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Cette étude se propose d’analyser « l’image d’auteur[1] » dans sa dimension sérielle telle qu’elle se construit dans une collection vouée à la mise en scène des grands écrivains. J’ai choisi pour ce faire la célèbre collection « Écrivains de toujours » en me concentrant sur la première décennie de son existence[2].

Sans doute peut-on s’interroger sur les modalités selon lesquelles l’image d’auteur se construit dans la polyphonie des voix — celle de l’écrivain lui-même, mobilisée dans un arsenal de citations ou dans des morceaux d’anthologie présentés à la fin du livre, et celle de l’auteur du « X par lui-même » qui entreprend de brosser le fidèle portait d’un tiers. Pareille recherche se situerait dans le sillage des études entreprises sur l’image d’auteur[3], où ce dernier est pris comme « auteur-auctor » — et on sait que « seul un nombre très restreint d’individus accède à ce statut d’“auctor”, d’instance douée d’autorité. Il suffit pour cela qu’on puisse circonscrire un Opus, et non une suite contingente de textes dispersés[4] ». Cependant, le présent article s’attache à un autre sujet, qui paraît non moins important dans le contexte d’une série. Il s’agit d’examiner l’image de soi que les auteurs des ouvrages construisent d’eux-mêmes quand ils entreprennent de parler d’un « écrivain de toujours ». En effet, un ethos se met nécessairement en place à travers le discours qu’ils dévident sur leur auteur de prédilection[5]. En examinant ces ethè non au cas par cas, mais dans une perspective sérielle, on s’aperçoit qu’ils jouent un rôle non négligeable dans la stabilisation d’une collection par ailleurs hétérogène et ouverte à de nombreuses variantes.

J’ai donc voulu dégager le profil global de l’auteur de « X par lui-même » qui donne son assise à la collection[6]. Comment, à travers la diversité des personnalités qui participent à l’entreprise, et malgré le ton de voix singulier de chacun des signataires, se met en place une sorte de portrait-robot que seule une lecture sérielle permet de dégager ? Quelles sont les procédures communes qui construisent l’autorité des auteurs, en assurant aux lecteurs à la fois un savoir renouvelé et une prime de plaisir ? Une analyse globale de l’ethos de l’auteur qui signe le livre contribuera à éclairer la régulation d’une collection vouée à la présentation des « Écrivains de toujours ».

La promesse de la collection : une rencontre avec un grand écrivain

La collection « Écrivains de toujours » poursuit manifestement un double objectif. Tout d’abord, elle construit un patrimoine littéraire à travers une mise en série. Elle ne se contente cependant pas de rassembler divers écrivains dans un cadre global : en regroupant ceux qui sont jugés dignes d’entrer dans le Panthéon littéraire et promis à une gloire éternelle, elle propose une catégorie. Le qualificatif « de toujours » suppose que ces écrivains sont voués à l’éternité, mais aussi qu’ils peuvent traverser les temps sans que leur valeur et leur grandeur en soient affectées. Le contextuel cède la place à l’universel. C’est dans cette perspective que la collection mélange des grands noms consacrés (en 1951, année inaugurale de la collection, paraissent un Victor Hugo, un Stendhal, un Montaigne et un Flaubert) et des écrivains du xxe siècle (Giraudoux en 1952, Malraux, Mauriac, Montherlant en 1953), dont elle confirme la consécration en leur faisant côtoyer leurs illustres prédécesseurs. Si la catégorisation sérielle se fonde sur une légitimation d’ores et déjà accordée dans le champ littéraire, elle travaille en même temps à la réaffirmer, et à renforcer le statut plus fragile des auteurs contemporains qu’elle inclut dans le Panthéon.

Dans ce Panthéon livresque, il ne suffit cependant pas d’offrir aux grands hommes un tombeau digne d’eux, voire d’embaumer un écrivain encore en vie. Il faut marquer la vitalité d’une parole qui ne s’est pas éteinte avec son auteur, et qui continue de porter — ou de faire entendre une parole encore vive destinée à se perpétuer. Dans ce but, la collection entend donner corps à l’absent et manifester sa présence, à la fois en faisant résonner sa voix à travers de nombreux textes signés de lui, et en en offrant des images (photographiques de préférence quand l’époque le permet). Tel est le deuxième objectif déclaré de la collection, qui se propose d’offrir une série de portraits susceptibles de familiariser le public avec les personnalités censées incarner la Littérature.

C’est donc en principe sur la personne de l’écrivain que les ouvrages se focalisent (comme l’indique le titre « Écrivains de toujours », plutôt que les chefs-d’oeuvre ou oeuvres de toujours). La personne convoquée doit apparaître dans son unicité — chaque grand écrivain est singulier et se distingue de tous les autres — et en même temps s’inscrire dans une lignée — chaque figure doit correspondre à une image de personnalité hors-pair qui a apporté à la culture une inestimable contribution. La collection allie ainsi le principe de la série, par définition collective, avec celui de la singularité, par définition purement individuelle. C’est parce qu’il s’inscrit dans une lignée noble et participe de ses attributs que l’écrivain sélectionné doit attirer l’attention du lecteur ; c’est parce qu’il n’est pareil à nul autre qu’il doit éveiller sa curiosité et son intérêt.

Dans ce cadre, la série des titres « X par lui-même » introduit un élément particulier : celui de l’écrivain dit par lui-même. Cette volonté de laisser la parole à l’auteur consacré, non pour dire, mais pour se dire, suppose plusieurs avantages susceptibles de servir des buts promotionnels. Elle donne l’illusion d’une proximité — l’écrivain communique directement avec son lecteur. Elle sous-entend une révélation : l’écrivain se met à nu et dit sa vérité propre, ce qui suppose qu’il la détient et qu’il peut, mieux que tout autre, savoir ce qui fait sa singularité et ce qui est à l’origine de sa grandeur. Elle apparaît ainsi comme désireuse de répondre à un souhait du public, celui de rencontrer et de fréquenter les personnalités célèbres dont la contribution au patrimoine national comme à celui de l’Humanité est reconnue. Elle postule que le lecteur recherche la personne de l’auteur, et rejoint en ce sens d’autres pratiques — l’entretien littéraire[7], les débats d’écrivains ou les conférences prononcées par un écrivain célèbre, voire les signatures dans les librairies. Le principe manifeste de la collection consiste donc à promettre une rencontre virtuelle avec un grand écrivain, où celui-ci construit dans sa propre parole une image de soi, non pas seulement en ce qu’il parle de lui-même (le discours n’est pas nécessairement autobiographique), mais parce que tout ce qu’il écrit constitue une présentation de soi indirecte. Comme le dit bien Roland Barthes dans son commentaire sur l’ethos rhétorique : « L’orateur énonce une information et en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela[8]. » C’est l’ethos montré qui s’ajoute ou se substitue à l’ethos dit.

La pratique de la collection : une rencontre avec un guide attitré

Si la promesse d’un contact immédiat avec le grand écrivain est confortée par l’usage d’une photo qui, après avoir occupé une place réduite, en viendra à couvrir la totalité de la couverture, celle-ci comprend néanmoins d’entrée de jeu un élément qui la contredit : le nom de l’auteur du volume qui n’est pas l’écrivain mais bien celui qui parle de lui. On se trouve donc face au discours d’un tiers qui explore la vie de l’écrivain (il fait en cela office de biographe) et commente ou tout au moins présente ses textes (il fait en cela office de critique). Cette double activité est censée servir l’objectif suprême, celui de brosser un portrait de l’écrivain. La voix de l’auteur, quant à elle, se fait entendre dans les extraits et citations sélectionnés — parfois sous forme d’anthologie, parfois dispersés dans l’ensemble du livre — par ce même biographe-critique, dans un cadrage qui recompose et réoriente les textes. Le postulat de départ sur la capacité de l’auteur à se dire lui-même mieux que ne le ferait nul autre est dès lors remis en question ; la promesse du titre sériel, pour ne pas paraître mensongère, doit être réinterprétée. Ce n’est pas « X par lui-même », tel que son image se construit dans les textes présentés au public, mais X, tel qu’un médiateur attitré le donne à voir en déchiffrant son discours romanesque, poétique, autobiographique… En bref, la rencontre qu’autorise le livre est celle qui a lieu avec le médiateur qui va au-devant du public.

La collection offre dès lors au lecteur un guide qui situe l’oeuvre, l’interprète et fait ressortir les traits qui permettent de reconstituer un portrait aussi fidèle que possible. C’est en quelque sorte l’équivalent d’une visite guidée dans une exposition consacrée à un grand peintre. Elle offre le plaisir de l’apprentissage culturel à travers le regard d’un spécialiste qui a cumulé une expertise dont il fait profiter le visiteur. Le nom et les titres du commentateur ne sont donc pas indifférents pour garantir sa crédibilité. La collection s’efforce d’aligner une liste d’auteurs prestigieux qui vont assurer la qualité de la médiation, et qui semblent les plus aptes à entrer en dialogue avec le grand écrivain : Claude Roy pour Stendhal, Chris Marker pour Giraudoux, Jean Starobinski pour Montesquieu, Roland Barthes pour Michelet, etc. Dès lors, le jeu des voix change de nature. Ce n’est pas seulement celle de l’écrivain que le public veut entendre dans toute sa pureté, en quelque sorte restituée par le médiateur qui en pénètre mieux que tout autre les nuances. C’est aussi celle du commentateur plus ou moins illustre, dont un certain public lettré (sans doute pas l’ensemble des lecteurs) connaît déjà la réputation sinon les écrits. Il s’agit de découvrir la façon dont Starobinski voit Montesquieu, et la façon dont il l’éclaire. L’écrivain de toujours devient l’objet d’un tableau dont l’auteur de l’ouvrage est le peintre. C’est sa vision qui compte, même si elle est mise au service du grand écrivain sélectionné.

Ce projet inscrit la collection « Écrivains de toujours » dans une pratique culturelle globale qui s’exerce dans divers cadres. Elle s’apparente à la visite muséale. Mais elle côtoie aussi l’anthologie et le manuel d’histoire littéraire. Ce dernier, dans la forme consacrée que lui a donnée le Lagarde et Michard, présente en effet la littérature par auteurs, en accompagnant les extraits choisis de présentations biographiques et de commentaires destinés à faciliter l’explication en classe. Il s’en différencie néanmoins par sa vocation pédagogique affirmée, où la voix du présentateur est celle de l’enseignant censée s’effacer derrière la parole du grand écrivain. Dans la mesure où le médiateur n’est pas un critique ou un écrivain dont la vision est en soi une source d’intérêt, mais une courroie de transmission du savoir, sa subjectivité doit rester voilée. Dès lors, l’hybridité des voix n’y a pas la même fonction que dans la collection des « Écrivains de toujours ». Qui plus est, le manuel entend donner un tableau du siècle à travers les auteurs qui s’y sont distingués, si bien que leur présentation est subordonnée à un projet global d’histoire littéraire. La collection du Seuil se démarque du manuel dans la mesure où elle se veut source non seulement de connaissances générales, mais aussi de culture raffinée ; elle se donne comme objet de curiosité dans l’intérêt que suscitent, à la fois l’écrivain traité, et le commentateur qui le prend en charge.

L’ethos « générique » des auteurs de la collection

Dans cette perspective, l’image de l’écrivain traité, dont on lit des extraits, et celle de l’auteur de l’ouvrage se construisent simultanément dans le même texte. En même temps qu’il peint le grand homme, le critique se dépeint lui-même. Son ethos se construit dans la façon dont il donne à lire et à comprendre celui dont il a choisi de parler. En plus de son ethos préalable[9] — en principe, sa réputation comme critique, écrivain, poète, philosophe, etc. —, il doit établir sa crédibilité et son autorité, en alliant l’assurance d’un savoir attesté à l’intérêt d’un point de vue singulier. On tentera ici de dégager, non pas la singularité de chaque auteur telle qu’elle se construit dans son texte critique et biographique en dehors de sa réputation préalable, mais le profil général qui se dessine dans l’ensemble des livres et qui appose sa marque à la collection. Qu’est-ce qui fait la particularité des auteurs des ouvrages « Écrivains de toujours » en tant que collectif virtuel ? D’où tirent-ils leur autorité et leur crédibilité, et comment cet ethos propre à la collection est-il censé contribuer à l’attrait de celle-ci ?

L’auteur de la collection affiche l’ethos de modestie qui sied au critique et au biographe. Il doit en effet maintenir un équilibre entre une écriture qui dessine en creux un ethos de savant, et un texte qui met en avant une vision individuelle. Il doit mettre le lecteur face au grand écrivain, tout en assurant l’intérêt de la rencontre avec la personne d’un spécialiste doté d’un point de vue original. Je passe ici sur la rhétorique de la science, où l’auteur fait montre d’un savoir très précis à l’aide de dates, de références à la période et à l’ensemble de l’oeuvre, ainsi que d’une capacité analytique fondée sur des connaissances étendues — ainsi, Francis Jeanson note sur Montaigne, dans un parcours de lecture qu’il balise soigneusement : « Une fois de plus […] il va bien falloir mesurer la complexité de son attitude […] car nous avons maintenant à tenir compte de cette troisième couche des Essais, que constituent les annotations portées par Montaigne, entre 1582 et 1592, sur son exemplaire personnel de 1588[10]. » Les connaissances étalées garantissent la fiabilité de l’auteur, sans laquelle l’entreprise est vouée à l’échec. En même temps, l’auteur de l’ouvrage de la collection se présente comme détenteur d’un point de vue particulier, qu’il a lui-même forgé et qu’il offre à son lecteur en partage. Parlant de l’homosexualité de Proust, Claude Mauriac note « un certain mensonge fondamental de son oeuvre, où la pédérastie n’est pas assumée par lui mais attribuée à des héros extérieurs : attitude où certains voient plus une falsification qu’une transposition, mais dont nous aurons à dire, au contraire, en quoi nous la tenons pour défendable[11] ». Mauriac défend sa propre thèse dans ce qui se veut un geste apologétique.

Il est rare que l’auteur use de la première personne pour faire étalage d’une thèse personnelle, comme le fait Claude Roy : « J’ai le dessein (ambitieux) de prouver ici que les bonheurs d’un écrivain et le bonheur de l’homme sont de même nature […] Je me propose d’établir qu’il n’est d’autre moyen de créer un chef-d’oeuvre que celui qui consiste à devenir soi-même un chef-d’oeuvre[12]. » Le discours en « je » autorise un dialogue inusité avec le public : « [E]t puis Stendhal est républicain, jacobin. Pas de doute là-dessus. Vous n’êtes pas d’accord ? Ah, je sais ce que vous allez me dire […][13]. »

Souvent, l’auteur s’efface derrière le grand écrivain dans l’intention affichée de faciliter le contact de celui-ci avec le lecteur, alors qu’en réalité il travaille à avancer son propre point de vue. Son ethos personnel se construit alors en creux dans le texte, estompant la singularité de l’individu à l’origine de l’ouvrage et détournant l’attention des effets de polyphonie constitutifs d’un discours où il assume nécessairement le rôle de surénonciateur. Ainsi Pascal Pia, traitant des amours malheureuses d’Apollinaire et d’Annie Playden, qui l’a repoussé et est partie en Amérique, fait l’hypothèse que l’amoureux éconduit aurait songé à la rejoindre :

Quand il fait dire à son Émigrant :

Mon bateau partira demain pour l’Amérique
Et je ne reviendrai jamais
Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais

À qui, sinon à lui-même, Apollinaire aurait-il pu penser[14] ?

L’interprétation vient de Pascal Pia, et colore les vers du poète donnés à relire au public en les orientant vers une perspective biographique où chacun peut imaginer les projets inaboutis d’Apollinaire au gré des suggestions de son érudit présentateur. Cependant, la force lyrique de la citation et la particularité d’une poétique avec laquelle le lecteur a sans doute déjà eu l’occasion de se familiariser (sinon, pourquoi se dirigerait-il vers ce livre ?) maintiennent l’impression que c’est bien Apollinaire qui parle, et que Pia ne fait que lui redonner corps et voix — tout au plus offrirait-il un déchiffrement de fidèle exégète.

Mais l’origine énonciative ne s’efface pas nécessairement : elle apparaît fréquemment dans l’usage du « nous ». C’est un « nous » académique (« Nous ne le croyons pas non plus[15] ») qui permet de faire l’économie du « je » et de diluer l’individualité dans un pluriel de convention. En même temps, cette revendication à la première personne, fût-elle aussi neutre que possible, permet d’établir un lien à travers un « nous » où le critique et le lecteur se rejoignent. Ainsi, écrit Chris Marker : « Il nous faut cependant bien nous résigner à ce qu’au terme de cette oeuvre tout entière consacrée à instaurer l’homme dans un monde d’hommes, un doute subsiste[16]. » Ou Jeanson, parlant du conservatisme de Montaigne : « Mais à quel titre en serions-nous choqués ? Le “problème social”, au sens où nous l’entendons, ne se posait pas pour son époque ; et des problèmes religieux qui l’ont bouleversée, nous n’avons pas de nos jours la moindre expérience[17]. » Ou encore Mauriac sur Proust : « Cette lettre, si douloureuse et belle, révèle dans l’amour de Marcel Proust pour sa mère une sorte d’égocentrisme dont nous verrons qu’il lui était habituel[18]. » L’ethos du locuteur affleure à la surface du texte comme celui du guide et de l’accompagnateur capable de diriger la compréhension de tous ceux qui veulent bien le suivre, et qui font désormais partie d’un groupe de lecteurs (et d’admirateurs) dans lequel il s’inclut lui-même.

Au-delà de cet ethos global de savant sous la forme du biographe et du critique littéraire qui accepte de faire office de guide, on peut repérer d’autres traits de l’image obligée des auteurs de la collection. Dans l’ensemble, elle se construit dans une écriture fondée sur la littérarité, et qui met en avant la profondeur de la pensée.

Tout d’abord, donc, l’auteur de « X par lui-même » fait partie du monde des Lettres et le manifeste dans son style (et non pas seulement à travers un nom attaché à d’autres oeuvres signées par lui). Ce style se doit d’être particulièrement soutenu, adoptant, malgré les variantes personnelles, une syntaxe élégante et déployant souvent une grande richesse figurale. Examinons ce passage de Gaëtan Picon sur Malraux : « C’est de la vie que son oeuvre sort, ruisselante de ses images, frémissante de ses émois, sonore de ses tumultes, grave de ses découvertes[19]. » L’auteur de l’ouvrage se donne comme un écrivain qui participe lui-même des Lettres dont il entreprend de parler. Dans ce registre, le texte de Roland Barthes sur Michelet, qui rompt pourtant avec la visée biographique en dégageant dans l’oeuvre « un réseau organisé d’obsessions[20] », une thématique qui en établit la cohérence, entre bien dans le cadre de la collection. Le lecteur qui s’engage dans ce livre y fait l’expérience d’un style hautement personnel qui garantit une rencontre avec Barthes autant qu’avec Michelet : « La maladie de Michelet, c’est la migraine, ce mixte d’éblouissement et de nausée. Tout lui est migraine : le froid, l’orage, le printemps, le vent, l’Histoire qu’il raconte[21]. » Lire un « Écrivain de toujours », c’est bénéficier du discours qu’offre un homme de Lettres sur une personnalité qui retient son attention, et se laisser prendre à son style qui fait entrer dans sa vision propre. La collection promet une prime de plaisir à travers le contact avec un homme qui manie brillamment l’écriture et fait découvrir dans ses méandres des angles de vue inédits.

Cette image du critique en écrivain se double de celle du penseur. Ainsi, Claude Roy se donne en philosophe qui détient les clés de la signification profonde de l’activité littéraire : « La littérature n’est jamais, dans ce qu’elle a de plus valable, qu’une façon de pratiquer l’accroissement de nous-mêmes[22] », écrit-il dans son Stendhal. Parfois, l’auteur s’appuie sur le discours du grand écrivain pour se l’approprier : Claude Roy dit de Stendhal « qu’il n’a jamais fait dans ses romans que se projeter en se multipliant. Le fameux miroir sur la grand’route ne réfléchit jamais que les multiples masques d’un seul visage[23] ». Et Picon, à propos de Malraux : « “Toute vieillesse est un aveu”, est-il dit dans La condition humaine. Toute oeuvre aussi[24]. » La polyphonie permet ici la répétition dans l’écart : le commentateur infléchit dans son propre sens l’expression empruntée à l’écrivain, récupérant la définition du roman (réaliste) pour en faire celle de la littérature comme écriture de soi, ou s’emparant d’une citation pour étayer son propre discours. Ce détournement marque à la fois les connaissances de l’auteur du « X par lui-même », et sa capacité à penser ce que l’écrivain nous apprend, et à en faire le tremplin d’une réflexion plus large. Plus généralement, sa voix redouble celle de l’écrivain de façon plus discrète pour nous offrir des vues originales sur l’écriture, mais aussi sur le monde et la vie. Riche de l’enseignement d’une oeuvre exceptionnelle, qu’il est capable de saisir dans toute sa profondeur et sa complexité, il l’exprime sous forme d’affirmations fortes, de définitions, parfois de paradoxes. Il devient ainsi, à l’instar de l’écrivain sélectionné, un véritable maître à penser. Cet ethos lui permet de nouer avec le lecteur un rapport qui dépasse celui du simple accompagnateur — un rapport personnel où le public peut s’alimenter à la réflexion du portraitiste qui est aussi un homme de culture et un philosophe.

En bref, la collection « Écrivains de toujours » s’inscrit dans une entreprise de construction du patrimoine qui comprend une démarche de catégorisation, de sérialisation, de légitimation et de panthéonisation. Elle le fait en créant un genre hybride qui tient du portrait littéraire[25], du commentaire de texte, de la biographie et de l’anthologie, accompagnés d’une iconographie, le tout mis au service d’un projet commun : donner une voix, un corps et une personnalité à un grand homme pris à la fois dans la catégorie qui le définit (le grand homme) et dans la singularité qui lui a permis d’accéder à ce rang (ce qui le distingue de tous les autres). Mais, en même temps, l’unité de la collection ne se fonde pas seulement sur le projet de donner un portrait d’écrivain destiné à la gloire éternelle. Elle repose aussi sur un cadre énonciatif qui appelle un ethos générique, dans lequel se coule l’image de l’auteur du livre. Ses traits obligés dessinent un cadre de communication. L’auteur, dont la réputation doit le précéder (c’est l’ethos préalable), construit une image de savant (le biographe et le critique) qui est aussi un guide et un homme de Lettres, sinon un écrivain, qui allie l’art du style à la profondeur de la pensée. Il offre au public (lettré) une rencontre, non pas seulement avec un grand homme entré au Panthéon des Lettres, mais aussi avec un être de culture et de raffinement qui lui assure une exploration enrichissante en même temps qu’une prime de plaisir. Ce faisant, au gré de la sérialisation, une image d’auteur globale se construit paradoxalement dans une collection vouée à faire découvrir un grand écrivain à travers la voix singulière d’un critique et homme de Lettres doué de son point de vue et de son style particuliers.

Liste des parutions dans « Écrivains de toujours » dans les années 1950 

Victor Hugo par lui-même, images et textes présentés par Henri Guillemin, 1951, no 1

Stendhal par lui-même, images et textes présentés par Claude Roy, 1951, no 2

Montaigne par lui-même, images et textes présentés par Francis Jeanson, 1951, no 3

Flaubert par lui-même, images et textes présentés par Jean de la Varende, 1951, no 4

Colette par elle-même, présentation de Germaine Beaumont, textes choisis et assemblés par André Parinaud, 1951, no 5

Pascal par lui-même, images et textes présentés par Albert Béguin, 1952, no 6

Zola par lui-même, images et textes présentés par Marc Bernard, 1952, no 7

Giraudoux par lui-même, images et textes présentés par Chris Marker, 1952, no 8

Baudelaire par lui-même, images et textes présentés par Pascal Pia, 1952, no 9

Montesquieu par lui-même, images et textes présentés par Jean Starobinski, 1953, no 10

Proust par lui-même, images et textes présentés par Claude Mauriac, 1953, no 11

Malraux par lui-même, images et textes présentés par Gaëtan Picon, avec des annotations de André Malraux…, 1953, no 12

Diderot par lui-même, images et textes présentés par Charly Guyot, 1953, no 13

Mauriac par lui-même, images et textes présentés par Pierre-Henri Simon, 1953, no 14

Saint-Simon par lui-même, images et textes présentés par François-Régis Bastide, 1953, no 15

Laclos par lui-même, images et textes présentés par Roger Vailland, 1953, no 16

Montherlant par lui-même, images et textes présentés par Pierre Sipriot, 1953, no 17

Corneille par lui-même, images et textes présentés par Louis Herland, 1954, no 18

Michelet par lui-même, images et textes présentés par Roland Barthes, 1954, no 19

Apollinaire par lui-même, images et textes présentés par Pascal Pia, 1954, no 20

Bernanos par lui-même, images et textes présentés par Albert Béguin, 1954, no 21

Shakespeare par lui-même, images et textes présentés par Jean Paris, 1954, no 22

Gorki par lui-même, images et textes présentés par Nina Gourfinkel, 1954, no 23

Anatole France par lui-même, images et textes présentés par Jacques Suffel, 1954, no 24

Barrès par lui-même, images et textes présentés par Jean-Marie Domenach, 1954, no 25

Marivaux par lui-même, images et textes présentés par Paul Gazagne, 1955, no 26

Goethe par lui-même, images et textes présentés par Jeanne Ancelet-Hustache, 1955, no 27

Voltaire par lui-même, images et textes présentés par René Pomeau, 1955, no 28

Sartre par lui-même, images et textes présentés par Francis Jeanson, 1955, no 29

Tchekhov par lui-même, images et textes présentés par Sophie Laffitte, 1955, no 30

Romain Rolland par lui-même, images et textes présentés par Jean-Bertrand Barrère, 1955, no 31

Giono par lui-même, images et textes présentés par Claudine Chonez, 1956, no 32

Balzac par lui-même, images et textes présentés par Gaëtan Picon, 1956, no 33

Saint-Exupéry par lui-même, essai illustré de Luc Estang, 1956, no 34

Virginia Woolf par elle-même, Monique Nathan, 1956, no 35

Descartes par lui-même, Samuel S. de Sacy, 1956, no 36

Jules Renard par lui-même, Pierre Schneider, 1956, no 37

Machiavel par lui-même, Edmond Barincou, 1957, no 38

James Joyce par lui-même, Jean Paris, 1957, no 39

Molière par lui-même, Alfred Simon, 1957, no 40

Cocteau par lui-même, André Fraigneau (Chronologie et bibliographie par Louis Bonalumi), 1957, no 41

Horace, Pierre Grimal, 1958, no 42

Homère, Gabriel Germain, 1958, no 43

Melville par lui-même, Jean-Jacques Mayoux, 1958, no 44

Madame de La Fayette par elle-même, Bernard Pingaud, 1959, no 45

Hemingway par lui-même, Georges-Albert Astre, 1959, no 46

Virgile, Jacques Perret, 1959, no 47