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Si le vice mortel s’attaque à ce qu’on appelle les classes dirigeantes, c’est la fin de tout[1].

Ce « vice mortel » qui alarme le coroner adjoint de la Cour du Coroner, Lorenzo Prince, en 1922, c’est l’usage non médical des narcotiques comme la cocaïne, la morphine et l’opium[2]. Ses propos illustrent le climat de panique que suscite la consommation sans supervision médicale de ces stupéfiants. Certaines villes, dont Montréal en 1905[3], préoccupées par l’usage récréatif de l’opium pratiqué dans les fumeries, adoptent des règlements interdisant ces établissements sur leur territoire. Ces mesures restent des initiatives locales, car la vente et la consommation non médicale d’opium ne font pas encore l’objet de restrictions aux niveaux fédéral et provincial. Ce n’est qu’en 1908 que le Parlement fédéral du Canada adopte une première mesure pour contrôler les usagers de l’opium en n’autorisant sa vente qu’à des fins médicales[4]. Le législateur espère ainsi mettre un terme à la fréquentation des fumeries d’opium. En 1911, face à l’échec de cette mesure, la consommation non médicale d’opium et de cocaïne est interdite[5]. Malgré ces premières mesures canadiennes sur la régulation des drogues, la consommation de ces dernières ne fait l’objet que d’une faible préoccupation sociale avant la Première Guerre mondiale. Les statistiques sur la criminalité au Canada indiquent qu’à Montréal, en 1912, il y a 98 condamnations, mais 185 en 1914, 206 en 1918 et 382 en 1919[6].

C’est donc à partir de 1914 que s’intensifie l’application par les policiers de la Loi sur l’opium et les drogues, atteignant un sommet durant les années 1919 à 1923[7]. Cette préoccupation soudaine s’explique par le contexte difficile suscité par l’après-guerre. Le Canada vit une période de récession économique. La pauvreté et les problèmes qui y sont associés entraînent leur lot de conflits et de grèves[8]. Ces bouleversements sociopolitiques et économiques nourrissent un sentiment de désordre social. Des groupes d’intérêts et des réformateurs sociaux et moraux, convaincus que le « vice » est à l’origine de ces problèmes, identifient les comportements à proscrire, comme l’usage non médical de drogues, pour rétablir la stabilité sociale[9]. Un système de répression des usagers et des vendeurs se développe alors, d’abord au niveau fédéral, avec la création de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Bureau des narcotiques, puis au niveau municipal avec l’établissement, en 1922, d’une escouade de la police de Montréal spécifiquement dédiée à la lutte aux drogues. La « guerre à la drogue » est alors officiellement amorcée au Canada.

Cette mobilisation de l’appareil répressif et ces changements législatifs sont accompagnés par la parution de centaines d’articles de journaux qui traitent du sujet. On assiste, entre 1919 et 1923, au Canada et à Montréal, à une véritable panique morale[10]. Cette préoccupation soudaine est illustrée par une série de cinq articles écrits et publiés en 1920 par Emily Murphy dans le magazine Maclean’s. Cette juge originaire d’Edmonton craint que la consommation d’opium par la communauté chinoise influence et contamine la population blanche canadienne. Ses inquiétudes et son discours font écho, notamment, à ceux tenus en Colombie-Britannique, où règne alors un fort sentiment anti-chinois[11]. À Montréal, le quotidien La Patrie contribue activement à ce climat en publiant des centaines d’articles traitant de ce phénomène entre 1921 et 1923. Bien que le portrait de la consommation de drogues non médicales de ces usagers peint par le quotidien soit exagéré et procède d’une volonté de créer un sentiment de panique sur cet enjeu sociopolitique, ces exagérations reflètent de vrais conflits d’intérêts qui existent, à différents niveaux, dans la société montréalaise de l’époque[12]. Cet article utilise donc l’effervescence suscitée par cette panique morale pour illustrer les enjeux montréalais qui entourent l’avènement de l’approche criminelle comme mode de régulation des usagers non médicaux des narcotiques en 1922.

La création d’une panique morale par le quotidien La Patrie offre un cadre privilégié pour comprendre le contexte dans lequel émerge la « guerre à la drogue » montréalaise et la forme que prend cette dernière, d’autant plus que l’usage non médical des narcotiques est un phénomène essentiellement urbain[13]. Ce journal, fondé par Honoré Beaugrand en 1879, est un quotidien francophone proche du Parti libéral du Canada. Dirigé par Joseph et Eugène Tarte jusqu’en 1925, il est tiré à plus de 20 000 exemplaires durant les années 1920, ce qui en fait un quotidien lu par une large proportion de la population montréalaise[14]. De plus, comme ce journal s’intéresse aux faits divers, il semblait plus susceptible de contenir des articles portant sur les drogues. Par un dépouillement systématique de tous les articles de ce journal parus entre le 1er janvier 1921 et le 31 décembre 1923, nous avons répertorié plus de 500 articles qui portaient sur les drogues. En 1921, La Patrie montre sa préoccupation envers ce « mal du siècle[15] » avec la publication de 88 articles sur le sujet. Ce nombre est presque triplé l’année suivante avec la parution de 244 articles, ce qui fait des années 1922 et 1923 un moment charnière dans cette panique. Le quotidien couvre un éventail d’aspects : les interventions policières, le traitement judiciaire, les statistiques criminelles et médicales, les méthodes des trafiquants et les positions politiques et morales des différents intervenants. Des titres sensationnalistes sont utilisés pour attirer l’attention des lecteurs sur la gravité du phénomène : « L’époux sans-coeur drogué alors que la mère et les enfants meurent de faim[16] ! », « Montréal infesté de bandits qui droguent et pillent[17] », « Il l’entraîne, le drogue et le dévalise[18] », « Les morts par les drogues vont vite[19] ! », « Attirée dans un bouge, droguée et faite prisonnière[20] ». Ces titres marquent l’imaginaire en illustrant le désordre social causé par les narcotiques. Parfois, le journal publie, sur une même page, jusqu’à trois encadrés sur les drogues, ce qui contribue à créer un sentiment de panique. Cette analyse aurait bénéficié de l’élargissement de notre corpus à d’autres quotidiens montréalais. Cette limite est partiellement palliée par la découverte fortuite d’un album contenant plus de 300 articles de journaux provenant de différents quotidiens francophones et anglophones montréalais qui traitent du « vice », tenu par Alfred K. Haywood, un important réformateur de la période[21].

La dimension raciale occupe une place prépondérante dans les recherches en histoire sur les drogues[22]. L’étude phare de Catherine Carstairs montre habilement comment la panique morale canadienne, qui identifie les Chinois comme les principaux responsables de l’usage non médical des opiacés et de la cocaïne, a permis de justifier les mesures contraignantes de la Loi sur l’opium et les drogues durant les années 1920 et à orienter les pratiques policières de la GRC entre 1920 et 1960[23]. Steve Hewitt montre que les services de police n’appliqueraient pas cette loi de manière désintéressée puisqu’elle assure un financement constant de ces organisations en les plaçant comme les gardiennes de « l’ordre moral[24] ». Ainsi, la préoccupation sociale envers l’usage et la vente des narcotiques influencerait le travail des policiers et la manière dont serait appliquée cette loi. Considérant qu’aucune étude ne s’est attardée sur le cas de Montréal, nous nous demandons alors ce qui alimente la panique morale montréalaise sur l’usage non médical des opiacés et de la cocaïne. Quels sont les éléments qui dominent dans la rhétorique de cette panique morale ? Surtout, quelle est la place du sentiment antichinois dans la construction de cette rhétorique ? Cet article propose que, tout en reconnaissant l’existence d’un sentiment antichinois à Montréal, ce dernier n’alimente pas la panique morale qui porte plutôt sur la menace domestique de la consommation non médicale de drogue.

Cet article vise donc à approfondir les connaissances sur l’histoire de la régulation des drogues au Canada en ciblant Montréal comme objet d’étude. Inspirés de l’histoire sociale et du travail de Catherine Carstairs, nous proposons d’analyser le discours montréalais de la panique morale sur les drogues ainsi que le contexte historique duquel elle émerge. Dans un premier temps, il sera question de justifier l’utilisation du concept de panique morale dans les études sur la régulation des drogues et de présenter le contexte dans lequel émerge la panique montréalaise. Dans un deuxième temps, il sera question des principaux thèmes qui se démarquent de ce discours, soit le désordre social associé à l’usage non médical de drogue, les « figures » à protéger et la place des Sino-Montréalais dans cette panique.

Le concept de « panique morale »

De nombreuses études ont utilisé le concept de panique morale pour justifier l’élaboration des politiques publiques sur les drogues. Stanley Cohen développe cette théorie à la suite des évènements de Clacton en Angleterre, où deux bandes adverses de jeunes se bagarrent un soir de 1964. Cohen est alors frappé par la proportion que prend cet évènement, somme toute mineur, dans les journaux[25]. Il définit un épisode de panique morale comme un moment où un groupe de personnes est caractérisé par les médias de masse, les groupes moraux et les experts comme une menace envers les intérêts et les valeurs sociales, ce qui suscite un sentiment de crise[26]. Cette théorie est notamment utilisée comme un concept intégrateur qui permet de clarifier les contours normatifs et les limites morales d’une société[27]. Selon les tenants de cette théorie, la réaction des groupes d’intérêts et de pression face aux « menaces » servirait à justifier des tendances conservatrices dans la régulation des attitudes morales[28].

L’influence politique et sociale de ce concept a subi de vives critiques dans les dernières années. Des sociologues, notamment, remettent en question la pertinence d’utiliser ce concept, qui impose un jugement de valeur en qualifiant d’irrationnelle la réaction de panique[29]. Marcel Martel conteste d’ailleurs l’influence de ces paniques comme facteurs de changements dans les politiques publiques sur les drogues[30]. Toutefois, si la fonction explicative de ce concept est aujourd’hui remise en question, plusieurs chercheurs reconnaissent l’existence de ces périodes de fortes préoccupations sociales où des enjeux, qui comportent une dimension morale, prennent une place disproportionnée dans le discours public et dans les médias[31]. Le présent article reconnaît l’existence de telles périodes et considère qu’elles permettent d’identifier des moments clés qui canalisent les préoccupations sociales d’une époque et permettent d’en identifier les sources.

Internationalisation du mouvement contre l’usage non médical des drogues

La régulation des drogues a fait l’objet d’une première entente internationale en 1909 lors de la Commission internationale sur l’opium à Shanghai[32]. Cette commission n’aboutit à rien de concret, car il y a trop de divergences d’intérêts entre les pays importateurs d’opium comme les États-Unis, le Canada et la Chine et les pays producteurs comme la Grande-Bretagne et l’Iran[33]. Ces divergences expliquent que la commission ne débouche que sur une déclaration de principes invitant les pays à mettre en place des mesures pour contrôler le commerce de l’opium[34]. Une deuxième tentative d’entente internationale pour réglementer la fabrication de la morphine et de la cocaïne est soumise à La Haye en 1914. Là encore, les pays en faveur d’une plus grande réglementation de la production de l’opium, comme les États-Unis, la Chine et le Canada, se butent aux intérêts des pays en faveur de la lutte aux trafiquants illégaux, comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et le Japon, qui cherchent à protéger leurs compagnies pharmaceutiques[35]. La commission de La Haye édicte tout de même des obligations aux pays signataires pour limiter l’importation, la fabrication, l’exportation et la vente de ces narcotiques sur leur territoire[36]. Mais c’est le traité de Versailles, qui suit la Première Guerre mondiale, qui met la prohibition des drogues sur le devant de la scène internationale avec la création du Comité consultatif sur l’opium, un sous-comité de la Société des Nations nouvellement créée. Le commerce non médical des drogues devient alors une préoccupation internationale.

Ces traités internationaux font écho aux demandes de certains groupes réformistes pour un meilleur contrôle de l’usage des drogues non médicales. Vers le milieu du XIXe siècle, les conditions de vie difficiles dans les milieux urbains préoccupent des réformistes qui craignent la propagation du « vice »[37]. En effet, certains comportements, comme la prostitution, la consommation d’alcool et de tabac ainsi que la pratique de jeux de tables, sont identifiés comme des « vices » responsables des problèmes sociaux – dont la pauvreté, les maladies vénériennes, la violence et les vols[38]. Face à cette crainte, des mouvements issus de la société civile, dont les sociétés de tempérance et les groupes hygiénistes, s’organisent pour empêcher cette « dégradation morale[39] ». De tels groupes se forment au Canada. Ils sont inspirés de l’évangélisme social qui considère que la régénération de la société passe par une réforme « spirituelle » et « matérielle[40] » . La moralité occupe donc une place centrale dans l’identification des comportements à proscrire, tout comme la préservation de l’intégrité physique des individus. Cela explique l’importance dans ces mouvements de réforme des thèmes liés à la régulation des corps, comme la sexualité et la consommation de substances telles l’alcool, les drogues et le tabac[41]. Durant la période de 1880 à 1920, ces groupes réussissent à s’imposer sur la scène politique et sociale et mettent ainsi de l’avant leur vision[42]. La fin de la Première Guerre mondiale amplifie le sentiment de désorganisation sociale ressenti tout au long de cette période.

Montréal, plaque tournante des échanges

Montréal n’échappe pas à ce mouvement international pour la régulation des drogues. En plus d’être une des seules villes en Amérique du Nord qui n’est plus sous la prohibition[43], elle est une plaque tournante dans le trafic international des stupéfiants. Le docteur Haywood résume bien la situation lors de sa conférence donnée en janvier 1923 devant le Canadian Club. Ce club social fondé en 1905 est fréquenté par l’élite montréalaise, dont le rédacteur en chef de La Patrie, Charles Robillard[44]. Le club reçoit des conférenciers venant de différents milieux politiques et financiers. Il cite un « Canadien très en vue dans les cercles officiels » :

Si Montréal est sous ce rapport la pire ville du Canada [en ce qui concerne le trafic de drogues], il ne faut pas oublier que cela tient à sa situation géographique. Étant un port de mer, le terminus de presque tous les chemins de fer canadiens et américains, située à 35 milles de la frontière américaine, réunie aux grandes villes de la république voisine par d’excellents chemins, et étant, en outre, la plus grande ville du Canada, elle est naturellement la métropole des commerçants des narcotiques et des voleurs. […] Les débauchés américains et canadiens, pour mener leur besogne illicite, ont établi leurs quartiers généraux à Montréal[45].

Selon Francis W. Cowan, le chef du département des drogues du Bureau fédéral de la santé, l’héroïne, la morphine et la cocaïne seraient principalement synthétisées en Allemagne avant d’arriver au Canada[46]. Les drogues qui viendraient d’Europe arriveraient au port de Montréal pour ensuite être envoyées un peu partout en Amérique du Nord. Grâce au réseau de transport bien développé, celles-ci peuvent être distribuées dans toutes les grandes villes nord-américaines. Selon La Patrie, la ville serait le principal lieu de distribution au Canada « à cause de l’importance de son commerce maritime et de ses grandes facilités de transport. De fait 90 pour cent de la morphine, de la cocaïne et de l’héroïne qui se vendent dans le pays, même dans l’Ouest et la Colombie-Britannique, viennent de Montréal[47] ». Bien que cette affirmation soit probablement exagérée, Jean-Pierre Charbonneau, journaliste montréalais spécialiste de la mafia, affirme que la métropole est une des principales portes d’entrée des narcotiques illégaux durant les années 1920 et 1930[48].

Cette situation préoccupe grandement les réformateurs montréalais. Parmi les acteurs et les groupes de pression qui alertent la presse sur les dangers de l’usage non médical des drogues, le Comité des Seize est peut-être le groupe le plus influent. Il est créé en 1918 avec l’objectif de fermer le quartier du Red Light, associé à la prostitution et à la propagation des problèmes sociaux. Ce groupe calque l’initiative new-yorkaise de créer un Comité des Quinze, qui avait mené une enquête sur la prostitution et déposé un rapport intitulé The Social Evil[49]. Le Comité n’entend pas abolir la prostitution, mais plutôt abolir son commerce, c’est-à-dire le profit tiré du travail des prostituées[50]. Les membres du Comité contribuent au climat de panique sur les drogues en assurant une présence constante dans les journaux[51]. Dans son quatrième rapport annuel, le Comité écrit que la conférence de Haywood prononcée au Canadian Club, le 8 janvier 1923, lui a fait une grande publicité[52]. Cette conférence, qui expose la pensée du Comité sur les liens entre la prostitution, les drogues et les maladies vénériennes, met de l’avant des questions qui seront reprises au cours de l’année 1923. Dans sa présentation, Haywood veut créer un « scandale[53] » pour réveiller l’opinion publique sur les dangers de la drogue et de la prostitution. Pour lui, ils sont intimement liés. Si les hommes toxicomanes commettent des crimes pour subventionner leur consommation, les femmes, elles, se tournent vers la prostitution. Haywood y voit deux principaux dangers : la mixité raciale et la dégénérescence de la société, à laquelle contribuerait la propagation de maladies vénériennes. Alors qu’il associe la consommation de la drogue à la prostitution, il soutient que ce serait cette dernière qui encouragerait la toxicomanie. Il voit le commerce du sexe en quelque sorte comme l’origine des maux sociaux[54]. À son avis, la drogue se trafique principalement dans les bordels, et les prostituées en seraient les principales distributrices. Ainsi, si le « vice commercialisé », comme il l’appelle, est aboli, la consommation de la drogue le sera aussi.

Selon le Comité, c’est l’effet de ce discours qui lui permet d’obtenir une rencontre, en 1923, avec M. J. A. Brodeur, le président de la Commission exécutive sur l’état du vice dans la cité. Le rapport annuel affirme que la Commission a accepté de travailler avec le Comité des Seize afin d’améliorer la « morale de la ville[55] ». Même si la lutte aux maisons de prostitution et aux tenancières de bordels est la priorité du Comité, c’est l’amalgame de ces questions à celles liées à la consommation de drogues qui donne le pouvoir nécessaire à ces réformateurs moraux de s’entretenir avec les administrateurs municipaux[56].

D’autres groupes de pression se mobilisent, mais seront moins importants que le Comité des Seize, comme les clubs Kiwanis et Rotary, deux groupes « optimistes[57] ». Conformément aux pratiques des groupes moralistes de la période, ils décident de mener des enquêtes sur les lieux propices à la consommation de drogues afin d’arrêter les vendeurs[58]. Ils semblent travailler en étroite collaboration avec la police municipale : « Les kiwaniens et la police ont été avertis de la chose et il semble que ceux-ci et celle-là sont sur le point de mettre la main sur ces trafiquants de l’enfer et fermer ces institutions qui n’ont aucune raison d’exister[59]. » Leur enquête semble se résumer à des visites dans les différents clubs, restaurants, cafés et tavernes de la ville pour voir où se trafique la drogue. Cette mobilisation citoyenne contribue à alimenter la panique morale sur le sujet[60]. Ainsi, le phénomène de l’usage et du trafic des drogues non médicales fait partie de la discussion publique au début des années 1920. Des groupes d’intérêts et de pression mènent des enquêtes pour identifier les foyers de « contagion[61] ». Pour La Patrie, cette préoccupation pour les drogues non médicales prend les dimensions d’une véritable panique morale en 1922.

Les trafiquants, « boucs émissaires » de la panique morale

Les trafiquants sont identifiés comme les principaux agents propagateurs de l’habitude de la consommation des narcotiques :

Le trafiquant sait que par ces temps de crise et de chômage, la misère règne en plus d’un foyer. Il verra ce père de famille, cette mère, ce jeune homme ou cette jeune fille et là, leur recommandera d’économiser quelques sous pour goûter ce panacée [sic] qui guérit tous les maux et fait oublier les amertumes et les douleurs. On accepte ce marché et on roule de précipices en précipices. L’honneur disparaît, les beaux sentiments s’émoussent, le caractère s’atrophie et les moeurs n’existent plus. La cocaïne fait son oeuvre[62].

Leur dangerosité viendrait principalement du fait qu’ils sont conscients du « mal » qu’ils causent. À cet égard, le docteur Desloges, directeur du Comité sur les maladies vénériennes, propose leur pendaison : « […] he should be hung. I refer particularly to the man who imports into this country, say, $50,000 worth of drugs ; and in order to make $1,000,000 profit out of it, sets at work an enormous waste of vital energy which goes off into degeneracy, laying the basis for suicide, murder, violent crimes of all kinds and the disorganizing of families[63] ». Contrairement au discours public dans le reste du Canada, qui identifiait les Chinois comme les principaux trafiquants de drogue, La Patrie ne reprend pas cette rhétorique[64]. Quelques articles mentionnent que les trafiquants seraient des « étrangers », comme dans cet article qui fait la promotion de la peine de fouet pour les vendeurs : « À Montréal, 75 pour cent des offenses de ce genre sont commises par des étrangers[65]. » Ce commentaire général semble relever d’une tentative de créer un sentiment de panique en utilisant le thème récurrent de la peur de l’« Autre ». L’auteur ne s’attarde pas à l’élaboration de cette affirmation qui relèverait, peut-être, du sens commun. Le journal nuance quand même cette image du trafiquant dans cet article sur les chefs de bandes montréalais et canadiens, qui seraient « croit-on des Grecs, Italiens, Chinois et malheureusement aussi des Canadiens[66]. » Cet article montre la dimension domestique du trafic de drogue. En ne développant pas davantage ce thème du « trafiquant étranger », La Patrie indique que les tensions raciales à Montréal occupent une place marginale dans cette panique morale de 1922 à 1923.

« Si le vice mortel s’attaque à ce qu’on appelle les classes dirigeantes, c’est la fin de tout »

La Patrie s’intéresse également aux risques de surdoses. Celles-ci occupent une place importante dans la couverture médiatique. Le journal publie les statistiques de la Cour du Coroner et du Montreal General Hospital sous des titres accrocheurs : « Les drogues le firent mourir[67] », « Il a été empoisonné par des narcotiques[68] », ou « Encore une victime des drogues[69] ». Ces statistiques rappellent la régularité des décès associés à l’usage des narcotiques : « La « neige » [cocaïne] continue ses effets désastreux. Encore trois victimes hier, dont l’une est à la morgue et les deux autres à l’hôpital ! Il est effarant de constater que, pendant le mois d’août 1922, il est mort autant de personnes [à la suite d’une surdose de drogue] que pendant toute l’année 1921 ![70]  » Il y aurait des morts quotidiennement :

Chaque jour nous amène la pauvre histoire de quelque narcomane qui meurt tragiquement. Le mal s’aggrave de jour en jour ; aujourd’hui, trois histoires, dont deux avec mort d’homme, viennent défrayer la triste chronique des drogues. Endiguera-t-on cette marée montante qui pousse chaque jour plus avant sur les rives de l’Île de Montréal[71] ?

Le quotidien donne l’impression que la situation est hors de contrôle et menace la survie canadienne : « Le Canada et principalement Montréal se doivent de sauver la vie canadienne. C’est le grand devoir de l’heure présente[72]. » La situation, bien que sérieuse, n’est pas aussi grave que l’affirme le journal : huit personnes seraient décédées d’une surdose de drogues durant l’année 1921[73]. Entre janvier et septembre 1922, ce serait plutôt une vingtaine de cas selon les autorités municipales[74]. Ces statistiques, qui proviennent d’ailleurs de la même source, montrent que le journal ne croit pas réellement aux décès quotidiens, mais il reste préoccupé par ce phénomène. Ces titres alarmistes alimentent la panique morale en affirmant que la consommation de ces narcotiques entraînerait la mort.

De nombreux Montréalais sont concernés puisque les toxicomanes seraient plus enclins à commettre des crimes selon le journal : « Le narcotisme, cet usage néfaste qui est cause première de tant de crimes et des plus odieux, mène presque chaque jour, de ses habitués, en cour du recorder[75]. » Ils commettraient surtout des vols : « Depuis quelque temps nos grands magasins se plaignent de nombreux vols, et fait à noter dans les circonstances les auteurs sont presque toujours des priseurs de « coco » [cocaïne][76] ». Certaines victimes auraient été droguées, comme l’affirme l’article intitulé « Drogué et soulagé de $1,300 à Victoriaville[77] ». L’usage de stupéfiants est aussi associé aux crimes violents. Par exemple, Rosario Bergevin, accusé de tentative de meurtre à coups de hache contre sa femme, est décrit comme faisant un usage « excessif des drogues », ce qui l’aurait poussé au crime[78]. Même les criminels tentent d’expliquer leurs gestes comme une conséquence de l’effet de la drogue. Par exemple, un pyromane accusé d’avoir incendié une dizaine de maisons se défend en disant : « Si j’ai mis le feu c’est parce qu’on m’a drogué. Je ne savais pas ce que je faisais[79] ».

Selon le journal, la consommation des narcotiques s’étend maintenant à toutes les « classes sociales » : « La plupart des narcomanes appartenaient au monde interlope, mais cette funeste habitude s’est répandue dans toutes les classes de la société[80] ». C’est d’ailleurs le développement de cette habitude à l’extérieur des « bas-fonds[81] » qui inquiète le coroner adjoint Lorenzo Prince[82]. Tant que cette habitude restait dans les marges de la société, elle ne représentait pas une inquiétude particulière. C’est sa « propagation » aux classes « supérieures[83] » qui inquiète. D’ailleurs, le trafic serait de plus en plus exercé par des classes « respectables[84] » selon le journal, dont des policiers[85], des médecins[86], des pharmaciens[87] et des dentistes[88].

Les médecins trafiquants inquiètent particulièrement puisqu’ils incarnent la frontière entre l’usage licite et illicite des stupéfiants. Lors de la condamnation du docteur Hector Prud’homme, le juge Perrault de la Cour de police dit : « Il faut mettre fin à l’empoisonnement de la population par les drogues et nul n’est plus en état de comprendre cela que les médecins[89] ». Preuve de l’importance de cette préoccupation, La Patrie publie une quarantaine d’articles sur les médecins trafiquants. Il semble qu’une part importante du trafic de drogue passerait par les professions médicales, comme en attestent les nombreux changements à la Loi sur l’opium et les drogues, bien que peu de médecins soient condamnés en vertu de la loi[90]. De son côté, le gouvernement provincial de Taschereau fait adopter en 1922 la Loi concernant la vente des narcotiques :

La nouvelle loi que le gouvernement a fait adopter oblige les médecins, les dentistes, les vétérinaires et les pharmaciens à obtenir un permis du gouvernement pour la vente des narcotiques. Le prix de ce permis sera de $25. Tout médecin, dentiste, vétérinaire ou pharmacien trouvé coupable d’infraction à la loi sera passible d’une suspension de un an en plus de la suppression de son permis. […] Le Trésorier Provincial tout en admettant que la loi fédérale est complète en ce qui a trait aux pénalités, dit qu’elle ne définit pas suffisamment ce qui doit être considéré comme vente, et la loi actuelle a pour but de combler cette lacune[91].

Ces initiatives législatives illustrent que les autorités canadiennes et québécoises sont conscientes que le trafic de drogue passe, en partie, par les professions médicales, ce qui contribue d’autant plus au sentiment que la menace proviendrait de l’intérieur des marges sociales. La panique morale porte avant tout sur les dangers envers l’ordre social de cette habitude à toutes les « classes sociales[92] ». Parmi elles, deux groupes seraient particulièrement vulnérables : les jeunes et les femmes.

La jeunesse en péril

La diffusion de l’usage des drogues chez les jeunes inquiète particulièrement La Patrie : « Depuis longtemps déjà la PATRIE a jeté le cri d’alarme relativement à la drogue qui menace de décimer la fleur de notre jeunesse ». Cette catégorie n’est toutefois jamais définie dans le journal[93]. Le quotidien rapporte les propos inquiétants de Francis W. Cowan : « Notre jeunesse semble s’être adonnée à cette funeste habitude avec un acharnement tel, que chaque jour enregistre une perte de vie. […] De jour en jour on contamine la jeunesse et les habitués sont maintenant légion[94] ». En 1923, le médecin Copeland du Bureau des narcotiques fait une enquête qui vise à documenter le profil des usagers, comme leur âge et les causes de leur consommation. Selon ce rapport, « 2867 étaient des toxicomanes de moins de 40 ans sur les 3000 cas étudiés[95] ». Il ajoute : « Ce qui me frappe de mes observations générales, […] c’est que la grande majorité des habitués n’ont pas 25 ans et que le tiers ne sont pas encore arrivés à la vingtaine. Tous ces patients sont des pauvres filles et garçons qu’on a mal conseillés et mal guidés[96]. » Ce serait le manque de scrupule des trafiquants qui explique cette consommation juvénile. Afin de se monter une « clientèle[97] », ces derniers infiltreraient les clubs fréquentés par ces filles et ces garçons pour les inciter à consommer. Toujours selon Francis W. Cowan : « il a été démontré que des garçons et des fillettes de 12 à 16 ans s’y étaient adonnés. Que souvent des trafiquants de cocaïne, d’héroïne en distribuaient dans les salles de danse afin de propager le goût de ces drogues et écouler leur fatale marchandise[98] ». Cette consommation juvénile mettrait en péril l’avenir de la société[99]. La Patrie s’inquiète particulièrement des effets sociaux causés par les décès : « Que tous se lèvent contre les vendeurs qui empoisonnent la jeunesse et les dénoncent sans merci. Il s’agit d’enrayer un fléau mortel qui frappe la nation en plein coeur[100] ». Ainsi, l’observation de la consommation juvénile de drogues à des fins non médicales vient alarmer davantage La Patrie et les réformateurs sociaux, qui craignent en quelque sorte la fin de la civilisation.

« Les amazones de l’opium[101] »

Un autre phénomène qui inquiète La Patrie est celui des femmes trafiquantes. Les femmes occupent une place symbolique fondamentale dans la cohérence nationale et la stabilité sociale selon Rachel Riedner, spécialiste dans les études sur le genre : « As Foucault suggests but does not pursue, the national-state is particularly concerned with the proper role and behavior of women because women symbolize the coherence of the nation (as well as the household)[102]. » Conséquemment, l’adoption de comportements délinquants comme celui de trafiquer des drogues représente une vive source de préoccupation pour les entrepreneurs de la morale et comporte une signification qui dépasse largement la réalité des pratiques interlopes. Le phénomène des femmes trafiquantes ne cadre pas avec les stéréotypes associés au genre féminin. La Patrie rapporte :

Les plus grands trafiquants emploient des jeunes femmes ayant l’air très comme il faut, pour faire passer leur marchandise d’une ville à l’autre. Rien n’est plus difficile que de reconnaître ces amazones de l’opium. Ce ne sont pas des habituées et elles mettent le plus grand soin à ne jamais se montrer avec ceux que la police connaît comme les victimes de ce fléau[103].

Pour réintégrer ces femmes trafiquantes à l’ordre social, une tentative discursive s’amorce pour masquer leur libre arbitre dans le trafic de drogue. Ce procédé se traduit par le transfert de l’image de « femmes trafiquantes » à celle de « femmes mules » : « it must be remembered that many girls are used for running drugs under various names according to the fancy of the men who is handling them[104]. » Plutôt que de volontairement passer des drogues, ces femmes seraient « utilisées » par les « vrais » trafiquants, qui eux sont masculins, et maintenues dans un état de peur :

Our operative has not kept in touch with Dolly lately, but states he is sure he could locate her in twenty-four hours. He claims that Bruce and Paradise operate quite extensively smuggling cocaine and use the women to carry the stuff. Bruce keeps Dolly in the state of fear, but our operative believes she could be easily switched from Bruce’s control[105].

Pourtant, dans une correspondance interceptée par la police de New York entre Dorothy Wardell, décrite par le New York Tribune « as a girl enslaved by drug traffickers[106] », et ses collègues trafiquants, elle semble être pleinement consciente de ses actions :

Dear Wilfred & Emma. My advice to you is absolute care. Do not make one move for a while. If you can go to V---- for several days you might be able to make expenses. My reason for this advice is that there are about 7 men here making strong investigations on trains. […] Do not stake anything now. There better days coming. […] If you want me to come home I will do so immediately. They are people here who will help me. I can keep in touch with people who will help me. Please let me hear from you by phone tomorrow as soon as you get this. Love. Sincerely, Dorothy[107].

Cette lettre, qui présente une Dorothy Wardell débrouillarde et engagée dans la réussite de sa mission, contraste avec l’image de la jeune fille terrorisée peinte par le New York Tribune. Face à la menace d’une arrestation, elle semble rester en contrôle de ses moyens en allant chercher un refuge auprès de gens de confiance et fait preuve de solidarité en avertissant ses acolytes du danger imminent. Ainsi, le processus d’invisibilisation de l’agentivité de ces femmes trafiquantes permet de les réinsérer dans le récit de l’ordre social, puisqu’en devenant des « mules », elles conservent l’image de l’innocence.

Ces deux figures, celles de la jeune femme et de la jeunesse, montrent que le vice se cacherait partout. Ce danger omniprésent est d’autant plus menaçant qu’on ne peut le soupçonner derrière ces visages innocents. La panique morale repose d’ailleurs essentiellement sur cet aspect sournois du vice de la consommation et du trafic non médical de drogue.

Les Chinois, des « célestes[108] » peu menaçants ?

Les Chinois constituent le troisième groupe qui se démarque dans ce discours de la panique morale. Contrairement aux jeunes et aux femmes qui incarnent l’innocence, la figure du Chinois est associée au « vice » et à la consommation non médicale de drogues. Ils sont omniprésents dans la presse. En effet, 20 % des articles sur les drogues portent sur eux : « Chinois que l’on envoie en prison[109] », « Le juge libère le Chinois narcomane[110] », « Six Chinois sont arrêtés hier soir[111] », etc. Ces articles judiciaires témoignent de la forte répression faite envers cette communauté. En 1922, à Montréal, 42 % des personnes condamnées pour une infraction à la loi sur les drogues sont « d’origine chinoise » selon les Statistiques criminelles du Canada[112]. Malgré leur présence importante dans les cours de justice et dans le quotidien, ils ne sont paradoxalement pas au coeur de la panique morale. Le journal ne les accuse pas d’être les principaux usagers ni d’être les responsables du désordre social amené par les drogues. En effet, la majorité des articles les concernant sont plutôt d’ordre factuel et portent sur les arrestations et les procès en lien avec une infraction à cette loi.

Le sentiment anti-asiatique se développe à partir de 1875 aux États-Unis et au Canada et prend de l’ampleur au début du XXe siècle, principalement dans les premières années de la décennie 1920[113]. Le Canada vote d’ailleurs la Loi de l’immigration chinoise en 1923, qui interdit l’arrivée de nouveaux immigrants chinois au pays[114]. Ce racisme est surtout présent en Colombie-Britannique, qui accueille 63 % des Chinois au Canada selon le recensement de 1921[115]. D’ailleurs, les articles sur le « péril jaune[116] » répertoriés dans le journal La Patrie portent sur le débat qui a lieu dans cette province. En 1922, les députés du gouvernement provincial de la Colombie-Britannique discutent de l’expulsion des Chinois et des Japonais du pays : « Les députés de la Colombie-Britannique rêvent d’un Canada d’une seule race parlant deux langues comme aujourd’hui, mais unie par des aspirations communes et par le christianisme. Le devoir de chacun sera rempli pour les députés quand tous auront contribué à assurer la race blanche et chrétienne au Canada[117] ».

Le Québec est évidemment influencé par ce débat, même si la menace de « l’invasion asiatique » semble moins immédiate, sûrement en raison du fait qu’il n’y a que 2300 Chinois dans la province[118]. La Patrie écrit : « Pour le moment cette question intéresse principalement la Colombie-Britannique puisqu’elle est la première atteinte par l’invasion asiatique, et que c’est dans ses frontières que se concentre l’avant-garde des Mongols en attendant qu’elle s’épande à travers le continent[119] ». Cette façon de décrire « l’invasion asiatique » démontre bien que ce racisme existe à Montréal. Par exemple, l’Association des marchands montréalais appuie, en août 1923, les mesures du gouvernement fédéral qui restreignent l’immigration chinoise « et prie de continuer dans cette voie et d’enrayer davantage, si possible, l’immigration orientale en général[120] ». Notons que ce racisme ne mène visiblement pas à une mobilisation sociale et politique de la même ampleur qu’en Colombie-Britannique. Lorsque l’échevin Trépanier attribue la responsabilité de ce « mal » aux « étrangers », le journal rappelle que « d’après le journal la PATRIE, ce ne sont pas tant les immigrants que les citoyens qui semblent coupables[121] ».

Le racisme envers les Chinois joue néanmoins un rôle important dans le discours sur la panique morale. Dans un reportage sur le quartier chinois montréalais publié dans La Patrie, on tente de décrire ses habitants : « Le Chinois est un être essentiellement égoïste et qui ne pense qu’à lui. Esprit très actif, très industrieux, quand il le veut, il est aussi à ses heures très libertin et même vicieux. L’opium dans sa vie joue un rôle néfaste et c’est souvent sous l’influence de cette drogue venimeuse qu’il commet ses pires délits[122]. » Ce reportage entérine les principaux stéréotypes soutenus envers ce groupe ethnique, dont celui de consommer de l’opium[123]. D’ailleurs, la moitié des articles sur les drogues qui font référence à des Chinois les associent à l’opium. Les avocats des accusés chinois tentent parfois de retourner ce préjugé lorsqu’ils invoquent une habitude culturelle – sans danger pour les autres citoyens :

L’avocat Grant en les défendant a fait ressortir le fait que les Orientaux ont un seul plaisir au Canada, celui de fumer leur pipe d’opium, sans chercher à en entraîner d’autres dans cette habitude. Ils font cela comme les « Canayen » autrefois prenaient leur petit coup avant les repas. L’habitude de l’opium en [sic] se perd pas facilement et pour les Chinois c’est une habitude presque de naissance[124].

Ainsi, les Chinois sont associés à la consommation d’opium, et c’est probablement ce qui explique qu’ils soient autant visés par les frappes policières. En effet, parmi les 100 articles sur les drogues qui mentionnent les Chinois, 72 font référence soit à des arrestations, à des condamnations ou à des sentences en lien avec une infraction à la loi sur les drogues. Ce sont, généralement, de petits encadrés qui relatent, de manière neutre et factuelle, leur arrestation par la police. Un article typique du quotidien correspond à ceci :

Quatre Chinois ont été appréhendés dans une présumée fumerie d’opium, No 29 ouest Lagauchetière par les gendarmes Churchman et Barnes. Les policiers ont dû enfoncer la porte pour s’introduire dans la place. Un nommé Muck Duck, que l’on dit propriétaire de la maison, a comparu devant le juge Enright sous l’accusation d’avoir eu de l’opium en sa possession. Il a nié l’inculpation. Le juge a fixé le cautionnement à $500. Les trois autres Chinois, Ham Lee, Henry Tom et Hom Yen, ont dû répondre à l’accusation d’avoir fréquenté une fumerie d’opium. Ils ont protesté de leur innocence. Le juge a fixé le cautionnement à $100[125].

Cette « habitude culturelle » fait du quartier chinois un lieu tout indiqué pour le commerce des stupéfiants, selon les autorités[126]. D’ailleurs, les fumeries d’opium installées dans ce quartier sont connues et fréquentées, autant par des Blancs que par des Chinois[127]. Ce quartier fait l’objet d’une grande surveillance policière. La police de Montréal double ses effectifs dans ce quartier en octobre 1922 : « […] les autorités de la police ont décrété que le quartier chinois serait un endroit dangereux à l’avenir pour quiconque s’y aventurerait surtout le soir, car les constables ont reçu des ordres sévères et ils ont le droit et le devoir de fouiller toute personne qui leur semble louche[128] ». Les statistiques fournies dans le rapport annuel du Service de police de la ville de 1922 indiquent que 291 des 697 arrestations faites en vertu de cette loi ont été réalisées par le poste de police no 4 associé au quartier du Red Light et au quartier chinois[129].

Cette présence accrue crée des tensions. En février 1923, deux policiers, Ennis et Thivierge, entrent dans un club chinois et fouillent Toy One. Les constables trouvent de la cocaïne sur le prévenu. Alors qu’ils tentent de procéder à son arrestation, les deux policiers sont entourés d’une centaine de Chinois :

Neuf ou dix coups de feu furent tirés sur les policiers. Comme ils étaient en danger les policiers sortirent leurs revolvers et tirèrent plusieurs coups en l’air pour effrayer les émeutiers, mais rien ne pouvait apaiser la fureur des Célestes. Dans la lutte qui s’ensuivit les deux agents furent forcés d’abandonner leur prisonnier. Thivierge fut mordu cruellement et fut battu à coups de pied dans l’estomac[130].

La description de cette confrontation violente, ponctuée d’une dizaine de coups de feu, illustre bien la perception du journal à l’égard des Chinois. Ceux-ci sont présentés comme une masse plus ou moins indistincte de « Célestes » qui, pour protéger un de leurs « criminels », peuvent tirer des coups de feu directement sur les policiers, mais apparemment sans les atteindre. Les policiers, pour leur part, « tir [ent] dans les airs » face à une foule d’émeutiers. L’article ne fait mention d’aucun blessé du côté des Chinois, une précision qui – on peut le supposer – n’aurait intéressé ni La Patrie ni son lectorat. En fait, l’article mentionne que seul le policier Thivierge fut blessé, « mordu cruellement » par des Chinois pourtant armés de fusils ! Qu’ils pratiquent l’émeute ou le trafic de l’opium, aucun article ne s’intéressait vraiment aux motivations des Chinois, qui étaient considérés comme étant à l’extérieur de la société québécoise. Or la panique morale portait avant tout sur le danger domestique de cette consommation, ce qui explique, finalement, le traitement particulier des Chinois dans les articles sur la consommation de drogues au début des années 1920.

Conclusion

La panique morale véhiculée par La Patrie nous renseigne sur la dimension montréalaise de la guerre à la drogue. L’instabilité sociale qui suit la Première Guerre mondiale et la place de la métropole dans le trafic international des narcotiques amènent les réformateurs sociaux à militer pour un contrôle plus strict de la consommation des opiacés et de la cocaïne, alors considérée comme étant à la source des problèmes sociaux. Notre analyse des articles de La Patrie démontre que la panique morale repose avant tout sur la perception de la dispersion de cette habitude dans toutes les classes sociales, particulièrement chez les jeunes et les femmes. Ces pratiques de consommation ne représentaient pas un danger tant qu’on croyait qu’elles restaient dans les marges de la société. Ainsi, la pratique chinoise de fumer de l’opium, bien qu’elle soit reconnue, ne représente pas une menace pour la société, car ces Sino-Montréalais sont déjà considérés comme étant à l’écart de la société. Le discours de peur et les exagérations véhiculées dans le journal par les réformateurs sociaux témoignent de leur inconfort face aux nouvelles réalités d’après-guerre. La plus grande mobilité des femmes dans l’espace public est l’un des éléments qui les trouble. La figure de « l’amazone de l’opium » témoigne de l’incrédulité de ces réformateurs et des autorités policières face à l’affaiblissement des normes traditionnelles de genre engendré par ce phénomène. Leur tentative d’imposer l’image de la « mule » à ces femmes trafiquantes révèle leur désir de renforcer ces normes. À l’inverse de ce phénomène marginal, qui prend une dimension morale importante dans le discours de La Patrie, la surreprésentation des Chinois dans les cours de justice de la métropole est traitée comme un fait divers ; cela montre le peu d’intérêt du quotidien pour le sort de ces populations reléguées aux marges de la société. L’exemple de la consommation chinoise d’opium rappelle tristement que les effets des politiques publiques sur les drogues ne sont toujours pas un thème qui intéresse les journalistes. Le vécu des consommateurs reste un sujet discret, voire invisible, dans les débats sur les modes de régulation des drogues. La crise actuelle du fentanyl remet à l’ordre du jour les effets réels et concrets de la dépendance. En mettant l’expérience des personnes dépendantes aux drogues au coeur des recherches, nous pourrions certainement avoir une meilleure compréhension des impacts de la politique criminelle qui reste dominante aujourd’hui, malgré la récente légalisation du cannabis.