Corps de l’article

Desmond Morton, peut-être l’historien militaire canadien le plus respecté, est disparu en septembre 2019. Je l’ai un peu connu. Ma première rencontre avec lui remonte à 1997 ou 1998, mais ce premier contact fut gâché par la maladresse de l’historien militaire que je tentais de devenir devant un professionnel admirable. Je ne savais pas encore que l’homme était tout à l’opposé de l’intellectuel inaccessible.

Le mot gentleman vient tout de suite à l’esprit pour qui a eu le privilège de le rencontrer ou d’assister à ses cours ou à ses conférences. J’ai souvent été témoin de ce trait de caractère alors qu’il s’adressait en français à un auditoire francophone sur un sujet séparant les deux solitudes comme le recrutement des Canadiens français. J’ajoute que ce n’était pas un Janus, car il disait la même chose en anglais aux anglophones, ce qui n’allait pas sans susciter des sourcillements. Il était un mélange d’affabilité, de réserve, de timidité selon certains, de passion pour son métier évidemment, d’engagement intellectuel aussi. Il laisse une oeuvre abondante, une quarantaine de livres, autant d’articles, dont quelques-uns très importants[1], d’innombrables conférences et interviews où certaines de ces qualités – affabilité, passion, engagement – se manifestaient avec un charme tranquille, qui la plupart du temps arrachait la conviction. On est étourdi lorsqu’on lit le compte rendu qu’il a donné de sa carrière intellectuelle dans la Canadian Historical Review en 2011[2]. Ce qui n’empêche pas que ses propositions de communication au congrès annuel de la Société historique du Canada furent refusées jusqu’à 1980, année où il devint président de l’honorable société[3] !

*

Né en 1937, Desmond Morton est tombé, plus qu’Obélix, dans la potion magique. Fils, petit-fils et arrière-petit-fils de généraux canadiens, lié familialement à d’autres officiers de haut rang, éduqués dans les meilleures écoles, arrivant sur le marché du travail à une époque où tout souriait aux diplômés, il aurait pu naviguer dans les eaux tranquilles de l’existence s’il n’avait eu une éthique du travail remarquable. En dépit ou peut-être à cause des privilèges de naissance et d’éducation, Morton s’est affiché toute sa vie (hormis un épisode de jeunesse qu’il « confesse » avec humour dans ses souvenirs[4]) un partisan déterminé, un travailleur électoral, un cadre dévoué et un publiciste constant du CCF/NPD[5].

Avec dans la parentèle plusieurs officiers de haut rang, tôt engagé dans la réserve, il est naturellement devenu élève officier au nouveau Collège militaire de Saint-Jean (troisième promotion) pendant trois ans. C’était un choix inspiré par un oncle officier, qui voulait en faire un officier bilingue, mais cela correspond également à un trait de personnalité : respecter la tradition, ce n’est pas être soumis, car c’est tout à fait compatible avec une bonne dose d’iconoclasme. Parce que Saint-Jean n’offrait pas les deux dernières années, il finit le programme au Royal Military College de Kingston. Là enseignaient d’éminents historiens, parmi lesquels George G. F. Stanley, le premier grand biographe de Louis Riel, et Richard A. Preston. À moyen terme, cela détermine son choix de carrière. Il se retrouve ensuite à Oxford, boursier Rhodes. Il y joint évidemment le club du Labour Party. De retour au pays, il entreprend une carrière militaire sans éclat (administration militaire), y compris un séjour à la Section historique du ministère de la Défense, où il fait la connaissance de J. Mackay Hitsman et Reginald H. Roy, autres historiens militaires respectés, avant de prendre sa retraite de l’armée en 1964. Il devient alors un employé rémunéré du NPD ontarien. Il retourne en Angleterre en 1966, cette fois à la London School of Economics, d’abord en sociologie avant de revenir à l’histoire avec une thèse sur la milice canadienne tirée d’un tapuscrit remontant au séjour au Service historique (Ministers and Generals, publiée par UTP en 1970). Après un autre passage dans l’organisation du NPD, commence la carrière académique comme professeur et administrateur : Erindale College à Mississauga, puis l’Université McGill à compter de 1994, où il fonde le programme de Canadian Studies.

Il a publié plusieurs ouvrages de synthèse sur l’histoire politique et sociale canadienne, dont une histoire des travailleurs au Canada avec Terry Copp (Working People : an Illustrated History of Canadian Labour, 1980 ; et A short History of Canada, 1994). Son talent s’est aussi exprimé dans le genre biographique avec son parent, le général Otter (chez Hakkert en 1974). Il a travaillé sur toutes les périodes ou presque, du siège de Québec (Grolier, 1984) à la Seconde Guerre mondiale (1945 : When Canada Won the War, brochure de la SHC traduite, et Victory 1945 : Canadians from War to Peace, HarperCollins, les deux pour le cinquantième anniversaire de 1995) en passant par les rébellions du XIXe siècle (The Last War Drum : the North-West Campaign, 1885, Hakkert, 1972 ; Rebellions in Canada, Grolier 1979) et la Guerre sud-africaine (Canada at Paardeberg, CWM, 1987).

Les ouvrages synthétiques ont parfois été le résultat de collaboration avec un autre auteur. J’ai mentionné Terry Copp, mais il s’agit aussi de J. L. Granatstein, dont les débuts sont similaires à ceux de Morton (CMR Saint-Jean, officier subalterne, Section historique puis carrière académique) avec lequel il a publié Marching to Armageddon : Canadians and the Great War 1914-1919 (Lester & Orpen Dennys, 1989, non traduit) et Canada and the Two World Wars (Key Porter, 2003, non traduit). Morton a aussi publié des ouvrages en collaboration avec Reginald H. Roy (Telegrams of the North-West Campaign, 1885, Champlain Society, 1972, non traduit), et Ken Bell (Royal Canadian Military Institute : 100 years, 1890-1990, l’Institut, 1990, non traduit)[6].

Toute cette activité éditoriale lui a donné l’occasion d’accumuler du matériel pour sa synthèse de 1990, A Military History of Canada, qui connaîtra par la suite plusieurs éditions[7]. Le lecteur francophone peut heureusement lire le résultat de son esprit de synthèse et de son talent pour la pédagogie dans la traduction, Une histoire militaire du Canada (1re édition française chez Septentrion en 1992 et nouvelle édition revue et augmentée chez Athéna en 2009). Son livre sur l’histoire sociale du soldat canadien de la Première Guerre mondiale (édition originale anglaise sous le tire When your Number’s up : the Canadian Soldier in the First World War, Lester, 1993), l’un de ses meilleurs, a aussi été traduit (Billet pour le front : histoire sociale des soldats canadiens, 1914-1919, Athéna, 2005).

À l’évidence, l’oeuvre scientifique de Desmond Morton est abondante et diversifiée. Et on ne saurait sous-estimer son influence sur le développement des études historiques au Canada et au Québec. Non seulement fut-il un professeur apprécié des étudiants, un conférencier aimé des audiences, mais son legs scientifique restera longtemps des plus significatifs. On n’a pas encore mesuré toute l’importance de son dernier grand livre Fight or Pay : Soldiers’ Families in the Great War (UBC Press, 2004), malheureusement non traduit, dans lequel il revient sur une intuition antérieure, à savoir le lien intime, presque, entre les exigences d’une longue guerre requérant des masses d’hommes et la nécessité d’accommoder les proches laissés derrière. Il en a résulté des innovations sociales qui, peut-être involontairement, mais peu importe, demeurèrent sous certaines formes après 1918, dont les lois sur les pensions des années 1920, qu’on n’a pas assez étudiées. Dans Fight or pay, c’est le soutien direct aux familles par des « allocations familiales » qui est l’objet de l’investigation mortonienne, mais cela aurait pu être le système des pensions, comme il avait commencé à l’étudier dans un livre antérieur moins connu sur le retour à la vie civile des démobilisés de 1915 à 1930 (Winning the Second Battle : Canadian Veterans and the Return to Civilian Life, 1915-1930, UTP, 1987, non traduit).

*

Morton était, stylistiquement parlant, de la « vieille » école ; écrire sert bien sûr à communiquer, ce qui implique que l’écriture doit être limpide, sans affectation de vocabulaire, sans néologisme à la mode. Au CMR de Saint-Jean, son professeur de littérature anglaise Eli Mandel, « a aiguillonné mon amour de la langue et de la manière de raconter des histoires, attributs que mes collègues historiens déplorent souvent chez moi[8] ». Sa prose ne manque pas pour autant de « personnalité », si l’on peut dire, personnalité déterminée par l’ironie constante qui la traverse ; pas autant que dans ses présentations orales, certes, mais tout de même omniprésente dans ses livres, particulièrement utilisée à l’encontre des incompétents, des vaniteux, des corrompus. Pour ne prendre qu’un exemple, à propos de l’effort industriel du Canada auxquels certains historiens des années 1970 et 1980 réduisirent la guerre de 1939-1945, Morton écrit ceci :

Au Canada, une foule de réalisations spectaculaires et une remarquable expansion industrielle ont nimbé les années de guerre d’une aura nostalgique. Les Canadiens ont oublié le prix qu’il a fallu payer pour partir de zéro. Il était plus facile de construire des industries et de récompenser leurs propriétaires que de trouver des usines capables de remplir leurs engagements dans les délais prévus. Personne n’a jamais su expliquer pourquoi les bombardiers Lancaster que fabriquaient les Canadiens étaient plus lourds, et donc plus dangereux pour leur équipage, que les avions produits par les Britanniques. Les chantiers maritimes de l’intérieur, où l’on était habitué à construire des vaisseaux destinés à naviguer sur les Grands Lacs, s’adaptaient péniblement aux complexités de la construction des navires de guerre. Les Canadiens s’émerveillaient de pouvoir produire des radars ; les bâtiments obligés de les employer souffraient de la qualité inférieure de ce matériel canadien, et il en allait de même des convois qu’ils protégeaient[9].

À l’ironie contre les autres correspond l’autodérision, car ce chercheur sérieux n’avait pas la vanité de se croire meilleur que n’importe qui d’autre : « relégués au commandement de cuistots, de commis et de chauffeurs, j’ai bien dû admettre que ma carrière militaire serait plus brève que mon existence[10] », réfléchit-il après quelques mois responsable d’un dépôt de l’intendance.

Desmond Morton pouvait écrire à quatre mains, mais il cherchait seul. La seule confidence qu’il m’ait jamais faite était à cet effet : il arrivait très bien à se passer de subventions et d’assistants de recherche, car mieux valait utiliser son temps à lire d’obscurs textes imprimés contemporains des faits ou s’immerger soi-même dans les archives que de le gaspiller à courir les subventions. Il n’aurait certainement pas pu écrire un chef-d’oeuvre comme When Your Number’s Up autrement, car l’empathie toute érudite ne s’atteint pas en consultant les tableaux proprets fabriqués avec la sueur des autres. C’est aussi la raison pour laquelle on ne trouve pas de longues listes d’assistants de recherche dans ses livres. Pas qu’il y ait faute de remerciements dans ceux-ci, mais plutôt que des « assistants », c’est à des « partenaires » qu’il témoigne sa reconnaissance. L’introduction de Billet pour le front est caractéristique non seulement de la tradition du remerciement, vive chez les auteurs anglophones depuis longtemps, mais aussi des qualités du personnage et de ses procédés de recherche. En voici le fil :

Ce livre me hantait depuis trente ans. Tout a commencé en 1963, lorsque la vieille Section historique du Quartier général de l’Armée m’ordonna de trouver la raison pour laquelle, en 1916, trois généraux canadiens croyaient tous être « le » commandant des soldats canadiens en Angleterre[11]. L’expérience des Canadiens en guerre ne cessa, dès lors, de me passionner jusqu’à ma dernière année d’enseignement à l’Université McGill […]. Cette passion connut un renouveau en 1972, lorsque je découvris pourquoi vingt-cinq Canadiens étaient morts devant un peloton d’exécution et pourquoi un bataillon, épouvantablement mal doté en officiers, fit en sorte que le corps d’armée canadien ne compterait jamais plus d’une unité canadienne-française. Le désir d’en savoir davantage sur les premières mesures sociales adoptées au Canada, nous amena à prendre contact avec leurs premiers bénéficiaires – les anciens combattants de 1914-1918. Bill Rawling, excellent étudiant au doctorat et intéressé aux technologies, me convainquit que la victoire avait tenu davantage à la tactique qu’à la technologie, ce qui me ramena d’emblée aux tranchées. Nos deux ouvrages, publiés simultanément[12], reflètent souvent notre dialogue et son issue.

Journaux intimes, lettres et réminiscences nous en disent beaucoup sur la guerre. Ils laissent aussi souvent de côté ce que les participants tenaient pour acquis – l’odeur de l’uniforme humide, l’horreur des corps déchiquetés – ou ce que les auteurs ne surent jamais – la raison pour laquelle le peloton […] transportait quatre sortes d’armes[13]. Je voulais des réponses à des questions qui m’avaient toujours troublé. Des idées, vieilles et nouvelles, se heurtaient dans ma tête et leur sarabande est parfois perceptible dans ces pages. J’ai parfois changé d’idée et rejeté ce que j’avais jadis cru à propos des Canadiens et de la guerre. Les faits ont le don de dissoudre les théories.

Ce livre, comme tout autre, résulte d’une collaboration – avec […]

Des partenaires en grand nombre […] des nombreux anciens combattants qui ont partagé […]

Par leur hospitalité, […] Pour cette édition française, je suis redevable à […][14].

Le seul étudiant du lot (Rawling) n’est pas remercié comme assistant de recherche, mais à l’égal du grand professeur, l’un des « partenaires » de cette recherche. (Morton était peut-être aussi un peu « socialiste » dans ces remerciements.) Un certain iconoclasme est aussi perceptible lorsqu’il fait allusion à trois généraux croyant chacun être le chef militaire responsable des Canadiens en transit et en entraînement au Royaume-Uni. Ce côté iconoclaste apparaît également dans son livre sur le général Otter, écrit peu ou prou par fidélité à l’histoire familiale ; il avouera avec satisfaction n’être pas parvenu à rétablir la réputation entachée de celui qui était son arrière-grand-père…

Il termine les remerciements en question avec l’avertissement concernant la responsabilité des erreurs qui auraient pu être commises, comme le veut la coutume, mais en insistant sur son ignorance d’une manière caractéristique :

Aucun de ces collaborateurs, cela va sans dire, ne saurait être tenu responsable de cette « invincible ignorance » qu’évoque le Book of Common Prayer de l’Archevêque Thomas Cranmer, ignorance que je possède en abondance. Les survivants du corps d’armée canadien, qui savent à quel point les officiers d’état-major ne savaient pas grand-chose des batailles qui se livraient à quelques kilomètres de distance, comprendront peut-être les erreurs contenues dans un livre écrit trois ou quatre générations après les événements[15].

*

Francophile, il s’exprimait parfaitement en français, avec un débit lent et un léger accent. Il caressait depuis longtemps un projet d’histoire militaire des Canadiens français dont l’origine remonte à 1970, comme il s’en explique dans l’essai autobiographique testamentaire de 2011 :

Bien que j’eusse appris à décrire des batailles, l’histoire militaire fut pour moi l’étude des humains sous un stress mortel, alors qu’ils prennent des décisions et souffrent des décisions des autres. Grâce au CMR [Collège militaire royal de Saint-Jean], j’ai trouvé un thème commun, c’est-à-dire que ce stress venait en partie des particularités d’une organisation militaire qui s’obstinait à vivre en deux solitudes, anglaise et française[16].

Ce passage conduit à une note dans laquelle il en dit un peu plus sur ce qui était son grand projet de recherche et d’écriture après la retraite académique : « Plus tard, à la retraite, je pensais écrire “Une histoire militaire des Québécois[17]”. Auparavant, pendant que j’étais à Ottawa, j’avais publié sur les expériences des Canadiens français durant la rébellion de 1885, dans l’article “Des Canadiens errants : French Canadian troops in the North-West Campaign of 1885”, Journal of Canadian Studies, 5, 3 (août 1970) : 28-39. » Dans le même ordre d’idée, lors du congrès annuel de l’Organisation des musées militaires du Canada tenu à Montréal en 2012, Morton a présenté une conférence sur les miliciens canadiens-français de la Guerre de 1812. Le texte ne semble pas avoir été publié[18]. Regrettablement, temps et santé ne lui furent pas accordés pour terminer un dernier opus.

*

L’expérience historique est aussi l’expérience humaine, dit d’abord et avant tout Desmond Morton dans ses souvenirs de 2011. Il avait une très haute opinion du pouvoir de sa science sur l’existence, opinion qui reflète le mélange de convictions politiques sociales-démocrates profondes avec un sens pédagogique aiguisé et toujours en action. Rappelant une conversation ancienne des années 1980 à l’Université de Pittsburgh, lors d’un colloque sur l’enseignement des sciences sociales et de l’histoire au secondaire, il pense à voix haute en posant la question de savoir à qui les étudiants s’adressent très souvent lorsqu’ils se sentent en difficultés personnelles. « La réponse, poursuit-il, n’est pas comme on peut l’imaginer un conseiller désigné. Non, c’est plutôt, d’une manière assez surprenante, les enseignants d’histoire. Peu importe que les étudiants fussent ou non capables de comprendre ce qu’était la ligne Mason-Dixon ou le gouvernement responsable, ils savaient que leurs professeurs d’histoire, se spécialisant en expérience, sauraient probablement donner conseil sans froisser l’humain, sans l’humilier[19]. »

On pourrait presque dire que l’expérience historique était l’expérience personnelle tellement il était familialement et familièrement lié avec une bonne partie de la « grandeur » du Canada depuis les années 1950. Au reste, il n’est peut-être pas si important qu’il fut né dans d’aussi propices conditions pour devenir historien ; il a fait bon usage de l’héritage familial et des opportunités qui lui furent offertes pour dispenser avec générosité son savoir sur le patrimoine militaire, et son expérience de la vie. Nous lui en savons gré. In memoriam.