Corps de l’article

Résultat du projet de recherche intitulé « Violencia simbólica y traducción : retos en la representación de identidades fragmentadas en la sociedad global », La traducción y la(s) historia(s). Nuevas vías para la investigación réunit les plus récentes réflexions d’África Vidal. Comme l’affirme Edwin Gentzler dans la présentation du livre, il s’agit d’une étude novatrice faite par l’une des responsables du « power turn » en traductologie qui, cette fois, amplifie considérablement ce paradigme. L’étude a sa place parmi celles qui depuis les années 1980 portent sur les rapports entre traduction et pouvoir, comme les travaux de Gayatri Spivak (1988), Paul Bandia (2009) et Georges Bastin (2010, 2011). L’auteure fait entendre les voix des femmes, des immigrants et des autochtones par le biais d’un ensemble de nouvelles méthodologies développées au long de l’ouvrage. Pour ce faire, África Vidal s’appuie sur des historiens tels que Hayden White (1987), Dominick LaCapra (1985) et Alum Munslow (2013). Le livre comporte, à part la préface de Gentzler, six chapitres et une conclusion.

Dans le premier chapitre, « La traducción y el mar de historias », l’auteure part de l’oeuvre de Salman Rushdie, Haroun and the Sea of Stories, où il compare le monde des récits à l’océan. Comme celui-ci, les narrations sont fluides et se transforment toujours. On se rapproche ainsi d’un contexte épistémologique post-positiviste et d’une conception ouverte de l’histoire. L’idée de simulacre de Baudrillard, pour qui « la réalité est un reflet du réel », c’est-à-dire la réalité est une construction, permet à África Vidal de penser la traduction comme un médium pour le changement politique, social ou culturel. D’où son importance pour d’autres disciplines, comme l’histoire, qui, grâce à la traduction, développent d’autres outils d’analyse, menant, selon Backmann-Medick (2009), à une sorte de « translation turn » dans les sciences humaines. Ce rapprochement à l’histoire nous dirige vers une historiographie critique pour laquelle l’histoire est narration. Des auteurs comme Hayden White, Michel Certeau et Dominick LaCapra permettent d’envisager une histoire anti-téléologique, faite de fragments et qui n’accepte pas de hiérarchisation. Ainsi, écrire l’histoire, c’est réécrire des réalités, ce qui ferait de l’historien un traducteur.

Cette conception élargie de la traduction offre la possibilité de voir l’Histoire comme un concept problématique. Dans « La Historia, un concepto problemático », deuxième chapitre du livre, África Vidal nous rappelle que ce n’est qu’au 18e siècle que l’histoire devient une discipline autonome. En quelques pages, on va de Quintilien et Cicéron, pour qui traduction et narration se confondent, en passant par Durkheim et Benjamin qui mettent en cause l’objectivité scientifique de l’observation du passé, pour arriver à l’histoire critique de Lawrence Stone, Michel de Certeau et Hayden White qui rapprochent à nouveau et de façon décisive histoire et narration. Le rôle central du langage comme espace de construction de l’histoire amène l’auteure au post-structuralisme de Derrida, Barthes et Foucault qui corroborent les principes énoncés par les historiens critiques. On touche ainsi à l’une des questions clés du livre : qui sommes-nous quand nous nous racontons l’histoire ? La réponse varie en fonction des contextes, une fois que les représentations qu’on se fait sont le résultat des interprétations que chaque groupe élabore selon ses intérêts.

Le troisième chapitre, « El peligro de una sola historia », est un complément nécessaire au chapitre précédent. On ne peut accepter une conception ouverte de l’histoire sans dénoncer les dangers de l’imposition d’une seule version de l’histoire. Contre l’hégémonie d’une seule interprétation, souvent eurocentrique, África Vidal évoque « la radicalisation des politiques culturelles de la différence », partagée par des courants théoriques aussi diversifiés que l’École de Francfort (Marcuse, Adorno, Horkheimer), les marxismes italien et français (Sartre, Althusser, Gramsci), le structuralisme (Lévi-Strauss, Todorov), le post-structuralisme (Foucault, Derrida, Deleuze), le néo-pragmatisme de Richard Rorty en histoire, ainsi que l’orientalisme de Said ou le féminisme de Cixous. Mais c’est le nouvel historicisme qui va l’intéresser davantage, surtout la microhistoire, spécialement par le fait d’avoir été utilisée comme point de départ pour la construction d’une nouvelle façon d’écrire l’histoire de la traduction. La microhistoire permet donc de récupérer des voix perdues et des expériences individuelles pour l’élaboration d’une histoire de la traduction plus plurielle (Adamo 2006).

Cette compréhension de l’histoire est interprétée à partir des théories postcoloniales, notamment celles de Gayatri Spivak, Bell Hooks, Eric Cheyfiz, Tejaswini Niranjana, Vicente Rafael et Edward Said. De ce dernier, África Vidal reprend « Reflections on exile » et son concept de contrepoint. Elle nous rappelle que, d’après Said, l’exilé est la meilleure démonstration que dans notre société cosmopolite il y a toujours au moins deux mélodies, deux histoires, qui résonnent à la fois. Et que l’interaction entre ces voix peut créer des consonances et des dissonances en fonction de la sensibilité de celui qui est à l’écoute. Il ne faut pas oublier que l’interrelation dans un texte contrapuntique est toujours politique. Dans ce contexte, le traducteur est compris comme un agent qui prend position et si l’on est à l’écoute des voix marginales qui ont du mal à se faire entendre, on arrive à une nouvelle conception de la traduction. On n’est plus encadré par le principe d’appropriation, c’est le décentrement qui mène aux autres histoires (Bielsa 2016).

Dans le quatrième chapitre, « La historia de los leones », África Vidal observe les possibilités et les dangers de se raconter d’autres histoires. Il faut d’abord prendre en considération que traduire, c’est prendre la parole de l’autre, et qu’un traducteur ou chercheur qui parle de l’autre finit par s’approprier cette voix. Ce qui importe, c’est de trouver d’autres stratégies pour donner la parole aux exclus et de les faire entendre. Les exemples se multiplient au long du chapitre. On va des auteurs nord-américains John Hershey et Norman Mailer aux Latino-Américains Eduardo Galeano et Elena Poniatowska. On reprend, par exemple, l’article « Hiroshima » de John Hershey publié en 1946 dans lequel il raconte l’histoire par les témoignages des victimes, ou encore le livre The Armies of the Night (1968) de Norman Mailer où il décrit l’histoire des manifestations contre la guerre du Vietnam en participant à celles-ci et en recueillant sur place les déclarations des manifestants. Un autre exemple intéressant est le travail plutôt anthropologique d’Elena Poniatowska concernant les histoires orales racontées par ceux qui ont survécu au massacre des étudiants au Mexique en 1968. Dans La noche de Tlatelolco. Testimonios de historia oral (1971), Poniatowska transcrit des témoignages auxquels elle ajoute des photos où l’on voit des blessés, des prisonniers et des morts. África Vidal remarque que ce récit a été traduit en anglais et que, malheureusement, le résultat renforce les stéréotypes de l’Amérique latine comme un continent violent. L’ajout d’images encore plus explicites du massacre corrobore son argument. Elle analyse aussi le fait que parmi les images ajoutées on trouve un ensemble qui met en relief le rôle des femmes.

Par ailleurs, l’inclusion des catégories de race et de genre dans ces autres histoires est aussi examinée. Le livre explore plusieurs exemples comme Historia de las mujeres dirigé par Duby et Perrot, la revue History and Gender fondée en 1989, ou encore les travaux des historiennes comme Elisabeth Grosz, Joan Scott et Elainte Showalter. En traductologie, ce sont les travaux canadiens d’auteures comme Jill Levine et Luise von Flotow. À la fin de ce chapitre, on revient aux mêmes conclusions qu’au chapitre précédent. On considère ainsi, partant de Gloria Anzaldua (1990), qu’il faut réécrire l’histoire en prenant en considération race et genre. Et le plus important, c’est de le faire en ayant conscience que le langage est un instrument de lutte politique, un instrument qui n’est pas celui du pouvoir hégémonique, supposément un langage pur, homogène, universel, mais plutôt un langage métis et hybride. L’image de l’arlequin comme la décrit Michel Serres apparaît enfin comme la personnification des subjectivités hétérogènes et des espaces multiples de notre culture contemporaine.

Le cinquième chapitre, « El historiador como traductor : dos ejemplos », se consacre aux façons dont l’historien traduit les faits qu’il raconte. On revient d’abord à l’importance que le concept de narration a en historiographie pour des chercheurs tels Hayden White, Fredric Jameson et Jonathan Culler pour ensuite introduire l’analyse de Roland Barthes concernant « la nature linguistique du texte historique ». Par le fait d’être linguistique, ce discours historique est une élaboration idéologique ou plutôt, d’après Barthes, « imaginaire », c’est le langage par lequel l’énonciateur d’un discours (entité purement linguistique) « remplit » le sujet de l’énonciation (entité psychologique ou idéologique). Les observations de Pierre Bourdieu sur les re-présentations du réel qui traversent les discours permettent à África Vidal d’affirmer que l’histoire, ou mieux encore, sa re-présentation, est un modèle théorique qui intègre dès le début la traduction, c’est-à-dire, qui est en soi traduction. Elle incorpore ainsi la traduction dans la conceptualisation même de la théorie des champs de Bourdieu. C’est la dilution des frontières entre la traductologie et les autres disciplines, notamment l’histoire, qui est en jeu. Écrire l’histoire, c’est donc traduire, et les re-présentations des faits historiques sont l’espace des enjeux politiques. Pour décrire ces enjeux, l’auteure se base sur les travaux de l’historien et traductologue Vicente Rafael (2016) et de son projet d’écriture de l’histoire du bas vers le haut.

Dans le premier des deux exemples donnés, l’on découvre les tensions et les différences entre les récits concernant la conquête des Amériques des conquérants Bernardino de Sahagún, Cristophe Colomb et Bartolomé de las Casas et les discours qui re-présentent les faits, comme ceux d’Ivan van Sertima, Alejo Carpentier, Howard Zino ou Carlos Fuentes. Ces nouvelles lectures de l’histoire des Amériques sont comprises comme des post-traductions (Genzler 2017), parce qu’elles représenteraient des réécritures en mouvement, qui se transforment à mesure que d’autres disciplines, comme l’histoire, la sociologie ou la philosophie, apportent d’autres façons de voir le monde. Le deuxième exemple reprend les versions officielles de la dictature de Franco en Espagne et les compare aux réécritures élaborées par des chercheurs comme Paul Preston, Ian Gibson et Hugh Thomas. Les enjeux décrits sont examinés à partir précisément de la perspective de la post-traduction. L’auteure reprend les recherches de Luis Suárez sur la période pour identifier ce qu’elle appelle la « complicité ontologique », c’est-à-dire le rapport existant entre le champ et l’habitus pour conclure, avec Bourdieu, que celui qui possède le capital culturel et l’habitus linguistique appropriés finira par être l’interlocuteur dominant, avec plus de force performative, mais les dominés peuvent tout de même produire un contre-discours.

Le dernier chapitre du livre, « Del olvido a la memoria », explore cette perspective. D’après África Vidal, reconnaître l’asymétrie et la différence signifie aussi reconnaître que l’universalisme rend le discours homogène et que, ce faisant, il cache ce que le vainqueur veut rendre invisible. Cette reconnaissance change profondément les questions que le chercheur se pose, ainsi que son concept de fidélité. Les changements épistémologiques impliqués sont nombreux et sont ici illustrés par les approches théoriques en traductologie, par exemple, de Bastin (2017), Tymoczko (2007), Gentzler (2015) et Bandia (2009). Cela se produit notamment à partir de la philosophie rhizomique de Deleuze et Guattari pour qui le rhizome est fait de plateaux, de multiplicités interconnectables qui se forment et s’étendent. Pour l’auteur, cette philosophie rhizomique se rapproche aussi considérablement de l’historiographie critique et de la notion du divers d’Édouard Glissant. L’importance de la microhistoire est ici encore une fois relevée comme une méthode qui peut aider à expliquer les relations de pouvoir qui traversent les différents discours sur les faits historiques, mais ce qui importe surtout est de comprendre que se tourner vers la microhistoire permet de repérer un ensemble hétérogène de perspectives, qui facilitent la compréhension d’un certain contexte plus complexe et nuancé. Ainsi, des thèmes comme l’altérité, l’idéologie, la manipulation et le pouvoir orientent ces nouvelles recherches en sciences humaines en général. La permanente réécriture de l’histoire se fait donc au pluriel, et traduire n’est autre chose qu’imaginer l’Autre et réfléchir sur la façon dont on construit cette image.

Finalement, ce livre est un outil incontournable pour le chercheur en histoire de la traduction qui y trouvera une des plus riches et complètes synthèses des théories, principes et méthodes de la nouvelle histoire, ainsi que des moyens de s’en servir en traductologie.