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L’alcool est un luxe, l’ivrognerie est un vice et la fiscalité moderne dépend des deux. Du XVIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce n’est pas moins de 40 % du revenu récurrent de l’État britannique qui est ponctionné sur le commerce de l’alcool[1]. En termes économiques, la demande pour l’alcool dans les sociétés traditionnelles est inélastique alors que seuls les rituels communautaires la limitent. Or, l’État mercantiliste profite davantage d’une demande élastique qu’inélastique, c’est-à-dire d’une culture de la consommation individualiste limitée par le prix et l’offre[2]. Pour Adam Smith, c’est l’impossibilité d’imposer les gens en proportion de leur revenu qui apparaît avoir donné l’occasion d’inventer les taxes dites indirectes sur les biens consommables[3]. Ces taxes sont dites régressives parce qu’elles se payent par tous et de manière égale, sans considération pour l’état du revenu de chacun, pesant ainsi davantage au pauvre qu’au riche ; elles sont aussi clientélistes, car elles font de l’État un partenaire de la classe marchande, qui profite de l’intervention étatique en dispersant les coûts et concentrant les bénéfices[4]. Dans L’esprit des lois, Montesquieu écrit que « [l]es droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu’on ne leur fait pas une demande formelle[5]. » Le chapitre VIII est d’ailleurs intitulé « Comment on conserve l’illusion[6] ». Pour qu’il y ait assentiment, il faut « que le prix de la chose et le droit puissent se confondre dans la tête de celui qui paye[7] », d’où l’imposition sur le luxe qui se fait vice pour le pauvre. Bien que l’alcool reste un luxe à tous les paliers sociaux, l’ivrognerie reste le vice du pauvre. Le luxe, dont au premier chef l’alcool, est une source de corruption populaire, la fiscalité est considérée par les réformistes britanniques comme un outil privilégié de régulation sociale, mais aussi comme une source d’affirmation nationale face aux puissances étrangères[8].

En 2010, dans Magistrat, police et société, Donald Fyson a remarqué que la législation introduite dans la Province de Québec en 1774 s’inspire des Gin Acts[9]. L’objectif original de cette législation est de réduire le nombre de petits étals détaillant de l’eau-de-vie de grain (gin) à petite mesure en obligeant chaque vendeur de liqueur à obtenir une licence et d’ainsi réduire l’offre. L’autre volet de cette loi britannique consiste à libéraliser le commerce des boissons fermentées traditionnelles alors jugées tempérantes. La loi britannique spécifie que l’émission de licences pour les établissements vendant au détail de la bière, du cidre ou du vin doit être distincte des droits d’accise et, par conséquent, ne doit demander aucune charge fiscale pour les postulants[10]. Pour Adam Smith, le coût de la licence joue le rôle d’une taxe somptuaire bloquant ainsi l’accès à l’exercice de ce commerce aux plus pauvres[11]. L’idée est d’endiguer la multiplication des dram shops, pourvoyeurs d’eau-de-vie, jugés source de corruption des moeurs et de l’ordre public. Or, on boit très peu de bière ou de cidre au Canada au XVIIIe siècle[12]. Les Canadiens, soutient en 1772 un rapport britannique, n’entretiennent pas, en général, de dépendance pour les spiritueux bien que « many of the Lower Class begin to be dram Drinkers, since the great inundations of a poisonous firey stuff from New England, called rum, which sells cheap because it pays no Duties[13] ». La fiscalité est garante de la moralité populaire. Ce type d’injonction paternaliste se retrouve dans les divers préambules d’ordonnances et de lois promulguées entre le début du gouvernement civil en 1764 et le lancement des campagnes catholiques de tempérance en 1840. En prenant le pas d’une restriction de la demande au lieu d’un contrôle inefficace de l’offre, ces campagnes de masses incarnent en définitive l’austérité professée par la législation.

Donald Fyson a relevé que, sous le régime britannique, la correspondance officielle concernant les poursuites relatives aux licences pour vente d’alcool a généralement trait au revenu plutôt qu’à la moralité. L’historien judiciaire remarque que « peu de taverniers sont poursuivis pour des causes directement liées à la moralité, comme la vente d’alcool le dimanche[14] ». Fyson souligne que la répression des infractions par la magistrature assure la moralité et défend tout à la fois les intérêts de l’État, « car les permis d’alcool génèrent une source importante de revenus pour l’exécutif colonial[15] ». Or, cet aspect fiscal, plus encore que l’aspect moralisateur et paternaliste, marque une distance par rapport au système de régulation du commerce de l’alcool prévalant sous le régime français.

Malgré cette centralité de la question fiscale, celle-ci a reçu une attention plutôt diffuse dans l’historiographie québécoise et canadienne. Ce que l’on retient souvent des historiens de l’économie, c’est leur traitement des questions de balance commerciale, de production et de mentalité entrepreneuriale[16], alors que les postes de dépenses ont surtout retenu l’attention de l’histoire sociale[17]. Comme Elsbeth Heaman le résume, l’historiographie a surtout souligné que les Canadiens français catholiques au Bas-Canada ressentaient une aversion fiscale plus importante que les autres groupes, alors que cette résistance fiscale renvoie dans les faits d’abord à la maîtrise des formes institutionnelles britanniques par les élites parlementaires[18]. Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot soulignent que la puissance financière de la Chambre s’appuie sur les revenus tirés d’un panier de marchandises importées[19]. Ces taxes et ces amendes représentent moins de 20 % des recettes du gouvernement civil avant 1799 et plus de 40 % après 1808[20]. Il s’avère qu’une partie conséquente, même si elle est difficile à quantifier de manière précise, est extraite du commerce de l’alcool, sur l’émission de diverses licences pour tenir tavernes et détailler de l’alcool et les amendes en cas de forfait[21]. En proportion, le déficit du gouvernement civil tend à décroître au cours de la même période jusqu’à dégager un surplus dans les dernières décennies. D’autant plus que le déficit brut constitue une mesure grossière de la dépendance de la législature provinciale vis-à-vis de l’exécutif et du gouvernement impérial[22]. Récemment, la discussion s’est élargie à l’influence de la démocratie jacksonienne dans la radicalisation du discours patriote. Le Bas-Canada subit des contrecoups des paniques financières et des récessions de 1819 et de 1837 analogues à ceux observés dans les sociétés rurales et urbaines américaines[23]. En fait, le Bas-Canada expérimente lui aussi l’émergence de la société commerciale (Market Revolution)[24]. De fait, l’étude détaillée du commerce de l’alcool offre une fenêtre exemplaire sur ce phénomène transnational. Cette contribution vise à poser les prolégomènes d’une histoire politique et culturelle du commerce de l’alcool dans la constitution de l’État colonial bas-canadien.

La licence : une taxe somptuaire sur le vice

Le 10 mars 1765, une pétition d’habitants canadiens de Montréal est remise au gouverneur Murray. Les pétitionnaires sont scandalisés par la multiplication du nombre de tavernes et d’auberges depuis que des « licences […] sont données pour une somme à des cabaretiers, dans les villes et toutes les campagnes[25]. » Qu’est-ce qui choque ? Sous le régime français, les ordonnances des intendants prescrivaient l’obtention d’une permission signée de leur main. Bien que certaines conditions soient attachées à ce permis, comme le respect des poids et mesures, ou le devoir de conserver une réserve de boissons suffisante, aucuns frais ou taxe ne sont alors exigés[26]. Cette différence d’approche dans la régulation est substantielle. Le régime français fait appel à l’autorité paternelle et gratuite du gouverneur investi de celle du souverain, alors que, selon les termes de l’ordonnance du 3 novembre 1764, ce sont les juges de paix réunis en séances de quartier qui sont investis, à condition de payer les frais, du pouvoir de sélectionner les cabaretiers et les taverniers. La permission et la reconnaissance de la décision des juges – une décision attestée par l’émission d’un certificat signé du clerc des juges de paix – demeurent une prérogative attachée au gouverneur. Le coût de la procédure d’obtention d’une licence monte à 36 shillings (1,16 £), qu’il faut remettre au secrétaire civil attaché à l’exécutif provincial. De cette somme, deux shillings sont remis au clerc des juges de paix chargé de délivrer le certificat, et huit shillings au secrétaire pour la reconnaissance et la permission délivrée par le gouverneur ; « le Reste [26 shillings] [est] approprié aux Usages publics, en telle Maniere que le Gouverneur et Conseil trouveront à propos[27]. » Le financement du poste de gouverneur général par les licences est une pratique courante dans l’Amérique du Nord britannique[28]. Ces 26 shillings constituent une taxe qui, comme les tarifs douaniers, est imposée sans l’assentiment d’une chambre d’assemblée législative. Cette situation soulève une vive opposition de la part de plusieurs Britanniques établis dans la province.

Dans la foulée de la crise politique des Stamps Act, le droit du roi de taxer les colons sans une représentation directe de ces derniers au parlement impérial soulève les passions. Plusieurs s’en réfèrent alors à la défense de l’héritage de la Glorieuse Révolution de 1688-1689, à John Locke[29]. Un rapport du solliciteur général Francis Masere, rédigé en 1766, avant son départ pour la colonie, soutient qu’en l’absence d’une chambre d’assemblée provinciale, le moindre mal est de taxer en vertu de l’autorité du Roi en son Parlement, et non uniquement de celle du Roi[30]. En avril 1766, une proclamation royale révoque l’ordonnance de 1764[31]. Le 5 juillet 1766, le lieutenant-gouverneur Carleton fait voter en conseil une nouvelle ordonnance. Le gouverneur souhaite se prémunir de toute apparence de conflit d’intérêts. De fait, Carleton annonce, dans la Gazette de Québec, renoncer à tous les frais attachés à son service relevant de l’autorité régalienne, sauf ceux issus des licences pour détailler des boissons et tenir taverne[32]. Cette lettre est aussi publiée dans une gazette de Londres. Par ce geste, Carleton se distancie des scandales qui accablent son prédécesseur. Les sommes recueillies seront désormais remises au receveur général comme partie intégrante du revenu de la couronne[33].

Après plusieurs procès et tergiversations, le Parlement de Londres met fin aux taxes sur les vins et les spiritueux importés, mais aussi à celles sur les licences[34]. En 1768, le coût d’une licence passe de 1,16 £ à 3 shillings 6 pence[35]. Ainsi, seuls les frais administratifs dédiés au secrétaire civil sont maintenus[36]. Surtout, il est spécifié que les licences sont renouvelables chaque année[37] ; le système de régulation de la vente d’alcool gagne en transparence. En 1769, la Gazette de Québec publie la liste des détenteurs de licences pour l’ensemble de la province[38]. Ultimement, cette tenue centralisée des registres permet la collecte efficace d’information, moteur d’une fiscalité efficiente.

Le Quebec Revenue Act de 1774 introduit officiellement la légitimité souveraine du Parlement britannique de lever la taxe et les amendes associées au système afin d’établir un revenu pour la colonie. Le coût d’une licence pour détailler des alcools est de nouveau fixé à 1,16 £. La taxe a un certain impact ; à Québec, le nombre de licences passe de 130 débits autorisés en 1773 à 68 en 1775[39]. En avril 1775, Carleton rétablit l’essentiel du système : le revenu est remis au receveur général et la demande est traitée par le secrétaire civil de la province. L’invasion des troupes du Congrès continental embourbe l’administration du système ; l’ordre se rétablit progressivement entre 1779 et 1782. La fin du conflit en 1783 engendre une rupture avec l’administration centralisée du système. Une annonce du secrétaire provincial du 8 mars 1784 réitère la règle du renouvellement annuel alors qu’un certificat d’approbation produit à « une Cour de Commissaires de Paix » est désormais nécessaire[40].

Au Bas-Canada, la capacité de l’État à s’imposer sur la société est concentrée en ville, où résident la magistrature et les militaires. Dans les campagnes, l’État doit s’appuyer sur la bonne foi bénévole des petites élites locales sujettes aux pressions du milieu. La distance est censée amoindrir les effets d’une trop grande promiscuité communautaire comme le népotisme, le clientélisme ou le favoritisme[41]. Mais comment fixer les seuils ? Dans les faits, il n’y a virtuellement pas de demandes émanant des campagnes qui sont rejetées. Il n’y a aucun seuil préétabli par les autorités centrales. En l’absence d’un ratio officiel prenant en considération les recensements, cette décision ne peut se prendre que sur la base d’une évaluation arbitraire.

Afin de garantir la probité du système, Carleton s’adosse au clergé catholique. Par deux fois, Carleton demandera au chef de l’Église canadienne sa collaboration. Il le fit une première fois en octobre 1768 sous Mgr Briand[42].

Même si Carleton demande la collaboration du clergé, l’étude systématique de ces certificats démontre plutôt une réalité éclatée, voire quelques réticences de la part des curés[43]. Même si le Quebec Revenue Act abroge l’ordonnance de 1768, les traces de la continuité des pratiques issues de ces instructions sont observables dans les quelques certificats conservés pour 1775 et 1778[44]. En 1787, au moment où le système subit des ratés, le désormais lord Dorchester fait encore appel au clergé catholique. Monseigneur d’Esgly écrit :

Monsieur,

Pour entrer dans les vues du Gouvernement qui a sagement fait annoncer dans la Gazette de Québec, du 15 du présent mois, qu’après le 5 avril prochain, nul n’obtiendrait de licence pour vendre des liqueurs dans les paroisses des campagnes, sans s’être auparavant muni de l’attestation du curé du lieu et du capitaine de milice, nous vous exhortons à faire usage de cette marque de confiance d’une manière qui réponde aux intentions qu’a le gouvernement de maintenir partout l’ordre, la paix et les bonnes moeurs. Vous observerez donc de ne donner cette recommandation qu’au plus petit nombre que vous pourrez, et seulement à des personnes d’une probité reconnue, chez qui vous ayez lieu d’espérer qu’il ne se passera aucun désordre occasionné par l’usage immodéré des boissons[45].

Les juges de paix de Montréal s’objectent à ce que les curés détiennent ce pouvoir, étant donné que bon nombre des taverniers, en particulier dans les villes et en périphéries, sont protestants[46]. L’ordonnance de 1788 ajoute des spécifications : les demandeurs des campagnes doivent faire signer leur certificat de la main du capitaine de milice, représentation officielle du pouvoir, et le faire contresigner soit par un curé, par un magistrat local ou bien par le seigneur du lieu. En 1795, le nouveau parlement provincial abroge ce recours aux curés et aux seigneurs pour s’appuyer, à l’image de la législation anglaise, sur les marguilliers[47].

Cette loi provinciale ajoute une taxe supplémentaire de 2 £ aux 26 shillings déjà imposés. En ajoutant les frais administratifs, un tavernier doit donc désormais débourser annuellement 5,10 £[48].

Figure 1

Nombre de licences octroyées pour tenir taverne et vendre de l’alcool mentionné dans les rapports annuels déposés à l’Assemblée législative du Bas-Canada (1792-1841)

Nombre de licences octroyées pour tenir taverne et vendre de l’alcool mentionné dans les rapports annuels déposés à l’Assemblée législative du Bas-Canada (1792-1841)

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La courbe des octrois (Figure 1) établie en fonction des revenus comptabilisés à partir des lois impériales (14 Geo III) et provinciales (35 Geo III) dans les comptes publics du Bas-Canada permet de constater une diminution après 1792, mais une reprise de la croissance à partir de 1799[49]. L’année 1818 marque un nouveau décollage alors que le nombre d’attributions dépasse le millier. Ce second décollage peut s’expliquer par la fondation de plusieurs bourgs et villages dans l’après-guerre. L’imprimeur Ludger Duvernay écrit d’ailleurs en 1830 : « On remarque qu’il s’est formé dans le district de Montréal, depuis la dernière guerre [1812-1814] plusieurs beaux et grands villages[50] ». Dans ces nouveaux villages l’imprimeur note l’installation autour des Églises « [d’] au moins une auberge, et les notaires, les médecins, les marchands, les artisans[51] ». En d’autres mots, les villages deviennent autant de points de service urbains au coeur des campagnes. Le constat de Duvernay est celui d’une société en profonde transformation qu’apporte l’émergence de rapports de plus en plus conditionnés par le marché, le crédit et la monétarisation.

Un commerce lucratif

L’alcool est un produit de consommation quotidien. Avant l’émergence de la société de consommation, les boissons alcooliques constituent l’un des rares luxes à être consommés par toutes les strates de la population. Parce qu’il constitue à la fois une denrée de base, un luxe et une substance psychoactive possédant la propriété de susciter la dépendance, l’alcool comme marchandise connaît une demande inélastique. Cette réalité confère aux gouvernements l’opportunité d’expérimenter avec des niveaux de taxation exceptionnels en comparaison à d’autres denrées ; elle assure aussi un profit pour les marchands[52].

Dans une ère où la statistique sociale n’en est qu’à ses balbutiements et que la criminologie n’est pas même un mot, la consommation excessive d’alcool constitue une source intarissable de maux et de crimes aux yeux de l’élite. L’excès se définit alors par des seuils moraux arbitraires qui renvoient d’abord à une organisation de l’espace social. Être ivre chez soi n’est pas considéré comme un problème tant que le seuil de la porte n’est pas franchi, tout autant qu’il n’y ait pas de perturbation ou de violence domestique. C’est sur la place publique que le bourgeois s’offusque de l’alcoolémie populaire. L’adresse, le 27 août 1825, au Grand Jury de Montréal du juge James Reid constitue un témoignage éloquent :

As an object of commerce and of public revenue spirituous liquors maybe considered to be profitable, yet we cannot conceal, the mischief they occasion, and how much the constraint swallowing in the intemperate use of them undermines the strongest hold in society, relaxes and debases the moral character, and prepares it for the pursuit of every criminal indulgence[53].

Le juge Reid oppose ici les effets criminogènes du commerce des spiritueux et son utilité sociale, c’est-à-dire les bénéfices commerciaux et les revenus engrangés par sa taxation.

Les débats qui divisent les marchands et la petite bourgeoisie canadienne composée essentiellement de notables à l’occasion de la Querelle des Prisons en 1805 permettent de relever certaines des représentations qui animent les discours de l’un et l’autre de ces groupes. Dans une pétition au Conseil législatif, les marchands de Montréal écrivent :

[…] it is an opinion held by some speculative Writers, that the Consumers must, and will ultimately pay the Duties so advanced, yet experience often dearly bought has demonstrated the contrary, and that the Sale price is regulated by the quantum of the Commodity at Market, with the demand for it[54].

D’après ces pétitionnaires, les droits avancés ne pourraient être récupérés parce que le climat de la province, bloquant les communications maritimes six mois par année, les empêcherait de réexpédier les stocks invendus et ainsi d’équilibrer l’offre et la demande. En bref, ces marchands se plaignent d’être dépendants de la demande du seul marché canadien pour écouler à n’importe quel prix leurs stocks[55]. Mais voilà, la demande est inélastique.

L’alcool constitue, sur le plan de la valeur, la seconde catégorie de produits importés au port de Québec ; en ce qui concerne le volume, tous les types d’alcool se partagent 16 % des volumes totaux, face à 44 % en moyenne du volume total des importations pour les tissus, les lainages et les textiles[56]. Les impressionnants volumes d’importations de rhum de Nouvelle-Angleterre – environ un million de litres annuellement dans les premières années du régime britannique – s’expliquent d’abord par la présence de garnisons importantes, et ensuite par le rôle pris par cette denrée dans le commerce des fourrures qui accaparerait environ 15 % de ce volume[57]. Le ralentissement conséquent de la traite des fourrures au début du XIXe siècle accentue la dépendance des marchands envers le marché domestique. L’offre intérieure demeure conditionnée au nombre de taverniers et d’épiciers renouvelant annuellement leur stock en même temps que leur licence. La demande demeure en bout de compte inélastique. Bon an mal an, l’alcool trouve ultimement un débouché, comme le fait remarquer Pierre-Stanislas Bédard dans un mémoire de l’Assemblée législative adressé au souverain :

Si les marchands importaient des marchandises dans ce pays pour les réexporter à d’autres marchés, où ils éprouveraient la concurrence des marchands étrangers, qui ne seraient pas sujets aux mêmes droits, c’est alors qu’ils seraient exposés à perdre ceux qu’ils auraient payés dans ce pays ; mais comme ils ne peuvent être en concurrence ici qu’avec des marchands qui payent les mêmes droits, ils sont certains de ne pas payer ces droits, en important de marchandise que ce que le pays peut consommer ; et s’ils en importent trop, ce n’est plus aux impôts, mais à leur propre imprudence qu’ils doivent en imputer le mal[58].

C’est à ce moment qu’embarque la collusion, ou les soupçons de collusion, entre les intérêts des marchands et la magistrature.

En 1798, un certain John Simpson, loyal sujet de Sa Majesté britannique ayant pris les armes lors du siège de Québec en 1775-1776, pétitionne privément l’Assemblée législative du Bas-Canada pour se plaindre du refus des Juges de Paix de renouveler sa licence. Ce boulanger infirme devenu tavernier par nécessité, car « il s’est trouvé hors d’état de travailler à sa profession ordinaire », dénonce clairement et publiquement ce que l’on appellerait aujourd’hui un système de collusion :

Il n’a pu s’empêcher d’être alarmé lorsque s’étant un jour adressé à un d’eux, avec beaucoup de soumission pour obtenir les fins de sa priere, on lui dit d’aller chercher sa Licence où il avoit acheté son Rum : d’autres sujets de Sa Majesté n’ont pas eu moins lieu de se plaindre que lui, quoi qu’ils n’ayent pas ôsé le déclarer, craignant les conséquences qu’on auroient pu résulter pour eux mêmes individuellement[59].

Simpson spécifie qu’il souhaiterait que la loi soit amendée « en sorte qu’aucune personne qui importera, distillera ou vendra des liqueurs » ne sera impliquée dans l’octroi de licences pour détailler des boissons[60]. La loi britannique est pourtant claire en cette matière :

No Justice of the Peace, which is a common brewer of ale or beer, or an inn-keeper, distiller, or seller of, or dealer in, ale or spirituous liquors, or who is ny ways concerned in either of the said trades, or is a victualler, or malster, shall have nay power to grant liences for selling any kind of liquors, but the licences granted by them shall be void[61].

Bien que la pétition soit reçue par la Chambre, il faut attendre la contre-pétition des juges de paix de Québec, protestant d’allégations sur leur honneur dans cette affaire, pour que tout projet de réformes meure au feuilleton.

En 1810, James McCord et Jean-Marie Mondelet, présidents des sessions trimestrielles à Montréal, déplorent que plusieurs juges de paix aient demandé et reçu des licences pour tenir tavernes, « une chose que nous concevons humblement être très incorrecte, car ces mêmes hommes peuvent être amenés à juger la conduite de personnes de la même profession sur plainte déposée devant eux[62] ». Malgré cette alarme, il n’y aura pas de véritable réforme. Que ce soit directement lorsqu’ils occupent le poste de juge de paix ou indirectement par les pressions qu’ils peuvent exercer sur la magistrature, les marchands ont plusieurs opportunités d’influencer le système. De plus, la classe mercantile bénéficie sous le régime de l’exclusif d’un marché protégé et peu compétitif. La captivité du marché dont se plaignent les marchands de Montréal encourage l’accroissement du réseau de distribution qu’il soit légal ou illégal. Une analyse statistique de régression à partir des comptes publics du Bas-Canada (Figure 2) a permis d’établir une corrélation positive entre le montant des droits levés sur les produits en vertu de l’Acte du revenu du Québec de 1774 (14 Geo III), c’est-à-dire essentiellement du rhum et du vin, et le nombre de licences octroyées[63]. Ainsi, pour chaque 40 £ récoltés aux douanes, c’est-à-dire l’équivalent de 80 gallons (302 litres) de rhum des Antilles britanniques imposé à six pence sterling en vertu de 14 Geo III ou son équivalent, une licence supplémentaire est émise dans la province. Ces volumes sont des estimations. Il est courant que les revendeurs allongent le rhum ou les liqueurs par toutes sortes de frelatage qui leur permettent de réaliser jusqu’à 400 % de profit[64]. Cependant, cette relation expose les limites d’un système qui s’appuie, malgré ses prétentions, sur la recherche de maximisation du profit privé d’une classe marchande davantage que sur la volonté paternaliste de régulation renvoyant, en principe, à l’intérêt général.

Figure 2

Courbe de régression linéaire du nombre de licences octroyées en fonction du revenu des douanes récolté en vertu de 14 Geo III (1792-1841)

Courbe de régression linéaire du nombre de licences octroyées en fonction du revenu des douanes récolté en vertu de 14 Geo III (1792-1841)

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Taverniers et épiciers, ces « payeurs de taxes »

L’acceptation de la régulation par les marchands et les commerçants est facilitée par les avantages que ces derniers retirent, sous les rapports d’une concurrence amoindrie, de prix ou de débouchés garantis. La notion de régulation dans ce contexte mercantiliste est à rapprocher de celles de monopole et de privilège. Plus la période avance, plus le nombre de licences augmente, en particulier dans les villes et leurs banlieues. Les recensements de 1821 et de 1831 permettent d’établir que les bourgs de près d’un millier d’habitants accueillent en moyenne de 5 à 7 tavernes. D’après le recensement de 1831, le village de La Prairie compte près de 4 000 habitants et 36 auberges et tavernes. Québec, la même année, compte 25 826 habitants et 148 tavernes[65]. Dans le petit quartier portuaire de l’Anse-des-Mères, où s’agglutinent plusieurs émigrants des îles britanniques et d’Europe, on compte jusqu’à 28 tavernes. Cette forte densité alimente la concurrence. C’est à ce moment que les taverniers et marchands revendiquent un meilleur système de contrôle afin de protéger leur monopole.

En avril 1800, une pétition de plusieurs marchands de liqueurs fortes est reçue par la Chambre. Ils se plaignent d’avoir payé « une taxe de vingt-cinq piastres d’Espagne pour obtenir la permission de vendre des liqueurs fortes », tandis que « toute personne quelconque peut vendre jusqu’à trois Gallons à la fois, sans être assujettie à aucune formalité[66] ». Bien que la Chambre ait résolu de se réunir en comité sur la question, le jour entendu, le quorum ne fut pas constaté. L’objectif de ces marchands est certainement de concentrer le commerce de revente d’alcool entre les mains des plus grands joueurs. Ils payent pour jouir de ce privilège.

En janvier 1819, plusieurs taverniers de Québec pétitionnent la chambre. Ils réclament la restriction du commerce au détail des liqueurs en deçà de trois gallons aux seuls taverniers et aubergistes. Leur base argumentaire ressemble à celle des marchands dix-neuf ans plutôt ; les pétitionnaires dénoncent la disproportion entre le coût d’une licence pour tenir taverne et celui que doivent débourser les épiciers. Ils ajoutent que « c’est une pratique ordinaire de nombre d’Epiciers de cette Ville de détailler à leur comptoir des liqueurs fortes, d’y en laisser boire une aussi petite mesure qu’une roquille ou moins[67] ». Les épiciers n’ont pas à souffrir des abus causés par les ivrognes dans leurs établissements « puisque l’acheteur n’a besoin que de sortir et boire à la porte » et réitérer l’expérience tant qu’il en a les moyens[68]. Les auberges accueillent alors ces intoxiqués sans que les tenanciers ou la clientèle aient pu surveiller la consommation de l’ivrogne. La réputation de leurs établissements souffre de cette situation, soutiennent-ils. La réponse des épiciers se fait entendre dans la chambre trois mois plus tard : « [L] es Pétitionnaires sont informés que les aubergistes se seraient adressés à la Chambre pour obtenir une Loi qui augmenteroit le prix des Licences [des épiciers], ou les empêcheroit de détailler des Liqueurs par petites mesures[69] ». Bien sûr, les épiciers s’opposent à l’adoption d’une telle loi qui, disent-ils, « multiplieroit à l’infini le nombre des auberges » et « détruiroit entièrement le commerce des Pétionnaires, qui sont d’une très grande utilité pour subvenir aux besoins du pauvre, sans l’exposer à la débauche, dont il ne peut se garantir en fréquentant les auberges[70] ». L’espace de sociabilité, davantage que la consommation de la drogue, est donc présenté comme un danger moral. Les épiciers ajoutent que « malgré le haut prix des licences pour vendre à boire, disent-ils, le nombre des Auberges s’est multiplié à tel point, qu’il n’y a pas un seul jour où il ne se commette des désordres qui troublent le repos public[71] ». Les épiciers vont jusqu’à soutenir que si le monopole de la vente à petite mesure était attribué aux taverniers, le prix des liqueurs augmenterait au point de les rendre inabordables aux travailleurs manuels obligés pour soutenir leurs familles de mener de durs travaux physiques auxquels ils ne résisteraient pas sans quelque peu de liqueurs pour ranimer leurs forces[72]. Les taverniers de Québec sont rejoints en février par leurs collègues de Montréal. Ils défendent l’utilité sociale de leur commerce en soutenant que les auberges établies dans les faubourgs accommodent principalement les « habitans des Paroisses éloignées qui viennent procurer aux habitans des Villes les comestibles et autres choses nécessaires à la vie[73] ». Ils se plaignent d’avoir à soutenir seuls les frais et les obligations des nouvelles mesures de police comme l’entretien du guet et des fanaux. Un comité parlementaire est établi pour se pencher sur les récriminations des aubergistes et des marchands, mais le rapport est « tabletté[74]. »

En 1832, la question atteint un point critique. En novembre, plusieurs aubergistes montréalais présentent à la Chambre une pétition dans laquelle ils stipulent :

Que convaincus de la nécessité qu’il y a pour chaque Pays d’avoir un Revenu public, les Pétitionnaires seront toujours prêts à contribuer à celui de la Province, dans sa proportion que la loi le requiert d’eux, et ils payent actuellement des sommes considérables tous les ans pour cet objet[75].

Les pétitionnaires continuent à s’appuyer sur ce pouvoir que confère celui qui paye. Aucun autre groupe social, mis à part les marchands impliqués dans le commerce d’importation, ne peut se targuer d’une telle position face à l’État colonial. La taxation façonne la reconnaissance.

Une pétition des aubergistes de Québec entendue en chambre le 1er décembre 1832 va beaucoup plus loin. Ces pétitionnaires soutiennent eux aussi que leur statut de contributeurs au trésor public leur donne le droit d’exiger des réformes du système des licences alors que les tensions sociales sont palpables :

Que la classe riche et élevée de la société voit d’un mauvais oeil l’établissement des maisons d’Entretien Public, dans certaines rues et certains quartiers de la Cité de Québec ; et qu’en conséquence de cette opposition, les Pétitionnaires sont exposés au caprice et à l’injustice. Que le refus des licences n’est jamais accompagné d’un exposé des raisons sur lesquelles il est fondé, et que dans une foule de cas, où par une faveur spéciale, on a bien voulu les donner, elles ont paru, après un examen, être frivoles et sans aucun fondement.

Ce qui est ici remis en cause, c’est tout le rapport moralisateur associé à ce mode de taxation. On y dénonce également l’inadéquation entre les pratiques issues de la législation anglaise et celles en vigueur dans la République américaine voisine :

Que les Pétitionnaires forment la seule classe de personnes, dans cette Province, qui soit assujettie à une incapacité pénale et ruineuse dans ses conséquences, sans procès, et sans accusation publique, et qu’une pareille incapacité est aussi incompatible avec la libéralité des principes et les vues éclairées qui règnent sur tout le continent, relativement aux droits des individus, qu’elle est injuste envers les Pétitionnaires dont le caractère et la conduite de toutes les autres classes des Sujets de Sa Majesté en cette Province[76].

Sans nul doute, cette pétition est pilotée par une franche militante associée au Parti patriote et ses éléments les plus revendicateurs. Les aubergistes de Québec exigent que soit instillé un certain laisser-faire :

Que le trop grand nombre, comme un excès de productions dans les manufactures, et un excès dans le Commerce, doit être laissé à soi-même, pour y porter son propre remède, et que si l’on accordait des licences à tous ceux qui peuvent offrir des suretés pour garantir leur obéissance aux loix et aux règlements, la demande pour tenir des Maisons d’Entretien Public en règlerait le nombre en bien peu de temps, et selon l’ordre naturel des choses, et que toute réduction dans le nombre des Auberges, autre que celle qui est occasionnée par une diminution dans la demande d’icelles, en peut tendre qu’à produire un monopole en faveur d’un petit nombre de privilégiés, au détriment du public en général et des revenus de la Province[77].

Sur cette question, on observe une scission entre la ville et la campagne. Dans leur pétition, les habitants de la paroisse Saint-Nicolas, dans la seigneurie de Lauzon sur la rive sud de Québec, déclarent être « extrêmement fatigués du grand nombre d’Auberges » dans leur paroisse ; ils considèrent que l’ensemble des affaires judiciaires touchant leur communauté découle de cette densité d’auberges : « Les Pétitionnaires sont intimement persuadés que l’acte actuel qui règle la vente des liqueurs fortes ne saurait en aucune façon remédier aux maux dont ils se plaignent ; l’expérience la prouve ; et le nombre d’Auberges, au lieu de diminuer, augmente chaque année[78] ».

Une projection cartographique (Figure 3) établie à partir du recensement de 1831, croisée avec les reçus et certificats conservés dans les archives administratives de l’exécutif, montre une densité importante d’établissements dans la seigneurie de Lauzon sur toute la Côte-du-Sud.

Les pétitionnaires de Saint-Nicolas observent que « [l] es personnes autorisées à faire la liste des Auberges, à donner des Certificats et à les présenter […] n’ont pas assez de fermeté pour refuser les applications pressantes […] qui leur sont faites[79] ». La nomination d’inspecteurs responsables personnellement de leurs décisions constituerait une solution, selon eux, à la multiplication des « méchants magasins de mauvaises boissons » au détriment des bonnes auberges bien équipées[80]. Une autre solution serait d’augmenter de manière importante, si ce n’est prohibitive, les droits de douane sur l’alcool ainsi que le coût des licences. Ils envisagent même l’option d’établir une prohibition sur le commerce de l’alcool. La pétition mentionne que « l’établissement d’un grand nombre de Sociétés de Tempérance dans différentes Contrées, et qui n’y ont fait que du bien prouve qu’il n’est pas nécessaire pour notre prospérité d’avoir autant d’Auberges[81] […] ». On voit se dessiner les contours des forces sociales et des cadres culturels qui se déploieront après 1840.

Figure 3

Carte de chaleur montrant la densité par paroisse des licences pour la vente au détail des alcools

Carte de chaleur montrant la densité par paroisse des licences pour la vente au détail des alcools
Source : BAC RG4 B28 ; le recensement de 1831 indexé est disponible sur le site de Bibliothèque et Archives Canada.

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En 1816, le lieutenant britannique F. Hall se rendit à Petite-Rivière-Saint-François dans Charlevoix.

On my way back, écrit-il, I accepted one the many courteous offers of the « Fathers of the Hamlet », to enter his house and refresh myself. After taking a glass of milk, the good man offered me, as the greatest treat within his means, rum and tobacco ; and on my declining both, « What » said he, « you neither drink rum or smoke tobacco ? How rich you must be ! » I could not assent to his conclusion, though it would, in general, be just enough, if in the place of rum and tobacco, one should substitute the equivalent luxuries of more polished life[82].

Aux yeux du pauvre, le rhum demeure un luxe, un luxe qui se retrouve dans les plus humbles chaumières et dans les plus petits hameaux. En même temps, les tavernes sont considérées comme un mal nécessaire. Les aubergistes soutiendront même que leur commerce est vital. Leurs compétiteurs, les épiciers et les marchands, dénoncent ces espaces qui entretiennent le vice et le désordre populaire. Aussi, taxer ce qui est considéré comme un vice et un luxe demeure l’avenue privilégiée afin d’asseoir un revenu sans brusquer les esprits tout en régulant les moeurs. Cette tension se transpose dans le champ politique et législatif après 1792. Il est certain que, pour le pouvoir, la consolidation fiscale l’emporte sur l’encadrement moral alors que les capitaux qui sont perçus irriguent l’exécutif, la magistrature, mais aussi les désirs d’autonomie de la Chambre.

Conclusion

Ces éléments posés ici invitent à porter une attention plus détaillée sur les questions fiscales qui soutiennent les discours et la rhétorique lors des différentes crises politiques de l’Union en 1822 et le rapport Gosford de 1835. Elles encouragent également à porter une réflexion plus large sur les discours, les mobilisations politiques et le commerce de l’alcool. Plusieurs traces présentées dans cet article pointent vers l’importance de ce commerce dans l’articulation de revendication parmi les groupes intermédiaires de la société urbaine bas-canadienne, mais l’on en retrouve également dans les campagnes. La dépendance aux importations est un des thèmes repris lors des assemblées anti-coercitions de l’été 1837 et ailleurs[83]. Plus fondamentalement encore, la fissure entre ville et campagne qui s’esquisse dans le discours des pétitionnaires présenté incite à s’interroger sur la place des taverniers dans la chaîne communicationnelle qui relie les paroisses rurales, les bourgs villageois et les villes. Dans un livre paru en 2018, l’historien des idées Yvan Lamonde revient sur les circonstances entourant la mobilisation patriote dans le bourg électoral de William-Henry (aujourd’hui Sorel) et le village de Saint-Ours-sur-Richelieu. Lamonde relève le rôle stratégique de certains aubergistes dans le leadership de certaines bagarres, voire si l’on s’appuie à une lecture à rebrousse-poil des examens volontaires des aubergistes appréhendés, dans l’accueil d’assemblée dans leur établissement[84]. Ce qui est certain, c’est que les magistrats de la ville de Montréal responsables de l’administration des licences perçoivent là un réel danger. En décembre 1838, d’après l’apothicaire montréalais Romuald Trudeau, ils émettent « une ordonnance aux fins de ne point accorder de licence pour tenir des auberges à aucune personne qui faisait partie des Fils de la Liberté, qui avait pris part aux assemblées du Comité central et permanent, ou d’aucune de ses ramifications[85] ». En 1840, deux magistrats stipendiaires désigneront les lacunes du système de régulation des tavernes comme sources des insurrections de 1837 et 1838[86]. C’est ainsi que, dans un contexte de répression et de reconstruction de la légitimité du pouvoir colonial, le mouvement de tempérance, comme Jan Noel l’a souligné, permit la coalition improbable des bigots, de réformistes séculiers et des patriotes déçus de l’idéologie d’une réforme en profondeur des moeurs des Canadiens français qui pourront eux recevoir les bénéfices de la société commerciale[87].

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