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Robert Sapolsky[1] de l’Université Stanford se propose dans cet énorme ouvrage (800 pages) d’explorer la violence et la compétition ainsi que leurs opposées : la coopération, l’affiliation, la réconciliation et l’altruisme. Le sous-titre, « La biologie des humains … », se veut un point de départ; l’auteur ne s’y cramponne pas. Sa formation, ses connaissances et son expérience de chercheur lui permettent d’élaborer une science du comportement large et intégrative en l’analysant sous plusieurs angles. Son approche est intrigante et unique puisqu’il procède à reculons afin de comprendre le pourquoi du comportement. Sapolsky propose donc d’analyser un comportement en observant ce qui l’a provoqué, de la seconde qui précède, aux minutes et aux heures antérieures jusqu’au début de l’aventure humaine il y a de cela des millions d’années.

Que se passe-t-il une seconde avant le comportement? Pour comprendre ce qui a déclenché ledit comportement, il faut entrer dans le royaume de la neuroscience. Ce cours [2]101-201 est organisé autour de trois zones du cerveau : l’amygdale, appartenant au système limbique, est associée à la peur et à l’agressivité; le cortex frontal dont la maturité n’arrive qu’à 25 ans; le système dopaminergique, centre de la récompense, situé près du tronc cérébral. Sapolsky insiste sur les interactions entre les différentes régions du cerveau et sur l’implication nécessaire de la cognition et de l’affectivité pour prendre des décisions appropriées, surtout dans le domaine social.

Que se passe-t-il pendant les secondes et les minutes précédentes pour déclencher l’activité du cerveau? Le cerveau est influencé, premièrement, par des informations sensorielles; deuxièmement, par des éléments non conscients, comme nos biais cognitifs dont l’impact a été démontré par les études sur l’amorçage (priming); troisièmement, par des éléments plus subtils : des yeux sur une affiche placée devant nous et nous sommes moins tricheurs; enfin, par l’environnement physique qui nous influence à notre insu : des graffitis, des vitres brisées, de la saleté dans un quartier et les crimes sont plus fréquents. Bref, nous sommes moins autonomes et beaucoup moins rationnels que nous le pensons dans les décisions que nous prenons.

Que se passe-t-il dans les heures et les jours qui précèdent? Ici, Sapolsky fait appel à l’endocrinologie, donc à l’influence des hormones. 1) La testostérone est associée à l’agressivité sans en être la cause; elle amplifie plutôt les tendances déjà présentes. 2) L’ocytocine facilite les relations affectives (mère-enfant; relation de couple), mais son influence est modulée par le contexte. 3) L’oestrogène et la progestérone interviennent dans l’agressivité manifestée par les femmes, par les mères notamment pour protéger leur enfant. 4) Les glucocorticoïdes sont associés au stress. « Le stress [prolongé] dérange la cognition, le contrôle de l’impulsion, la régulation émotionnelle, la prise de décision, l’empathie et la sensibilité sociale » (p. 134). Au terme du chapitre, l’auteur conclut que les hormones ont des « effets contingents et facilitants », en amplifiant les tendances existantes.

Que se passe-t-il dans les jours et les mois qui précèdent? Sapolsky examine la grande plasticité du cerveau qui se manifeste d’une façon générale. Je retiens la découverte révolutionnaire de la neurogenèse, la formation de nouvelles synapses, reconnue tardivement, même si ce phénomène avait été observé par Altman dès 1965. Dans les heures et les jours qui suivent un apprentissage, une nouvelle épine dendritique émerge puis un terminal d’axone se pointe. Ainsi, après quelque temps et des répétitions, une nouvelle synapse fonctionne et stabilise notre nouveau souvenir. Un exemple souvent cité de la plasticité du cerveau fait état de l’augmentation du volume de la partie arrière de l’hippocampe (associée à la mémoire spatiale) chez les conducteurs de taxis londoniens, parce qu’ils doivent apprendre le réseau routier de cette grande ville. Ce n’est pas le cas chez les conducteurs d’autobus qui, eux, parcourent toujours le même trajet.

Que se passe-t-il à l’adolescence? Avec le présent chapitre et le suivant, le rythme est brisé pour faire appel à la psychologie et à la biologie du développement. Un cortex frontal non encore parvenu à maturité, peut expliquer bien des « excès » des adolescents. Les principales caractéristiques observées chez eux sont : la prise de risque élevée, la recherche intense de nouveauté et de sensations fortes, l’affiliation avec les pairs. Du côté cognitif, on observe, par exemple, un progrès constant de la capacité d’abstraction. Du côté émotionnel, l’expérience vécue est plus complexe et plus intense. Survient un échec et l’adolescent se trouve « stupide »; elle n’est pas invitée à une soirée et c’est la catastrophe. Les hauts sont plus hauts et les bas sont plus bas.

Que se passe-t-il au cours de l’enfance? Avec le même objectif d’expliquer le comportement, Sapolsky retourne à l’enfance et même au berceau. De ce chapitre qui ratisse large, je me limite au sort des enfants qui subissent des « adversités », selon son expression. L’enfant qui vient d’un milieu défavorisé, où la violence surgit souvent, risque d’avoir les caractéristiques suivantes : une réaction plus intense au stress, un cortex frontal plus petit, un contrôle plus faible sur la mémoire de travail, sur la régulation des pulsions, des émotions ainsi que des problèmes avec la prise de décision. Cet enfant est mal équipé pour commencer sa vie. Sapolsky soulève alors la question : comment se fait-il qu’un enfant s’attache à des parents violents et oppresseurs? Il rapporte quelques « raisons » : faible estime de soi, identification avec l’oppresseur, espoir de changer l’autre. Mais à la suite de l’étude remarquable de Regina Sullivan, il semble plutôt que « L’attachement de l’enfant à la personne qui en prend soin a évolué de façon à ce qu’il se produise indépendamment de la qualité des soins reçus » (cité par Sapolsky, p. 193).

Que se passe-t-il avant la naissance? Recul à l’oeuf fertilisé. Quand l’ovule et le spermatozoïde se rencontrent, un nouveau génome se forme. Sapolsky fait maintenant appel à la génétique. En ce domaine, une double question revient souvent. Que signifie partager 98 % de nos gènes avec les chimpanzés? Que signifie partager 50 % de nos gènes avec nos frères et nos soeurs? Dans le premier cas, il s’agit de types de caractéristiques : avoir les cinq doigts de la main, des yeux, des récepteurs de dopamine. Dans le cas de la fratrie, il s’agit de variations ou de versions du trait : la couleur des yeux, le type sanguin, la sorte de récepteurs de dopamine. Dans ce dernier cas, on parle souvent du pourcentage « d’héritabilité ». Ainsi, en se basant sur des recherches auprès de jumeaux fraternels et de jumeaux identiques, on a établi un pourcentage d’héritabilité pour la taille ou la dépression, par exemple, mais ce pourcentage n’est pas facile à établir et il est souvent exagéré. Il ne faut pas oublier l’omniprésence du contexte qui vient moduler l’influence des gènes. Il y a presque toujours interaction gène-environnement. Par exemple, l’héritabilité du développement cognitif est de 70 % dans les familles de niveau socioéconomique élevé, mais de 10 % dans les familles moins favorisées.

Que se passe-t-il au cours des siècles et des millénaires qui précèdent? Dans ce chapitre, Sapolsky démontre comment la culture importe et importe grandement dans le façonnement de notre cerveau et de notre conduite. À cette fin, il fait état des différences entre cultures collectivistes et cultures individualistes; entre les cultures hiérarchiques et celles plus égalitaires. Il examine également les effets du nombre d’habitants, de la densité et de l’homogénéité des différentes populations, les « crises culturelles » dues aux désastres naturels puis l’influence des religions.

Une étude menée dans 40 pays a démontré comment l’inégalité et le statut des femmes dans un pays affectent la performance en mathématique des filles par rapport à celle des garçons. Par exemple, en Turquie, les écolières ont des résultats 20 % inférieurs à ceux des garçons. Dans les pays scandinaves, par contre, les résultats des deux genres sont égaux. La culture importe.

Et l’évolution du comportement? Maintenant, nous arrivons aux fondements dans l’explication du comportement. Les gènes évoluent, tout dans l’organisme évolue. L’évolution suppose : 1) que certains traits sont transmis par des moyens génétiques; 2) que des mutations et des recombinaisons de gènes produisent des variations dans ces traits; 3) que certaines caractéristiques confèrent plus d’accommodements (fitness). Malgré la réticence de bien des gens, les preuves de l’évolution sont nombreuses et irréfutables.

L’évolution a sculpté les caractéristiques de l’organisme de deux façons : par la sélection sexuelle pour les traits qui attirent des membres de l’autre sexe (reproduction); par la sélection naturelle pour les traits qui favorisent la survie : la santé, la capacité d’éviter les prédateurs, des habiletés pour la cueillette ou la chasse. Les deux processus peuvent travailler en opposition, comme c’est le cas chez le paon mâle. En termes de sélection naturelle, son beau plumage crée un risque pour sa survie, parce qu’il réduit sa mobilité pour fuir un prédateur, mais ce magnifique plumage crée un attrait remarquable pour l’autre sexe, donc un avantage considérable pour la reproduction.

La sélection se fait à plusieurs niveaux. Elle comprend 1) la sélection individuelle : l’individu veut transmettre ses propres gènes. 2) La sélection de parentalité (kin selection) qui consiste pour un individu à passer ses gènes par l’intermédiaire d’un proche. Par exemple, si votre jumelle identique met au monde un enfant, ce dernier reçoit autant de vos gênes que si c’était le vôtre. 3) La sélection de groupe[3] : par exemple, une communauté diminue sa compétition interne (serrons-nous les coudes) pour avoir l’avantage dans sa compétition avec d’autres groupes. Ceci peut mener à l’ethnocentrisme, mais possiblement aussi à l’aide aux étrangers. Conclusion : l’évolution est complexe, mais c’est un fait.

LA DEUXIÈME PARTIE DU LIVRE

Le présent texte rend compte de la première moitié de cet ouvrage monumental ! Dans la seconde, Sapolsky applique les connaissances acquises à des problèmes pratiques, importants et pertinents. De fait, ces chapitres m’ont intéressé au plus haut point et j’espère que ma présentation donnera le goût au lecteur de lire tout le livre. Voici les titres (en versions adaptées) des chapitres de cette deuxième partie :

  • Nous vs Eux. (Adoucir ou durcir cette dichotomie).

  • Hiérarchie, obéissance, conformité et résistance.

  • La moralité, unique aux humains. (« Faire ce qu’il faut »).

  • L’empathie, la compassion et l’aide à autrui.

  • Les métaphores qui nous tiennent à coeur.

  • Pour un système de justice basée sur la science.

  • Guerre et paix. (Chapitre qui pourrait s’intituler « Vivre ensemble »).

APPRÉCIATION

Nous avons tous une tablette spéciale dans notre bibliothèque ou dans notre mémoire pour quelques livres (très peu) qui nous ont marqués. Pour moi, Behave fait partie de cette liste. Je le garde en mémoire et j’y retournerai – un peu comme à une encyclopédie - pour la synthèse magistrale qu’il offre et la judicieuse fusion des connaissances[4] que fournissent la psychologie, la biologie, la neuroscience, l’anthropologie et la science de l’évolution. Et quelle organisation originale de la matière !

J’ai bien conscience de ne pas avoir rendu justice à cet ouvrage magistral. Il est difficile de rendre compte des connaissances intégrées qui éclairent un problème, des débats qui ont surgi à propos de plusieurs sujets et des nuances que l’auteur a apportées dans ses explications. Difficile également de faire sentir l’à-propos des métaphores que l’auteur utilise abondamment et qui rendent le texte plus digeste et plus intéressant. Même chose pour l’humour insufflée dans le texte ou entre les lignes, humour qui rend la lecture agréable comme celle d’un roman.

Behave intéressera les étudiants universitaires des diverses sciences que je viens de nommer ainsi que leurs professeurs qui trouveront plusieurs thèmes de recherches et seront intéressés par les débats présentés. Les professeurs de niveau collégial devraient profiter particulièrement de cet ouvrage étant donné la synthèse qui se dégage à propos de nombreuses questions. Reste un lectorat plus large, scolarisé ou « averti ».

Il n’est pas surprenant qu’un certain nombre de grands journaux (comme le New York Times et le Wall Street Journal) ou de grands magazines comme (comme le New Scientist) aient loué cet ouvrage.

Cette somme extraordinaire de la science du comportement humain conduit le lecteur dans un voyage épique

The Guardian

Behave est un condensé plein de connaissances scientifiques organisées de façon ingénieuse … C’est une source de plaisir et d’apprentissage

The Spectator