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À la croisée des genres, l’ouvrage propose une vue d’ensemble de l’histoire, de la culture, de la spiritualité et de l’organisation sociale de la Première Nation innue. Pour ce peuple de tradition semi-nomade, leur territoire ancestral, le nitassinan (« notre terre » en innu-aimun), représente bien davantage qu’un terrain de chasse, de cueillette et de pêche. Leur culture, leur spiritualité et le sens de leur existence sont inextricablement enracinés dans cette partie de la forêt boréale située dans l’est de la péninsule du Québec-Labrador. À ce titre, le livre accorde une attention particulière aux défis et à l’indétermination socioculturelle que la création des réserves, accompagnée du passage du nomadisme à la vie sédentaire, a constitué pour les Innus au xxe siècle.

L’année 1970 est celle de la première rencontre entre Serge Bouchard et la nation innue, à Ekuanitshit (Mingan). Préparant alors son mémoire de maîtrise en anthropologie, Bouchard a séjourné de manière répétée dans cette communauté et recueilli des témoignages d’aînés, gardiens des savoirs de leur peuple. Au sein de la famille Mollen, il a assisté en direct à la transformation des moeurs et du mode de vie innus, du passage de la tente aux maisons. Il a aussi pu découvrir les activités et la cadence, silencieuse et efficace, des Innus en territoire. Sa rencontre avec le chasseur Mathieu Mestokosho a abouti à la publication de Chroniques de chasse d’un Montagnais de Mingan (1977).

C’est également de cette période que sont tirées les anecdotes qui amorcent chacun des huit chapitres de Peuple rieur : hommage à mes amis innus. Savamment choisies, elles mettent en exergue différents aspects du savoir-faire et du savoir-être innus, témoignant aussi bien de leur habileté à bord d’un canot que de leur propension à rire ou de la façon dont se manifeste leur respect à l’égard des animaux. Elles ont aussi la vertu de mettre différentes voix en tension : d’une part celles de divers Innus, mêlant ressentiment, espoir et résilience et, d’autre part, celles de quelques allochtones, dont les paroles trahissent la méconnaissance et le comportement paternaliste dont les Innus ont pâti depuis le début de la colonisation. Enfin, rendant compte de conversations, de récits de chasse et d’histoires contées en innu-aimun par des aînés, elles révèlent presque toutes la vitalité de la tradition orale et de la langue innue à cette époque.

Comme Serge Bouchard le concède lui-même au cours du prologue, ces petites histoires sont utilisées comme porte d’entrée pour aborder l’Histoire. Or, si les anecdotes émanent du vécu de l’anthropologue seul, les abondantes recherches documentaires et le travail de rédaction qui ont nourri ce livre ont été réalisés en équipe, avec sa compagne Marie-Christine Lévesque. Les auteurs n’en sont pas à leur première collaboration littéraire et ont à ce jour signé cinq oeuvres en commun, dont la première est parue en 2011 (De remarquables oubliés, tome 1 : Elles ont fait l’Amérique).

Les thématiques des chapitres sont globalement ordonnées de manière chronologique. Ainsi, le premier chapitre informe sur les débuts de l’occupation humaine du Nitassinan, ancienne de 8000 ans. Les chapitres suivants se concentrent sur l’historique et l’analyse des contacts entre Innus et allochtones, ainsi que sur les enjeux politiques, économiques et religieux qui les ont régis. Après la mention des contacts entre Innus et Vikings au xie siècle, le livre s’attarde en détail sur les expéditions de pêche à partir de la France, sur les explorations de Samuel de Champlain, ainsi que sur la traite des fourrures et sur les missions évangélisatrices menées de front par les Jésuites. Le huitième chapitre dénonce quant à lui la politique d’assimilation et les écoles résidentielles et fait état des dommages culturels, psychologiques et physiques que celles-ci ont causés.

Si l’ouvrage traite de la Première Nation innue dans son ensemble, le septième chapitre diffère en se focalisant sur la réserve d’Essipit. Les auteurs expliquent sa création, puis s’intéressent tout particulièrement aux revendications territoriales des Innus de cette communauté, liées à la pêche au saumon dans la rivière des Escoumins. Qu’un chapitre soit consacré à Essipit se comprend aisément, étant donné que c’est cette communauté qui est à l’origine du livre. Le chef du Conseil de bande d’Essipit, Martin Dufour, présente d’ailleurs très brièvement l’ouvrage, en rappelant son enjeu (entretenir « la flamme » de la mémoire, qui nous rappelle que les Innus sont les premiers habitants du Nitassinan) et la familiarité de Serge Bouchard avec la Première Nation innue.

Ce fait contribue sans doute à expliquer le parti-pris systématique des auteurs en faveur des Innus, ce dont le lecteur est averti dès les premières pages (p. 16). D’aucuns pourront ainsi reprocher au livre son manque d’impartialité. Néanmoins, l’ouvrage a le mérite de proposer et de constituer en lui-même une réponse argumentée aux premiers ouvrages dénigrants écrits par les colons français, qui ont longtemps servi de référence littéraire sur les Innus et dont les auteurs soulignent les incohérences au quatrième chapitre.

Davantage oeuvre de vulgarisation, le livre ne propose pas d’apport scientifique inédit. Il se distingue néanmoins en tant que l’un des seuls livres généralistes sur la Première Nation innue et en s’avérant très documenté et globalement exhaustif quant aux thématiques traitées. Il s’agit à ce titre d’un excellent livre pour découvrir ce peuple et son histoire, que les spécialistes pourront aussi apprécier, grâce à la poésie et à l’humour que les auteurs y déploient.

Enfin la problématique de l’impact de la sédentarisation et de la création des réserves pour les Innus a été étudiée par d’autres auteurs : p. ex., après ses séjours au sein de diverses communautés lors d’une année à la fin du précédent millénaire, Jil Silberstein a traité la question et fait part de ses découvertes, presque à chaud, dans Innu : À la recherche des Montagnais du Québec-Labrador. Notons que l’ouvrage de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque apporte un éclairage et s’inscrit dans une approche complémentaire. La pertinence et la prise de recul dont témoigne leur analyse s’expliquent sans aucun doute par le fait qu’elle soit alimentée et mûrie par cinquante années de recherches et d’investigations de terrain de la part de Serge Bouchard.

L’ouvrage s’achève sur un épilogue mettant à l’honneur les jeunes générations d’Innus et la passation symbolique de parole de Serge Bouchard aux jeunes. Il constitue un bel hommage aux artistes, ainsi qu’aux victoires de ce peuple dans sa quête de reconnaissance, de réaffirmation culturelle et d’émancipation. Les auteurs ne manquent néanmoins pas de souligner qu’il reste du chemin à parcourir, notamment concernant la revitalisation de l’innu-aimun. L’éducation des Autochtones, des Québécois et, nous sommes tentée d’ajouter, de tous les allochtones est la clé pour permettre aux jeunes générations d’Innus de s’épanouir et de connaître leur culture et leur histoire dans toute leur étendue.