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Tout au long de son histoire, le continent américain a été marqué par les injustices et les inégalités sociales[1], et il continue de l’être. Ainsi, le système interaméricain de protection des droits de la personne (SIPDP) a dû répondre à plusieurs types de violations dans les Amériques. Ses institutions ont d’abord été aux prises avec des situations de violations systématiques des droits civils et politiques commises par des régimes autoritaires, puis elles ont dû considérer des dynamiques de consolidation de l’ordre démocratique[2]. Malgré des débuts hésitants, le SIPDP semble proposer depuis peu de nouvelles approches pour traiter des violations des droits économiques, sociaux et culturels (DESC).

Après un survol rapide du SIPDP et de son cadre normatif relativement aux DESC, nous aborderons les limites à la justiciabilité de ceux-ci suivant l’approche directe. Nous traiterons alors des solutions de rechange amenées par les victimes et leurs représentants pour pallier ces limitations, notamment le recours aux droits à la vie et à l’intégrité personnelle dont certains aspects assurent la protection des DESC. Enfin, nous analyserons les plus récentes avancées jurisprudentielles qui, à la surprise de plusieurs, paraissent rouvrir le débat quant à la justiciabilité directe des DESC.

1 Les droits économiques, sociaux et culturels et le système interaméricain de protection des droits de la personne

Le SIPDP se compose des normes et des institutions existant au sein de l’Organisation des États américains (OEA), qui servent à protéger les droits de la personne. Cet objectif est d’ailleurs réaffirmé dans la Charte de l’Organisation des États américains[3]. Outre la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme[4], les États de l’OEA ont également adopté la Convention américaine relative aux droits de l’homme[5], principal instrument de protection des droits de la personne du SIPDP. De plus, les États ont aussi prévu toute une série d’instruments portant sur des droits ou des thématiques spécifiques, dotés parfois de procédures ou d’institutions de contrôle particulières[6]. La promotion et le respect des droits garantis par ces instruments ont été confiés à divers organes de contrôle dont la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) (cette instance quasi judiciaire basée à Washington (DC), aux États-Unis, est composée de sept experts indépendants[7]) et la Cour interaméricaine des droits de l’homme (ce tribunal est basé à San José, au Costa Rica, et compte sept juges[8]).

Plusieurs instruments interaméricains, dont la Charte[9] et la Déclaration[10], renvoient à des DESC[11]. La Convention, quant à elle, prévoit ceci à son article 26 :

Les États parties s’engagent, tant sur le plan intérieur que par la coopération internationale – notamment économique et technique – à prendre des mesures visant à assurer progressivement la pleine jouissance des droits qui découlent des normes économiques et sociales et de celles relatives à l’éducation, la science et la culture, énoncées dans la Charte[,] [et] ce, dans le cadre des ressources disponibles, et par l’adoption de dispositions législatives ou par tous autres moyens appropriés.

Le Protocole de San Salvador garantit le droit au travail et aux conditions de travail justes, équitables et satisfaisantes (art. 6 et 7), certains droits syndicaux, dont le droit d’association et le droit de grève (art. 8), le droit à la sécurité sociale (art. 9), le droit à la santé (art. 10), le droit à un environnement sain (art. 11), le droit à l’alimentation (art. 12), le droit à l’éducation (art. 13), le droit aux bienfaits de la culture (art. 14) et le droit à la création d’une famille (art. 15) ainsi que la protection des enfants, des personnes âgées et des personnes handicapées (art. 16-18)[12].

2 L’approche directe et les limites de la justiciabilité des droits économiques sociaux et culturels dans le système interaméricain de protection des droits de la personne

De nombreuses victimes ont intenté des recours devant les instances interaméricaines alléguant « directement » des violations des articles 8 et 13 du Protocole de San Salvador ou de l’article 26 de la Convention. Effectivement, en vertu de l’article 19 (6) de ce protocole, la CIDH est compétente pour instruire des plaintes se rapportant aux articles 8 et 13 de ce dernier, protégeant respectivement les droits syndicaux et le droit à l’éducation. Cette compétence ne semble cependant pas s’étendre aux autres DESC prévus dans ledit protocole[13].

C’est en 2015 que la Cour interaméricaine rend la première décision relative à une violation du Protocole de San Salvador[14], dans l’affaire Gonzales Lluy c. Équateur, portant, entre autres, sur l’exclusion du système éducatif d’une fillette porteuse du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) en raison d’une transfusion de sang contaminé[15]. Tenant compte des critères de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité et d’adaptabilité élaborés par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’Organisation des Nations unies (ONU)[16], la Cour interaméricaine conclut que, pour assurer utilement l’exercice du droit à l’éducation par les personnes porteuses du VIH-sida (syndrome d’immunodéficience acquise), les États ont l’obligation de leur assurer l’accès à l’information juste sur cette condition et d’interdire aux établissements d’enseignement de leur en limiter l’accès. En l’espèce, l’Équateur a violé l’exercice du droit à l’éducation en toute égalité de la victime, puisque le traitement distinct lui ayant été réservé (le fait de l’exclure de son école en raison de son état de santé) ne répondait pas au test de la nécessité et de la proportionnalité[17], constituant en outre l’un des moyens connus les plus attentatoires aux droits de la victime. Par ailleurs, ces mesures reposaient sur des préjugés et des stéréotypes à l’endroit des personnes vivant avec le VIH-sida. La Cour interaméricaine établit donc que l’État n’a pas respecté le critère d’adaptabilité des services d’éducation.

En plus de ce type de recours, plusieurs victimes ont également tenté d’alléguer directement des manquements à l’article 26 de la Convention en soutenant que les violations résultaient de mesures régressives adoptées par un État en dérogation à cette disposition. Par exemple, dans une décision sur la recevabilité dans l’affaire Jorge Odir Miranda Cortez c. El Salvador, relative à des personnes atteintes du VIH-sida et ne recevant pas, sinon partiellement, les soins nécessaires de la part de l’État, la CIDH considère que ce type de fait pourrait éventuellement constituer une violation de l’article 26[18]. De plus, dans l’affaire Milton García Fajardo et al. c. Nicaragua[19], la CIDH conclut à diverses violations des droits de fonctionnaires sanctionnés pour avoir mené une grève décrétée illégale par le ministère du Travail. En l’espèce, les autorités publiques avaient refusé de respecter une injonction d’un tribunal d’appel ordonnant la suspension du licenciement des employés ; puis la Cour suprême du pays avait confirmé la légalité du décret gouvernemental. La CIDH reconnaît ainsi qu’il y a eu violation de l’article 26 relatif à la mise en oeuvre progressive des DESC. Sans détailler son raisonnement, elle estime que les droits des travailleurs entraient dans le champ protégé par cette disposition, parce que les violations précitées avaient occasionné des dommages aux droits économiques et sociaux des victimes et que l’État, plutôt que d’adopter des mesures progressives, avait privilégié des mesures qui avaient précisément pour objet de réduire ou de restreindre ces droits[20].

Cependant, cette approche a subi un important revers en 2003 dans l’Affaire des cinq retraités c. Pérou[21], dont les faits portent sur l’adoption d’une loi qui réduisait unilatéralement et a posteriori les pensions de vieillesse de certains individus. Bien que la Cour interaméricaine ait conclu à une violation de l’article 25 relatif au droit à la protection judiciaire (en l’espèce, plusieurs décisions judiciaires favorables aux demandeurs n’avaient pas été respectées par le gouvernement) et de l’article 21 portant sur le droit à la propriété, elle refuse néanmoins de conclure à une violation de l’article 26. En effet, la Cour interaméricaine soutient ceci dans cette affaire :

Economic, social and cultural rights have both an individual and a collective dimension. This Court considers that their progressive development, about which the United Nations Committee on Economic, Social and Cultural Rights has already ruled, should be measured in function of the growing coverage of economic, social and cultural rights in general, and of the right to social security and to a pension in particular, of the entire population, bearing in mind the imperatives of social equity, and not in function of the circumstances of a very limited group of pensioners, who do not necessarily represent the prevailing situation[22].

Selon plusieurs commentateurs[23], cette décision semble fermer la porte à toute possibilité de recours direct en vertu de l’article 26 : cependant, la pratique subséquente des instances interaméricaines a été, pour le moins, incohérente sur ce sujet. Par exemple, la CIDH a considéré comme recevables des allégations relatives à l’article 26, dans la décision Communauté de San Mateo de Huanchor c. Pérou[24] en 2004, portant notamment sur des violations de l’article 26 et concernant de la pollution environnementale occasionnée par des résidus issus d’une mine. Pareillement, la même année, dans l’affaire Naranjo Cárdenas et al. c. Venezuela[25], la CIDH a spécifié que la non-exécution par l’État d’ordonnances judiciaires en vue de protéger le droit à la sécurité sociale pourrait constituer une violation de l’article 26[26]. Toutefois, dans une situation presque identique à celle de l’affaire Odir Miranda, la CIDH a considéré que des allégations de violations des droits de personnes atteintes du VIH-sida et ne recevant pas les soins nécessaires ne pouvaient constituer des violations de l’article 26, et ce, expressément en raison de l’interprétation donnée par la Cour interaméricaine de l’article 26 dans l’Affaire des cinq retraités[27].

Pour sa part, la Cour interaméricaine a considéré en 2004 qu’elle n’avait pas à se prononcer sur ce type d’allégation puisqu’elle l’avait fait précédemment sur les sujets de la vie digne, de la santé et de l’éducation dans son analyse des droits des enfants à la vie et à l’intégrité personnelle, dans l’Affaire du Centre de réhabilitation des enfants c. Paraguay[28], relative à une série d’incendies dans un centre de détention pour mineurs. De façon similaire, en 2006, dans l’affaire Acevedo Jaramillo et al. c. Pérou[29], portant sur des allégations de violations de divers droits des travailleurs, la Cour interaméricaine a considéré que l’État avait violé le droit à la protection judiciaire des victimes, en particulier parce que plusieurs jugements exigeant le paiement d’une compensation et la réintégration de celles-ci dans leur emploi n’avaient pas été respectés par les autorités publiques. Cependant, contrairement à l’affaire Milton García Fajardo et al., la Cour interaméricaine a décrété qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur l’article 26 puisqu’elle avait déjà reconnu une violation du droit à la protection judiciaire.

3 De nouvelles stratégies

Malgré ces ambiguïtés, de nombreuses victimes et leurs représentants ont opté pour d’autres approches afin de dénoncer des violations de DESC au sein du SIPDP. Ainsi, certains ont allégué des violations de leurs droits civils et politiques, notamment le droit à l’égalité devant la loi, le droit à la protection judiciaire ainsi que les droits à la vie et à l’intégrité personnelle, pour revendiquer la protection de leurs DESC.

3.1 Les droits économiques, sociaux et culturels et le droit à l’égalité

En 2006, dans l’affaire López Álvarez c. Honduras portant sur la détention arbitraire d’un leader Garifuna[30], la Cour interaméricaine conclut à une violation non seulement du droit à la liberté d’expression mais également du droit à l’égalité devant la loi de la victime qui s’est vu interdire de communiquer dans sa langue maternelle à l’intérieur du pénitencier. En l’espèce, la Cour interaméricaine estime que cette limitation à la jouissance d’un droit culturel ne respecte pas l’obligation d’assurer aux détenus des conditions nécessaires au développement d’une vie décente.

La même année, la CIDH va beaucoup plus loin dans l’affaire André Diniz c. Brésil[31], relative à une femme victime d’un traitement raciste lors d’un processus d’embauche. La décision soutient que l’État n’a pas assuré effectivement le droit à l’égalité et à la protection judiciaire de la victime qui s’est plainte sans succès de ces actes de racisme auprès des autorités publiques. Ce faisant, la CIDH reconnaît l’obligation de l’État d’assurer le droit à l’égalité des personnes dans l’accès à un droit économique et social (droit au travail), même si ce type de droit n’est pas prévu explicitement dans la Convention[32].

De la même manière, dans l’affaire Duque c. Colombie[33], la Cour interaméricaine considère en 2016 que le droit à l’égalité devant la loi protège le conjoint de même sexe d’accéder à la pension du conjoint décédé. En effet, l’orientation sexuelle ne saurait constituer un motif valable pour empêcher une personne de jouir de son droit à la sécurité sociale[34]. Or, si le principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 1.1 et 24 de la Convention, permet de protéger certains aspects des DESC, le droit d’accès à la justice constitue également un vecteur de protection de ceux-ci.

3.2 La protection judiciaire des droits économiques, sociaux et culturels

Comme la CIDH l’indique dans son rapport intitulé Access to Justice as a Guarantee of Economic, Social, and Cultural Rights. A Review of the Standards Adopted by the Inter-American System of Human Rights[35], le droit aux garanties judiciaires et le droit à la protection judiciaire sont essentiels à la jouissance effective des DESC. Pour assurer l’accès à la justice et éliminer les obstacles permettant l’exercice de ces droits[36], diverses mesures peuvent être adoptées : fournir une aide juridique gratuite aux indigents[37], éliminer les coûts déraisonnables des recours[38], assurer l’accès à la justice de certains groupes de personnes souvent exclus des processus judiciaires[39], etc.

Par ailleurs, dans l’affaire Baena Ricardo c. Panama[40], concernant les membres d’un syndicat ayant été sanctionnés pour leur appartenance à une organisation de travailleurs ayant fait la grève, la Cour interaméricaine rappelle que les États doivent assurer l’ensemble des garanties judiciaires dans les processus administratifs relatifs aux DESC, dont le droit d’être entendu et d’être représenté[41], le droit d’être informé de toute procédure administrative pouvant limiter l’exercice individuel de droits[42], le droit d’obtenir une décision motivée[43], le droit à la publicité de certaines audiences administratives[44], le droit à un recours dans des délais raisonnables[45] et le droit à la révision judiciaire de décisions administratives[46].

La jurisprudence interaméricaine reconnaît en effet que les instances administratives chargées de la mise en oeuvre des DESC doivent adopter des décisions selon des critères préétablis, clairs et objectifs limitant la discrétion décisionnelle qui pourrait occasionner des violations du droit à l’égalité[47]. Enfin, l’ensemble des garanties judiciaires dans des poursuites judiciaires relatives aux DESC doivent être assurées[48], dont le droit à un recours dans un délai raisonnable[49], le principe de l’égalité des armes[50] et le droit d’obtenir une décision motivée[51].

3.3 Les droits économiques, sociaux et culturels comme composante de certains droits civils et politiques

Dans une série de décisions relatives à des violations des droits civils et politiques, la CIDH et la Cour interaméricaine en viennent à reconnaître que la protection de ceux-ci emporte pour l’État la nécessité de mettre en place des mesures afin de protéger également certains aspects des DESC. En effet, l’interprétation des droits de la Convention, basée sur les obligations générales de prévention (art 1.1) et la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent la ou les victimes, permet aux instances interaméricaines de dégager des standards précis en vue, notamment, d’assurer des conditions minimales d’existence.

Par conséquent, les droits à la vie et à l’intégration personnelle, respectivement garantis aux articles 4 et 5 de la Convention, deviennent de puissants vecteurs de protection des DESC. Il en résulte que la Cour interaméricaine élargit graduellement la toile des obligations positives, principalement l’obligation de prévention, incombant à l’État afin de garantir non seulement, le droit à la vie, mais également à une vie digne, pour ces groupes en situation de vulnérabilité.

3.3.1 Le concept de vida digna

C’est dans une décision rendue en 1999 que la Cour interaméricaine reconnaît que le droit à la vie oblige l’État à s’abstenir de porter atteinte à la vie et aussi à assurer des conditions minimales d’existence. En effet, l’affaire Villagrán Morales c. Guatemala concerne la détention et l’exécution extrajudiciaire, par des agents étatiques, de cinq jeunes, dont trois mineurs, vivant dans la rue dans des conditions extrêmes de pauvreté, qualifiées par la Cour interaméricaine de « situation de risques[52] ». Dans ces circonstances, les droits à la vie et à l’intégrité des enfants, de même que les droits de l’enfant protégés par l’article 19 de la Convention, lu à la lumière de la Convention relative aux droits de l’enfant de l’ONU[53], obligent l’État à créer les conditions nécessaires à la préservation du droit à la vie et du droit de vivre dans la dignité[54].

Dès lors, le droit à une « vie digne » ouvre la porte à la justiciabilité indirecte de certains DESC, en requérant de l’État qu’il comble les besoins vitaux minimaux[55]. En l’espèce, le droit à la vie devient un droit de prestation[56], qui inclut une dimension sociale et économique et qui tient compte de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle se trouvent la ou les victimes.

3.3.2 La protection des enfants

Reprenant le critère du droit à une vie digne, élaboré précisément pour assurer la protection des droits des enfants, la CIDH et la Cour interaméricaine accordent une portée très large à l’obligation de protéger les droits des enfants[57]. Ainsi, le critère du « meilleur intérêt » de l’enfant, défini à l’aune du corpus juris relatif à la protection des droits de l’enfant[58], reconnaît notamment que celui-ci exerce progressivement ses droits, selon son niveau de développement et en vue de sa pleine autonomie personnelle.

Il en résulte qu’en amont l’État doit mettre en place des politiques publiques et des institutions, avec du personnel compétent, pour accompagner le développement de l’enfant vers sa pleine maturité[59]. Ces mesures sont d’autant renforcées lorsqu’il se trouve en situation de risque, par exemple si le contexte social ou familial ne permet pas son plein développement[60]. Elles doivent donc assurer la survie et le développement de l’enfant, ce qui comprend notamment la réhabilitation sociale des enfants abandonnés ou exploités et leur éducation dans des conditions d’égalité et de non-discrimination[61].

En outre, lorsque les enfants entrent en conflit avec la loi, l’État doit mettre sur pied un système de justice juvénile, y compris des centres de détention pour mineurs, dont l’objectif vise la réhabilitation de ces derniers[62]. Dans ces circonstances, l’État doit être particulièrement attentif aux conditions de vie des enfants privés de liberté[63]. Le droit à une vie digne impose donc à l’État l’obligation de leur fournir des services de santé et d’éducation convenables durant la détention de façon à éviter que celle-ci ne perturbe ou ne détruise leur plan de vie[64]. L’obligation de fournir des programmes d’éducation s’avère d’autant plus importante lorsqu’il est démontré que les enfants sont issus de milieux marginalisés et que l’absence d’éducation limite leurs chances de réintégrer la société et d’y jouer un rôle actif[65].

3.3.3 Le droit à la propriété et à la vie des peuples autochtones

De la même manière, dans plusieurs affaires relatives aux droits de certains peuples autochtones, dont la célèbre affaire Awas Tingni Community c. Nicaragua[66], la CIDH et la Cour interaméricaine interprètent plusieurs droits civils et politiques de façon extensive pour y lire certains aspects importants des DESC de ces peuples. L’interprétation large du droit à la propriété des peuples autochtones, à la lumière de la Convention (no 169) relative aux peuples indigènes et tribaux de l’Organisation internationale du travail (OIT)[67], mène la Cour interaméricaine à admettre sa nature collective définie suivant leur culture propre et leur lien particulier à la terre, un lien essentiel au maintien de leur culture, de leur vie spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique[68]. De plus, le droit à l’intégrité personnelle des membres de certains peuples peut, dans des circonstances précises, inclure le droit d’exercer leur culture et leur religion, d’entretenir leur lien particulier à la terre et d’accéder à des sites désignés[69].

Ainsi, la privation des terres ancestrales et le déplacement subséquent des membres de communautés autochtones sont susceptibles d’entraîner la violation de leur droit à une vie digne, compte tenu de leur situation d’extrême pauvreté créée par leur installation temporaire sur d’autres terres et l’impossibilité d’avoir accès aux ressources naturelles et autres nécessaires à leur survie. Dans une série d’affaires concernant la délocalisation de communautés autochtones à la suite de la vente de leurs terres ancestrales par l’État du Paraguay, la Cour interaméricaine soutient qu’il importe d’analyser le droit à une vie digne des membres de ces communautés d’après le corpus juris international relatif à la protection des peuples autochtones[70]. Ce corpus inclut notamment l’obligation des États d’assurer progressivement le développement des DESC des individus relevant de leur compétence[71].

Conséquemment, la situation de vulnérabilité des communautés dans leur ensemble, ainsi que la situation spécifique de leurs membres, compte tenu de leur condition personnelle, emporte pour l’État l’obligation d’adopter des mesures spéciales de protection pour garantir les conditions de vie minimale à l’ensemble des communautés visées[72], et également des mesures supplémentaires en vue d’assurer le plein développement des enfants[73] de même que l’accès aux soins de santé des femmes enceintes[74] et des personnes âgées[75].

3.3.4 L’autonomie graduelle du droit à la santé

Le droit à une vie digne a guidé par ailleurs l’interprétation des droits à la vie et à l’intégrité personnelle de façon à y inclure, pour l’État, l’obligation de mettre sur pied et d’encadrer la régulation du système de santé répondant aux principes de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité et de qualité des prestations médicales[76]. C’est d’abord en 2006 dans l’affaire Ximenes Lopes c. Brésil[77] que la Cour interaméricaine reconnaît la nécessité pour l’État de réguler les services de prestation de soins de santé. En l’espèce, la victime souffre d’une maladie mentale et est, par conséquent, internée dans un centre psychiatrique où elle décédera des suites de mauvais traitements équivalant à de la torture. De plus, constatant la situation d’extrême vulnérabilité de la victime, en raison de sa maladie et de sa relation de dépendance au personnel médical et aux soins prodigués, la Cour interaméricaine soutient que les soins psychiatriques doivent être organisés et donnés de façon à préserver la dignité et l’autonomie des patients, à réduire l’impact de la maladie et à améliorer la qualité de vie, en application des standards internationaux en la matière[78].

Plus avant, dans une série de décisions rendues contre l’Équateur, la Cour interaméricaine développe sa réflexion concernant la protection du droit à la santé. Ainsi, dans l’affaire Suárez Peralta c. Équateur, elle énonce une série de standards précis relatifs à la protection du droit à la santé[79]. En l’espèce, la plaignante a été victime d’une faute professionnelle d’un médecin exerçant en pratique privée, qui a entraîné une série de complications médicales et d’interventions chirurgicales, également réalisées en clinique privée.

Aussi, bien qu’elle tienne compte de l’indivisibilité et de l’interdépendance des droits civils et politiques et des DESC, et prenne note des dispositions de la Déclaration[80], de la Charte[81], et du Protocole de San Salvador[82] garantissant le droit à la santé, la Cour interaméricaine analyse néanmoins les faits en se basant sur le droit à l’intégrité personnelle, qui, même s’il est intimement lié au droit à la santé, se révèle néanmoins distinct. Elle ne retient donc pas l’approche proposée par le juge Ferrer Mac-Gregor Poisot qui, dans son opinion séparée, se positionne en faveur de la « justiciabilité » d’un droit autonome à la santé, opinion qui laisse présager par ailleurs le revirement jurisprudentiel de 2017[83] dont il sera question dans la section 4.1.

Selon l’opinion majoritaire de la Cour interaméricaine, la protection de la santé requiert la mise en place d’un cadre législatif encadrant la prestation de services de santé qui permet d’éviter tout risque d’atteinte à l’intégrité personnelle et qui répond aux principes de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité et de qualité des soins médicaux[84]. Comme cela a été établi dans l’affaire Albán Cornejo c. Équateur[85], lorsque les soins sont fournis par des établissements privés, l’État n’est pas relevé de son obligation de présider à la supervision de la qualité des soins de santé, y compris l’octroi des permis d’exercice de la profession, le contrôle continu des compétences des médecins en exercice et l’inspection des installations sanitaires[86]. L’État doit donc également mettre en place les mécanismes de supervision nécessaires à l’atteinte des objectifs législatifs ainsi que des actes de procédure administrative et judiciaire qui permettront aux victimes d’obtenir, le cas échéant, réparation[87].

Les mêmes principes sont réitérés avec force dans l’affaire Gonzales Lluy c. Équateur[88], que nous avons mentionnée plus haut, qui concernait l’infection de la victime, alors âgée de 3 ans, du VIH lors d’une transfusion sanguine dans une clinique privée. Outre qu’elle rappelle la nécessité pour l’État de réguler la prestation de soins de santé, la Cour interaméricaine considère que ce dernier est responsable de la violation du droit à la vie de la victime, même si celle-ci est toujours vivante, en raison du risque de mort répété qu’elle a encouru à plusieurs reprises et de la gravité de la maladie résultant de l’acte de négligence médicale[89]. En d’autres termes, l’État peut être tenu responsable s’il connaît, ou aurait dû connaître, et tolère un risque de privation arbitraire de la vie même si, in concreto, la victime est toujours vivante.

3.4 Une approche basée sur le risque

Il ressort de ces décisions que la CIDH et la Cour interaméricaine exigent des États la mise en oeuvre de façon immédiate d’un seuil minimal de jouissance de certains aspects des DESC[90], car elles prennent en considération les obligations positives des États visés d’adopter des mesures de protection spéciales déjà exigées par le droit international (par exemple, la Convention (no 169) relative aux peuples indigènes et tribaux et la Convention relative aux droits de l’enfant). Dans ces circonstances, la protection des DESC par l’entremise de la protection de certains droits civils et politiques est évaluée en prenant pour référence le risque engendré par la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve la victime et l’obligation corollaire de l’État d’adopter des mesures de prévention pour éviter la matérialisation dudit risque.

Ainsi, dans l’affaire Sawhoyamaxa c. Paraguay[91], la Cour interaméricaine indique qu’un État peut être tenu responsable des conséquences de certaines politiques en matière de santé, nonobstant le caractère proprement progressif des obligations des États en matière de DESC. À noter qu’elle s’est inspirée de sa propre décision dans l’Affaire du massacre de Pubelo Bello rendue la même année[92], où elle a reconnu la responsabilité de l’État dans le cas des violations issues de la matérialisation d’un risque créé et toléré par celui-ci (ici la création d’organisations paramilitaires). Dans l’affaire Sawhoyamaxa, la Cour interaméricaine soutient ceci :

It is clear for the Court that a State cannot be responsible for all situations in which the right to life is at risk. Taking into account the difficulties involved in the planning and adoption of public policies and the operative choices that have to be made in view of the priorities and the resources available, the positive obligations of the State must be interpreted so that an impossible or disproportionate burden is not imposed upon the authorities. In order for this positive obligation to arise, it must be determined that at the moment of the occurrence of the events, the authorities knew or should have known about the existence of a situation posing an immediate and certain risk to the life of an individual or of a group of individuals, and that the necessary measures were not adopted within the scope of their authority which could be reasonably expected to prevent or avoid such risk[93].

Dans l’évaluation du risque, la Cour interaméricaine prend généralement en considération la situation de vulnérabilité dans laquelle vivent les victimes, que l’État connaît ou aurait dû connaître. Le critère de vulnérabilité impose donc à ce dernier une obligation générale de prévention qui se traduit par l’adoption de mesures spéciales de protection, garantissant la jouissance de certains DESC, de manière à assurer un minimum vital. Or, si cette approche a longtemps été celle de la CIDH et de la Cour interaméricaine à la suite de l’Affaire des cinq retraités, il semble que la seconde ait récemment décidé de revisiter sa propre position concernant la justiciabilité directe des DESC.

4 Une relecture de l’article 26 : l’effritement de l’Affaire des cinq retraités

Nous avons vu que la pratique de la CIDH et de la Cour interaméricaine à la suite de l’Affaire des cinq retraités est incohérente quant à leur compétence respective concernant la justiciabilité des DESC sur la base de l’article 26. Suivant notamment les affaires Jorge Odir Miranda c. El Salvador et Association nationale des anciens employés de l’Institut péruvien de la sécurité sociale c. Pérou[94], on peut déceler un effritement graduel de la doctrine qui y est établie. Par ailleurs, celle-ci est critiquée par certains juges de la Cour interaméricaine dans des opinions séparées jointes à la majorité — qui portent notamment sur le droit à la santé —, opinions qui annoncent alors l’évolution de la position des instances interaméricaines en la matière.

4.1 Deus ex machina : la justiciabilité directe du droit au travail

C’est en 2017 que la Cour interaméricaine opère un revirement jurisprudentiel sans précédent, et controversé[95], dans l’affaire Lagos del Campo c. Pérou[96] concernant le congédiement d’un ouvrier péruvien. En plus de son poste comme plombier au sein d’une compagnie privée, celui-ci est alors également président d’élections au sein d’une communauté industrielle de l’entreprise, communauté distincte des syndicats selon le droit en vigueur à l’époque. Or, le congédiement résulte de propos que l’employé a tenus dans des médias à l’encontre de son employeur.

En l’espèce, la Cour interaméricaine estime que l’État est responsable, entre autres, de la violation des droits à la stabilité d’emploi (estabilidad laboral) et d’association de la victime, sur la base de l’article 26 de la Convention. Ainsi, elle admet la justiciabilité directe des DESC protégés par l’article 26, et ce, sans que la CIDH ou les représentants des victimes en aient fait la demande. Au contraire, invoquant le principe iura novit curia, la Cour interaméricaine se saisit de la question du droit au travail[97]. De plus, elle omet toute référence à l’Affaire des cinq retraités, que nous avons mentionnée antérieurement, n’en distingue ni les faits ni le contexte, pas plus qu’elle ne justifie ce renversement en raison d’un changement significatif dans la société. Au contraire, la Cour interaméricaine souligne explicitement qu’avec cette décision, qualifiée d’historique par le juge Ferrer Mac-Gregor Poisot, aujourd’hui président de cette cour, le SIPDP entre dans une nouvelle ère jurisprudentielle.

Le raisonnement de la Cour interaméricaine se fonde premièrement sur la protection du droit au travail dans différents instruments interaméricains, notamment la Charte[98], la Déclaration et le Protocole de San Salvador. De plus, suivant son avis consultatif no 10 de 1989 portant sur l’interprétation de la Déclaration[99], la Cour interaméricaine prend soin de rappeler que les dispositions de la Déclaration et de la Convention constituent un prolongement des garanties prévues par la Charte, ratifiée par tous les États membres[100]. En outre, plusieurs instruments internationaux et régionaux de protection des droits de la personne, de même que les conventions adoptées sous l’égide de l’OIT[101], ainsi que le droit péruvien, y compris la Constitution, contiennent des dispositions relatives à la stabilité d’emploi[102]. Il en résulte que, conformément à l’article 29 de la Convention qui autorise une interprétation dynamique et évolutive des droits garantis, le droit à la stabilité d’emploi est désormais protégé par l’article 26[103].

De même, si tant est que la liberté d’association soit protégée par l’article 16 de la Convention, la Cour interaméricaine estime, compte tenu des faits de l’affaire, qu’il y a lieu de lire ce droit d’après l’importance que cette liberté revêt dans un contexte de travail. En effet, conformément au droit international en la matière[104], les syndicats et leurs représentants doivent pouvoir bénéficier d’une protection particulière pour être en mesure de défendre de manière appropriée les droits des travailleurs qu’ils représentent. Cette protection s’étend par ailleurs aux associations qui, bien qu’elles ne soient pas formellement constituées en syndicats, occupent des fonctions similaires de défense des droits des travailleurs[105]. En ce sens, le droit à la liberté d’association des travailleurs doit être lu en tenant compte non seulement de l’article 16, mais également de l’article 26 de la Convention. Le congédiement de la victime, en tant que sanction arbitraire pour l’exercice de ses droits à la liberté d’expression et d’association, constitue donc une violation dudit article 26[106].

Toujours en 2017, la Cour interaméricaine réitère, mutatis mutandis, ses propos quant à la justiciabilité du droit au travail dans l’Affaire des travailleurs de Petroperú et al. c. Pérou[107], analogue à d’autres affaires qu’elle avait résolues[108], où des travailleurs de différentes entreprises publiques et de ministères ont été congédiés à la suite de l’adoption de décrets gouvernementaux en 1992 pour restructurer l’État. Les victimes, ayant refusé de se prévaloir des programmes de retrait volontaire, ont présenté sans succès plusieurs recours devant les tribunaux pour protéger leur emploi. Ainsi, compte tenu de l’ensemble de ces circonstances du précédent établi dans l’Affaire Lagos del Campo, la Cour interaméricaine tient l’État responsable de la violation du droit au travail des victimes en application de l’article 26 de la Convention[109].

4.2 Une doctrine qui se raffine

En 2018, la Cour interaméricaine consolide sa jurisprudence relative à l’article 26 de la Convention en reconnaissant l’existence autonome du droit à la santé dans deux décisions. La première, l’affaire Poblete Vilches et al. c. Chili[110], concerne les soins inappropriés offerts à la victime, âgée de 71 ans, puis son décès lors de sa seconde admission dans un hôpital public à la périphérie de Santiago au Chili. Reprenant sa position quant à la justiciabilité des DESC, la Cour interaméricaine soutient que l’article 26 contient deux types d’obligations distinctes, à savoir l’adoption de mesures progressives, d’une part, et l’adoption de mesures immédiates, d’autre part. Les premières exigent de l’État qu’il prenne les mesures nécessaires, concrètes et efficaces pour mettre en oeuvre les DESC, alors que les secondes réclament l’adoption de mesures utiles pour garantir l’accès, sans discrimination, aux prestations protégées par chacun des DESC[111]. Cela étant dit, et après avoir examiné le corpus juris relatif au droit à la santé, la Cour interaméricaine estime qu’elle doit évaluer si l’État a pris les mesures immédiates attendues pour assurer le droit à la santé de la victime, sans discrimination et compte tenu de sa situation de vulnérabilité en raison de son âge et de son état de santé[112].

Dans ces circonstances, il incombe à l’État d’adopter des mesures particulières de protection dans le domaine de la santé, dans le but d’assurer l’autonomie et l’indépendance des personnes âgées, en leur octroyant des soins efficaces et continus sans discrimination. Ainsi, reprenant les critères relatifs aux soins de santé abordés dans l’affaire Gonzales Lluy, se référant à la qualité, à l’accessibilité, à l’acceptabilité et à l’adaptabilité des soins[113], la Cour interaméricaine considère que l’État a failli à son obligation de fournir de façon immédiate des soins répondant à ces critères, tenant compte du contexte d’urgence et de la vulnérabilité particulière de la victime[114]. Elle considère que ce traitement est discriminatoire et que, selon la balance des probabilités, ces omissions ont probablement causé des souffrances et la mort de la victime, en violation notamment du droit à la santé protégé par l’article 26 de la Convention.

Plus avant, dans la seconde décision, soit l’affaire Cuscul Pivaral et al. c. Guatemala[115], la Cour interaméricaine se penche sur le cas de 49 personnes infectées par le VIH qui n’ont pas reçu les soins nécessaires des autorités médicales guatémaltèques depuis 1992. En outre, bien qu’elle l’ait fait quelques mois plus tôt dans l’affaire Poblete Vilches, la Cour interaméricaine prend le soin de réitérer in extenso sa position quant à la justiciabilité du droit à la santé garanti par l’article 26 de la Convention[116]. Rappelons cependant que la CIDH, dans son rapport sur la recevabilité de la pétition, a considéré que les faits allégués ne peuvent constituer une violation de l’article 26 de la Convention, précisément en application de la décision de la Cour interaméricaine dans l’Affaire des cinq retraités[117].

C’est par ailleurs l’occasion pour la Cour interaméricaine d’approfondir les standards interaméricains applicables plus précisément aux personnes vivant avec le VIH[118], groupe marginalisé dans des conditions de vulnérabilité. Conformément au droit international en la matière, les personnes infectées doivent pouvoir avoir accès à des informations, à des soins et à des ressources de qualité pour assurer la prévention et le traitement de l’infection, dont des examens fréquents et la thérapie antirétrovirale. L’État doit également assurer les soins nécessaires pour prévenir et guérir les maladies découlant du VIH et les mesures psychosociales de suivi[119]. En l’espèce, la Cour interaméricaine considère que, de 1992 à 2004, les victimes ont été laissées à elles-mêmes et qu’après 2004 les soins reçus par certaines victimes étaient irréguliers ou inappropriés, entraînant la responsabilité de l’État qui a notamment failli à son obligation de garantir des soins de santé, en dérogation à l’article 26 de la Convention[120].

Conclusion

Le revirement jurisprudentiel opéré par la Cour interaméricaine en 2017 a été fortement critiqué par les juges Vio Grosi et Sierra Porto qui estiment que celle-ci a excédé sa compétence en déclarant la justiciabilité directe des DESC au sein du SIDPD. Si les deux magistrats sont en faveur de la protection effective des DESC, ils soulignent néanmoins la faiblesse des arguments de la majorité pour en reconnaître la justiciabilité. Le juge Sierra Porto avance notamment que la majorité a erré en confondant l’existence des droits et la compétence de la Cour interaméricaine pour les mettre en oeuvre. À son avis, puisque la justiciabilité des DESC n’a pas fait l’objet d’un débat lors des audiences, la majorité aurait dû s’abstenir de se saisir de la question, notamment en ce qu’il doute de l’existence réelle d’un droit à la stabilité d’emploi[121]. Le juge Vio Grosi, quant à lui, estime que ce sont les États, et non la Cour interaméricaine, qui peuvent décider de l’extension des droits protégés par la Convention. Pour ces deux juges, la légitimité même de la Cour interaméricaine est susceptible d’être remise en cause en raison de sa nouvelle position majoritaire[122].

Or, ce revirement, bien qu’il soit soudain, avait été annoncé. Dès 2013, dans son opinion jointe à la décision Suárez Peralta c. Équateur, le président en exercice en 2017 de la Cour interaméricaine avait fait un plaidoyer en faveur de la justiciabilité directe des DESC. S’appuyant principalement sur le principe de l’interprétation pro homine de la Convention, de l’interdépendance et de l’indivisibilité de l’ensemble des droits et de l’évolution du droit international, le juge Ferrer Mac-Gregor Poisot soutient alors ce qui suit :

The intention of this separate opinion is to encourage further thought on the necessary evolution that, in my opinion, should take place in inter-American case law towards the full normative effectiveness of Article 26 of the Pact of San José, thereby granting transparency and real protection to economic, social and cultural rights, which requires accepting their direct justiciability[123].

Aux yeux de ce juge, l’évolution du droit international des droits de la personne justifie et exige que les DESC fassent désormais partie de la compétence matérielle de la Cour interaméricaine. Les positions exprimées de part et d’autre par les magistrats démontrent de manière évidente une division sur la question au sein de cette cour. Si elle a continué à consolider sa jurisprudence en la matière, et que les victimes en sortent, au final, gagnantes, rien n’est cependant acquis[124]. Un changement dans la composition de la Cour interaméricaine pourrait avoir un effet sur la protection des DESC.