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Le consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) est reconnu comme un nouveau standard international qui influence les relations entre les peuples autochtones, l’industrie minière et l’État (Papillon et Rodon 2016). Il a émergé des mouvements autochtones internationaux comme outil de réformes au sein de l’industrie minière, bien que sa mise en oeuvre demeure difficile dans plusieurs contextes légaux et politiques (Owen et Kemp 2014 ; Papillon et Rodon 2017). Cet article s’intéresse particulièrement à la mobilisation du CPLE par les Cris dans le cadre du projet d’uranium Matoush de Ressources Strateco. En 2013, le gouvernement Marois imposait un moratoire administratif sur la délivrance des certificats d’autorisation des projets d’uranium jusqu’à la fin des consultations du Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) sur les enjeux de la filière uranifère. Cela impliquait particulièrement le projet Matoush qui avait le potentiel de devenir la première mine d’uranium au Québec.

Nous montrerons qu’en s’opposant au projet Matoush, les Cris ont su créer un contexte politique favorable au respect de leur consentement sur la gestion des activités extractives leur permettant d’appliquer la politique minière crie (CGGEI 2010). Ils mettent ainsi en oeuvre le CPLE prévu par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) [Nations unies 2007] et ce, même si c’est un document antérieur à la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (1975). De plus, les législations canadiennes et provinciales qui traitent des contextes miniers et autochtones ne le mettent pas en oeuvre.

Le CPLE, une norme à définir

Le CPLE fait référence à un processus où les Autochtones ont l’opportunité de donner leur consentement sur la continuité ou non d’un projet d’extraction de ressources naturelles en fonction d’un processus décisionnel qui leur est propre (Hanna et Vanclay 2013 ; Tomlinson 2017). En d’autres termes,

[l’]’idée que les individus ne peuvent exercer leur culture seuls (Anaya 2014) et que l’accès aux terres ancestrales et aux ressources est crucial pour les peuples autochtones afin de maintenir leurs cultures (Daes 2001) fournit une base sous-jacente forte au consentement préalable, libre et éclairé.

Rodhouse et Vanclay 2016 : 788

Il n’est donc pas étonnant que les articles 19 et 32 de la Déclaration des Nations unies sur les peuples autochtones (2007), qui abordent directement la notion de consentement, soient de plus en plus repris au Canada. Ils illustrent l’idée qu’il faut considérer les Autochtones comme des partenaires aux projets de développement des ressources naturelles. Bien que la littérature n’ait commencé à s’intéresser que récemment à sa mise en oeuvre dans différents contextes, des controverses sont associées au CPLE dans de nombreux pays quant à son interprétation. En ce sens, il s’agit d’une norme qui demeure contestée puisqu’elle est mal définie.

Au Canada, les droits autochtones sont protégés par la Constitution. La Couronne a des obligations constitutionnelles et légales distinctes envers les communautés autochtones en matière de consultation lors des processus d’autorisation des projets de développement. La Cour suprême, notamment dans une importante trilogie de décisions, a statué que la Couronne a l’obligation de consulter et, le cas échéant, d’accommoder les Premières Nations lorsque leurs droits ancestraux, issus de traités reconnus ou revendiqués, peuvent être affectés par une mesure gouvernementale (Newman 2014).

S’il est donc admis que les communautés autochtones ont droit à une certaine consultation, des ambiguïtés persistent quant aux résultats de ces consultations puisqu’il n’y a pas d’orientations légales claires quant au consentement des peuples autochtones. Notamment, la mesure selon laquelle ils participent et, dans certaines circonstances, parviennent ou non à s’approprier le consentement sur les projets de développement demeure polémique dans le contexte canadien à cause des interprétations contradictoires qui y sont associées (Papillon et Rodon 2016).

Le débat quant à l’interprétation du CPLE comme étant un « droit de veto » des communautés l’illustre (McCarthy 2016). En effet, lors d’une session aux Nations unies en 2016, le Chef de l’Assemblée des Premières Nations, Perry Bellegarde, affirmait que les Autochtones avaient le droit de refuser des projets de développement alors que la ministre de l’Environnement, Catherine McKenna, considérait plutôt l’appui à la Déclaration comme une démonstration de respect et de recherche d’un consensus. Pour les Autochtones, le CPLE est conséquemment une expression de leur droit à l’autodétermination, mais pour le Canada, à l’instar d’autres États qui partagent une interprétation restrictive du CPLE, il s’agit plutôt d’une obligation de rechercher, mais pas nécessairement d’obtenir, le consentement des Autochtones (Papillon et Rodon 2017). En ce sens, de nombreuses interrogations demeurent.

Les parties prenantes au développement cherchent à rejeter ou à mobiliser le CPLE afin de lui donner une signification en fonction de leurs intérêts. Dans la pratique, c’est notamment la perception de l’industrie lorsque les promoteurs négocient une entente sur les répercussions et les avantages (ERA) avec les communautés (Wright 2013 ; Rodhouse et Vanclay 2016 ; Papillon et Rodon 2017). Pour les Autochtones, ce processus d’appropriation passe notamment par le développement de mécanismes conformes à leur interprétation du CPLE (Papillon et Rodon 2018). Cet article illustrera comment, dans cette situation d’ambiguïté, les Cris ont été à même de développer un levier politique qui favorise leur appropriation de cette norme en Eeyou Istchee.

Méthodologie

L’analyse documentaire et les entrevues semi-dirigées sont les principales sources de données. Quatre sources documentaires ont été mobilisées : la documentation officielle, les études et transcriptions d’audiences publiques résultant des processus d’évaluation du projet, la documentation scientifique, ainsi qu’une revue de presse. Enfin, vingt-trois entrevues ont été effectuées en 2015 et en 2016 auprès de cinq catégories d’acteurs : (1) les élus et élues, et le personnel politique du gouvernement Charest (2008-2012), (2) les élus et élues, et le personnel politique du gouvernement Marois (2012-2014), (3) les organisations et les communautés autochtones, (4) l’industrie minière, (5) les municipalités.

La technique d’analyse privilégiée est l’analyse des séries chronologiques puisqu’elle permet de comparer la séquence chronologique avec la construction de la décision d’imposer un moratoire administratif. La stratégie de corroboration basée sur l’utilisation de sources est mobilisée comme stratégie de vérification.

La Nation crie du Québec et la Convention de la Baie-James et du Nord québécois

La Nation crie du Québec est composée de neuf communautés dans l’Eeyou Istchee, le territoire traditionnel cri associé à la région de la Baie-James, et elle comporte une population totale de plus que 16 000 personnes (Statistique Canada 2017). En 1975, les Cris ont signé le premier traité moderne du Canada : la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ). Dans cette entente, les Cris « cèdent, renoncent, abandonnent et transportent » (CBJNQ 1975 : 32) tous les droits qu’ils pouvaient avoir sur le territoire visé par l’entente, en échange de compensations monétaires et d’un régime foncier qui, entre autres, protège les droits de chasse et de piégeage des Cris.

Contrairement aux ententes plus récentes sur les revendications territoriales, la CBJNQ n’a pas créé de structure d’autonomie gouvernementale pour les Cris. Cependant, les Cris ont signé avec le Québec en 2012 et avec le gouvernement fédéral en 2017 une entente d’autonomie gouvernementale leur permettant de créer un gouvernement de la Nation crie (GNC). Le Grand Conseil des Cris d’Eeyou Istchee (GCCEI), l’organisme qui a signé la CBJNQ au nom des Cris, agit comme un organe politique défendant les droits des neuf communautés. La CBJNQ a également été la première entente à établir un processus régional spécifique d’évaluation environnementale et sociale avec une représentation importante pour les Cris : le COMEV et le COMEX. À cela s’ajoute le COFEX-Sud pour les projets sous la juridiction fédérale (ex. aéroport, énergie nucléaire, etc.). Toutefois, ces organismes n’ont que des pouvoirs de recommandation à l’intention du ministre de tutelle.

Depuis la signature de la CBJNQ en 1975, les Cris ont dû faire face à de nombreux projets de développement sur leur territoire. De la foresterie aux projets hydroélectriques, ils ont régulièrement utilisé la scène internationale pour affirmer leur droit de dire non aux projets qui pourraient avoir un impact négatif sur leurs terres traditionnelles (Jenson et Papillon 2000). Ainsi, bien que la CBJNQ n’offre que des bases juridiques limitées pour s’opposer à ces projets, elle a donné au GCCEI d’importantes ressources politiques et financières qui ont été mobilisées au fil des ans pour établir la nécessité d’obtenir le consentement cri dans le cadre des projets d’extraction de ressources sur leurs terres traditionnelles (Rodon 2015).

Bien que les mobilisations politiques et juridiques se soient avérées efficaces pour affirmer l’opposition des Cris à un certain nombre de projets, elles sont demeurées essentiellement une stratégie d’opposition dictée par l’établissement d’un rapport de force. Les ententes sur les répercussions et avantages (ERA) ne sont pas obligatoires en vertu de la CBJNQ, mais elles sont devenues une pratique courante au Canada pour le développement minier et, comme nous le verrons, la politique minière crie rend dorénavant ces ententes incontournables.

Le boom minier de la fin des années 2000 a incité les Cris à adopter leur propre politique minière en 2010 (GCCEI 2010). La politique énonce clairement que les Cris « reconnaissent les possibilités économiques et sociales qu’offre le secteur minier » (ibid. : 3), mais aussi que les projets miniers doivent respecter les principes établis dans la politique. Dans son avant-propos à la politique, le grand chef cri Matthew Coon Come déclare clairement que le consentement des Cris est requis pour les projets en Eeyou Istchee :

Notre politique énonce clairement qu’aucun développement minier n’aura lieu dans Eeyou Istchee à moins que des ententes ne soient conclues avec nos communautés. Ces ententes tenteront de remédier à un large éventail de problèmes de nature sociale, économique et environnementale qui préoccupent nos communautés. Ces ententes nous permettront de veiller à ce que le développement minier respecte notre approche traditionnelle en matière de développement durable.

ibid. : 1

Les Cris ont également choisi de continuer à s’appuyer sur les processus existants d’évaluation environnementale et sociale créés en vertu de la CBJNQ. Ils ont toutefois conditionné leur appui aux projets à la négociation d’une entente avec le promoteur du projet. Le consentement des Cris est donc explicitement lié à la négociation avec le promoteur d’ententes sur les répercussions et les avantages (ERA), mais la décision de signer ou non une entente fait l’objet d’un processus de délibération interne tant au niveau communautaire que régional.

La Politique minière de la Nation crie (2010) n’a aucune force juridique en vertu des lois du Québec ou du Canada. Il s’agit d’une déclaration visant à établir les principes et les processus qui devraient guider l’expression du consentement des Cris. La force de la politique de la Nation crie réside en fait dans la capacité de mobilisation du GCCEI et dans sa capacité d’influencer les promoteurs de projets et les autorités fédérales et provinciales. L’objectif recherché est de créer un processus qui établit la compétence de la Nation crie, forçant ainsi d’autres acteurs à faire un choix difficile : reconnaître le processus cri ou subir des contestations judiciaires coûteuses. Comme nous allons le voir, cet objectif a été atteint dans le cas de la controverse du projet Matoush, où le GCCEI a réussi à bloquer le projet alors que celui-ci avait obtenu toutes les autorisations administratives nécessaires. Il s’agit d’une claire illustration de la capacité des Cris à imposer la nécessité de leur consentement, tel que spécifié dans leur politique minière, à tout développement sur leur territoire.

La notion de consentement : au coeur de l’opposition au projet Matoush

Après vingt ans de relative inactivité, la hausse du prix de l’uranium a engendré un regain d’intérêt pour son exploration dans certaines régions clés du Québec ; notamment les monts Otish, la Baie-James, la Côte-Nord, la zone sud de la baie d’Ungava et les monts Torngats (Énergie et Ressources naturelles Québec 2009). Entre 2004 et 2007, les dépenses associées à l’exploration uranifère ont bondi de 70 % afin d’atteindre 70,9M $. En 2008, près de soixante-dix projets d’exploration d’uranium étaient en activité (Gaudreau 2014).

À l’annonce du Plan Nord en mai 2011, le projet uranifère Matoush de Ressources Strateco était d’ailleurs l’un des onze projets miniers sélectionnés par le gouvernement du Québec dans ses activités de promotion. Son président Guy Hébert avait été invité à accompagner le premier ministre du Québec, Jean Charest, lors de quatre présentations auprès d’investisseurs de l’extérieur du Québec (voir entrevue avec Guy Hébert, président de Ressources Strateco, dans Bourgeois 2016).

Le projet d’exploration uranifère Matoush était situé à environ 275 kilomètres de la ville de Chibougamau et 210 kilomètres de la communauté crie de Mistissini. À l’extérieur des audiences publiques, six portes ouvertes avaient été organisées par Ressources Strateco en plus de rencontres ponctuelles avec les familles propriétaires de terrains de piégage à proximité du site d’exploration (voir entretien avec Jonathan Fontaine, consultant en géologie sur le projet Matoush (2006-2013), dans Bourgeois 2016). Depuis 2007, le promoteur était donc en contact avec les maîtres de trappe. Sa stratégie était principalement de s’impliquer auprès de la ville de Chibougamau et des maîtres de trappes cris. Ressources Strateco ignore les recommandations d’acteurs politiques régionaux de prioriser une communication avec le Conseil de bande de Mistissini et, de ce fait, commet une « erreur stratégique » en ne respectant pas la politique minière crie (voir entretien avec une élue ou un élu municipal anonyme dans Bourgeois 2016 : 84).

On retrouvait une certaine coopération, comme le démontre l’emploi de résidents ou de résidentes de Chibougamau et de Mistissini par le promoteur. Cependant, le positionnement plutôt neutre de Mistissini s’est graduellement transformé en opposition au projet au fur et à mesure que celui-ci avançait.

À partir de 2010-2011, on a senti un rapprochement des groupes contre les projets uranifères, généralement de la Côte-Nord (Sept-Îles, Minganie, etc.), et les Cris. C’est là qu’on a senti qu’il y avait quelque chose qui commençait à s’enligner. Je l’ai vu puisque les mêmes arguments des activistes de la Côte-Nord, je les repérais dans les dialogues des Cris […] on retrouvait exactement les mêmes chiffres, c’était les mêmes sources, les mêmes données […] tout d’un coup le dialogue a changé à Mistissini.

voir entretien avec Jonathan Lafontaine, consultant en géologie sur le projet Matoush (2006-2013), dans Bourgeois 2016 : 65

La Convention de la Baie-James et du Nord québécois (1975) était censée, entre autres, mieux clarifier les droits territoriaux des communautés sur ces territoires ; cependant les Cris remettent en cause l’extinction de leurs droits ancestraux (Rodon 2003). Ils considèrent qu’ils n’ont pas cédé leurs terres au gouvernement (voir entretien avec une résidente ou un résident anonyme de la communauté crie de Mistissini dans Bourgeois 2016) et leur position est qu’ils doivent consentir aux projets sur l’ensemble d’Eeeyou Istchee, y compris sur les terres conventionnées de catégorie III[1]. Cependant, pour Ressources Strateco, le projet Matoush était situé dans des terres publiques et, en conséquence, les Cris pouvaient s’exprimer ; il était même important de créer une relation de confiance avec la communauté, mais « ils n’avaient pas à consentir au projet » (voir entretien avec Guy Hébert, président de Ressources Strateco, dans Bourgeois 2016 : 69).

Certaines personnes élues de la région avaient notamment signifié au promoteur qu’il ne pourrait y avoir de développement à long terme sans le consentement explicite des Cris au projet Matoush (voir entretien avec une élue ou un élu municipal anonyme, dans Bourgeois 2016). Ils appuyaient le projet d’installer une rampe d’installation afin de commencer une phase d’exploration uranifère plus avancée puisque leur perception était que cela permettrait de voir si le projet avait le potentiel de devenir une mine, avant de s’y opposer. Dans cet esprit, des élus et des élues de la région avaient fait valoir au Conseil de bande qu’ils pourraient éventuellement s’opposer à l’exploitation d’uranium si leurs inquiétudes persistaient (voir l’entretien avec une élue ou une élue municipal anonyme, dans Bourgeois 2016).

Prenant acte du manque de communication du promoteur avec le Conseil de bande et devant la frustration de la communauté quant au refus de répondre aux questions sur la phase d’exploitation, la radioactivité et les effets possibles sur le territoire, le chef de Mistissini Richard Shecapio s’exprime contre le projet Matoush aux audiences publiques du Comité d’examen (COMEX) et du Comité fédéral d’examen Sud (COFEX-S) le 23 novembre 2010 (Council of the Cree Nation of Mistissini 2014). Le 13 décembre 2010, le Conseil de bande de Mistissini réitère son opposition par le biais de l’adoption unanime d’une résolution.

L’opposition de Mistissini est reprise dès le 25 novembre 2010 par le chef du Grand Conseil des Cris d’Eeyou Istchee, Matthew Coon Come. Le GCCEI représente des intérêts diversifiés, alors il n’est pas anodin que ce positionnement soit repris aussi rapidement. D’ailleurs, le Cree Mineral Board s’était montré favorable aux travaux d’exploration et ses services avaient été retenus par Ressources Strateco, avec l’approbation du chef Richard Shecapio, afin d’établir une stratégie de communication auprès de Mistissini dès l’automne 2010 (Cree Mineral Exploration Board 2014). Plusieurs éléments pourraient expliquer ce positionnement, notamment l’idée qu’en prenant acte de la fermeté de la contestation locale, le GCCEI aurait appuyé la communauté afin d’éviter une nouvelle polémique après son appui à la dérivation partielle de la rivière Rupert en 2002 (Papillon et Rodon 2016)[2]. Il n’est d’ailleurs pas négligeable de mentionner que le projet diamantaire Renard de Stornoway était alors négocié dans la région et qu’il subsistait un certain scepticisme envers le potentiel économique du projet Matoush (Poirier 2015). Tout de même, le désir de protéger le territoire pour les générations futures et l’idée qu’aucun dédommagement financier ne pourrait compenser les impacts étaient partagés par les principaux acteurs opposés au projet Matoush (voir l’entretien avec le groupe environnemental B dans Bourgeois 2016).

Il ne faut pas négliger que la notion de CPLE est perçue comme un outil qui soutient le respect des revendications autochtones à la terre et à leurs moyens de subsistance. En s’opposant au projet Matoush, les Cris avaient le potentiel de faire respecter leur consentement sur l’ensemble du territoire d’Eeyou Istchee. En effet, de nos jours, une compagnie qui veut développer un projet en Eeyou Istchee sur des terres de catégorie III doit signer une entente avec les Cris. On nous a partagé la perception qu’ils se sont approprié ce droit en bloquant le projet Matoush (voir entretien avec Jonathan Lafontaine, consultant en géologie sur le projet Matoush [2006-2013], dans Bourgeois 2016).

Le rôle des cris dans l’imposition du « moratoire administratif » sur les projets uranifères

En 2012, le projet Matoush était suffisamment avancé pour que le gouvernement du Québec délivre le certificat d’autorisation pour une phase d’exploration avancée. Les processus d’évaluation environnementale étaient complétés et l’ensemble des autorisations avaient été délivrées par les organismes responsables à Québec et à Ottawa.

Exceptionnellement, les activités en lien avec l’uranium font l’objet de plusieurs réglementations dans les deux paliers de gouvernement[3]. Ressources Strateco avait obtenu l’approbation de l’administrateur fédéral de la CBJNQ en février 2012 à la suite des recommandations positives du COMEX et du COFEX-S[4], ainsi que du ministre canadien de l’Environnement en avril 2012 puis de la Commission canadienne de sécurité nucléaire (CCSN) en octobre 2012 pour le projet d’exploration souterraine Matoush (CCSN 2016). En dernière instance, c’était désormais au ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques d’accepter ou de refuser la délivrance du certificat d’autorisation du projet.

Des discussions internes étaient en cours depuis 2012, mais bien qu’il y ait eu « des débats à l’interne dans ce dossier-là, c’était plus une question d’échéance » (voir entretien avec Yves-François Blanchet, ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques [2012-2014], dans Bourgeois 2016 : 90). Devant le refus de Québec de prendre position tout de suite, Ressources Strateco dépose une requête en mandamus et jugement déclaratoire le 17 février 2013 afin de forcer le gouvernement du Québec à prendre une décision sur le projet Matoush. Il était donc devenu évident que le gouvernement du Québec devait prendre position dans ce débat en autorisant, ou non, la poursuite du projet uranifère le plus avancé. Les Cris ont alors mobilisé leur influence politique pour s’assurer que le projet n’aille pas de l’avant.

Ainsi, les Cris ont utilisé des tables de discussions au Québec – notamment lorsqu’on évoquait la création de la Société du Plan Nord et du Gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James – pour exprimer leur l’opposition ferme envers le projet Matoush. Les différentes rencontres entre les négociateurs cris, les représentants et les représentantes du gouvernement du Québec étaient autant plus d’occasions de revenir sur cet enjeu :

[…] à chaque fois [qu’]on leur parlait de créer la Société du Plan Nord, de créer le Gouvernement régional cri, ils parlaient de Matoush […] à chaque fois qu’on discutait avec eux de leur adhésion pour un évènement […] ils me disaient on va être là et, en même temps, on va parler de Matoush. Donc il est devenu assez évident dans l’année 2012-2013 qu’on devait répondre à cette préoccupation des Cris.

voir entretien avec une conseillère ou un conseiller politique anonyme auprès du gouvernement Marois dans Bourgeois 2016 : 90

En parallèle, le dépôt de la requête en mandamus et jugement déclaratoire à la Cour supérieure du Québec force le gouvernement à se prononcer (Ressources Strateco 2013). Le gouvernement Marois annonce la décision de suspendre la délivrance des certificats d’autorisation pour les projets uranifères pendant la réalisation d’études le 28 mars 2013. Un mandat d’enquête et de consultation est confié au Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE) le 4 mars 2014. L’idée de mandater un BAPE sur l’ensemble de la filière pour qu’il se prononce sur tous les projets – et pas uniquement sur le projet Matoush – devient assez consensuelle dès que le gouvernement se rend compte de l’opposition ferme de la nation crie (voir entretien avec une conseillère ou un conseiller politique anonyme auprès du gouvernement Marois dans Bourgeois 2016). De plus, ils considèrent qu’ils ne disposent pas d’assez d’informations pour délivrer le certificat d’autorisation. D’abord favorable aux activités économiques, le gouvernement Marois instaure un « moratoire administratif » sur l’exploration uranifère afin de répondre à la pression sociale sans imposer un moratoire légal et empêcher une exploitation future. Cette prise de décision démontre que le gouvernement Marois se base sur des calculs politiques afin de répondre à plusieurs objectifs qui semblent inconciliables. Conséquemment,

[i]l s’est avéré rapidement que c’était un dossier qui était chaud et qui avait beaucoup de ramifications […] Il y avait des pressions, mais c’est vraiment un ensemble de considérations qui m’a conduite à prendre une décision. […] et on a tout à fait raison d’affirmer que le point de vue des Premières Nations a compté dans ma décision. L’opinion des gens de la Côte-Nord, des gens des Hautes-Laurentides, a été entendue, mais le point de vue des Premières Nations a eu un impact significatif.

voir entretien avec Pauline Marois, première ministre du Québec (2012-2014), dans Bourgeois 2016 : 99

Il s’agissait d’une décision réfléchie, comme le démontre la liste des avantages et des inconvénients de refuser l’autorisation du projet Matoush produite par le sous-ministre Jacques Dupont en décembre 2012. Il est mentionné ceci :

Avantages :

h) Cette décision satisfera les communautés Cris qui verront dans cette décision un[e] ma[r]que de respect de la part du Gouvernement [sic]. Cette décision pourra possiblement faciliter la réalisation de futurs projets en Jamésie.

i) Cette décision plaira aux groupes d’intérêt opposés aux projets d’exploration uranifère au Québec.

j) Le refus du projet pourrait donner un signal clair à l’effet que le Gouvernement du Québec est sérieux dans son opposition à la filière nucléaire.

Désavantages :

k) Une décision négative mettra en péril la survie de Ressources Stratéco.

l) Une action en Cour supérieure de la part de Ressources Sratéco est presque assurée pour contester cette décision ou pour obtenir des dédommagements pour la perte des 120 millions de dollars investis dans le projet à ce jour.

m) Le refus de ce projet pourrait donner un signal négatif à l’industrie minière.

n) Le refus du projet pourrait renforcer le pouvoir du Grand Conseil Cri en lui conférant de facto un droit de veto sur les projets nordiques sur le territoire d’Eeyou-Ischtee. Ce serait un précédent possiblement préjudiciable pour le Québec. Cette situation risque de se répercuter ailleurs au Québec dans la mesure où les autres communautés autochtones vont réclamer des droits similaires.

Cour supérieure du Québec 2017 : 103-104

Lorsqu’il se rend compte qu’un compromis acceptable n’est plus possible, le gouvernement du Québec choisit de favoriser ses relations avec les Cris et de répondre à la pression sociale. Si le changement politique, du gouvernement Charest (2008-2012) au gouvernement Marois (2012-2014), s’explique notamment par la dominance de la coalition contre l’exploration et l’exploitation uranifère (Bourgeois 2016), il ne faut pas sous-estimer l’importance du positionnement des Cris à l’encontre du projet Matoush. Pour la majorité des intervenantes et des intervenants rencontrés dans le cadre cette recherche, la décision de la nation crie de s’opposer au projet de Ressources Strateco est déterminante afin de comprendre la prise de décision du gouvernement du Québec. Ils ont des droits particuliers issus des traités qui impliquent que « le gouvernement [du Québec] est presque en table permanente avec les Cris » (voir entretien avec une conseillère ou avec un conseiller politique anonyme auprès du gouvernement Marois, dans Bourgeois 2016 : 69). Lorsqu’ils se positionnent, ils ajoutent des ressources politiques déterminantes à une large coalition anti-uranifère qui s’est formée sur ces enjeux dès 2009 (organismes environnementaux, groupes citoyens, etc.).

Pour résumer l’influence des Cris sur le processus, on peut identifier trois ressources principales : l’autorité légale, les ressources financières et l’influence politique permettent au GCCEI d’obtenir des ressources déterminantes. D’abord, le Grand Conseil des Cris (Eeeyou Istchee) a l’autorité légale de participer au processus de consultation des projets de développement situés en terres conventionnées en vertu de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et du chapitre 2 de la Loi sur la qualité de l’environnement. Le chapitre 2 de la Loi sur la qualité de l’environnement clarifie notamment les dispositions particulières à la région de la Baie-James et du Nord québécois. Elle y définit les compétences des organismes qui en découlent, dont le Comité consultatif pour l’environnement de la Baie-James (CCEBJ) et les Comités d’examen dans la région de la Baie-James (COMEX et/ou COFEX-S). Le gouvernement de la Nation crie nomme une partie des membres à ces deux comités, et ces membres ont alors un accès privilégié aux organismes de régulation afin de s’exprimer sur l’ensemble des projets qui ont potentiellement un impact auprès des communautés cries.

Ensuite, c’est le Grand Conseil des Cris (Eeeyou Istchee) qui a investi le plus de ressources financières afin de « défendre la position de la nation crie qui s’oppose à toute autorisation ou permis qui permettrait aux activités uranifères d’être réalisées dans le territoire d’Eeyou Istchee » par l’octroi de trois mandats de plus de 100 000 $ (Commissaire au lobbyisme 2015). Finalement, le GCCEI a utilisé son influence politique en indiquant clairement au gouvernement du Québec que les Cris s’opposeraient à toute décision de développer la filière de l’uranium sur leur territoire.

Le consentement préalable, libre et éclairé : un outil politique

Le cas de la suspension du certificat d’autorisation du projet Matoush illustre la capacité des Cris à imposer leur choix quant aux projets de développement sur leur territoire. Ils parviennent à contourner, en quelque sorte, les processus formels administratifs afin de faire valoir leurs droits, de s’approprier puis de mettre en oeuvre le CPLE sur leurs territoires ancestraux.

En effet, pour les Cris, leurs droits issus des traités ne sont pas limités sur les terres conventionnées de catégorie III où était situé le projet Matoush. En mobilisant la notion de consentement et en utilisant leurs ressources légales, politiques et financières, ils ont établi un meilleur rapport de force qui a contribué à contraindre le gouvernement à prendre en compte leur prise de position sur la filière uranifère. Ils ont démontré qu’ils sont des acteurs incontournables du développement sur le territoire d’Eeyou Istchee Baie-James. Il s’agit d’un élément significatif qu’on retrouve dans le jugement Ressources Strateco inc. c. Procureure générale du Québec (QCCS 2017 : 2679).

Le juge mentionne notamment que la communauté crie n’a pas de droit de veto et qu’il appartient au gouvernement de tenir compte d’un ensemble de facteurs, dont l’absence d’acceptabilité sociale des Cris, dans sa prise de décision. Si les interprétations contradictoires du CPLE demeurent un enjeu au Canada, il n’en demeure pas moins que :

[448] Tant l’esprit que le texte même de la CBJNQ ainsi que celui de la Paix des Braves mettent en relief l’importance de considérer les communautés locales avant l’acceptation de tout projet pouvant avoir des impacts environnementaux et sociaux sur le territoire visé. Non seulement le décideur peut considérer l’acceptabilité sociale d’un projet, mais il le doit.

[449] Strateco sait depuis le début de ses démarches, dès lors du dépôt de son projet préliminaire en juillet 2008, que son projet devait être acceptable pour la communauté locale.

Cour supérieure du Québec 2017

Ce jugement souligne conséquemment que le positionnement des Cris sur les projets de développement doit être un élément de la prise de décision gouvernementale. De plus, le promoteur Ressources Strateco n’a pas complètement répondu aux questions de la communauté crie de Mistissini sur les phases d’exploration et d’exploitation du projet (Conseil de la nation crie de Mistissini 2014). Notamment, il n’a pas répondu aux demandes d’explication sur les effets à long terme associés à une phase ultérieure d’exploitation d’uranium. En ce sens, la communauté crie de Mistissini n’était pas en mesure de prendre une décision éclairée sur les impacts possibles de la poursuite du projet Matoush.

En conséquence, en appuyant pleinement la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (Nations unies 2007), ainsi qu’en favorisant un contexte dans lequel les Autochtones peuvent exprimer leur consentement préalable, libre et éclairé, le Canada pourrait faire du CPLE un outil pertinent de réconciliation (Commission de vérité et réconciliation 2015 ; Iacobucci et al. 2016). En l’absence de ces balises, cette recherche démontre que les Autochtones mobilisent diverses stratégies afin de s’approprier la norme contestée du consentement. Bien que le Canada n’ait pas encore mis en oeuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (Nations unies 2007) dans son droit national, le consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) devient un outil politique à défaut d’être une ressource légale pour les Autochtones. En pratique, lors d’un conflit d’usage du territoire, les communautés autochtones mobilisent notamment le CPLE afin d’établir un meilleur rapport de force.

Si cette étude de cas démontre que la nation crie a été à même de mettre en oeuvre son consentement en Eeyou Istchee, les communautés autochtones ne sont pas toutes égales en termes de ressources qu’elles peuvent mobiliser afin de faire respecter leur prise de décision, notamment si elles n’ont pas de droits issus d’un traité. L’enjeu du consentement demeure entier dans de nombreuses régions. En ce sens, une attention particulière à ces questions ne peut que mettre en évidence la nécessité d’aller plus loin que l’encadrement formel afin d’éclairer les dynamiques sous-jacentes à la prise de décision gouvernementale.