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En juin 2019, la Faculté de droit de l’Université Laval accueillait un colloque sur la culture juridique des droits de la personne et la justiciabilité des droits socioéconomiques au Canada. La discussion approfondie de ce thème a souligné des tensions importantes quant au rôle des tribunaux au sujet de la protection et du développement de ces droits. Selon certaines personnes, les tribunaux refuseraient de reconnaître leur contenu et d’assurer leur effectivité dans les interprétations et les applications qu’ils en font.

Le Canada et ses provinces constituent un État de droit et une démocratie[1]. Aucun doute n’existe à cet égard. Ce sont d’ailleurs des caractères fondamentaux du régime constitutionnel canadien. Cependant, en dépit de l’expérience de l’application de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[2] et de la Charte canadienne des droits et libertés[3] depuis au moins une génération, il subsisterait des doutes sur la réalité normative des droits socioéconomiques. Des inquiétudes s’expriment sur la possibilité de faire évoluer la culture des droits de la personne pour intégrer effectivement les droits socioéconomiques dans l’ensemble des droits constitutionnels. On s’inquiète alors de la timidité des approches judiciaires en ce domaine comme facteur de blocage de cette évolution[4].

Pour comprendre ce problème, il importe de rappeler sommairement quelques traits de la culture juridique du Québec et du Canada d’abord en matière de droits fondamentaux et, par la suite, au regard des droits sociaux proprement dits. Nous examinerons la manière dont la culture juridique des droits fondamentaux se situe dans l’ordre politique et constitutionnel du Canada et l’impact de cette situation sur leur effectivité et leur normativité.

1 Une culture juridique établie et ses limites

Le Canada possède indéniablement une culture juridique des droits fondamentaux confirmée par l’adoption de la Charte canadienne qui comprend l’assujettissement au droit, la reconnaissance de valeurs démocratiques et la protection des minorités. Ce sont d’ailleurs certaines des caractéristiques fondamentales que la Cour suprême du Canada a mises en évidence dans son analyse de la Constitution à l’occasion du Renvoi relatif à la sécession du Québec en 1998[5]. En bref, le Canada accepte une conception d’un ordre social selon laquelle il forme une société régie par un ensemble de règles juridiques plaçant chaque citoyen au sein d’un réseau d’obligations, de titres de créances et de dettes, envers autrui et envers la collectivité, et soumettant les pouvoirs publics à ce cadre juridique. Ce citoyen jouit en même temps d’un droit de participation à la vie démocratique de la société canadienne.

Les juristes savent qu’ils vivent dans un ensemble de normes et de sources diverses[6]. Les citoyens les voient parfois tels des obstacles à leurs activités mais souvent, aussi, à titre d’instruments de protection de leur autonomie et de leur action. Pour ce qui est des droits socioéconomiques, les juristes y recherchent parfois le fondement de droits individuels et collectifs à l’égard de la société. Ce royaume de la norme juridique est dominé par un ensemble de droits considérés comme fondamentaux.

Sur ce plan, le Canada a vécu une évolution semblable à celle des États démocratiques modernes. À l’origine, la Constitution de 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique[7], établissait un cadre constitutionnel fondé principalement sur la reconnaissance d’une forme de souveraineté parlementaire qui aménageait la répartition de celle-ci entre le Parlement fédéral et les législatures des provinces.

Depuis le rapatriement de la Constitution en 1982, cet ordre constitutionnel inclut la Charte canadienne. Celle-ci reconnaît un ensemble de droits fondamentaux qui encadrent les systèmes de droits canadiens et les rapports sociaux qu’ils régissent. Au Québec, quelques années plus tôt, en 1975, l’Assemblée nationale avait adopté sa propre charte[8]. Elle lui accordait une valeur supralégislative, sauf pour un ensemble de droits économiques et sociaux énoncés à son chapitre IV[9]. Après le rapatriement de la Constitution, l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaissait formellement aux tribunaux le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois et de l’action administrative par rapport aux normes désignées comme des droits fondamentaux, ainsi qu’à l’ensemble de la Constitution.

Le statut constitutionnel de la Charte canadienne lui confère donc une importance particulière dans l’ordre juridique canadien en ce qui concerne les droits qu’elle protège. Elle énumère expressément nombre de ceux-ci, notamment les libertés fondamentales d’expression et d’association énoncées à l’article 2, les garanties juridiques prévues par les articles 7 à 14 ou le droit à l’égalité en vertu de l’article 15. Toutefois, elle demeure silencieuse quant aux droits sociaux. Seul l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982, à propos des obligations de l’État fédéral en matière de péréquation dans les rapports entre les composantes de la fédération canadienne, déroge à ce silence[10]. À tout le moins, la Charte canadienne ne mentionne pas expressément l’existence des droits que l’on reconnaît comme des droits socioéconomiques, tels les droits à un revenu décent ou à l’habitation. À l’inverse, la Charte québécoise, à son chapitre IV, détaille des droits de créance divers envers la société et l’État, en particulier le droit à l’assistance financière pour assurer un niveau de vie décent, des conditions de travail justes et raisonnables ou encore celui à un environnement sain[11]. Cependant, tout en affirmant l’existence de ces droits et en les classant au rang des droits fondamentaux, elle s’en rapporte généralement aux lois pertinentes pour définir leur contenu effectif[12].

Le silence de la Charte canadienne sur le sujet et la technique employée dans la Charte québécoise pour définir le contenu des droits sociaux peuvent exprimer des traits significatifs de la culture juridique canadienne. Favorable à la protection de droits négatifs ou de droits-libertés, elle hésiterait à constitutionnaliser des droits positifs susceptibles d’établir des créances du citoyen contre l’État. Pour autant, ce silence et cette technique de rédaction rendraient-ils compte de toute la culture juridique ? C’est une tout autre question.

Certes, le mode de rédaction d’une partie de la Charte canadienne incite à définir les droits fondamentaux comme des droits-libertés destinés à protéger le citoyen contre des interférences des pouvoirs publics dans sa vie et non à les obliger à accorder un appui positif à leur développement. C’est le cas par exemple des libertés fondamentales énumérées à l’article 2 de la Charte canadienne et des garanties juridiques prévues aux articles 7 à 14 qui visent en grande partie les problèmes relatifs à la mise en oeuvre du droit pénal. L’article 15 fixe un principe d’égalité devant la loi et de non-discrimination qui peut être interprété d’abord en tant que droit à une protection contre l’État et non telle la source d’un titre de créance envers celui-ci et la société. Ces droits posséderaient incontestablement une pleine normativité pour invalider une loi. Cependant, la rédaction des textes qui les établissent inviterait les personnes et les organismes chargés de l’interprétation et de la mise en application de la Charte canadienne et de la Charte québécoise à les traiter à l’image des droits négatifs.

Toutefois, l’inclusion d’autres dispositions dans la Charte canadienne ou la Constitution impose des nuances à cette conception étroite des droits fondamentaux. Elles reconnaissent en effet des droits collectifs qui permettent d’imposer des obligations positives à l’État. Elles peuvent être des droits-libertés, mais aussi des sources d’obligations à l’égard de l’État. Pensons notamment aux droits linguistiques qui protègent l’usage des langues officielles[13]. Le droit à l’instruction dans la langue de la minorité possède la même caractéristique[14]. Bien qu’elle n’appartienne pas techniquement à la Charte canadienne, la reconnaissance de droits accordés aux Premières Nations par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 exprime une autre conception des droits fondamentaux. Ce sont des protections et des titres de créance. Même l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 faisait place à une forme de reconnaissance de droits scolaires individuels et collectifs à son article 93.

La Charte canadienne et la Constitution comprennent ainsi des éléments divers capables de fonder des conceptions variables de la nature des droits protégés. Toutefois, à l’origine, une interprétation de ces droits comme des libertés au point de vue des pouvoirs publics destinées à garantir des sphères d’autonomie personnelle a prédominé, même relativement à des droits plus proches des droits socioéconomiques par leur sphère d’application.

Sans reprendre l’histoire de l’interprétation de la Charte canadienne, quelques exemples illustreront cette tendance à interpréter les droits fondamentaux à titre de droits à la protection de l’autonomie personnelle contre les interventions de l’État, et non telle une source d’obligations de soutien en faveur des citoyens. Il suffira de mentionner les cas du droit d’association et des droits à l’égalité en vertu des articles 2 et 15 de la Charte canadienne qui s’avèrent particulièrement intéressants. En effet, ces droits possèdent de fortes connotations sociales. Pourtant, les tribunaux y ont vu d’abord une protection de l’individu contre des interventions étatiques externes, et non un droit à obtenir des appuis, des prestations ou des bénéfices de la part des pouvoirs publics.

Malgré son évolution ultérieure, les approches initiales de la jurisprudence, particulièrement quant au droit d’association, ont confirmé la présence d’une tendance significative à concevoir les droits fondamentaux en tant que droits-libertés. D’ailleurs, la jurisprudence a résisté à des tentatives pour découvrir ou fonder des droits sociaux dans des dispositions ouvertes au point de vue interprétatif comme celles de l’article 7 de la Charte canadienne dont l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général) avait pourtant confirmé la flexibilité à d’autres égards. La Cour suprême avait alors reconnu le fondement d’un droit d’accès à des services de santé privés dans le droit à la vie protégé par l’article 7 en invalidant une interdiction de souscrire des assurances[15] à ces fins. La Charte québécoise avait été aussi invoquée pour reconnaître un tel droit[16]. De même, le droit à l’égalité et à la protection contre la discrimination en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne a reçu des interprétations parfois étroites, ainsi que l’illustre l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général)[17].

L’interprétation du droit d’association dans le domaine des rapports collectifs de travail a été le théâtre d’affrontements particulièrement vifs à ce sujet. À l’origine, la trilogie dite de 1987, qui regroupait une série d’arrêts de principe de la Cour suprême, a établi une jurisprudence garantissant un droit de s’unir mais non d’agir ensemble[18]. Le droit d’association devenait davantage un droit de ne pas s’associer, sous réserve de quelques atténuations, comme la reconnaissance de la constitutionnalité de la formule Rand établissant une formule de cotisation syndicale en vertu d’une convention collective obligatoire dans l’arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario en 1991[19]. La jurisprudence se refusait alors à admettre que le droit d’association impliquait un droit à obtenir un régime de négociation collective capable de lui donner une efficacité réelle.

En 2007, on le sait, cette orientation a été modifiée par la Cour suprême dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Association c. Colombie-Britannique (Procureur général). Celui-ci a reconnu que le droit d’association dans le contexte des rapports collectifs de travail incluait un droit à un régime de négociation effectif[20]. Ce virage jurisprudentiel a été confirmé par une nouvelle trilogie en 2015, soit les arrêts Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (procureur général), Meredith c. Canada (Procureur général) et Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[21]. Cependant, au cours de ce virage jurisprudentiel, de fortes dissidences se sont manifestées à la Cour suprême, notamment dans l’arrêt Procureur général de l’Ontario c. Fraser en 2011 relativement au régime de relations de travail des employés agricoles de l’Ontario[22]. Les arrêts de la trilogie de 2015 comportaient également des dissidences nettes au sujet de la reconnaissance de droits à l’action collective par la négociation ou la grève dans la garantie du droit d’association à l’article 2 d)[23]. L’approche limitative quant à l’exercice du droit d’association a persisté à propos des tentatives d’extension des droits sociaux par d’autres méthodes.

La jurisprudence a certes donné des interprétations novatrices pour l’époque à la protection contre des formes diverses de discrimination, par exemple celles qui étaient basées sur l’orientation sexuelle ou qui ont développé un ensemble de motifs analogues de discrimination prohibée en interprétant l’article 15. Cependant, malgré cette ouverture, elle est restée prudente au regard des situations résultant des inégalités économiques. L’arrêt Gosselin illustre bien cette tendance. Au-delà d’un problème d’interprétation de l’article 7 de la Charte canadienne, il mettait en jeu une conception plus étroite du droit à l’égalité. En définitive, il manifestait une grande réserve relativement à la possibilité de reconnaître que les inégalités sociales résultant des écarts de revenus ou de ressources deviennent des marqueurs de situations d’inégalité potentiellement créatrices de droits envers l’État. Si la jurisprudence avait reconnu l’existence de bien des formes très variées d’inégalité et avait cherché à protéger leurs victimes contre leurs conséquences, l’inégalité fondée sur la pauvreté pure paraissait soulever et provoquer des mouvements d’hésitation chez les juges placés devant des solutions législatives en vigueur ou le silence de la loi concernant des situations sociales réelles[24].

Ces constats laissent une interrogation : s’agit-il de simples questions d’interprétation qu’un peu plus d’audace permettrait de régler ? Existe-t-il un problème plus profond de culture juridique découlant de la conception même que se font les tribunaux de leur rôle ou qu’imposeraient la tradition et l’aménagement constitutionnels du Canada ?

2 L’évolution de la culture juridique à l’égard des droits socio-économiques et le rôle du pouvoir judiciaire

Les attentes exprimées à l’endroit de la magistrature au cours de ce colloque nous ont frappé. Nous avons parfois éprouvé le sentiment que la responsabilité de l’évolution de la culture des droits sociaux ainsi que de l’élargissement de leur contenu était confiée primordialement au système de justice canadien. Explicitement ou implicitement, les juges étaient tenus responsables des déficiences perçues du régime juridique des droits sociaux.

La question demeure cependant plus complexe. Sans nier les difficultés de certaines interprétations judiciaires, il importe de revenir à un examen de la situation des tribunaux dans l’ordre constitutionnel et politique du Canada. Pourquoi y a-t-il cette résistance des tribunaux ? S’explique-t-elle par le conservatisme inhérent des magistrats ? Pour quelles raisons refuseraient-ils d’adopter une interprétation large ou flexible pour résoudre les problèmes des politiques législatives de l’État en ces matières ? Il faut aller plus loin pour tenter de comprendre et d’expliquer une telle réserve.

L’attitude des tribunaux témoigne indéniablement de leur prudence à l’égard de la portée des droits à connotation plus sociale comme le droit d’association et des droits à l’égalité et à la protection contre la discrimination. Nous l’avons vu, ils hésitaient à admettre que le droit à l’égalité soit déclaré apte à résoudre ou à atténuer des inégalités économiques, par l’effet des interprétations judiciaires appropriées. Rendu à propos de problèmes de discrimination envers de jeunes assistés sociaux, l’arrêt Gosselin l’illustrait bien[25].

L’interprétation des droits à l’égalité a évolué pour régler bon nombre de problèmes touchant à la vie individuelle des personnes, par exemple dans le cas du mariage ou de la protection contre des handicaps[26]. Ces changements peuvent influer indirectement sur des situations économiques. Cependant, leur impact à ce sujet se limite le plus souvent à des situations qui ne soulèvent pas le problème des rapports politiques entre la magistrature, les gouvernements et les législatures.

La tentation se présente alors de présumer que la question du développement des droits sociaux se résoudrait par le bon usage. L’exercice du pouvoir d’interprétation des tribunaux contraindrait l’État à appliquer les droits socioéconomiques avec toute l’ampleur que l’on espère. Implicitement, cette attitude semble minimiser l’importance du débat politique et des affrontements électoraux qu’il entraîne parfois ou indiquer que l’on n’attend rien de ceux-ci pour la protection des minorités. L’espoir d’une réforme de l’interprétation et de l’application de la Constitution serait ainsi essentiellement placé dans l’action des tribunaux. Les problèmes actuels de reconnaissance des droits sociaux ne découleraient, en définitive, que d’un conservatisme des magistrats qu’il faudrait faire disparaître ou atténuer, au moins.

Nous concéderions volontiers que certains problèmes d’interprétation puissent résulter d’un conservatisme juridique latent. Toutefois, cette prudence, sinon ce conservatisme, exprime la présence des principes plus profonds qui se situent à la base de l’ordre constitutionnel canadien et québécois. Dans un État soumis à la règle de droit, le maintien de celle-ci n’appartient pas uniquement aux tribunaux. Il relève aussi d’autres acteurs, notamment l’administration publique, le Parlement et les législatures, et éventuellement des pouvoirs et des intérêts privés[27].

Si la construction du droit est certainement l’affaire des juges et des juristes, elle relève en outre du politique dans un État de droit démocratique. L’une des caractéristiques de cet État est certes la possibilité d’accès aux tribunaux[28]. Elle se situe également et d’abord dans la potentialité de tenir des débats démocratiques au sein d’une société qui établit des institutions de cette nature et à l’intérieur de celles-ci. Placer le coeur des débats sur les droits socioéconomiques au milieu de l’action des tribunaux s’harmoniserait mal avec le caractère démocratique de l’État canadien. L’un des éléments constitutifs de celui-ci se trouve dans la recherche d’un équilibre entre les tribunaux, notamment ceux qui exercent effectivement une partie critique de la fonction de contrôle constitutionnel, comme la Cour suprême, et le Parlement, les législatures ainsi que l’ordre politique où ces institutions oeuvrent.

À l’intérieur de cet ordre démocratique, les décisions des tribunaux sont habituellement respectées. Les jugements des cours sont exécutés. Il semble exister une attitude de respect mutuel malgré les discours occasionnels sur l’activisme judiciaire ou, parfois, le mépris ou l’oubli de certains droits fondamentaux par l’État ou ses agents.

Depuis le rapatriement de la Constitution en 1982, plusieurs aspects de celle-ci témoignent de ce souci d’équilibre mutuel entre la fonction des tribunaux et le rôle de l’État et des corps législatifs. Par exemple, un certain nombre de droits fondamentaux sont garantis. Cependant, notons que l’article premier de la Charte canadienne permet des justifications d’atteinte à ceux-ci, pourvu qu’elles respectent des valeurs démocratiques que cette disposition ne décrit pas autrement. La qualité et l’efficacité de la justification se trouveront elles-mêmes évaluées par les tribunaux. La Cour suprême a d’ailleurs mis au point une telle méthode d’évaluation dans l’arrêt R. c. Oakes[29]. Cette dernière laisse en définitive une marge significative de discrétion à l’État quant à l’appréciation des objectifs d’une mesure législative et encore plus relativement au choix des moyens pour les atteindre. Dans ce contexte, le dernier mot à propos de la constitutionnalité de la disposition appartiendrait toujours aux tribunaux, mais laisserait place à un degré important de réserve judiciaire concernant la mise en oeuvre du contrôle de constitutionnalité. De plus, l’article 33 de la Charte canadienne prévoit une clause dite nonobstant qui permet au Parlement et aux législatures de se soustraire à l’application d’un certain nombre de ses dispositions. La Cour suprême a donné jusqu’à présent une interprétation large à cette disposition qui facilite l’action de l’État. Dans l’arrêt Ford c. Québec (procureur général), elle a évité d’exercer un contrôle substantiel de l’exercice de ce pouvoir en dépit de l’impact potentiel de cette disposition sur l’effectivité de contrôle constitutionnel[30].

Pour assurer cet équilibre institutionnel, les tribunaux ont aussi eu recours à des méthodes diverses d’interprétation et d’application du droit constitutionnel et des lois sujettes au contrôle des tribunaux. Ainsi, l’usage de techniques d’interprétation particulières révèle parfois une volonté d’éviter la symbolique conflictuelle d’une constatation de l’invalidité d’une disposition législative et réglementaire. On recourt à l’occasion à cette technique qualifiée d’interprétation parfois large, parfois atténuée qui ramènera la portée d’un texte de loi à l’intérieur d’un domaine interprétatif acceptable. La jurisprudence évite de cette manière un conflit ouvert avec les législatures. Un exemple intéressant de cette approche se trouve dans l’arrêt R. c. Sharpe sur la prohibition de la pornographie infantile[31]. On peut sans doute soutenir que cette technique comporte quelquefois l’inconvénient de ne pas permettre au législateur d’utiliser une procédure de justification susceptible d’écarter une interprétation inattendue qui modifierait la portée du texte législatif adopté à l’origine. Cependant, cette méthode exprime une volonté de maintenir des rapports moins conflictuels entre les tribunaux et les autres institutions de l’État canadien.

Par ailleurs, les tribunaux emploient à certains moments des méthodes de surveillance de la mise en oeuvre de leurs décisions. Des exemples figurent dans la jurisprudence relative aux obligations linguistiques du Manitoba[32]. Un arrêt tel que Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation) reconnaissait également la légitimité d’une surveillance continue de certaines obligations linguistiques d’une province dans le domaine scolaire[33]. En même temps, ces mesures de surveillance semblent demeurer exceptionnelles. On les traite comme des instruments que l’on ne met en oeuvre qu’avec prudence. Au fond, les tribunaux assument implicitement que l’État et ses organismes mettront à exécution leurs décisions. Cette présomption paraît conforme à l’expérience de la vie politique et juridique du Canada.

Les tribunaux utilisent, de plus, des techniques sophistiquées comme la suspension de l’effet d’un jugement en matière constitutionnelle pour assurer une transition avant l’entrée en vigueur de l’invalidation d’une loi. Cette technique facilite la préparation de la réaction de l’État à la décision du tribunal ainsi qu’on l’a vu dans l’affaire Carter c. Canada (Procureur général) au sujet de l’invalidation de la prohibition criminelle de l’aide médicale à mourir[34]. L’aménagement de ce mécanisme de transition semble tenir pour acquis la réalité d’une approche dialogique aux rapports entre le Parlement, l’administration publique et les tribunaux.

Dans la vie quotidienne du droit, on entend peu parler de refus de l’administration publique de se conformer aux décisions des tribunaux. Nous n’affirmerons pas qu’il ne se produit pas de frictions, bien que l’on acquitte généralement des créances rendues exigibles par les jugements. Les corps de police mettent en oeuvre les interprétations données par les tribunaux aux droits fondamentaux, particulièrement dans la procédure criminelle et pénale. L’État s’accommode des obligations imposées par les cours à l’égard des délais de justice comme à la suite de l’arrêt R. c. Jordan en matière pénale[35].

Selon cette perspective, la réserve concernant les droits socioéconomiques s’inscrirait dans une conception plus générale des rapports appropriés entre les tribunaux et les pouvoirs publics. Elle prendrait particulièrement en considération la sensibilité des traditions constitutionnelles d’origine britannique quant à l’action du Parlement et, notamment, au sujet des décisions prises en matière budgétaire ou fiscale[36].

Les tribunaux reconnaissent par conséquent que leur action se situe dans un rapport constant et délicat de dialogue avec l’action politique et législative. Elle admet que la Constitution demeure aussi une institution politique et non seulement un ensemble de règles de droit. Le développement des droits sociaux exige alors un engagement politique et valorise celui-ci même en ce qui a trait à des méthodes comme l’activité électorale qui marque la vie des États démocratiques. Serait-ce le sens de cette attitude parfois réticente des tribunaux envers les droits socioéconomiques ? Un comportement judiciaire soucieux de respecter des rapports délicats entre le juridique et le politique, pour ce qui est de la reconnaissance des valeurs de société, n’est-il pas mis en jeu dans cette approche ?

La consolidation des droits socioéconomiques relèverait certes en partie de l’action des tribunaux et des réactions de l’État et des législatures par rapport à ceux-ci. Elle appartiendrait cependant davantage au domaine de l’action politique en raison de ses implications parfois fondamentales sur les choix politiques et économiques en matière budgétaire et fiscale.

Par ailleurs, la mise en oeuvre des droits sociaux, notamment de droits à une égalité économique plus réelle, n’échapperait pas à la connaissance des tribunaux. En effet, l’interprétation constitutionnelle actuelle ne reconnaît pas de champ strictement réservé aux acteurs politiques dans le domaine. Très tôt après le rapatriement, la Cour suprême a rejeté cette approche dans l’application de la Constitution à l’occasion de l’arrêt Operation Dismantle inc. c. La Reine[37]. Toutefois, l’attitude des tribunaux exprimerait possiblement une inquiétude quant aux limites pratiques de l’intervention judiciaire en certains domaines et la conviction qu’ils ne possèdent pas la responsabilité exclusive du développement de la Constitution qu’ils interprètent. Il appartiendrait, d’abord à l’État, ensuite à l’administration publique et enfin à la société dans son ensemble, de donner un sens et une substance aux droits socioéconomiques. La création d’un monde idéal exigerait que la gouvernance de la société exprime des pratiques sociales bien établies et respectueuses de ces droits. Cette perfection n’existant pas, les tribunaux se verraient alors chargés principalement d’effectuer des adaptations et d’apporter des correctifs, mais non pas nécessairement d’agir comme les seuls guides de la société en vue de la fixation de ses orientations fondamentales.

Les tribunaux établissent souvent des principes d’action étatique. Ils doivent dans cette fonction intervenir, notamment, pour la protection des minorités. Ils ne sauraient cependant oublier la valeur du débat politique public à titre d’élément d’action sociale et de développement de la Constitution. Même si l’on ne veut pas se porter indûment à la défense des tribunaux et de certaines marques de conservatisme, il importe de ne pas trop attendre de leur action. Il y aurait risque de détruire les équilibres délicats entre leur rôle et celui de la société et de l’État.

À terme, d’ailleurs, le choix des magistrats dépend du politique. En dépit des mécanismes établis pour dépolitiser leur choix, celui-ci tend à refléter la nature d’une société. La magistrature précède ou suit souvent le développement de celle-ci, mais ne saurait trop s’en détacher. Il vaut mieux sans doute courir le risque de la vie et de l’engagement politiques en dépit de toutes les difficultés qu’ils présentent, particulièrement pour des minorités, que de prendre le pari de se fier totalement à la créativité et à l’audace des tribunaux. La vie politique conditionne aussi l’efficacité des droits et libertés, et contribue à circonscrire le domaine des interventions judiciaires. Les tribunaux ne gèrent pas un pays. Ils participent à la tâche d’une définition de ses valeurs et à la protection de la normativité de ceux-ci sans devenir les seuls acteurs de cette fonction, particulièrement dans le cas des droits socioéconomiques.