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« Notre principal objectif est d’examiner l’interface entre notre héritage biologique et nos comportements et découvrir comment nous sommes devenus les créatures à la fois merveilleuses et défectueuses que nous sommes » (p. XVIII). Il apparaît donc que les auteurs rejoignent les intérêts des psychologues malgré leur formation différente en anthropologie (Tattersall) et en génétique (DeSalle). Je me limiterai à l’énumération de leurs principales idées à la suite de quoi, je présenterai l’émergence du style cognitif humain au cours de l’évolution, le coeur du volume.

LES THÈSES PRINCIPALES

  1. Homo sapiens est à la fois extraordinaire et inconsistant; il n’est pas parfait, il est un work in progress.

  2. L’évolution d’Homo sapiens est plus une affaire de contingence et de chance que d’adaptation bien ajustée; il est « accidentel ».

  3. Nous sommes différents des autres espèces par la manière dont nous traitons l’information. Nous sommes capables d’activités symboliques, ce qui nous rend uniques parmi les autres espèces.

  4. L’évolution n’a pas donné un lignage unique, un arbre avec de belles ramifications; il s’agit plutôt « d’embranchements de buissons ébouriffés ». (La Figure 1 l’illustre bien).

  5. Les relations gène-comportement sont extrêmement complexes. Chercher une correspondance directe entre un gène et un trait spécifique (comme l’homosexualité, par exemple) est « une entreprise plutôt folle ». En effet, un trait est influencé par plusieurs gènes et un gène influence plusieurs traits.

L’ÉMERGENCE DU STYLE COGNITIF HUMAIN

Dans cette section élaborée et dense, les auteurs s’efforcent de tracer l’évolution du cerveau et de la façon de penser de nos ancêtres lointains jusqu’à nous. Ils se basent principalement sur les fossiles et les objets trouvés (os, pierres aiguisées, traces d’habitations, outils) à différents endroits de façon à bien documenter leur propos.

Nos ancêtres hominidés d’il y a sept millions d’années étaient forcément fort différents de nous aux plans physique et psychologique. Des bouleversements géologiques et climatiques les ont forcés à passer de la forêt à la savane. On a trouvé un crâne datant de cette époque attestant la marche debout, mais les auteurs insistent sur la diversité puisqu’on a trouvé des fossiles témoignant de différences marquées entre espèces.

Figure 1

Une tentative « d’arbre de famille » des hominidés faisant voir une diversité importante, de fréquents embranchements et la coexistence de multiples espèces

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Australopithecus africanus présente de la nouveauté : il vit en groupe avec un mâle dominant, se nourrit de ressources hors de la forêt. Il marche debout, mais son crâne a encore la forme de celui des primates. Cependant, son cerveau fait 450 ml (plus volumineux que celui des primates). Lucy (il y a environ 3,5 millions d’années, mais trouvée en 1974) est un spécimen connu de cette espèce. Sa façon nouvelle de se relier à l’environnement suggère qu’on commence à traiter l’information de façon différente que les auteurs qualifient de plus intelligente (sans donner plus de détails). L’utilisation d’outils constitue une innovation importante qui se situerait autour de 2,6 millions d’années (par rapport à nous). En résumé, on trouve chez ces hominidés : la marche debout, des capacités d’adaptations nouvelles et l’utilisation d’outils. Ils ont fait un « bond cognitif » par rapport aux primates vivants et à leurs propres ancêtres.

Homo ergaster (le premier du genre homo) vivait en Afrique il y a environ deux millions d’années. Il présente des caractéristiques qui se situent dans la direction de ce qu’on appelle « l’homme moderne » : un peu plus grand, solide et avec de longues jambes; moins habile pour grimper aux arbres; il vit surtout dans la savane; il se protège du soleil (peau pigmentée, sans fourrure, donc pouvant suer); il devient prédateur et il utilise la lance; il nourrit un cerveau plus volumineux (880-900 ml) grâce à l’utilisation du feu qui lui permet de cuire sa nourriture. Autant de caractéristiques qui témoignent d’un progrès au plan mental. Aussi, les auteurs parlent-ils d’Homo ergaster comme d’une « nouvelle sorte d’hominidés », tout en rappelant la diversité du genre homo.

Homo heidelbergensis (entre 2 et 1,8 millions d’années avant aujourd’hui) ressemble un peu plus à Homo sapiens par le squelette, les intestins et le cerveau (1 260 ml); il sera le premier à sortir d’Afrique. Il se construit des habitations, il lance des flèches équilibrées, il aiguise bien ses outils et il est un bon chasseur. Nous sommes en présence de progrès considérables sur les plans cognitif et technologique.

Il y a 400 000 ans apparaît l’Homme de Néandertal. Il s’agit d’hominidés très sophistiqués aux plans culturel et technologique. Il porte des vêtements puisqu’il vit dans des régions plus froides; il utilise des aiguilles faites d’os; il vit en petits groupes et il a développé des stratégies sociales flexibles; il chasse le mammouth; il a des relations sexuelles avec Homo sapiens, quoique le mélange génétique est limité. On n’a pas la preuve qu’il ait atteint la pensée symbolique, même s’il est habile et intelligent. Pour expliquer sa disparition (il y a 35 000 ans), on évoque le climat rigoureux, des querelles intestines et l’arrivée d’Homo sapiens.

L’origine d’Homo sapiens se situe en Éthiopie, il y a environ 200 000 ans. Plusieurs éléments (bijoux, dessins, expressions artistiques, décoration du corps) attestent de la présence de la pensée symbolique chez lui. Les auteurs parlent ici d’un « saut qualitatif », d’une « révolution ».

Après plusieurs millions d’années d’évolution du cerveau des vertébrés, des primates et des hominidés, une structure cérébrale s’était mise en place et possédait la structure physique nécessaire pour l’avènement de la pensée symbolique

p. 119

Il y eut indéniablement « innovation génétique », mais, selon les auteurs, il n’y a pas moyen de le démontrer. D’où vient ce trait unique de la pensée symbolique? Après avoir éliminé quelques hypothèses, les auteurs optent (avec d’autres) pour l’explication selon laquelle cette caractéristique unique à Homo sapiens proviendrait du langage qui, d’ailleurs, est inséparable de la pensée (même si logiquement on peut les distinguer). Son cerveau n’est que de 1 330 ml, plus petit que celui de Néandertal, mais plus facile à nourrir[1] et plus efficace.

MAINTENANT

Notre cerveau se présente comme « un organe généraliste » qui est là pour favoriser la survie de notre espèce et aider les membres de cette espèce très sociable à interagir les uns avec les autres. Il doit gérer continuellement des informations conflictuelles de sorte que notre comportement est constamment construit et reconstruit dans notre esprit.

Il ne convient pas de blâmer notre héritage génétique pour tous les désagréments qui nous arrivent. Cet héritage n’est pas une destinée. Nous pouvons faire des choix responsables.

VERS L’AVENIR

Après examen, les auteurs ne s’attendent pas à des changements génétiques significatifs naturels dans l’avenir. Cependant, des changements pourraient survenir pour deux raisons : premièrement, un changement démographique drastique soudain (guerre nucléaire, virus robuste, astéroïde[2]). De ce point de vue, la « fragilisation » d’Homo sapiens est peu probable. Deuxièmement, la manipulation génétique artificielle (ingénierie génétique) qui peut provoquer des changements rapides, spécifiques, intentionnels et j’ajouterais inquiétants. Ici, les changements sont déjà commencés.

REMARQUE FINALE

Malgré la puissance des institutions, des corporations et des armées dans la société, les auteurs offrent ce que j’appellerais un hymne à Homo sapiens en tant que personne. Car c’est l’individu qui :

  • a des idées, des désirs et des ambitions;

  • crée une vision de son avenir et celui d’entités plus larges;

  • prend la décision consciente de modérer ses pulsions antisociales;

  • vit l’amour et l’attachement;

  • éprouve la souffrance;

  • connaît la pauvreté, la fragilité et la mort.

Cet individu n’est qu’une « donnée » parmi une multitude, mais c’est lui qui peut changer le monde. Il a la possibilité de faire des choix, « il est libre de la tyrannie d’un passé biologique imaginé » (p. 193).

APPRÉCIATION

The accidental Homo sapiens est un ouvrage documenté, dense, instructif et exigeant. Sa lecture suppose un minimum de connaissances. Comme l’ont signalé certains lecteurs, l’ouvrage est « provoquant », mais très stimulant intellectuellement. Il intéressera les étudiants avancés et leurs professeurs qui y trouveront maints sujets de recherche en psychologie, en anthropologie, en archéologie, en biologie et en philosophie.

J’ai l’impression que les scientifiques que sont Tattersall et DeSalle se sont donnés comme mission de corriger les erreurs, d’établir la vérité et, permettez-moi l’expression, de pontifier quelque peu. Par exemple, ils ne se privent pas de critiquer les travaux des psychologues et en particulier ceux qui travaillent en psychologie évolutionniste. Ces derniers sont trop souvent, à mon sens, accusés de simplification et de « réductionnisme ». Hormis cet agacement, j’ai apprécié la rigueur et l’éclairage nouveau qu’ils apportent à l’étude de l’évolution de l’espèce humaine.

Le hasard a joué un rôle dans l’histoire de la vie et les humains ne font pas exception. Homo sapiens est « accidentel »; il nous faut avaler cette vérité qui n’est pas sans affecter notre vanité…