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Lorsqu’en 1944 Pierre Seghers lance la collection « Poètes d’aujourd’hui », avec un volume consacré à Paul Éluard, le poète-éditeur n’imagine sans doute pas la fortune à laquelle est appelée la formule de critique littéraire qu’il inaugure alors. Ces petits livres (160 × 135 mm) vont en effet marquer la manière d’appréhender les écrivains et leurs oeuvres durant plusieurs décennies, en combinant un essai, de portée plus ou moins biographique et relevant systématiquement de la critique de sympathie, un choix de textes de l’auteur présenté, ainsi qu’une iconographie, relativement sommaire au début de la série, ponctuellement plus fournie par la suite, le tout accompagné d’une bibliographie permettant, comme on dit, d’aller plus loin. Tels qu’ils se présentent, en vertu de leur format, de leur prix et de leur construction, ces ouvrages s’adressent à un public relativement large. Ils vont constituer l’un des fleurons de cette maison d’édition qui naît au sortir de la guerre et dont la démarche s’inscrit dans une dynamique culturelle globale de démocratisation de l’accès à la culture qui touchera d’autres éditeurs.

Cette formule va connaître de multiples avatars. Dès la fin des années 1940, les Éditions du Seuil, maison encore relativement jeune à cette date, investissent à leur tour cette niche. Les archives éditoriales témoignent de ce que la collection lancée par Seghers constitue le modèle en fonction duquel le projet de la série « Écrivains de toujours » est pensé[2]. Le premier volume de cette nouvelle série paraît en 1951. Certes, le format diffère sensiblement (180 × 120 mm), l’illustration est plus importante que dans les volumes de Seghers (les images sont plus nombreuses et disséminées tout au long du livre) et la pagination des volumes est fixe (192 pages). En outre, alors que « Poètes d’aujourd’hui » se focalise, comme son nom l’indique, sur un type d’auteurs particuliers, Le Seuil adopte une perspective plus large dans la sélection des écrivains à présenter. En revanche, le principe consistant à combiner un essai critique et un choix de textes de l’écrivain à faire connaître se voit repris, mais mis en oeuvre avec davantage de variété que dans les volumes publiés par Seghers (parfois, les textes de l’écrivain présenté sont directement intégrés à l’essai introductif).

Dans l’histoire littéraire des pays francophones, et de la France en particulier, ce phénomène éditorial apparaît comme particulièrement marquant. L’apparition et le développement de ces séries — qui n’ont guère connu de précédents, à l’exception peut-être de la collection « Les Grands écrivains français », à la fin du xixe siècle[3] — constituent l’une des tendances des Trente Glorieuses. Selon Jean-Yves Mollier, le monde du livre, au xixe siècle et durant la première moitié du xxe, ne semble guère avoir favorisé le développement de telles entreprises éditoriales[4]. Les collections nées dans le contexte de l’après-guerre apparaissent dès lors comme une véritable nouveauté, en vertu, en particulier, de leur format, de la place qu’elles accordent à l’illustration et, enfin, du public auquel elles s’adressent : le grand public cultivé et estudiantin, universitaire notamment, qui connaît une forte croissance au cours des décennies suivantes et trouve dans ces ouvrages des entrées en matière commodes dans l’oeuvre de nombreux auteurs.

Cette niche semblant spécialement porteuse, certaines maisons d’édition ne manqueront pas de la recycler et de l’adapter, selon des orientations spécifiques. À la suite de ces deux collections phares des Trente Glorieuses, d’autres éditeurs emboîteront le pas à Seghers et au Seuil, en adaptant ce qui apparaît assez rapidement comme un modèle critique à part entière[5]. Au sein de cet écosystème éditorial, certaines séries accentuent davantage telle ou telle facette de cette manière d’élaborer un discours critique sur les écrivains et leurs oeuvres. Ainsi en va-t-il de l’image, chez des éditeurs qui proposent des volumes entièrement conçus autour de l’iconographie. Dès 1946, par exemple, Pierre Cailler publie « Visages d’hommes célèbres[6] », qui s’emploie à réunir des ensembles iconographiques commentés. Cette série, qui n’est pas tout à fait une collection de poche, ne va pas sans préfigurer les « Albums de la Pléiade[7] », que Gallimard lance en 1961 avec une finalité promotionnelle — les volumes sont « offerts », pendant la « Quinzaine de la Pléiade », à l’achat de trois tomes de la « Bibliothèque de la Pléiade » — qui contribue à lui conférer une place à part dans l’histoire éditoriale[8].

Certaines autres séries se singulariseront moins par des options formelles ou des modes de diffusion spécifiques que par leur focalisation thématique sur un certain type d’auteurs. À cet égard, les sphères littéraires de la francophonie vont, assez rapidement, développer des collections centrées sur une production littéraire particulière, à l’instar de Présence Africaine qui, avec « Approches », lance en 1962 une collection consacrée aux écrivains noirs. Il en va de même, dès l’année suivante, de l’éditeur québécois Fides, qui publie en 1963 le premier volume d’« Écrivains canadiens d’aujourd’hui », série calquée sur la formule proposée par « Écrivains de toujours[9] ». Enfin, trois ans plus tard, la série « Le Miroir des poètes », dont le premier volume paraît à Tournai en 1966, chez Unimuse, fait de même avec les poètes belges de langue française, sans illustrations mais en reprenant le format caractéristique des volumes de « Poètes d’aujourd’hui », et en faisant alterner le texte d’un poète contemporain présentant un prédécesseur et des extraits de l’oeuvre de ce dernier, dans une distribution des textes qui explique le titre de la collection.

Manifestement, la décennie 1960 constitue la crête de ce type de séries, certains éditeurs adaptant la formule initiée à propos des écrivains pour aborder de nombreux autres domaines, qu’il s’agisse de la création, avec des séries sur le théâtre (« Théâtre de tous les temps »), la philosophie (« Philosophes de tous les temps ») ou le cinéma (« Cinéma d’aujourd’hui »), chez Seghers, ou d’autres sujets de connaissance, comme la musique, les pays ou les civilisations, au Seuil (dans la méta-collection « Microcosmes »). Par la suite, ces séries semblent progressivement passer de mode. Au début des années 1970, Le Seuil confie la direction d’« Écrivains de toujours » à Denis Roche, dans le but de donner un second souffle à la collection. En dépit des efforts déployés, d’ouvrages plus en phase avec une approche centrée sur les textes, notamment, et sur la littérature moderne ainsi que la philosophie, elle s’interrompt en 1981, après 106 numéros. « Poètes d’aujourd’hui » perdure jusqu’en 1994, avec 270 volumes, avant de prendre fin. Les deux collections connaîtront certes, par la suite, des relances, notamment à la faveur de la réédition de certains livres. Mais ces tentatives n’ont pas véritablement pris et les deux maisons d’édition y ont mis un terme[10].

Au cours des années 1980, d’autres collections seront encore lancées : « Qui êtes-vous ? » à La Manufacture, à Lyon, en 1985, et « Les contemporains », au Seuil, en 1988. En dépit de leur intérêt, des nouveautés qu’elles apportent — comme, surtout pour la collection du Seuil, le recours presque systématique à des universitaires, ou encore l’intégration d’entretiens —, ces deux séries, qui ne connaîtront pas le même impact que leurs illustres ancêtres, disparaîtront après quelques années[11]. Tout se passe comme si l’époque avait changé, que les publics ne se montraient désormais plus aussi réceptifs à ce type de monographie, que la littérature ne faisait plus autant recette, que les étudiant·e·s privilégiaient davantage d’autres filières, et que les maisons d’édition d’envergure ne souhaitaient plus investir dans ce genre d’ouvrages. Au cours des années 2000, hormis les « Albums de la Pléiade », qui incarnent un modèle tout de même particulier, eu égard à leur mode de diffusion, les séries monographiques consacrées aux écrivains paraissent non seulement plus rares, mais en outre davantage l’apanage de petites structures, à l’instar des Flohic, avec sa collection de livres d’entretiens illustrés, « Les Singuliers », lancée en 2000 et désormais chez Argol[12].

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L’étude de telles séries a pendant longtemps été complètement négligée[13]. Le fait est que, par tradition, les études littéraires se sont, pendant longtemps, plus volontiers focalisées sur les oeuvres et les figures canoniques. Ce n’est que plus récemment qu’ont été prises en considération des oeuvres relevant de la culture de masse (« populaire », « paralittéraire » ou encore middlebrow). Pour autant, aujourd’hui encore, en dépit d’une ouverture progressive aux corpus moins légitimes, malgré, également, l’attention accrue à ce que Genette a appelé le « paratexte[14] », le centre de gravité de ce champ disciplinaire continue de correspondre à ce que Dominique Maingueneau a nommé, pour sa part l’« espace canonique[15] ». Or, les livres publiés au sein des collections de monographies illustrées de poche relèvent de ce que Pascale Delormas a désigné comme l’« espace d’étayage », c’est-à-dire « la fabrique de l’image auctoriale » produite, en dehors de l’espace de l’oeuvre, « au sein […], par exemple, des commentaires critiques qui la promeuvent ou la discréditent et qui donnent lieu à la reconnaissance collective dont l’oeuvre a besoin pour exister[16] » et circuler.

Compte tenu de leur position au sein du discours littéraire, l’étude de ces séries n’a bénéficié que tardivement des mutations du champ des études littéraires des dernières décennies. À cette situation, dans l’angle mort des centres d’intérêt, s’ajoute le caractère hybride du statut des auteurs de ces ouvrages. Lorsqu’ils sont écrivains, il s’agit rarement de grands noms (du moins au moment où ils signent le livre). Lorsqu’ils ne le sont pas, ils sont généralement universitaires, et leur discours est adressé en particulier à leurs collègues. En outre, même au sein du discours académique, ces ouvrages, qui confinent à la vulgarisation — même si elle se veut de qualité —, ne correspondent pas aux formes les plus prestigieuses de la critique universitaire, qui trouve son lieu dans des collections de plus grand format.

Mais, sur ce point, la critique littéraire ne se comporte pas comme la sociologie ou la psychologie, par exemple, dont la finalité majeure n’est pas de commenter un patrimoine de grands textes. En matière d’études littéraires, entre les approches universitaires et celles qui sont destinées à un public plus large, la différence la plus visible est le plus souvent de l’ordre de l’écriture, et non des idées défendues. Le commentaire universitaire tend par exemple à multiplier les notes, propose des recensions bibliographiques, se caractérise par une recherche de l’exhaustivité, tout en conservant autant que possible une attitude distanciée à l’égard des auteurs présentés. Autant de principes compliqués à adopter dans le dispositif énonciatif des portraits littéraires. Il est significatif, par exemple, que la monographie sur Benjamin Constant (« Écrivains de toujours », 1968), signée par Georges Poulet, diffère assez peu des ouvrages de ce critique destinés à un public plus savant. En dépit de son statut d’universitaire, Poulet pratique une approche centrée sur la conscience créatrice, qu’il adopte aussi bien dans « Écrivains de toujours » que dans les Études sur le temps humain[17] qui ont fait l’essentiel de sa notoriété.

Enfin, même si ces livres ne sont pas tous des commandes de l’éditeur, leur inscription dans une collection relativement normée les fait participer de cette sphère et les contraint, et peut être perçue comme une manière de brider cette pierre de touche de la conception moderne de l’écrivain que constitue la liberté créatrice, tant sur le plan générique qu’en ce qui concerne les formes de l’auctorialité.

Or, précisément, sur un plan auctorial et générique à la fois, la construction de ces petits livres ne laisse pas d’apparaître comme bâtarde. Jean-Michel Adam et Ute Heidmann ont souligné combien la généricité des textes ne tenait pas seulement au travail de l’auteur, au texte qu’il signe, à sa réception par le lecteur, mais aussi aux marques apposées par l’éditeur, notamment au plan du paratexte et de ce qu’Emmanuël Souchier a appelé « l’énonciation éditoriale[18] », ainsi qu’au regard du lecteur. Ainsi Adam et Heidmann viennent-ils à adjoindre aux concepts de généricité auctoriale et de généricité lectoriale, proposés par Jean-Marie Schaeffer[19], celui de généricité éditoriale[20]. Comme il s’agit de collections aussi formatées que le sont ces séries consacrées aux écrivains — en dépit de la marge de manoeuvre effective laissée aux auteurs —, la généricité éditoriale ne laisse pas d’interférer avec celle des auteurs qui, dès lors qu’ils acceptent de publier dans ces séries, doivent composer en fonction de cette donne de départ. Une telle situation divise nécessairement leur auctorialité, intrinsèquement problématique compte tenu des finalités de ces livres destinés à mettre en valeur un autre auteur.

En termes d’auctorialité, ces volumes réunissent des textes de différents auteurs : non seulement celui qui signe l’essai introductif, mais aussi celui sur lequel porte l’ouvrage, via la partie du livre reprenant un choix de ses écrits. Autant dire que l’auctorialité, qui constitue l’un des vecteurs principaux de l’inscription (ou non) dans l’« espace canonique », apparaît divisée dans ces séries. Dans l’article qui ouvre les contributions ici rassemblées, Dominique Maingueneau examine la spécificité de ce type d’ouvrages en montrant notamment ce qui les distingue à la fois du régime de généricité qui, au sein du discours littéraire, est celui de la création proprement dite, et de la production destinée à l’enseignement scolaire. Ces livres placent d’entrée de jeu leur auteur dans une situation complexe : sa position se révèle foncièrement ancillaire puisqu’il s’agit pour lui de contribuer à la reconnaissance d’un autre auteur et de son oeuvre, en fonction des impératifs de la collection dans laquelle son volume sera publié et du cahier des charges plus ou moins contraignant qu’il a à remplir.

Si ces ouvrages présentent effectivement une auctorialité plurielle[21], celle-ci se concentre tout de même, dans la plupart des cas, sur la personne de l’essayiste chargé de présenter l’écrivain auquel le livre est consacré. Comme le montre Maingueneau, la formule de ces livres incite leurs auteurs à ne pas adopter de position objectivante, mais plutôt à témoigner d’une forme d’intimité — personnelle ou de lecteur — avec l’écrivain dont ils proposent un portrait, tout en cherchant à assurer, dans le même temps, notamment à travers un style littéraire affiché, leur propre légitimité en tant qu’auteurs. Complétant la réflexion initiée par Maingueneau, Ruth Amossy examine ensuite la manière dont se dégage la construction d’un ethos générique particulier au sein de ces livres. Concentrant son étude sur les volumes publiés durant les premières années de la collection « Écrivains de toujours », elle montre en particulier comment leurs auteurs jouent de la tension constitutive de la formule éditoriale à laquelle ils participent. Ce faisant, l’auteure fait apparaître combien le titre matrice de ces livres, au début de la série (X par lui-même), pose les bases d’une rencontre avec l’auteur en personne.

Pour autant, si ces ouvrages de médiation s’efforcent par ce biais de gommer la médiation elle-même et le critique qui tient lieu d’intermédiaire entre le lecteur et l’écrivain portraituré, en définitive, la vision du portraitiste ne peut que demeurer prégnante. D’autant que celui-ci, compte tenu précisément de sa position problématique, élabore notamment son ethos discursif à la faveur du façonnement de la généricité des livres qu’il signe. Examinant la collection qui accorde la place la plus conséquente aux images, Marcela Scibiorska montre comment, alors même que la plupart des « Albums de la Pléiade » relèvent indéniablement de la biographie (richement) illustrée, nombre de leurs auteurs préfèrent présenter leur travail comme un commentaire des images, auxquelles il s’agit de toute évidence de donner la meilleure part. Sous leur plume, la démarche biographique et le statut de biographe, décriés à cette date dans le discours académique, paraissent faire l’objet d’une forme de dénégation, au profit d’autres modèles génériques ou médiatiques, plus acceptables, qu’il s’agisse du cinéma ou du musée…

Si les « Albums de la Pléiade » constituent, dans la conscience littéraire des dernières décennies, le parangon de la collection de livres illustrés consacrés aux écrivains, cette série diffère de la plupart des autres séries de monographies par la place réduite qu’elle réserve aux oeuvres des auteurs qu’elle présente (elle en passe essentiellement par des citations dans le texte biographique qui « commente » les images). La fonction consistant à donner à lire les textes d’un auteur revient, dans le dispositif éditorial de Gallimard, à la « Bibliothèque de la Pléiade ». Dans les autres collections, en particulier les deux premières (« Poètes d’aujourd’hui » et « Écrivains de toujours »), elle prend la forme d’une anthologie, d’un échantillonnage qui, dans certains volumes de « Poètes d’aujourd’hui », occupe la majeure partie du livre. Mathilde Labbé fait apparaître la fonction cruciale de ce type de choix de textes dans la série de Seghers et le projet éditorial de son concepteur. Ce dernier voyait dans ces volumes une édition à proprement parler de l’oeuvre, davantage qu’un commentaire ou un regard sur celle-ci. Dans cette perspective, les anthologies, dans l’élaboration desquelles Seghers s’impliquait ponctuellement, étaient souvent agrémentées d’inédits récents, mais aussi et surtout, constituées de façon relativement indépendante des essais critiques qui les précédaient.

Comme en témoignent les fonctions assignées aux choix de textes dans « Poètes d’aujourd’hui », ces collections manifestent de différentes façons une inclination à s’extraire du domaine critique pour empiéter sur celui de l’oeuvre. À cet égard, la relation, d’attraction et de tension constitutive, de ce type d’ouvrage entre l’écrivain et son critique, et entre les espaces discursifs que chacun incarne, rencontre, dès le milieu des années 1980, une nouvelle forme. David Martens prolonge une analyse précédente consacrée à la place accordée aux entretiens dans les séries « Qui êtes-vous ? » (La Manufacture) et « Les contemporains » (Le Seuil)[22]. Il souligne combien la formule de l’entretien permet aux critiques d’afficher une familiarité avec les auteurs qu’ils présentent, tout particulièrement lorsqu’ils ont eux-mêmes réalisé l’entretien. Dans ce cas de figure, en effet, ils manifestent, à travers un dialogue qui les met en prise directe avec l’auteur, une proximité avec ce dernier, qui opère au sein d’un seul et même texte et non dans la juxtaposition de textes de genres et de statuts différents. En définitive, le recours aux entretiens témoigne de l’inclination de ces livres à proposer un ensemble qui tend à s’extraire quelque peu de « l’espace d’étayage » pour se situer au plus près de l’« espace canonique », soit celui de l’oeuvre proprement dite, qu’il s’agit de faire découvrir en même temps que son auteur.

Généralement, au sein des études littéraires notamment, l’approche de la question générique se révèle quelque peu monocentrée : elle repose sur une identification de l’appartenance d’un texte à un genre particulier et sur l’analyse des caractéristiques de ce genre. Parmi d’autres, Adam et Heidmann ont souligné le caractère fondamentalement dynamique de la généricité. Selon eux, loin de se réduire à une appartenance figée à un genre particulier, tout texte participe d’un ou de plusieurs genres[23]. Cette théorie a toutefois été développée, et son efficacité heuristique démontrée, à travers l’analyse de textes ou d’ensembles de textes la plupart du temps relativement homogènes sur le plan générique (contes, fables, nouvelles, éventuellement réunis en recueils…). Mais qu’en est-il lorsqu’une unité éditoriale, telle qu’un volume, placée sous la responsabilité d’un (et éventuellement de plusieurs) auteur(s), combine des textes qui relèvent de plusieurs genres totalement distincts, autrement dit lorsqu’un ouvrage est constitué d’écrits participant de genres de discours distincts et agencés de façon à préserver une relative indépendance des uns par rapport aux autres ?

Peut-on véritablement, devant de tels ouvrages, identifier un genre particulier, qui subsumerait l’ensemble de ceux qu’on y retrouve mis en oeuvre ? Et dans quelle mesure le faudrait-il ? Ces différents éléments textuels et iconographiques ne conservent-ils pas leur appartenance générique intacte, dès lors qu’ils sont présentés de façon autonome ? Sans doute, mais difficile dans le même temps d’imaginer que, dès lors qu’ils sont inscrits dans un ensemble commun, celui-ci ne les affecte pas et n’oriente pas leur lecture d’une façon ou d’une autre, en fonction d’une économie discursive qui est, précisément, celle générée par ces agencements. Pour répondre à ces interrogations, sans doute est-il plus pertinent et éclairant d’examiner la manière dont les différentes composantes de ces livres interagissent au sein de ces unités éditoriales en considérant deux perspectives : celle du volume en tant que tel et celle de la collection elle-même. Il ne s’agit pas par conséquent d’assigner un genre à ces volumes, mais bien plutôt de décrire et de comprendre, préalablement, un ensemble de dynamique complexes, avant d’éventuellement l’identifier de façon synthétisée.

Dans un article qui a, justement, valeur de synthèse conclusive au sujet des différentes composantes de ces livres, David Martens reprend à nouveaux frais leur inscription dans une perspective qui relève, en définitive, d’une généricité portraiturale. Après avoir, sur la base d’un document d’archives, fait apparaître combien l’élaboration du projet de la collection « Écrivains de toujours » manifeste une hésitation, sur le plan générique, entre biographie et essai en particulier, il montre comment le genre du portrait constitue le modèle régulateur de l’ensemble des textes qui s’agencent dans ces ouvrages, qu’il s’agisse de la biographie, de l’essai critique, de l’anthologie, des entretiens et, bien entendu, des images, qui comprennent elles-mêmes une proportion considérable de portraits de l’écrivain. Sur un plan macrostructurel, en effet, chacun de ces genres, selon des voies qui lui sont propres et qui peuvent contribuer indépendamment à façonner l’image d’un individu (un écrivain en l’occurrence), se trouve dans ces séries mis au service d’une généricité qui se donne pour finalité de façonner des images d’auteurs et de les inscrire dans une forme de postérité.

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Bien sûr, compte tenu du nombre d’ouvrages impliqués dans ces séries — plusieurs centaines —, il ne s’agit, dans ce numéro de Tangence, que d’une approche qui, si elle se veut relativement systématique, ne peut qu’identifier des tendances et tenter d’en rendre compte sur la base de corpus restreints, notamment les débuts de certaines collections, ou d’une attention portée à un aspect particulier de certaines séries plus réduites. Il n’en demeure pas moins que ces études, en plus de celles qui ont été menées dans le cadre du projet de recherche collectif dont cet ensemble est l’une des publications, permettent de cerner des orientations claires, que le portrait cristallise, sous la forme de ces séries illustrées, mais aussi, dans un second temps, sous d’autres formes. La formule s’ouvre en effet à d’autres domaines et, s’agissant de littérature, des formules comparables en viennent à se développer, au sein d’autres médiums, en particulier la télévision, avec des émissions axées sur le patrimoine littéraire, telles que « Un siècle d’écrivains[24] ». C’est dire que le présent dossier ne saurait se concevoir que comme une étape dans une recherche au long cours qui, à n’en pas douter, réserve encore et du pain sur la planche et de belles découvertes.

Encore ne faut-il pas se méprendre sur l’intérêt qu’il y a à étudier ces collections. Il ne s’agit pas — en tout cas pas seulement — de faire oeuvre d’érudit ou de développer un nouveau secteur de l’histoire littéraire. Plutôt que de reconduire la vieille opposition entre texte et contexte, commentaire et histoire littéraire, il s’agit de prendre acte d’une évolution de l’ensemble des études littéraires, qui s’efforcent de plus en plus d’appréhender le discours littéraire au-delà des seules oeuvres. Un « grand auteur » n’est pas la même chose qu’un écrivain ou un créateur : c’est une figure construite par un ensemble diversifié d’intervenants et en évolution constante. La « vie littéraire » ne se réduit nullement à un ensemble de circonstances gravitant autour de la création proprement dite : elle est, entre autres choses, l’espace où se façonnent et s’incarnent les normes qui permettent de créer et d’évaluer les textes. À leur niveau, les monographies illustrées, comme les « petits classiques », les manuels, les émissions littéraires ou les visites de maisons d’écrivains, font vivre les oeuvres et leurs auteurs et font partie intégrante de la culture littéraire et de sa diffusion. Certes, le discours littéraire est fait d’écrits, mais la littérature et les productions qu’elle engendre ne sont telles que parce qu’une multitude de textes relevant de genres très divers permettent de les produire, de les diffuser et de les faire perdurer.