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Le droit des biens peut-il être un outil de justice sociale ? Dans quelle mesure est-il à même de contribuer à concrétiser le droit socioéconomique à un logement suffisant tel que le reconnaît notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 ratifié par le Canada[1] ? À défaut d’investissements directement destinés à la construction de logements sociaux, on pourrait imaginer le droit des biens protégeant ceux qui occupent illégalement l’immeuble d’autrui contre l’expulsion de façon à leur permettre, fût-ce indirectement, de conserver un toit. Si l’hypothèse semble incongrue au Canada, où le droit du logement paraît desservir jusqu’aux locataires de logements sociaux dans le Grand Nord québécois[2], elle prend pourtant tout son sens au Brésil, où ce droit garanti par la Constitution de 1988, conjugué au principe de la dignité de la personne humaine et à celui de la fonction sociale de la propriété[3], a permis la régularisation ou, à tout le moins, la protection contre l’éviction des résidents de centaines de logements situés dans des favélas. Cette régularisation foncière urbaine[4] ancrée dans la Constitution représente un phénomène juridique digne d’intérêt, même si l’on peut douter de son maintien depuis le départ des travaillistes et l’arrivée au pouvoir d’un nouveau président très à droite. Son originalité tient au fait que la régularisation en question repose sur deux piliers distincts : la création, en droit des biens, de nouveaux droits réels et modes d’acquisition ad hoc de ceux-ci par voie législative ou réglementaire (partie 1) ; et le développement d’une protection possessoire revue et corrigée par les juges et les auteurs au moyen d’une vision civile-constitutionnelle originale du droit des biens (partie 2).

En guise de prologue toutefois, soulignons d’emblée que, au-delà de toute régularisation formelle ou de toute protection contre l’éviction, la réalité des favélas appelle une approche pluridisciplinaire, associant des perspectives sociales, politiques, économiques, éducatives, administratives, médicales, environnementales, architecturales, urbanistiques et de police à la seule vision du droit[5], qui conçoit la favéla[6] principalement à travers son caractère illégal (celle-ci étant une construction illicite érigée sur un terrain appartenant à autrui)[7] ou informel (c’est-à-dire édifiée en-dehors des règles de l’économie et de l’urbanisation formelles soutenues par l’État)[8]. Nées de la très forte disparité économique et sociale héritée de la colonisation, ainsi que de l’exode rural, les favélas brésiliennes s’inscrivent dans un contexte d’urbanisation exponentielle[9] se traduisant par un problème aigu d’accès à un logement décent, et concernent aujourd’hui, dans la ville de Rio de Janeiro sur laquelle nous nous concentrerons ici, 22 p. 100 de la population répartie dans plus de 800 favélas distinctes[10]. L’étude de la régularisation foncière dans les favélas doit tenir compte du fait que la géographie de ces dernières varie selon chaque ville du Brésil[11] et qu’elles peuvent être de la taille d’un village ou d’une ville à part entière[12], situées sur des terrains convoités par les pouvoirs publics pour des projets spécifiques ou non[13] : les enjeux sont donc très différents et varient d’une favéla à l’autre.

1 La voie législative de la régularisation formelle : un « droit au logement » à la mesure de l’initiative individuelle de l’occupant

Qu’elle intervienne au moyen d’instruments législatifs ou réglementaires, la régularisation foncière rend licite une occupation jusque-là illicite : elle vise à concéder aux habitants des « agglomérats irréguliers » un droit réel légitimant leur présence sur un fonds qui n’était pas le leur. Les avantages attendus d’une telle régularisation sont multiples. Outre le fait d’être désormais à l’abri d’une éviction sans indemnité décidée ou soutenue par les pouvoirs publics[14], les occupants sont titulaires d’un droit réel immobilier qui leur ouvre l’accès au crédit (le droit réel faisant office de sûreté immobilière) et qui représente aussi un bien qu’ils pourront léguer ou vendre, ou encore dans lequel ils pourront exploiter un commerce[15]. La régularisation permet aussi d’espérer un respect plus grand des normes urbanistiques et environnementales[16], et confère une plus-value aux quartiers voisins de la favéla[17].

Côté face, le fait de régulariser telles quelles les constructions précaires et enchevêtrées des favélas pose non seulement des problèmes d’ordre esthétique et architectural, mais surtout d’ordre environnemental (l’implantation progressive des favélas sur les collines de Rio s’est accompagnée d’un déboisement massif et d’une érosion des sols)[18], ainsi qu’en termes de sécurité et de salubrité publique : sans amélioration des infrastructures publiques, notamment, ce « droit au logement » apparaît aussi précaire que les constructions sur lesquelles il porte. Pour les habitants par ailleurs, l’entrée dans l’économie formelle a aussi des conséquences financières : il faudra à présent payer des impôts ou l’électricité (plutôt que de se brancher informellement sur une ligne existante), voire supporter une augmentation du coût de la vie résultant de la « gentrification » de la favéla, c’est-à-dire de l’amélioration de la qualité de vie dans celle-ci et de l’arrivée d’habitants plus aisés qui en résulte[19]. Enfin, les difficultés pratiques que présente la régularisation ne sont pas négligeables non plus. Il faut tout d’abord pouvoir s’appuyer sur une volonté politique favorable à celle-ci, ainsi que sur une coordination des différents niveaux de pouvoir (fédéral, étatique, municipal, voire entre les départements administratifs eux-mêmes) ; ensuite, il conviendra de résoudre le problème de l’enchevêtrement des constructions informelles pour pouvoir délivrer des titres immobiliers individuels à leurs occupants[20].

En tout état de cause cependant, la question de la sécurité dans la favéla demeure l’un des problèmes les plus épineux : le processus dit de « pacification » des favélas en prévision des grands évènements internationaux qui ont eu lieu à Rio en 2014 et en 2016 ne visait qu’une infime partie d’entre elles (38 seulement)[21], et semble avoir donné de meilleurs résultats dans les petites que dans les grandes[22] ; par ailleurs, les difficultés financières actuelles de l’État de Rio de Janeiro, associées à la corruption rampante dans les milieux politiques, en ont sonné le glas[23]. Pourtant, la domination des cartels de la drogue et leurs luttes armées intestines au sein même des favélas rendent l’objectif de régularisation foncière illusoire : en d’autres termes, la sécurité des habitants apparaît comme le préalable indispensable à un droit des biens formel susceptible de consacrer un droit au logement à leur bénéfice[24]. C’est pour cette raison que l’« âge d’or » de la régularisation foncière à Rio paraît coïncider avec l’époque de la pacification de certaines favélas (aussi relatif et discutable que soit son succès pour certains[25]) : on semble malheureusement devoir, aujourd’hui, conjuguer les deux au passé.

Cette entreprise de régularisation foncière dans la « ville informelle » brésilienne repose techniquement sur l’adaptation ad hoc d’un mode d’acquisition bien connu du droit des biens de facture romaniste, la prescription acquisitive (dite aussi « usucapion »)[26], modulé selon la nature du titulaire du droit réel sur l’immeuble occupé illégalement : un propriétaire privé (1.1) ou les pouvoirs publics (1.2). Notons toutefois qu’une telle régularisation dépend d’une « mise de départ » de la part de l’occupant, dans la mesure où, de par sa nature même, elle ne s’applique qu’à des habitations déjà construites, aussi précaires et enchevêtrées soient-elles[27].

1.1 L’usucapion spéciale urbaine sur les terrains privés

Idéalement, l’acquisition par prescription d’un droit réel de régularisation sur un terrain appartenant à un propriétaire privé intervient de façon individuelle, au bénéfice d’une seule habitation et de ses occupants (1.1.1). Mais si les constructions sont enchevêtrées au point de ne pas permettre une telle individualisation matérielle du titre foncier, une forme collective de l’institution existe également (1.1.2).

1.1.1 La version individuelle

Prévue par l’article 183 de la Constitution fédérale de 1988, l’usucapion spéciale urbaine permet à l’occupant qui en bénéficie d’acquérir à terme un droit réel de propriété ou, plus récemment, de superficie (laje)[28] légitimant la présence de son habitation sur un terrain qui, jusque-là, appartenait à autrui[29]. Les conditions pour en bénéficier, qui visent à restreindre cette prérogative exceptionnelle aux seules familles dans le besoin et d’éviter la spéculation immobilière, sont les suivantes[30] : l’occupant ne peut s’en prévaloir que pour se loger lui-même et sa famille ; il ne doit pas être titulaire d’un droit réel sur un autre immeuble ; il ne peut en bénéficier qu’une seule fois au cours de sa vie ; la superficie du fonds concerné ne doit pas dépasser 250 mètres carrés[31] ; et il doit justifier d’une possession paisible et continue pendant cinq années au moins. Toutefois, dès le début de ce délai, l’occupant peut déjà prétendre à l’octroi d’un « titre de possession » qui matérialise partiellement son nouveau statut au regard du droit des biens, titre destiné à être converti en un droit réel immobilier plein et entier une fois les cinq années écoulées[32].

Depuis 2009, une procédure administrative est venue remplacer la voie judiciaire, plus lourde[33], et des cérémonies collectives très médiatisées de remise de titres de possession ont eu lieu, notamment dans les favélas de Vidigal et de Rocinha à Rio de Janeiro[34]. L’avantage est que l’initiative de la régularisation appartient aux personnes concernées, celles-ci pouvant initier la procédure avec l’aide d’organisations non gouvernementales (ONG) ou du ministère public de l’État (procuradoria publica), mais l’appui de ce dernier, qui se révélait souvent décisif, s’est considérablement réduit au cours des dernières années dans l’État de Rio de Janeiro[35]. Toutefois, les recours judiciaires dirigés contre de tels actes de procédure administrative montrent que les principes généraux du droit de la prescription acquisitive sont parfois utilisés par les juges de façon à entraver le processus de régularisation, particulièrement au moyen d’une interprétation large des vices de la possession[36]. Ainsi, dans une décision de 2011, la Cour d’appel de São Paulo a estimé que la possession ne pouvait fonder la prescription, car elle n’était pas paisible[37] ; en 2003, un juge du tribunal administratif du même État alléguait en dissidence (et en dépit du bon sens le plus élémentaire) que les habitants d’une favéla occupant plus de 20 000 mètres carrés ne jouissaient que d’une possession clandestine[38].

1.1.2 La version collective

Lorsque l’enchevêtrement des constructions illicites est tel que l’individualisation des droits réels immobiliers s’avère impossible, une loi de 2001 sur le statut de la ville prévoit une version collective du mécanisme de prescription acquisitive[39], qui reprend pour l’essentiel les conditions de la version individuelle, mais bénéficie à des habitations sises sur des terrains d’une superficie supérieure à 250 mètres carrés[40] occupées par des « personnes de condition modeste », critère qu’il était malaisé de définir[41], à tel point qu’il a disparu de la version révisée de 2017.

Ce mécanisme d’usucapion collective présente d’autres inconvénients pratiques. En premier lieu, il requiert une procédure judiciaire, aucune procédure administrative n’est disponible[42]. Or, le nombre de personnes visées rend la voie judiciaire extrêmement difficile à utiliser sur le plan tant procédural que substantiel (par exemple, il est par exemple difficile d’imaginer comment l’exigence de « condition modeste » des nombreux requérants peut être vérifiée effectivement)[43]. En second lieu, surtout, l’usucapion collective débouche sur un régime juridique complexe quant aux habitations dont le titre est ainsi régularisé. Le droit réel concédé aux occupants prend en effet la forme d’un droit de copropriété, mais le régime juridique de celle-ci s’avère particulièrement inadapté à une favéla comptant plusieurs milliers d’habitants. Comment imaginer, en effet, la convocation d’assemblées générales qui décideraient à la simple majorité des personnes présentes de questions intéressant l’ensemble des copropriétaires comme utilisation des espaces publics, dans un contexte social où nombre de ceux-ci sont analphabètes, ou n’ont eu le bénéfice que d’une éducation très sommaire qui les prépare mal à faire valoir leur droit réel au sein d’une telle copropriété[44] ?

1.2 Le droit d’usage spécial à des fins d’habitation sur les terrains publics

Lorsqu’une favéla est située sur un terrain public plutôt que privé, le mécanisme de la prescription acquisitive n’est d’aucun secours dans un but de régularisation : en effet, celle-ci ne joue pas sur les immeubles appartenant aux pouvoirs publics. Un ordre exécutif présidentiel (medida provisoria)[45] de 2001 a donc créé à cette fin un droit réel nouveau : le « droit d’usage spécial à des fins d’habitation[46] ». Ce droit sui generis, qui vient s’ajouter au catalogue limité des droits réels reconnus en droit brésilien[47], n’équivaut pas à un droit de propriété ni même de superficie, mais il permet à son titulaire d’occuper son habitation de façon licite. Il peut être transféré (à condition que l’ayant cause remplisse les conditions d’octroi que nous énumérons ci-dessous)[48] et servir de sûreté immobilière (on peut y concéder une hypothèque à titre de garantie)[49]. Les conditions d’octroi de ce droit d’usage ad hoc sont analogues à celles que nous avons indiquées plus haut en rapport avec l’usucapion spéciale urbaine : il faut une possession continue et paisible depuis cinq années, visant à se loger soi-même avec sa famille[50], que cette faculté ne soit demandée qu’une seule fois par chaque occupant au cours de sa vie, et que la surface occupée soit inférieure à 250 mètres carrés[51]. Comme l’usucapion spéciale urbaine, le droit d’usage spécial connaît une version individuelle et une version collective, qui pose les mêmes problèmes que nous avons mentionnés précédemment. La principale différence entre l’usucapion spéciale, qui concerne les terrains privés, et le droit d’usage spécial à des fins d’habitation, qui porte sur des terrains publics, est que la possession fondant ce dernier doit être accomplie au 30 juin 2001. L’idée était évidemment de décourager des occupations ultérieures[52] mais, même en tenant compte des lenteurs de la justice brésilienne, cette limite temporelle restreignait naturellement l’efficacité de ce nouveau droit réel de régularisation. Elle a donc été reportée au 22 décembre 2016 par une modification intervenue à la même date[53].

Une procédure administrative est également disponible pour se prévaloir de ce droit d’usage spécial, où l’Administration ne dispose pas du droit de refuser la requête si les conditions d’octroi sont remplies[54]. Mais une telle évaluation ouvre bien sûr la porte à contestation judiciaire, et les décisions montrent, par exemple, que la régularisation peut être refusée lorsqu’elle concerne des habitations situées dans une zone à risque[55] ou près d’une autoroute[56].

Lorsque plusieurs acteurs étatiques sont visés par le processus, un accord écrit précisera d’abord les termes concrets de la régularisation et il devra ensuite être homologué par un juge[57].

2 La voie judiciaire : une protection contre l’éviction fondée sur une lecture constitutionnelle du droit des biens

En deçà de la reconnaissance formelle d’un droit au logement grâce à l’octroi d’un droit réel de régularisation sur le fonds d’autrui, les habitants de constructions informelles situées dans les favélas peuvent aussi jouir d’une certaine protection indirecte à travers le rejet d’actions en éviction intentées par le propriétaire du terrain, ce qui leur permet, au moins temporairement, de demeurer dans leur logement (2.1). Pour faire prévaloir l’intérêt de ces possesseurs ayant bâti sans droit sur l’immeuble d’autrui par rapport à celui du propriétaire qui proteste contre l’intrusion, le droit des biens brésilien a pu compter sur l’apport d’une lecture théorique renouvelée à l’aide d’une lentille constitutionnelle dynamique : le droit civil-constitutionnel (2.2). Sous cette impulsion doctrinale, des juges font parfois triompher la possession des habitants contre celle du propriétaire, mais la mise en équilibre des intérêts en présence demeure délicate et dépend aussi du contexte de l’État visé (2.3).

2.1 Les recours disponibles contre l’occupation illicite du terrain d’autrui

Dans les termes classiques du droit des biens brésilien, de facture civiliste, le propriétaire d’un immeuble victime d’un empiétement ou d’une intrusion quelconque dispose de deux actions distinctes pour protéger son droit réel : l’action pétitoire (2.1.1) et l’action possessoire (2.1.2).

2.1.1 L’action pétitoire

L’action pétitoire en revendication est ouverte à tout titulaire d’un droit de propriété mobilier ou immobilier et a pour objet la sanction de ce droit en restituant à son titulaire la jouissance pleine et entière de son bien[58]. Il s’agit, en quelque sorte, de la voie la plus « naturelle » de protection du droit de propriété. Toutefois, elle s’accompagne de deux inconvénients majeurs, le second étant spécifique au Brésil.

En premier lieu, l’action en revendication exige la preuve du droit de propriété litigieux, aussi surnommée « preuve diabolique » (probatio diabolica)[59] tant elle peut être difficile à fournir dans le cas d’un immeuble acquis de façon dérivée, c’est-à-dire au moyen d’un acte translatif de propriété (vente, testament, donation, etc.) des mains d’un propriétaire antérieur[60]. En effet, cet acte de transfert ne prouve pas lui-même que le nouvel acquéreur est propriétaire ; encore faut-il que son ayant cause l’ait été lui-même, et tous les ayants cause précédents avant lui, car nul ne peut transmettre plus de droits qu’il n’en a sur un bien. En d’autres termes, si, à un certain point de la chaîne de transmission du titre, l’un des actes de transfert était vicié, la propriété n’a pu se transmettre valablement[61]. Le mécanisme de la prescription acquisitive, qui comporte une possibilité de joindre sa possession à celle de ses ayants cause, permet précisément de résoudre ce problème, mais il impose notamment l’écoulement d’un certain délai[62].

En second lieu, et c’est le problème principal au Brésil, les lenteurs de la justice, et des actions pétitoires en particulier au vu de la preuve complexe qu’elles requièrent, découragent les propriétaires de les utiliser pour expulser des occupants illégaux de leur terrain[63]. Pour plus de célérité, ils préfèrent se tourner vers un autre type d’action réelle : l’action possessoire.

2.1.2 L’action possessoire

À la différence de l’action pétitoire, l’action possessoire est uniquement immobilière et se fonde, comme son nom l’indique, sur la notion de possession plutôt que sur la propriété elle-même. En droit des biens brésilien, influencé par la conception germanique (plutôt que française) de la possession, très englobante, l’action possessoire est ouverte à plusieurs personnes dans une même situation. Ainsi, dans le cas d’un bail, tant le locateur que le locataire sont en possession du bien et peuvent bénéficier d’une action possessoire contre quiconque trouble leur possession[64], alors qu’au Québec seul le locateur est en possession (article 921 du Code civil du Québec[65]). La maximisation, au Brésil, de la possession et des actions possessoires en assure le succès, au même titre que la simplicité de la preuve qui caractérise ces actions par rapport aux actions pétitoires. En effet, tout ce que le requérant doit prouver dans une action possessoire, c’est qu’il était en possession et qu’il a été dessaisi — ainsi, la « preuve diabolique » du droit de propriété n’est pas à faire.

Mais la maximisation de la possession implique aussi que, dans les actions possessoires impliquant une favéla au Brésil, deux possessions vont s’affronter : celle du propriétaire du terrain et celle des habitants de la ville informelle. Comment les départager ?

2.2 L’inspiration du droit civil-constitutionnel

C’est ici qu’intervient l’inspiration apportée par le droit civil-constitutionnel brésilien. D’origine italienne, cette doctrine tend à renouveler les cadres classiques du droit civil au moyen d’une lecture fondée sur des principes constitutionnels en lien avec la matière civile[66]. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné en introduction, on trouve à cet égard, dans la Constitution brésilienne de 1988, l’affirmation de principes et de droits fondamentaux présentant des points de contact naturels avec le droit des biens : la dignité humaine, le droit au logement, à un environnement sain[67] et, en particulier, l’idée que la propriété est dotée d’une fonction sociale[68]. De telles dispositions représentent les fondements d’un « droit constitutionnel urbanistique » favorisant la régularisation foncière. Toutefois, elles peuvent aussi permettre d’arbitrer le conflit judiciaire entre deux possesseurs se disputant la même terre, car la possession s’est vu reconnaître une fonction sociale au même titre que la propriété dont elle assure l’efficacité[69]. Cette dimension fonctionnelle des droits subjectifs, d’inspiration constitutionnelle, renouvelle l’approche « structurelle » classique des droits réels, qui se fonde sur les prérogatives dont dispose le titulaire de ce droit[70]. Par suite, appliquée aux litiges possessoires, l’approche civile-constitutionnelle implique de ne protéger que les droits utilisés en pratique pour promouvoir des valeurs constitutionnelles. Dans le cas d’une action possessoire introduite par le propriétaire d’un terrain contre les habitants d’une favéla qui l’occupe, la question clé devient la suivante : qui, du propriétaire du terrain ou des occupants, utilise sa possession de la meilleure manière au regard des valeurs constitutionnelles, notamment celles de dignité humaine et d’accès à un logement[71] ? Dans cette optique, le juge se transforme alors en un arbitre des possessions en conflit[72] et doit opérer une mise en équilibre des intérêts délicate[73].

2.3 Une jurisprudence contrastée

Un tel équilibrage, lorsqu’il est favorable aux habitants d’une favéla, se traduit en pratique par le rejet de l’action possessoire du propriétaire du terrain, donc en une protection plus ou moins durable contre l’éviction[74]. C’est ce que l’on observe, par exemple, dans une décision de la Cour d’appel de São Paulo de 2003, où la possession des milliers de personnes qui vivaient sur un terrain de 20 000 mètres carrés a été jugée plus digne de protection que celle du propriétaire du fonds, car elle concrétisait davantage le droit constitutionnel au logement[75].

La jurisprudence est aussi contrastée que les États pris en considération dans notre étude, dont les caractéristiques politiques et socioéconomiques s’entremêlent dans une approche plus ou moins favorable à la grille de lecture civile-constitutionnelle des litiges possessoires. Ainsi, l’État de Minas Gerais se révèle résolument hostile, car les intérêts agricoles et miniers y sont prépondérants[76] ; celui de São Paulo, le plus riche du Brésil, prête volontiers une oreille complaisante aux doléances des propriétaires terriens[77] ; ceux de Rio de Janeiro et du Distrito federal[78] sont plus ouverts à la mise en oeuvre de valeurs constitutionnelles[79] ; et au sud, l’État de Rio Grande do Sul peut se montrer aussi progressiste ici qu’il l’est dans d’autres domaines du droit, en particulier le droit de la famille[80].

Par-delà cette vision d’ensemble, chaque cas est unique et dépend de circonstances particulières[81], car une application excessive de l’approche civile-constitutionnelle conduirait à vider le droit de propriété, pilier du droit des biens, de sa substance en lui déniant systématiquement toute protection contre les intrusions — or, le droit de propriété est lui-même protégé par la Constitution fédérale[82]. En outre, l’insécurité juridique qui en résulterait serait grande[83]. Ainsi, la jurisprudence des actions possessoires dans le contexte des favélas manifeste un indéniable éclectisme. La possession du propriétaire du terrain, notamment, sera jugée d’autant moins digne de protection lorsque celui-ci aura tardé à la défendre en justice[84], ou qu’il sera prouvé que ce dernier n’est animé que d’un pur esprit spéculatif alors que les occupants informels matérialisent de leur côté leur droit au logement, au travail et au respect de leur dignité humaine[85].

Enfin, lorsque la passivité des autorités publiques a encouragé le processus de « favélisation » d’un terrain privé, la solution pourrait être de condamner celles-ci à indemniser le propriétaire relativement à ce qui peut se traduire comme une expropriation indirecte[86] ou, à tout le moins, de le dispenser à l’avenir de payer l’impôt foncier[87].

Conclusion

En conclusion de ce bref tour d’horizon de l’appui que peut offrir le droit des biens brésilien à la réalisation d’un droit au logement, nous observons que la régularisation foncière formelle, qui consiste à accorder un droit réel aux occupants des favélas au moyen de la création de nouveaux droits sui generis ou de l’adaptation de mécanismes d’acquisition traditionnels comme la prescription acquisitive, est un phénomène relativement fragile. Il dépend à la fois de la bonne volonté des pouvoirs publics, donc de considérations politiques qui peuvent changer de manière draconienne en fonction de l’équipe élue à chaque échelon du pouvoir (municipal, étatique, fédéral), mais aussi de considérations économiques : lorsque les caisses de l’État sont vides, comme c’est le cas à Rio de Janeiro aujourd’hui, où trouver les moyens pour soutenir le processus ? D’autant que, rappelons-le, la réalité complexe des favélas implique que la régularisation foncière, à elle seule, ne suffit pas : elle doit s’accompagner de mesures concrètes destinées à améliorer les différents aspects de la vie dans la ville informelle (amélioration des infrastructures publiques, éducation, lutte contre la criminalité organisée, etc.), qui sont intimement liés.

Par contraste, l’analyse civile-constitutionnelle de la protection possessoire construite par la doctrine, et appliquée au cas par cas par les juges, représente un moyen de concrétiser, même de façon plus limitée, un droit au logement de façon plus indépendante des facteurs politiques et économiques. Les juges disposent ainsi d’une liberté de manoeuvre considérable et certains se montrent très engagés, dans leurs jugements comme dans leurs écrits[88]. Il s’agit au moins d’une protection immédiate et concrète qui, en éloignant le spectre de l’éviction, permet aux occupants de la favéla d’y demeurer. Compte tenu du caractère provisoire et inachevé des constructions informelles, de même que de l’indigence des infrastructures publiques dans les favélas, ce droit au logement est loin d’être idéal et se révèle de piètre envergure : seule une volonté politique de faire mieux, jointe à des investissements avisés qui tiendraient compte des besoins réels de ces « citoyens informels », pourrait matérialiser un réel droit à un logement décent.