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Cet article constitue un retour d’expérience d’une collaboration entre chercheur et praticiens dans le cadre d’une thèse de doctorat en sciences de gestion sous convention Cifre[1]. La collaboration tripartite – entre le doctorant, l’entreprise (Enza Management Consulting, cabinet de conseil en management d’une quarantaine de consultants) et l’université (Paris Dauphine-PSL) – a duré quatre ans, de la constitution du dossier scientifique jusqu’à la soutenance de thèse. Cet article partage à la fois les connaissances issues des résultats de la recherche ainsi que les synergies recherche-pratique, fruit d’une étroite collaboration, participant à dépasser le dilemme entre rigueur académique et pertinence pratique (Carton et Mouricou, 2017).

Problématique et objectifs de la recherche

L’innovation de modèle d’affaires[2] est considérée comme une source de performance durable pour tout type d’organisation. Alors que des start-up telles que Airbnb ou Uber ont bousculé de nombreuses industries matures grâce à des modèles d’affaires innovants, le développement de nouveaux modèles d’affaires au sein d’entreprises existantes est reconnu comme un défi plus complexe encore. Alors que la littérature dispose de connaissances sur les configurations organisationnelles pour exploiter plusieurs modèles d’affaires jusqu’à la gestion d’un portefeuille, peu de travaux exploraient au démarrage du projet de thèse comment les acteurs d’une entreprise développent un modèle d’affaires supplémentaire au sein de leur organisation. Par conséquent, le travail de recherche duquel est issu ce retour d’expérience visait à répondre à ce manque de connaissance, c’est-à-dire comprendre le processus par lequel une entreprise existante développe un nouveau modèle d’affaires.

Pour ce faire, l’étude a adopté une perspective micro en s’intéressant aux interactions sociales des individus et la manière, dont ces derniers ont conçu de nouvelles activités au sein de leur entreprise. L’identification du sujet de la recherche a justement été le premier fruit de la collaboration entre les différentes parties, faisant converger les projets de développement de l’entreprise et les intérêts des chercheurs.

Le rapprochement avec les praticiens

La collaboration du doctorant (premier auteur) avec l’entreprise Enza a débuté au travers d’un stage de fin d’études (dans le cadre d’un master recherche) à l’issue duquel a été développé le projet de thèse sous convention CIFRE. Plusieurs échanges tripartites ont permis la présentation d’un projet de développement stratégique d’Enza par son dirigeant fondateur (troisième auteur) que le futur directeur de thèse[3] (deuxième auteur) a réinterprété dans une perspective de recherche. Pour les besoins de la recherche, le développement d’une nouvelle offre de conseil en management à destination d’un nouveau segment de clientèle, véritable projet intrapreneurial, constituait un cas empirique d’un processus de développement d’un nouveau modèle d’affaires au sein d’une entreprise existante, non encore abordé, méritant d’être éclairé au travers d’une démarche ethnographique. L’intervention du directeur de thèse dès cette première étape de collaboration a été déterminante pour transformer les visées de l’entreprise en véritable projet de recherche et guider ainsi le doctorant pour le cadrage théorique initial, tout en respectant l’intérêt de la recherche pour l’entreprise (Van de Ven, 2007).

Pour l’entreprise, le projet de recherche a permis d’adosser à son développement stratégique une démarche intellectuelle riche et de bénéficier ainsi d’un « réservoir de connaissances ». De plus, ayant la conviction que leur métier de conseil doit continuellement régénérer ses pratiques, les dirigeants d’Enza considérèrent la recherche en management comme le meilleur vecteur d’intégration de nouvelles connaissances dans leur quotidien opérationnel. Alors qu’à l’époque, de nombreux cabinets se rapprochaient de start-up, ils choisirent pour leur part d’effectuer une articulation avec le monde académique, envisageant de nombreuses synergies. L’appétence académique des dirigeants s’est révélée par la suite un vrai vecteur du succès de ce projet.

Défis et enjeux rencontrés au cours de la réalisation du projet

Pour accueillir le projet de recherche en son sein, l’entreprise a fait face à trois enjeux :

  1. Premièrement, comprendre la nature du travail de recherche et sa temporalité, profondément différentes de celles des activités de conseil (le temps court du conseil versus le temps long de la recherche).

  2. Deuxièmement, adapter l’organisation afin de permettre la recherche. Ici, Enza a structuré le projet pour faciliter la collecte de données grâce à la constitution d’une équipe stable et dédiée, à la régularité des séances de travail et confiant au doctorant l’animation du projet afin qu’il reste au coeur des échanges. Le dirigeant fondateur d’Enza a été un membre de cette équipe, ce qui lui a permis de suivre le projet de près et de s’assurer de la bonne marche de celui-ci. Aussi, des rencontres tripartites (entreprise-doctorant-université) trimestrielles ont permis le pilotage du projet de recherche et certains ajustements. Par exemple, au troisième semestre de la collaboration, l’entreprise a ouvert au doctorant son comité stratégique mensuel, source importante de données à laquelle il n’avait pas eu accès jusqu’alors.

  3. Troisièmement, intégrer la recherche – avec ses logiques propres – et le chercheur au coeur des activités de l’entreprise. Pendant les quatre années de collaboration, l’entreprise a confié différentes tâches au chercheur pour lui permettre de s’intégrer et collecter des données (réalisation de missions de conseil, développement interne du cabinet par exemple). De plus, l’entreprise a également adapté les rôles du chercheur selon la temporalité de la recherche, favorisant son implication opérationnelle au début puis permettant la prise de recul pour la production scientifique dans un second temps.

En somme, la nouveauté qu’a constituée l’activité de recherche au sein de l’entreprise a empêché celle-ci de s’appuyer uniquement sur ses routines et réflexes passés. Les praticiens ont ainsi constaté la nécessité d’efforts pour une réelle adaptation au projet (cadrage, ressources, pilotage), dont ils ont reconnu a posteriori le caractère bénéfique, imposant ouverture d’esprit et révision de leurs pratiques.

Sur le plan scientifique, la collaboration a également imposé deux principaux enjeux. Méthodologique d’abord, car, immédiatement jeté dans le bain du terrain de recherche, les premiers défis auxquels le doctorant a été confronté furent ceux de la collecte de données et de son positionnement. Comment capter les innombrables données accessibles via l’immersion tout en adoptant une distanciation du terrain adéquate pour la recherche – notamment éviter le traditionnel risque d’indigénisation en étant trop proche des acteurs – ont été les préoccupations des premiers pas. Pour y répondre, le chercheur a développé une réflexion sur les outils de recherche à sa disposition, le menant à concevoir son propre outil de journal de bord (cf. section dédiée aux contributions de la recherche). De plus, dans un objectif de distanciation et de réflexivité, le doctorant a passé en moyenne un à deux jours par semaine à l’université pendant toute la durée du projet (la fréquence a été ajustée au cours du temps selon les besoins des activités de conseil et de recherche). Les interactions avec les professeurs et autres doctorants de l’équipe de recherche ont permis la confrontation des analyses intermédiaires à l’appréciation de chercheurs non impliqués sur le terrain et ont ainsi constitué un élément clé pour le développement de la recherche et l’ancrage dans la communauté scientifique.

Gérer et adapter le quotidien tout au long du projet de recherche a été le second enjeu du doctorant. Il a fallu tout d’abord trouver sa place au sein de l’entreprise, notamment en exposant et argumentant aux acteurs du terrain l’intérêt de la démarche et plus globalement de l’exercice scientifique en sciences de gestion. Trouver un rythme et une organisation de travail a été un enjeu majeur du fait notamment de l’apprentissage simultané de deux métiers (consultant et chercheur) aux temporalités très différentes. Passer d’une activité à l’autre a nécessité des changements de mode de raisonnement successifs, causant au doctorant durant certaines périodes la sensation de « zoomer et dézoomer » continuellement, et provoquant une intense fatigue.

Afin d’éviter une attente trop forte quant aux résultats finaux de la recherche, le chercheur a tenu, tout au long de la collaboration, à ce que les acteurs de terrain trouvent leur intérêt dans la collaboration autant « chemin faisant » qu’arrivés « à destination ». Pour ce faire, le premier pas a été de convaincre de la nécessité de coconstructions de diverses natures, mobilisant des connaissances issues de la recherche au service de problématiques opérationnelles. Par exemple, dans le cadre du développement de la nouvelle offre de conseil, plusieurs outils de gestion de projet ont été coconçus, fruits du partage et de l’interprétation de connaissances issues de la littérature académique par le chercheur et les praticiens. Si ces synergies « chemin faisant » ont comblé les attentes de l’entreprise, elles n’en ont pas moins été coûteuses en temps et efforts au chercheur, sur des thèmes parfois sans lien direct avec le sujet de recherche. Dans cet objectif, au fil de la collaboration, le chercheur a développé différentes tactiques. Par exemple, alors qu’Enza souhaitait développer une méthode de gestion des risques innovante, le chercheur a invité une camarade doctorante – dont la recherche portait précisément sur ce thème – à collaborer avec les praticiens. En somme, il a fallu parfois au doctorant accepter de s’écarter scientifiquement du thème de recherche dans ses pratiques terrains pour sécuriser le projet et l’adhésion des acteurs sur le long terme.

Des bénéfices au service des praticiens et des pratiques

Les quatre années de collaboration dans le cadre du projet de recherche ont permis le développement de nombreuses synergies entre la recherche et la pratique au sein desquelles nous distinguons celles d’ordre conceptuel – mobilisation de connaissances théoriques dans le cadre de problématiques managériales – et méthodologique – apports de méthodes de recherche à la pratique du conseil. Alors que les différents acteurs du projet envisageaient principalement les premières, ils ont constaté avec surprise l’émergence d’abord des secondes.

Plusieurs méthodes de recherche se sont en effet révélées pertinentes pour la pratique des activités de conseil. L’adoption, l’application et la diffusion de celles-ci au sein de l’entreprise sont issues de la pratique du doctorant en termes de collecte et d’analyse de données ainsi que de ses échanges réguliers avec des membres clés de l’organisation tels que des gestionnaires de mission ou les dirigeants. Afin d’illustrer ce type de synergies, nous détaillons plus précisément l’une d’entre elles. Dans le cadre de ses activités de conseil, Enza répond régulièrement à des appels d’offres émis par des organisations souhaitant recourir à l’intervention de consultants. La réponse à ces appels d’offres implique la rédaction d’une proposition commerciale, document synthétisant la compréhension des besoins par le cabinet et la démarche qu’il suggère pour les satisfaire. Afin de collecter un maximum d’informations sur ces besoins, il est courant que le cabinet s’entretienne avec différents interlocuteurs de l’organisation cliente, en amont de la rédaction de cette proposition. Ces entretiens sont souvent réalisés dans des contextes inappropriés pour une prise de notes exhaustives (dans le cadre de déjeuners d’affaires par exemple) entraînant une perte significative d’informations pourtant cruciales telles que ses besoins principaux et connexes ou des précisions sur le contexte de l’organisation. De plus, le traitement de ces nombreuses informations ne fait pas toujours l’objet d’une exploitation à la hauteur de leur importance, se limitant souvent à une relecture flottante des notes imparfaitement prises lors de l’entrevue. Face à ce constat, inspiré des méthodes de recherche, le doctorant a formulé une double suggestion : d’une part l’enregistrement audio des entretiens permettant de capter l’exhaustivité des informations échangées et donc au consultant de se concentrer sur l’échange plus que sur la prise de notes ; d’autre part l’analyse des informations au travers d’une pratique de codage. Soutenues par les dirigeants d’Enza, ces recommandations ont été mises en oeuvre dans le cadre de la rédaction de plusieurs propositions commerciales. À l’aide du logiciel CAQDAS NVivo, le doctorant a réalisé, et initié certains des acteurs, à la pratique de codage à la fois des enregistrements audio et des prises de notes afin de catégoriser et de mettre en perspective les informations issues des différents entretiens. Ce travail analytique a notamment permis à l’équipe responsable des réponses aux appels d’offres de mieux « lire entre les lignes », c’est-à-dire de cerner les différents niveaux d’attentes et d’enjeux de la mission (au niveau individuel, d’une unité organisationnelle ou de l’entreprise) pour formuler une proposition pertinente. Ces pratiques d’enregistrement et de codage ont été par la suite reprises et appliquées dans le cadre d’expériences similaires et complémentaires telles que la conduite et l’analyse d’entretiens dans le cadre de missions de conseil.

Les synergies d’ordre conceptuel ont émergé dans un second temps. Ainsi, des connaissances théoriques et empiriques issues de travaux de recherche en sciences de gestion ont alimenté certaines réflexions pratiques au sein d’Enza. L’anecdote suivante illustre ce type de synergies. En mars 2017, Enza réalise sa première opération de croissance externe en faisant l’acquisition d’un autre cabinet de conseil. Les dirigeants d’Enza nomment ainsi une équipe de consultants (dont fait partie le doctorant) pour élaborer une démarche d’intégration postacquisition de l’équipe du cabinet cible. Dans cet objectif, le doctorant a consulté, synthétisé et partagé des travaux sur les fusions-acquisitions, permettant d’alimenter notamment la réflexion concernant les enjeux humains de ces situations avec une démarche. De la même manière, le doctorant, dans la limite de ses propres connaissances, a répondu à d’autres sollicitations de certains consultants de deux manières. D’une part, en formulant des suggestions de lectures issues de la recherche en gestion, par exemple les travaux sur « l’innovation ouverte » pour une consultante, dont la mission portait précisément sur ce thème. D’autre part, au travers de la mise en relation des consultants avec des interlocuteurs académiques (professeurs ou doctorants) disposant d’une expertise en lien avec les problématiques rencontrées. Certaines mises en relation ont par ailleurs donné lieu à des exposés devant toute l’équipe d’Enza dans le cadre d’événements dédiés à la capitalisation de connaissances.

Outre ces synergies conceptuelles et méthodologiques, les résultats finaux de la recherche ont engendré une réflexion stratégique avec les praticiens, développée dans la section suivante.

Contribution aux connaissances académiques et pratiques

Sur le plan théorique, la recherche propose plusieurs contributions aux connaissances en stratégie et sur le développement des modèles d’affaires. Adoptant un niveau d’analyse micro, la recherche a permis un éclairage des dynamiques humaines et sociales sous-jacentes à un processus d’innovation de modèle d’affaires. Un premier article publié dans la revue M@n@gement, explore les dynamiques attentionnelles permettant aux acteurs de s’émanciper du modèle d’affaires en vigueur pour en développer un second au sein d’une même entreprise (Laszczuk et Mayer, 2020). Un autre article en cours de développement éclaire les mécanismes de construction de sens des acteurs qui façonnent le développement d’un nouveau modèle d’affaires.

La recherche a également été le vecteur d’une contribution méthodologique visant à faire du journal de bord un outil de premier ordre pour le chercheur en immersion alors qu’il est trop souvent relégué au simple rôle de source de données secondaires. La proposition de « journal de bord sibyllique » fait l’objet d’une publication dans la revue Finance Contrôle Stratégie (Laszczuk et Garreau, 2018).

Outre les synergies exposées précédemment, les résultats du projet de recherche proposent également un ensemble de contributions managériales relatif aux processus d’innovation de modèle d’affaires. La recherche souligne d’abord l’importance d’interactions sociales régulières avec des interlocuteurs variés pour alimenter un tel processus. Ce constat induit : 1/ une démarche d’ouverture de la réflexion stratégique pour y intégrer différentes parties prenantes telles que des clients ou des partenaires ; 2/ un élargissement des pratiques d’expérimentation dans le cadre du développement d’un nouveau modèle d’affaires : les interactions avec certains interlocuteurs constituant une forme de test.

De plus, la recherche a éclairé une tendance naturelle des acteurs à répliquer des pratiques usuelles du modèle d’affaires existant et donc une difficulté à s’en émanciper dans le modèle d’affaires additionnel. La prédominance de ces pratiques tend à inhiber l’innovation et rendre plus difficile le développement d’un modèle d’affaires en rupture avec l’existant. Sur la base des résultats de la recherche, le chercheur a suggéré une démarche pour outrepasser ces modes de raisonnements dominants. Une série d’ateliers de réflexion stratégique a permis aux participants de mettre en perspective les activités de l’entreprise avec son « écosystème » (c’est-à-dire l’ensemble des parties prenantes avec lesquelles l’entreprise collabore dans le cadre de ses activités telles que les clients, d’autres cabinets partenaires ou simplement des relations interpersonnelles) afin de 1/ formaliser le modèle d’affaires d’Enza et 2/ d’identifier des « boucles vertueuses » – c’est-à-dire des agencements des composantes favorisant la performance des activités – à développer et sur lesquelles capitaliser.

Pour conclure, il nous semble important de souligner les principaux facteurs du succès de ce projet :

  1. Une sensibilité importante de la part du dirigeant du cabinet de conseil aux démarches académiques.

  2. Un dialogue tripartite régulier pour faire le point sur les avancées et difficultés du projet, afin de mettre le doctorant en position de pouvoir mener son projet à terme tout en respectant les besoins économiques de l’entreprise.

  3. La capacité du doctorant à satisfaire différentes parties prenantes du projet en acceptant de s’éloigner ponctuellement du projet de recherche afin de leur faire bénéficier des articulations recherche/pratique et assurer son statut de chercheur « chemin faisant ».