’argent d’une transaction; il pense ainsi attirer le Joker vers cet appât. Or Bob a un petit garçon dont il s’occupe seul et qui est alors mis en danger. Un débat éthique s’organise ainsi autour du récit, posant la question de la fin et des moyens dans la lutte contre les criminels. Ce débat éthique est assumé par la voix narrative qui double les images depuis le début de l’album et les accompagne d’une réécriture du Conte de Noël de Dickens. L’ensemble du récit est ainsi compris, dans la lignée du conte de Dickens, comme un apologue sur la possibilité de changer et de faire le choix du bien, même tardivement. En conséquence, les personnages valent moins pour eux-mêmes que comme illustration du débat éthique. La fenêtre joue ce rôle de mise à distance. À chaque fois qu’elle apparaît, elle isole l’histoire pour faciliter le commentaire qui l’entoure. C’est le cas pour la première apparition du fils de Bob : dans la partie supérieure de la planche, deux fenêtres éclairées sont isolées par la couleur jaune sur une façade sombre d’un gris bleu; l’une d’elle, reprise dans la partie inférieure de la planche, présente Tim, le fils de Rob, en train de décorer une branche morte avec un petit soldat, une canette de soda et un bout de bouteille cassée. L’image de l’enfant est reprise dans la planche opposée, isolée cette fois-ci dans une case. À partir de là, trois planches présentent un dialogue entre le père et son fils. Le jeu d’équivalence entre fenêtre et case sert donc bien à donner une ouverture ostentatoire du récit, d’autant que ce dernier s’achève sous une forme similaire : un gaufrier de trois cases dans la partie supérieure de la planche est opposé à la fenêtre qui, dans la partie inférieure, reproduit en symétrie inversée le gaufrier (avec un croisillon horizontal qui divise le vitrage en deux parties, et un croisillon vertical qui divise la partie supérieure en deux autres rectangles). En d’autres termes, la fenêtre encadre littéralement le dialogue entre le père et le fils. Par ailleurs, son insertion réflexive dans un univers intermédial ne fait aucun doute. La fenêtre est en effet dupliquée à trois reprises dans les planches suivantes : elle apparaît sur l’écran de surveillance de la Batcave, sur un écran central qui reproduit l’image avec un cadrage légèrement différent, mais aussi sur un écran latéral carré qui isole à gauche le visage triste de Bob (ce qui correspond au rectangle supérieur gauche de la fenêtre); dans les planches suivantes, une case reprend l’image de la fenêtre, mais y ajoute en reflet les visages de Bruce Wayne (Batman) et d’Alfred; une dernière case présente Bruce Wayne au premier plan et l’image de la fenêtre sur l’écran au second plan. La fenêtre permet ainsi simultanément de proposer un équivalent visuel de la case de bande dessinée et de l’associer aux écrans du monde contemporain.

Cependant, c’est probablement la dimension moraliste qui prime dans cet encadrement. La fenêtre sert avant tout à souligner le débat moral qui subsume le récit : les deux dernières répliques de Bob se distribuent entre le gaufrier (“Oui, mais… Tu sais, les choses ne sont pas toujours en noir et blanc comme ça…”) et la fenêtre (“Parfois, même les gens bien font des choses mal”) et sont accompagnées d’un commentaire narratif du récitatif (“Beaucoup d’amour chez les Cratchit… Mais pas grand-chose d’autre”). L’ensemble met en scène un conflit entre l’essence morale du personnage, qui fait partie des “gentils” et sa situation économique qui l’oblige à se compromettre; mais il commente aussi la situation de Batman, qui lutte contre le mal mais risque ainsi de blesser Bob et son fils, qui sont dans le camp des gentils. Le discours permet ainsi de construire une réversibilité (ce qui est dit à propos du personnage dernière la vitre peut valoir pour le personnage devant la vitre) alors que le dispositif spectaculaire ne la permet pas. Significativement, quand Batman (accompagné de Superman) est présenté aux lecteurs depuis l’intérieur d’un appartement, Bob et Tim ne les voient pas, alors que Tim est tourné vers la fenêtre. La fenêtre fonctionne ainsi comme un écran à sens unique. Ce n’est qu’à la fin du récit, quand Batman finit par passer à travers la fenêtre pour sauver Bob et Tim du Joker venu réclamer son dû, quand Batman redevient un héros sans ambiguïté, quand Bob tient le Joker au bout d’un revolver mais ne le tue pas (montrant ainsi à son fils qu’il est lui aussi un héros sans ambiguïté) que l’extérieur et l’intérieur se rejoignent. Mais il n’y a alors plus de fenêtre (elle a volé en éclats) et seule la morale s’impose.

Pour que la fenêtre joue de façon complète son rôle structurant dans l’intrigue d’une bande dessinée, il faut donc que l’échange se fasse dans les deux sens. C’est ce que réussit pleinement l’album d’André Juillard, Le Cahier bleu (1994). L’intrigue dépend exclusivement d’un échange de regards par la fenêtre. En effet, l’histoire commence alors que Louise sort de sa douche et constate qu’on la voit depuis la fenêtre du métro aérien – et en effet deux hommes, Arnaud et Victor, l’ont aperçue. Arnaud se présente directement à Louise en lui racontant qu’il l’a vue depuis le métro – il a alors une courte relation avec elle. Victor l’approche plus timidement, feignant de la rencontrer par hasard lors d’un concert au Châtelet. Une relation plus profonde s’installe entre les deux personnages, mais Louise découvre, en lisant le journal de Victor, comment il l’a vraiment rencontrée et comprenant qu’il n’a pas été parfaitement honnête, elle le quitte. L’échange de regards donne ainsi l’impulsion initiale qui va structurer le récit en chassé-croisé. Surtout, cet échange ordonne la composition du récit selon une alternance de points de vue. Le premier chapitre s’ouvre en effet explicitement sur le point de vue de Louise, son regard vers la fenêtre étant isolé dans une case au centre de la planche, qui recadre la fenêtre sur le métro et ses fenêtres. À partir de là, le premier chapitre raconte les événements tels que Louise les vit. Le deuxième chapitre en revanche, correspondant au journal intime de Victor que lit Louise, va raconter les événements tels que les vit Victor. Le changement de focalisation est très net, plusieurs événements étant racontés une deuxième fois, en révélant des circonstances différentes. Or, ce changement de focalisation repose sur le regard initial qui, dans la première planche du chapitre, est le symétrique inverse exact du regard de Louise dans la première planche du premier chapitre : Victor regarde par la fenêtre du métro et aperçoit à la fenêtre d’un immeuble “une jeune femme entièrement nue, la tête cachée dans un drap de bain” (Juillard 1994 : 29). La case donne à voir le contrechamp exact de la première case de l’album. Le jeu réflexif qui associe les fenêtres et le gaufrier joue ici à plein, ces premières cases présentant plusieurs fenêtres sur la façade, puis “zoomant” sur la fenêtre de Louise, avant de “dézoomer” sur l’ensemble de la façade – entre ces cases apparaît en outre une case horizontale qui occupe l’ensemble de la largeur de la planche, découpant le regard de Victor.

Le Cahier bleu présente donc un exemple très réussi d’usage réflexif ponctuel. Il associe en effet la figuration architecturale de la façade comme équivalent de la planche, la capacité de la fenêtre à produire une histoire et enfin sa réversibilité essentielle. Cependant la fenêtre reste ainsi un cadre qui confirme sagement le récit dans son fonctionnement. Elle redouble le code bédéique, le souligne ostensiblement, mais elle ne l’accompagne pas d’un commentaire réflexif sur la création. C’est dans les exemples où elle est associée à un tel discours sur la création qu’on pourra vraiment saisir le déplacement que la fenêtre produit par rapport au miroir; qu’on verra comment cette réflexivité spectaculaire, quand bien même elle réfléchit le processus de création, se détache d’une introspection réflexive.

La création encadrée

L’album monumental de Dave McKean, Cages (1998), se présente comme une longue allégorie de la création artistique. De ce point de vue, la fenêtre, qui y joue un rôle important, n’est pas la seule figure réflexive. Elle vient encadrer d’autres figures et c’est dans cet encadrement que va se jouer le déplacement de la réflexivité. L’allégorie artistique apparaît en particulier dans Cages sous la forme de récits de création fantaisistes, qui ouvrent l’album puis vont réapparaître à intervalles réguliers dans la bouche des personnages (à tel point qu’on aperçoit dans les dernières pages de l’album Dieu qui commente, en discutant avec un chat, le coït de deux personnages); mais elle est surtout appuyée continûment sur trois personnages d’artistes, chacun présentant un rapport plus ou moins problématique à la création : le peintre, Léo Sabarsky, traverse une crise créatrice devant la terreur de la toile blanche; l’écrivain, Jonathan Rush, est enfermé en résidence surveillée dans son appartement depuis qu’il a publié le livre Cages, violemment anti-religieux, et de ce fait déchaînant des manifestations violentes des intégristes; le musicien, l’Ange, présente un rapport plus apaisé à la création, baigné dans une forme de mysticisme panthéiste. Chacun de ces personnages peut être considéré comme énonciateur de l’album : l’Ange, pendant ses concerts, raconte des histoires de créations très similaires à celles qui ouvrent le récit; Jonathan Rush a écrit le livre Cages; Léo Sabarsky dessine à plusieurs reprises les personnages de l’histoire. Surtout, les oeuvres de ces trois artistes sont citées, littéralement en ce qui concerne Jonathan, dont on peut lire plusieurs pages collées sur les planches de l’album, et Léo, dont on peut voir les dessins et les esquisses de toiles, plus métaphoriquement en ce qui concerne l’Ange, dont les paroles sont accompagnées de flux de partitions dessinées. Dans ce déploiement multiple de la création, les fenêtres jouent un rôle de cadrage. La seule unité réelle est spatiale, les différentes histoires se déroulant toutes dans un seul immeuble. Comme chez Eisner, Bellejo ou Juillard, l’image même de la façade percée de ses multiples fenêtres est importante : outre qu’elle apparaît sous une forme topique au moment où le personnage du peintre découvre l’immeuble, l’immeuble se voit consacrer deux doubles planches, d’abord sous forme de photographies (McKean 1998 : 66-69) puis sous forme de dessins (306-308). Ces images servent à présenter le cadre de l’histoire, mais elles ouvrent surtout, dans le premier chapitre de l’album (“descente”) une mise en abyme proleptique de l’intrigue. L’album commence en effet par le parcours d’un chat depuis le toit de l’immeuble jusqu’au trottoir. En chemin, il rencontre un des protagonistes principaux de l’intrigue, l’Ange, puis il aperçoit à travers les fenêtres de l’immeuble diverses scènes : un peintre devant sa toile, un couple faisant l’amour, un autre couple tendrement enlacé sur un canapé. McKean utilise pour dessiner ces scènes une technique différente du reste de l’album : au lieu d’un dessin nerveux, aux lignes brisées, encré en noir et gris acier, les cases sont peintes en noir et blanc, avec des reflets blancs très accusés, et passées à travers une sorte de flou brumeux. Cette différenciation indique que ce qui s’aperçoit de l’autre côté de la fenêtre ne correspond pas, chronologiquement, au début de l’histoire : on s’aperçoit au fur et à mesure de la lecture qu’il s’agit de prolepses. La première vue annonce le chapitre 4 où Léo Sabarsky installé dans l’immeuble cherche à peindre et prononce les mêmes répliques (“Putain. […] Laisse tomber Sabarsky”); la deuxième annonce la fin de l’album où Léo Sabarsky fait l’amour avec Kare; la troisième enfin présente Jonathan Rush, assis tranquille avec sa femme, dans une étreinte douce qu’il ne retrouvera qu’à la fin de l’album. Les fenêtres jouent donc un rôle générateur : elles engendrent le récit à venir qui va ensuite se dérouler tel que le chat l’a aperçu.

Par ailleurs, la fenêtre est explicitement donnée comme un modèle pour la création artistique. Dans une grande case verticale, qui occupe les trois-quarts droit d’une planche, Léo est représenté à côté d’une toile vide: cette dernière occupe à peu près les trois-quarts de la case, bien qu’elle ne soit pas représentée en entier. Léo, lui, occupe le reste de la case, comme coincé derrière la toile blanche; l’encrage très sombre de sa peau s’oppose à la blancheur immaculée de la toile. Or, dans la planche suivante, on s’aperçoit que son regard était tourné vers la fenêtre : il est d’abord représenté de dos, regardant par la fenêtre puis, un contrechamp le présente de face, depuis l’extérieur, le reflet sur la vitre laissant apparaître ce qu’il regarde, à savoir les fenêtres de la façade opposée. La case donne à voir Léo encadré par deux croisillons, qui viennent dupliquer les limites de la case, et, sur son torse et son ventre nus, s’impriment les carrés délimitant les carreaux des fenêtres opposées. Cette convergence entre l’extérieur et l’intérieur est explicitement glosée par un livre de Jonathan Rush que Léo relit quelques pages plus loin, Conversations rhétoriques pour objets inanimés et personnes improbables : “Et puis il y a ma fenêtre. Un peu monotone, ma fenêtre. Elle ne dit jamais grand-chose. Elle reste là, à faire la fenêtre. Le dedans regarde au dehors regarde dedans regarde…” (McKean 1998 : 103-104). Il faut noter que cette scène de lecture a justement lieu sur le bord de la fenêtre, où Léo lit, assis sur le rebord intérieur, les trois premières cases le représentant de l’intérieur et laissant voir à travers la fenêtre les fenêtres de la façade opposée, alors que les cases suivantes le représentent de l’extérieur et laissent voir les fenêtres de la façade opposée en reflet sur les vitres de la fenêtre. Le dispositif d’échange entre l’intérieur et l’extérieur est donc fortement souligné. Il est là pour préparer le moment où, quelques pages plus loin, Léo retrouvera enfin la magie de la création : alors qu’il regarde par la fenêtre (son reflet apparaissant dans la vitre à côté de son visage), il aperçoit une femme en ombre chinoise à la fenêtre opposée. Il attrape un carnet de croquis pour la dessiner. Trois cases successives détaillent à merveille le rôle réflexif de la fenêtre : dans la première on aperçoit la fenêtre opposée, ouverture blanche sur la façade noire, où la femme apparaît en ombre chinoise; dans la seconde, on aperçoit Léo, derrière sa vitre, le carnet de croquis en main et, au milieu de la vitre, le reflet de la fenêtre opposée (qui apparaît ainsi comme une fenêtre sur la poitrine du peintre, ouverture grise sur le pull noir, où se dessinent en noir le profil de la femme, les croisillons de la fenêtre, et sa rambarde); dans la troisième, la page du carnet de croquis occupe presque l’ensemble de la case ne laissant voir au-dessus d’elle que la partie supérieure de la fenêtre opposée et la façade noire. Le dessin, fait de traits nerveux discontinus, ne correspond absolument pas à la silhouette épurée que présentent les première et deuxième cases. Il y a dans cette succession comme une décomposition du processus de création : le regard isole par la fenêtre la scène à dessiner; la subjectivité du créateur se l’approprie intimement; la main la recrée dans un nouveau cadre, celui de la page blanche. L’équivalence entre la fenêtre, la page de croquis et la case dessinée apparaît plus nettement encore par la suite quand Léo feuillette a posteriori son carnet de croquis : on voit le visage du peintre, puis une image, isolée par la case – la limite de la feuille blanche n’apparaît plus.

Cependant, si cette utilisation de la fenêtre correspond parfaitement aux codes de la bande dessinée, elle apparaît comme très restrictive du point de vue de la création. La fenêtre est ainsi en même temps donnée comme ce qui ouvre la création et comme l’image de l’enfermement dont l’individu doit se libérer dans la création. Le volume porte à dessein le titre de Cages. Bien entendu, il parle du destin de Jonathan Rush, assigné à résidence. Mais plus largement, il désigne la situation de tous les personnages, enfermés derrière leurs fenêtres comme dans autant de Cages. Jonathan Rush le commente explicitement quand Léo lui fait part de sa peur de la toile blanche : “Nous sommes tous des oiseaux enfermés dans une jolie cage. Parfois, on s’envole dans une autre cage un peu plus grande, mais on n’a jamais le courage d’abandonner complètement la captivité” (McKean 1998 : 94). C’est probablement ce qui explique, pour la plus grande partie du récit, le choix d’un gaufrier très contraignant, fait de neuf cases (trois lignes de trois cases) toutes exactement de la même taille. Il y a là une façon de souligner la prison existentielle dans laquelle sont enfermés les personnages. Aussi la libération créatrice passe-t-elle dans Cages par la transgression des limites des cases. Cette transgression peut prendre plusieurs formes, dans un album où, je le répète, les métaphores de la création sont multiples. C’est en particulier dans les scènes d’improvisations instrumentales que le dessin dépasse les espaces intericoniques. Pendant que l’Ange improvise devant son public une histoire de frères ennemis, son visage, tracé à l’encre, apparaît entre deux cases à la fois sur l’espace intericonique et sur une partie des deux dessins. Il est celui qui dépasse la dichotomie et la séparation. Il raconte l’improvisation géniale des deux frères qui finissent par se rencontrer, et leurs formes sont remplacées par des jets d’encre, par des coups de pinceaux en mouvement improvisés qui, comme son visage, passent outre la séparation entre les deux cases (même si cette séparation reste présente, sous les taches et les grands coups de brosses).

Ainsi, face à des figures de la création transgressive, la fenêtre semble plutôt une figure répressive. C’est en la faisant éclater que la création peut s’affirmer. McKean en donne deux exemples visibles dans l’album. Le premier fait disparaître les cases au moment où s’ouvre la fenêtre. Jonathan Rush, emprisonné dans son appartement, aperçoit le chat qui vient jusqu’au rebord de sa fenêtre, bien qu’elle soit très isolée. Il commente explicitement sa capacité de liberté : “Bon sang, le chat, tu marches sur l’air ou quoi ?” (McKean 1998 : 310) puis l’attrape pour le sortir du mauvais pas où il se trouve. Dans un geste ambigu (fait-il entrer le chat dans son appartement, le jette-t-il par la fenêtre?), il l’attrape et puis le lâche. Cette libération est une prise de risque (“Attention, on a failli perdre tes neuf vies d’un seul coup”, lit-on entre les cases). Cette prise de risque se traduit par un effacement progressif du dessin, de plus en plus esquissé (les lignes du cadre de la fenêtre où apparaît Jonathan s’ouvrent puis s’effacent presque pour ne laisser que quatre traces discontinues) puis par la disparition de cases, celles de la ligne du bas dans la planche de gauche, celles de la ligne du haut dans la planche de droite. L’espace se dépouille ainsi progressivement. On aboutit à une ouverture des cases : les trois dernières, en bas à droite, perdent leurs limites (comme la fenêtre a perdu les siennes dans le dessin), le trait s’ouvrant dans la première, puis disparaissant dans les deux dernières. Il ne reste à la fin qu’une main ouverte sur un fond de briques noires et une traînée de petites taches d’encre qui semble émaner de la main pour monter jusqu’à la case supérieure. Le geste par lequel Jonathan sort un instant de sa cage correspond à un effacement de la fenêtre et de la case, remplacées par une constellation libre de taches d’encre.

La deuxième victoire de la liberté sur les cases et les fenêtres intervient dans la fin de l’album. Jonathan Rush a demandé l’aide de Léo Sabarsky pour fuir sa cage dorée. La narration s’ouvre alors en superposant les décrochages visuels et narratifs et laisse place à un conte pour enfant qu’une femme (représentée en photographie) raconte à sa fille au coin du feu (sur une plage déserte). Je ne rentre pas dans le détail de cette narration allégorique complexe, me contentant d’en isoler la chute : pour se libérer du piège où il s’est lui-même enfermé, “se rendant compte que l’histoire ne serait jamais finie, et souhaitant qu’elle s’arrêtât” (McKean 1998 : 434), un roi brise une fenêtre d’un jet de pierre. On s’aperçoit que cette fenêtre, rassemblant deux niveaux narratifs différents, est aussi celle que Kate brise pour aider Jonathan Rush à s’évader. Cette libération dans la destruction aboutit à une planche où les deux lignes supérieures de cases disparaissent, laissant place à un dessin de verre brisé. Des bouts de verre volent en éclats, sans qu’on voie les limites de la vitre cassée. Les cases du bas de la page expliquent l’image : Kate apparaît au centre d’une case, encadrée par les éclats de verre qui restent accrochés aux vantaux (qu’on ne voit pas) et derrière elles apparaissent les fenêtres de l’immeuble, qui se détachent blanches sur la façade noire. McKean fait ainsi coïncider de façon très habile la libération de Jonathan, la sortie de l’histoire voulue par l’auteur (“se rendant compte que l’histoire ne serait jamais finie, et souhaitant qu’elle s’arrêtât”), l’éclatement de la fenêtre, la disparition de la case. Il s’empare ainsi de la bande dessinée, se l’approprie à travers une forme réflexive traditionnelle, et la pousse à sa limite, détruisant finalement cette forme réflexive. Il réussit ainsi à associer la dimension architecturale de la fenêtre, présente continûment dans l’album, sa dimension narrative, la fenêtre générant sans cesse des mises en abymes d’histoires en devenir, et sa réversibilité; ce modèle de la fenêtre donne un cadre aux représentations de la création et des créateurs qui font le sujet de l’album. Ce faisant, il déplace l’enjeu d’une confession introspective à une présentation visuelle objective. McKean donne ainsi la représentation réflexive la plus complète des pouvoirs de la bande dessinée : elle tient un discours sur la création, mais c’est le média même qui porte la création et pas une voix particulière. Dans le cas de Cages, le choix de trois artistes différents le dit explicitement : la bande dessinée ne peut pas être énoncée par une instance subjective totalisante – ni l’écrivain (qui porterait le “texte”), ni le dessinateur, ni même le musicien (qui n’est pas une synthèse mystique des deux autres!) ne rassemble les différentes narrations. Seules les cases, les fenêtres le font. Seules les fenêtres peuvent prétendre à présenter réflexivement la bande dessinée. Mais inversement, comme elles sont limitation de ces subjectivités créatrices, elles doivent voler en éclat.

À travers les fenêtres : le spectacle de la vie

Je voudrais conclure sur une bande dessinée qui, tout en accomplissant parfaitement à son tour ce déplacement vers une réflexivité “à la fenêtre”, porte à bout sa puissance constructive, sans aboutir à un éclatement final (qui désavoue in fine les pouvoirs de la fenêtre). Il s’agit du livre de Pascal Rabaté, Fenêtres sur rue (2013). Le projet artistique semble prendre comme point de départ la contradiction entre Eisner et Cabu : il s’agit d’associer la représentation spectaculaire totale de la façade et la capacité narratrice de la fenêtre. Pour ce faire, Rabaté invente un livre en accordéon où chaque planche, peinte sur une double page, donne à voir l’ensemble des fenêtres de quatre façades d’immeubles. En repliant la page, on aperçoit la double page suivante qui montre les mêmes façades à une date ultérieure. D’une page à l’autre, les vies de chaque habitant se constituent en petites histoires : le locataire du 1er étage à gauche, voit la colère monter contre son voisin du dessus, pianiste – il commence par lever le nez vers le plafond, puis râle franchement, et tape même au plafond avec son balai quand le pianiste fait une petite fête; mais finalement, il invite son voisin à regarder la télé avec lui; la femme du bistrotier, qui habite au 2e étage au centre, entretient une liaison avec le pianiste, tout d’abord, qui vient la rejoindre par les toits, sur l’échafaudage, au lavomatic du rez-de-chaussée, puis avec son voisin du dessous, un homme marié – dans la dernière planche, elle se retrouve avec son mari, dont elle essaie au contraire de calmer les ardeurs. Surtout, une courte histoire policière se construit d’une fenêtre à l’autre : l’habitant du rez-de-chaussée à droite se dispute avec sa femme dans les trois premières cases, avant de profiter d’une coupure de courant pour l’assassiner au couteau; il masque alors sa fenêtre, mais on devine en ombres chinoises qu’il découpe un corps et l’emballe. Quelques pages plus loin, il dépose un grand paquet dans la rue. Cependant, quelques pages après le crime, apparaît un inspecteur vêtu d’un imperméable brun, d’un chapeau mou et fumant la pipe (bref, un personnage rappelant la silhouette de Jean Richard dans la série Les Enquêtes du Commissaire Maigret de Claude Barma et Jacques Rémy [1967-1990]). Planche après planche, il va parcourir l’immeuble en entier, se présentant successivement à chacune des fenêtres – il interroge ainsi tous les habitants de ces immeubles avant d’arrêter l’assassin dans une des dernières planches. Les façades d’immeubles sont donc parcourues de multiples histoires, quotidiennes et banales ou plus exceptionnelles. Mais l’intelligence du dispositif tient dans le fait que ces histoires ne peuvent se constituer qu’à l’aide du lecteur : il faut un travail actif de reconnaissance des personnages, d’autant que les scènes sont entièrement muettes. En conséquence, Pascal Rabaté ne raconte pas vraiment des histoires continues. Il propose des bribes d’histoires que le lecteur doit reconstituer – ces bribes restent d’ailleurs pour certaines tout à fait discontinues : si on constate tout à coup que le mari du premier étage centre couche avec la femme du bistrotier (au deuxième étage), rien n’est dit de la séduction préliminaire ou de la rencontre. Le dispositif exploite donc à plein le potentiel narratif des fenêtres : ce sont moins des histoires que raconte Rabaté que des histoires en puissance, sur lesquelles chaque fenêtre s’ouvre un instant et que seul un travail de lecture peut constituer en récits. La puissance narrative de la fenêtre et sa qualité spectaculaire se rencontrent ainsi sans que la totalité panoptique n’implique une narration totalisatrice.

Ce refus de la totalisation apparaît aussi dans le souci de réversibilité. Malgré la frontalité du dispositif, Rabaté multiplie les échanges de regards de l’extérieur vers l’intérieur, mais aussi de l’intérieur à l’extérieur. L’échafaudage monté sur l’immeuble central permet aux ouvriers de regarder la femme du bistrotier nue dans son appartement; à plusieurs reprises, des passants regardent ce qui se passe dans le lavomatic (l’homme au chien noir et blanc observe le couple de l’immeuble centre droit qui s’embrasse tendrement, puis le pianiste et la femme du bistrotier qui font l’amour contre un mur); surtout, plusieurs personnages regardent ce qui se passe chez l’assassin : un personnage désigne du doigt la fenêtre voilée où l’homme apparaît en ombres chinoises avec un ruban dans la main; le double de l’inspecteur Maigret est représenté à deux reprises debout, face à la fenêtre regardant l’assassin derrière les barreaux de la fenêtre. Dans les deux cas, la dimension spectaculaire est particulièrement marquée, d’abord par un brouillard inquiétant ensuite par un effet d’ombre (l’ombre de l’inspecteur est projetée, démesurée sur la façade, comme une image de loi qui punit). Ces regards sont assez naturels, car ils soulignent le dispositif spectaculaire des façades – disons qu’ils redoublent le regard des lecteurs et correspondent au regard habituel des passants sur une façade. Mais les regards inverses, de l’intérieur à l’extérieur sont aussi nombreux. Les clients du bistrot et ceux du lavomatic regardent souvent les scènes de rue (par exemple les deux chiens qui se disputent, mettant leurs maîtres qui les tiennent en laisse dans des positions incongrues); surtout, au moment de l’arrestation de l’assassin, tous les habitants sont à leurs fenêtres et regardent l’événement. Cependant, ce sont sans doute les regards vers le public qui exploitent au mieux la réversibilité des fenêtres. Dès les premières pages, des personnages regardent vers le lecteur, le père et son fils dans la première scène en matinée, la femme du bistrotier, mélancolique à sa fenêtre, dans la première scène en soirée; de même, dans la dernière scène en soirée, le père et la mère, dans leur appartement sombre, attristés de ce qu’est devenu leur couple (ils ont passé l’album à se disputer et à se tromper) regardent dans le vide. Ainsi l’album s’ouvre et se ferme sur des regards qu’on appellerait face caméra au cinéma. Ils préparent la sortie du cadre fictif dans la toute dernière page de l’album où tous personnages viennent saluer devant l’immeuble, comme des acteurs d’une pièce. On comprend ainsi qu’ils sont tournés vers un public que les deux couvertures de l’album faisaient apparaître à l’avance. Ces couvertures présentent en effet le véritable retournement du regard aux fenêtres : les personnages sont derrière une toile de décor qui constitue l’envers des façades qu’on aperçoit dans l’album et on aperçoit par une ouverture en haut, au centre de la couverture, un public de théâtre qui attend que la représentation commence. Le jeu réflexif qui assimile les scènes de vie de l’album à une pièce de théâtre exploite ainsi exactement la forme réflexive de la fenêtre, faisant du regard qui se renverse le dévoilement du caractère artistique de l’album.

Rabaté construit ainsi un dispositif réflexif qui pousse à bout la richesse de la fenêtre : il reprend l’équivalence architecturale de la fenêtre et de la case, mais en la reversant dans un cadre spectaculaire global; il joue de la potentialité narrative de la fenêtre, mais sans jamais céder à la tentation de remplacer le spectacle frontal par une histoire continue; il utilise la réversibilité de la fenêtre pour exposer le caractère artistique de l’objet. En conséquence, les références artistiques intradiégétiques seront autant que dans l’album de McKean cadrées par le dispositif, mais sans qu’elles le fassent exploser. Ces références tournent essentiellement autour de trois personnages très identifiables contrairement aux autres personnages, types sociaux anonymes : j’ai déjà parlé de l’inspecteur Maigret qui intervient au bout de quelques planches et accompagne l’intrigue policière, mais Hitchcock et Tati sont plus marquants. Tout d’abord parce qu’ils sont présents du début à la fin de l’album et surtout parce que, contrairement à Maigret, ils sont inutiles. Ils n’interviennent dans aucune des intrigues et ils n’habitent pas dans les immeubles. Ils sont là seulement pour accompagner le spectacle, le soulignant de temps en temps – ils sont des spectateurs intradiégétiques assidus – mais leur présence n’est généralement pas justifiée. Ils se promènent simplement, boivent un verre au bistrot, etc. Leurs interventions sont de l’ordre du caméo, mettant en scène deux créateurs qui ont servi de modèle à Rabaté. Hitchcock est là bien entendu pour Fenêtre sur cour (1954), Tati pour la séquence de Playtime (1967) qui montre des appartements en grandes baies vitrées donnant sur la rue. Cette fonction réflexive est d’ailleurs soulignée par une des fenêtres de l’immeuble où une jeune fille regarde constamment la télévision (le cadre de la fenêtre isole ainsi en son centre le cadre d’un téléviseur) – dans les planches du soir, elle regarde des films de Tati (successivement Jour de fête [1949], Les Vacances de Monsieur Hulot [1953], Playtime – la séquence des baies vitrées – Trafic [1971]), dans les planches du matin, des films de Hitchcock (L’Homme qui en savait trop [1934], Les Enchaînés [1946], La Corde [1948], Fenêtre sur cour – mais on n’aperçoit que Cary Grant embrassant Grace Kelly et pas la vue de la façade opposée – Psychose [1960], Vertigo [1958], À bout de souffle [1960], Les Oiseaux [1963]). Il faudrait ajouter à ces deux créateurs la présence du musicien (dont la fonction artistique reste en retrait, du fait que l’album est muet et ne propose pas d’équivalents visuels de la musique) et du peintre, en haut à droite – l’album suivant du début à la fin toutes les étapes de la création d’un tableau. Aucun de ces personnages n’est présenté dans les affres intérieures de sa création et de ce point de vue ils sont mis davantage à distance que dans l’album de McKean. Ce qui intéresse Rabaté, ce sont les petits gestes artistiques visibles. La plupart du temps, il s’agit de petites mimiques sociales typiques, voire caricaturales (le pianiste les bras tendus sur le clavier de son instrument). Mais avec le personnage de Tati, Rabaté fait renaître cette gestuelle qui faisait le génie de l’acteur burlesque. Il cite directement des gestes tirés des films de Tati (comme cette façon de taper la pipe contre le talon de sa chaussure) mais surtout il arrive à reproduire les mouvements brisés du corps de l’acteur avec une technique de gouache qui n’est pourtant pas naturellement anguleuse. Tati est là au fond pour modéliser la gestuelle des autres personnages. Il exemplifie ce que peut être cette gestuelle instantanée de personnages immobilisés dans une bribe de leur histoire – volontairement grandiloquente parce qu’il s’agit de construire une rhétorique immédiatement expressive, mais en même temps d’une fragilité comique délicieuse.

Avec Fenêtres sur rue, Rabaté pousse ainsi à bout la force réflexive de la bande dessinée. Il ne propose pas une réflexion intériorisée sur la création, mais il s’empare du cadre réflexif qu’est la fenêtre pour exemplifier les pouvoirs de la bande dessinée. Fidèle aux essais burlesques les plus réussis qu’il ait faits jusqu’à présent (Les Petits ruisseaux [2006] et La Marie en plastique [2007]), il utilise l’objectivité réflexive de la fenêtre pour mettre en valeur la capacité de la bande dessinée à saisir, dans l’immobilité instantanée de ses cases les petits riens qui viennent briser la continuité narrative, les ruptures dans la stature corporelle. Le déplacement du miroir à la fenêtre permet donc, une fois qu’a été écartée la contradiction entre narration et spectaculaire et qu’ont été associés le cadre objectif et la présentation réflexive des créateurs, de penser une réflexivité propre à la bande dessinée. Il ne s’agit bien entendu pas de la seule réflexivité possible pour la bande dessinée, mais c’est de mon point de vue celle qui développe la forme de réflexivité la plus originale, la plus spécifique pour la bande dessinée.