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Introduction

Les caméras corporelles, aussi connues sous les noms de caméras personnelles, embarquées, portatives, d’action et de piéton, ont d’abord été utilisées par les amateurs de certains sports extrêmes, comme le surf et le saut en parachute, afin d’offrir des images spectaculaires en vue à la première personne, comme si le spectateur était à la place de l’athlète. La vision subjective est aussi couramment, et depuis longtemps, utilisée au cinéma et dans le domaine du jeu vidéo pour manipuler les émotions des spectateurs/joueurs. Elle offre une expérience immersive et permet d’appuyer des effets. Le jeu DOOM et le film Blair Witch Project en sont des exemples marquants. Mais la caméra subjective a aussi des utilités moins ludiques : les caméras corporelles ont récemment été adoptées afin de saisir et d’enregistrer des interactions potentiellement controversées entre police et citoyens. Bien que les premières utilisations datent des années 2005-2006 au Royaume-Uni (Goodall, 2007 ; Spencer et Cheshire, 2017), l’utilisation des caméras corporelles a réellement pris son envol quelques années plus tard, comme solution à des problèmes perçus d’inconduite policière. Ainsi, le service de police de la petite ville de Rialto, en Californie, a mené un projet pilote très publicisé (Ariel, Farrar et Sutherland, 2015) qui a fourni la légitimité nécessaire à l’administration Obama d’offrir des subventions aux services de police désirant acheter des caméras corporelles comme signe de transparence envers la population. Cette décision faisait suite à une série d’incidents ayant coûté la vie à des citoyens dans des circonstances nébuleuses, voire carrément scandaleuses.

Il reste difficile d’évaluer le niveau réel d’utilisation des caméras corporelles par la police. Les seules statistiques disponibles à ce jour datent de 2013 (avant l’initiative de l’administration Obama) pour les États-Unis. Un sondage national a alors estimé qu’environ le tiers des services de police municipaux américains en avait au moins une, sans précision sur leur utilisation réelle (Reaves, 2015). Les caméras corporelles portées par les policiers sont toutefois régulièrement l’objet de nouvelles médiatiques et de plus en plus d’organisations publient des rapports d’évaluation de projets pilotes, et ce, à travers le monde[3]. La Ville de Montréal a récemment mené un déploiement partiel de caméras afin d’évaluer la faisabilité et la pertinence d’équiper tous ses policiers de cette technologie. En effet, un petit nombre de policiers avaient été sélectionnés pour tester la technologie afin de guider non seulement le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), mais aussi les autres organisations policières du Québec. Un soin particulier a donc été porté à l’évaluation de l’implantation et de l’impact, couvrant une diversité d’éléments allant des enjeux technologiques à la gouvernance. Quatre chercheurs universitaires y ont contribué, en plus d’une importante équipe au SPVM.

Le présent article vise à évaluer l’impact quantitatif de l’implantation de caméras corporelles sur plusieurs indicateurs liés à la qualité des interventions police-citoyens à Montréal. Il est présumé que les caméras corporelles peuvent avoir un impact dissuasif tant sur les sujets d’intervention que sur les policiers eux-mêmes : sachant que leur comportement est filmé, les personnes agiraient plus conformément aux attentes sociales liées aux interventions policières (Ariel, Sutherland, Henstock, Young et Sosinski, 2017a). Ainsi, les caméras corporelles ont été associées à des baisses statistiquement significatives de l’emploi de la force, des plaintes envers les policiers, des agressions envers les policiers, des comportements entravant le travail policier et de la contestation judiciaire, ainsi qu’à une amélioration de la productivité policière, de la satisfaction des citoyens des services offerts et du niveau de politesse des citoyens et des policiers lors d’interventions (Maskaly, Donner, Jennings, Ariel et Sutherland, 2017). Accessoirement, l’article vise à présenter une technique statistique permettant d’obtenir une évaluation valide dans des conditions quasi expérimentales, la méthode des doubles différences (en anglais, difference in differences). Dans le cas présent, il s’agit de mesurer l’effet d’un traitement en comparant le groupe de policiers avec caméras corporelles à un groupe équivalent de policiers n’ayant pas porté de caméras, avant et pendant le projet pilote. Ainsi est créé un devis méthodologique fort correspondant au niveau 3 de la Maryland Scientific Methods Scale, un niveau suffisamment rigoureux pour que l’évaluation soit considérée comme valable (Madaleno et Waights, 2016).

Revue de littérature[4]

Même si elles sont utilisées par des organisations policières depuis 2005 (Goodall, 2007 ; Spencer et Cheshire, 2017), les caméras corporelles ont retenu beaucoup plus d’attention depuis la publication des résultats de l’expérience de 2013 à Rialto en Californie (Schneider, 2017). Ceux-ci ont révélé que l’emploi de la force par les policiers était deux fois moins fréquent parmi le groupe expérimental (les policiers qui portaient des caméras corporelles) et qu’il y avait eu une baisse de 87 % des plaintes pendant la période d’essai (Ariel et al., 2015). De plus, une étude de suivi de quatre années a indiqué que les baisses se sont maintenues dans le temps (Sutherland, Ariel, Farrar et De Anda, 2017), ce qui fait évidemment de l’expérience un succès colossal dont se sont largement servis les fabricants de caméras corporelles pour promouvoir leurs produits. De plus, les caméras corporelles sont devenues, du moins dans l’opinion publique et politique, une solution à implanter pour contrer des problèmes de transparence, de racisme allégué et plus généralement de traitement injuste envers la population (Ray, Marsh et Powelson, 2017).

Ce qui distingue les caméras corporelles d’autres innovations technologiques appliquées à la police est la vitesse à laquelle s’accumule le savoir empirique. Depuis les premières revues de littérature publiées aux États-Unis (Lum, Koper, Merola, Scherer et Reioux, 2015 ; White, 2014), une deuxième série de recensions a été publiée afin de mettre à jour les informations (Cubitt, Lesic, Myers et Corry, 2017 ; Maskaly et al., 2017) et elles ont été suivies de dizaines d’articles scientifiques et de rapports d’évaluation. Il en ressort plusieurs constats, à commencer par le fait que la majorité des analyses empiriques ont porté sur l’impact des caméras corporelles sur le comportement des personnes impliquées directement dans une intervention policière filmée et très peu sur les enregistrements issus des caméras, à quelques exceptions près. En général, ces études portent d’ailleurs sur les biais potentiels liés aux caméras corporelles et sont conséquemment très peu mises de l’avant par les fabricants (voir, par exemple, Boivin, Gendron, Faubert et Poulin, 2017 ; Jones, Crozier et Strange, 2017 ; McCamman et Culhane, 2017) ; cependant, la gestion des preuves numériques est nettement devenue un argument de vente au cours des dernières années.

Un autre constat est que presque toutes les évaluations d’impact des caméras corporelles s’intéressent uniquement à deux types de personnes impliquées, les citoyens et les policiers, et mesurent généralement l’impact des caméras corporelles sur trois dimensions, qualifiées de « Big Three » par plusieurs : la résistance citoyenne, l’emploi de la force par la police et les plaintes envers des policiers. La résistance citoyenne est souvent mesurée par le type le plus sévère de résistance (les arrestations pour agression envers des policiers ou pour entrave au travail du policier), mais les résultats sont mitigés. Certains ont effectivement trouvé une baisse significative attribuable aux caméras corporelles (Ariel et al., 2017b), mais d’autres études n’ont trouvé aucun impact (Hedberg, Katz et Choate, 2016 ; Katz, Kurtenbach, Choates et White, 2014) ou même une hausse des agressions (Ariel et al., 2016). Il est avancé que les arrestations, comme d’ailleurs les autres indicateurs utilisés couramment, sont trop rares pour qu’une analyse statistique donne des résultats concluants. D’autres suggèrent plutôt de conceptualiser la résistance citoyenne moins sévère, comme l’impolitesse ou l’agressivité (Edmonton Police Service, 2015 ; Toronto Police Service, 2016).

Les caméras corporelles ont toutefois été fortement publicisées en raison de l’impact souhaité sur l’emploi de la force par la police. Tel qu’il est mentionné plus haut, des baisses spectaculaires de l’emploi de la force à Rialto (Ariel et al., 2015) ont accéléré le déploiement des caméras corporelles aux États-Unis ; des baisses de moindre importance ont aussi été enregistrées ailleurs (Henstock et Ariel, 2017 ; Jennings, Lynch et Fridell, 2015). Les policiers portant des caméras corporelles auraient aussi plus tendance à procéder à l’arrestation du conjoint agresseur dans les cas de violence conjugale (Morrow, Katz et Choate, 2016) et à procéder à moins d’interpellations (stop-and-frisks), ce qui, dans le contexte de remise en question de la légitimité de la police, peut être interprété comme une conséquence positive (Ready et Young, 2015). Des observateurs, à commencer par plusieurs policiers, laissent entendre qu’il s’agit en fait d’une amélioration de la légitimité des interventions – que seules les interventions inadéquates auraient diminué. Autrement dit, les caméras corporelles ne pourraient avoir un impact significatif qu’aux endroits où la police agit de façon problématique.

Dans les deux cas, l’interprétation des résultats s’inscrit dans l’approche théorique de la dissuasion (Ariel et al., 2017a). L’idée est que 1) les caméras modifient les risques associés au comportement ; 2) les personnes impliquées ont conscience de ce changement ; 3) les personnes impliquées croient que les risques associés au passage à l’acte sont devenus trop élevés ; 4) les personnes impliquées modifient leur comportement en fonction de ce changement. Ainsi, il est attendu que les personnes impliquées, autant policiers que citoyens, agissent davantage selon les attentes et normes sociales lorsqu’elles sont filmées. La troisième dimension à l’étude est donc moins évidente à interpréter, mais elle est aussi celle qui a reçu le plus fort appui empirique. Rialto a enregistré une baisse spectaculaire des plaintes à l’endroit de policiers (Ariel et al., 2015 ; Sutherland et al., 2017) ; il semble s’agir d’un effet robuste, puisque des baisses des plaintes ont aussi été observées dans d’autres villes américaines, dont Mesa, en Arizona (Ready et Young, 2015), Phoenix, en Arizona (Katz et al., 2014), Orlando, en Floride (Jennings et al., 2015), Las Vegas, au Nevada (Braga, Sousa, Coldren et Rodriguez, 2018), Milwaukee, au Wisconsin (Peterson, Yu, Lavigne et Lawrence, 2018) et Spokane dans l’État de Washington (White, Gaub et Todak, 2018), ainsi que dans sept autres villes non identifiées (Ariel et al., 2017b). Cependant, l’interprétation à donner à ces baisses ne fait pas consensus : si la baisse est due à une amélioration des pratiques policières, c’est évidemment une bonne nouvelle. Si toutefois elle indique par exemple que les citoyens ne veulent plus porter plainte de peur que leur témoignage ait moins de valeur que l’enregistrement vidéo, il s’agit d’un effet non désirable (pour une discussion, voir Bud, 2016 ; Mateescu, Rosenblat et Boyd, 2016).

À notre connaissance, seules deux organisations policières canadiennes ont largement diffusé les évaluations de leurs projets pilotes à ce jour (Edmonton Police Service, 2015 ; Toronto Police Service, 2016). Les deux rapports, disponibles sur le Web, décrivent en détail les projets pilotes et l’évaluation qui en a été faite. Dans les deux cas, l’analyse statistique est toutefois grandement limitée par le faible niveau des indicateurs et, donc, par l’improbabilité d’observer un changement significatif. Par exemple, durant l’année précédant le projet pilote de Toronto, un total de trois plaintes avait été enregistré à l’endroit des policiers du groupe expérimental ; même si une hausse de 67 % a été observée, le fait est que cinq plaintes seulement ont été enregistrées à leur endroit durant la période expérimentale, ce que tout observateur prudent devrait plutôt considérer comme une variation aléatoire et une absence d’impact conséquent. Il en est de même pour tous les indicateurs à l’étude dans les deux évaluations. La conséquence est que les analyses statistiques menées sont peu sophistiquées et se limitent à des constats descriptifs. Autrement dit, aucun impact quantitatif des caméras corporelles n’a été observé ni à Edmonton ni à Toronto. Pour reprendre les mots du rapport d’Edmonton, « l’effet des caméras corporelles sur les citoyens varie en fonction de la situation et est hautement nuancé ; il peut être similairement positif ou négatif » (Edmonton Police Service, 2015, p. 68, notre traduction). Dans les deux cas, les évaluateurs se sont plutôt servis de sondages effectués avant et pendant les projets pilotes afin de contrer les limites des statistiques. Ils ont questionné des policiers utilisateurs et non-utilisateurs de caméras corporelles, des procureurs, des enquêteurs de la division des normes professionnelles et des membres du public. Des conséquences favorables aux caméras corporelles ont été notées : une plus grande facilité à évaluer la pertinence des plaintes envers des policiers, une diminution de l’agressivité et de l’impolitesse des citoyens (Edmonton) ainsi que la perception qu’il était adéquat que l’intervention soit filmée (Toronto). De nouveau, l’impact des caméras corporelles dépendait toutefois de la situation et n’était pas généralisé à toutes les interventions policières (Edmonton Police Service, 2015 ; Toronto Police Service, 2016).

Problématique

Le projet pilote du SPVM a eu lieu sur une période couvrant un peu moins d’une année à partir de mai 2016. Le déploiement a été fait en deux phases. La première incluait des unités couvrant essentiellement des lieux publics (dix policiers de l’unité circulation sud et vingt-cinq de l’unité métro), du 18 mai 2016 au 1er mars 2017. Les caméras ont été retirées temporairement du 7 au 24 octobre 2016 pour le métro, et du 20 septembre au 22 novembre pour la circulation sud. La deuxième phase incluait 43 policiers de trois postes de quartier (PDQ) répondant aux appels d’urgence de la population et donc étant souvent appelés à intervenir dans des lieux privés. Les caméras y ont été déployées du 29 septembre 2016 au 1er mars 2017 (PDQ 38 – Plateau-Mont-Royal), du 5 octobre 2016 au 30 avril 2017 (PDQ 8 – Lachine) et du 14 octobre 2016 au 30 avril 2017 (PDQ 39 – Montréal-Nord).

L’évaluation du projet pilote s’est largement inspirée de l’expérience de Toronto (Toronto Police Service, 2016). Le présent article porte uniquement sur les trois dimensions comportementales décrites plus haut, soit la résistance citoyenne, l’emploi de la force par les policiers et les plaintes envers des policiers. S’ajoutent deux autres dimensions comportementales : l’appréciation de l’attitude des policiers par les citoyens et la contestation d’amendes liées à des infractions routières. Conséquemment, les analyses présentées ici porteront uniquement sur la phase 1 du projet pilote, et uniquement sur le Module de la circulation sud. Cette stratégie permet non seulement d’utiliser la méthode des doubles différences, mais aussi d’analyser des données émanant de trois sources différentes : des statistiques policières, des sondages auprès de citoyens sujets d’interventions et des données de la cour municipale de Montréal. Étant donné les relations relativement bonnes entre la police et la population à Montréal, il est toutefois probable que les niveaux de base de plusieurs indicateurs, comme les plaintes et l’usage de la force, soient tels qu’il serait étonnant d’observer des changements importants.

Méthodologie

Les policiers sélectionnés pour porter une caméra corporelle n’étaient pas volontaires : tous les policiers de l’équipe de travail de l’unité circulation sud sélectionnée avaient l’obligation de porter la caméra pour l’ensemble du projet. Ils devaient la porter en tout temps mais l’activer seulement lorsque nécessaire, selon une directive précise disponible sur le site web du SPVM. De plus, les policiers devaient, dès que possible, informer le ou les citoyens que l’intervention était filmée. Cette équipe « expérimentale » était comparée à une équipe « contrôle », soit une autre équipe de travail de la même unité. Celle-ci avait un horaire inverse à l’équipe expérimentale, c’est-à-dire que lorsque la première travaillait par exemple de jour, l’autre travaillait de soir. En plus de la période « pendant » le projet pilote (la période expérimentale), les deux groupes ont été comparés pour une période contrôle, soit les mêmes semaines de l’année précédente pour les statistiques officielles et les données de cour, ainsi que les quelques semaines précédant le projet pilote pour les sondages. Ainsi, l’application de la méthode des doubles différences était possible, puisque quatre périodes distinctes étaient comparées (groupe expérimental/période contrôle, groupe expérimental/période expérimentale, groupe contrôle/période contrôle, groupe contrôle/période expérimentale).

L’analyse présentée ici porte donc uniquement sur les policiers qui se consacraient à la sécurité routière dans la région sud de Montréal au moment du projet pilote, soit dix policiers ayant porté des caméras corporelles et douze policiers n’en ayant pas porté. Contrairement à plusieurs évaluations précédentes, il a été décidé que le projet pilote porterait sur des policiers précis et non sur des quarts de travail, afin de minimiser les effets indésirables de contamination (Braga et al., 2018). Par exemple, du fait que les policiers du groupe expérimental devaient en tout temps porter une caméra corporelle, ceux-ci avaient moins de chances d’oublier de l’activer au moment opportun ou carrément d’oublier de la porter lorsque nécessaire.

Statistiques officielles

L’intervention policière est généralement étudiée comme l’interaction entre un ou des policiers et un ou des citoyens (Alpert et Dunham, 2004). Par conséquent, la majorité des évaluations d’implantation de caméras corporelles inclut l’étude de trois concepts : l’emploi de la force par la police, la résistance citoyenne à l’intervention policière et les plaintes envers des policiers. Dans la présente étude, ces trois concepts sont en fait mesurés par plusieurs indicateurs. Premièrement, les policiers du SPVM doivent déclarer tout emploi de la force suivant une définition stricte : un rapport est obligatoire dès qu’il y a : a) utilisation d’une arme à feu ; b) utilisation du bâton télescopique ; c) utilisation de l’oléorésine de capsicum (le « jet au poivre de Cayenne ») ; d) déploiement d’une arme à impulsion électrique ou intermédiaire d’impact à projectiles ; e) utilisation de techniques puissantes de contrôle physique (par ex. : amenée au sol) ; ou f) usage de tout type de force causant une blessure chez autrui. Nous avons noté le nombre de rapports d’emploi de la force rédigés par les policiers des groupes contrôle et expérimental pendant le projet pilote et à la même période l’année précédente. Deuxièmement, la résistance citoyenne a été mesurée par le nombre de rapports d’événement de deux types, l’entrave et les voies de fait envers un agent ; il s’agit des rapports rédigés par les policiers eux-mêmes (entrave) ou pour lesquels un policier dans l’exercice de ses fonctions a été reconnu comme victime (voies de fait). Il s’agit certainement d’une sous-estimation puisque seuls les événements les plus graves sont susceptibles d’être rapportés, une limite commune aux données de la criminalité désignée sous l’appellation « chiffre noir ». Enfin, le dernier indicateur concerne les plaintes enregistrées par le SPVM à l’endroit de policiers, peu importe le motif ou l’issue (plainte fondée ou non).

Sondage auprès de la population

Un sondage a été mené entre le 26 mai 2016 et le 10 novembre 2016 auprès de 900 personnes auxquelles un agent de la circulation de la Division Sud avait donné un constat d’infraction au Code de sécurité routière (CSR). Ce sondage téléphonique a été mené par un agent du SPVM. Puisqu’il a été réalisé de deux à quatre semaines après l’émission du constat, un échantillon de citoyens ayant reçu un constat avant et après l’introduction des caméras portatives dans l’unité a pu être joint. Le sondage visait à mesurer les perceptions des citoyens quant à la qualité des interventions menées par les agents leur ayant donné le constat. Une série de questions portait sur des aspects spécifiques de l’intervention : le niveau de politesse, d’écoute, de respect et de communication démontré par l’agent. Et une autre question permettait de mesurer, de manière globale, la satisfaction des citoyens quant à l’attitude et au professionnalisme du policier en question.

Au total, le sondage a été mené auprès de 214 citoyens ayant reçu un constat d’un agent équipé d’une caméra. La caméra a été activée dans 65 % (N = 139) de ces interventions. Pourtant, seulement 40 % des citoyens (56 sur 139) ont affirmé que le policier qui leur a donné le constat portait la caméra. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet écart : dans environ le quart des cas, l’avis d’enregistrement verbal n’a pas été formulé par l’agent ou n’a pas été compris des citoyens, tandis que les autres citoyens ne semblent pas avoir été suffisamment marqués pour se souvenir de la présence de la caméra lors de l’intervention.

Données de la cour municipale

Au Québec, la remise d’un constat d’infraction est encadrée par le Code de procédure pénale (Chapitre C-25.1). Un policier peut signifier un constat d’infraction pour marquer le début d’une poursuite. Le défendeur a alors 30 jours pour transmettre une dénégation de culpabilité (pour « contester » un constat d’infraction). Dans le cas contraire, le défendeur est généralement déclaré coupable et doit acquitter l’amende imposée. La contestation des constats d’infraction est ici vue comme un comportement du citoyen et donc, l’analyse vise à déterminer si le déploiement des caméras corporelles a eu un impact. Les données proviennent de la cour municipale de Montréal et couvrent l’ensemble des constats émis par l’unité et la période concernée. Elles ne tiennent pas compte des raisons de la contestation ni de la décision du juge entendant la cause, mais bien de la contestation initiale enregistrée par le défendeur. Les constats ont été divisés en fonction du montant des amendes les plus courantes, indépendamment du nombre d’infractions reprochées. Les montants présentés ici incluent l’amende elle-même, les frais de cour définis par le Code de procédure pénale et les frais supplémentaires exigés par la Société de l’assurance automobile du Québec (la SAAQ) lors du renouvellement du permis de conduire.

Stratégie d’analyse

La présente étude adopte la méthode des doubles différences afin de vérifier l’impact des caméras corporelles sur les indicateurs présentés plus haut. Il s’agit d’une méthode d’analyse très populaire en évaluation des politiques publiques, particulièrement dans le monde médical (Dimick et Ryan, 2014). La méthode permet de prendre en compte les facteurs externes qui peuvent affecter le groupe expérimental, comme une tendance (à la hausse ou à la baisse) et les chocs statistiques. Il est donc crucial de déterminer un groupe contrôle qui suit une tendance similaire (Gertler, Martinez, Premand, Rawlings et Vermeersh, 2011). La méthode est conceptuellement simple (Figure 1) : elle consiste à faire la différence avant-après pour les groupes expérimental (B2 – B1) et contrôle (A2 – A1), puis à mesurer l’écart entre ces deux différences ((B2 – B1) – (A2 – A1)).

Figure 1

Schéma analytique de la méthode des doubles différences

Schéma analytique de la méthode des doubles différences

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La méthode est facile à exécuter, mais sans l’utilisation d’un logiciel statistique, il n’est pas avisé de se prononcer sur la signification des résultats. La méthode des doubles différences n’est finalement rien d’autre qu’une série de soustractions qu’il est possible de faire à l’aide d’une simple calculatrice. Les logiciels statistiques permettent toutefois de définir des intervalles de confiance afin de déterminer la probabilité que les différences observées soient dues au hasard. La double différence est en fait une analyse de régression à trois variables dichotomiques : la première vise à vérifier l’équivalence des groupes avant l’expérimentation (valeur de 1 pour le groupe expérimental, valeur de 0 pour le groupe contrôle), la seconde si le groupe contrôle a expérimenté un changement dans le temps (valeur de 1 pour le groupe contrôle en période expérimentale, valeur de 0 pour toutes les autres possibilités) et la troisième, si la différence de différences observée est significative (valeur de 1 pour le groupe expérimental en période expérimentale, valeur de 0 pour toutes les autres possibilités). Autrement dit, une relation significative pour la première variable indiquerait que les groupes n’étaient pas équivalents au départ ; pour la deuxième, que le groupe contrôle a expérimenté un changement entre la période avant et après l’expérimentation, par exemple en raison d’une tendance ; et pour la troisième, que le changement temporel a été de plus grande ampleur pour le groupe expérimental et donc que l’expérimentation semble avoir eu un impact. À noter qu’il est possible d’intégrer des contrôles statistiques afin de limiter les menaces à la validité externe, par exemple en ajoutant des variables contrôles au modèle de régression ou par le biais d’appariement des coefficients de propension (propensity score matching ; Stuart et al., 2014). De tels contrôles sont par exemple nécessaires lorsque les groupes ou les périodes ne sont pas équivalents. Des différences entre les groupes ont été observées dans la présente étude, mais celles-ci n’avaient pas d’impact sur les résultats ; des contrôles n’ont donc pas été ajoutés à la présente analyse. À noter aussi que les logiciels STATA et R comprennent des commandes simples offrant à l’utilisateur toutes les valeurs et significations statistiques souhaitées. Les analyses présentées dans cet article ont été calculées à l’aide de régressions logistiques binaires exécutées dans SPSS 26 et confirmées par l’utilisation de STATA 13.1.

Résultats

Le Tableau 1 présente les résultats des tests de doubles différences pour tous les indicateurs à l’étude. Le tableau comporte trois sections, en fonction de la provenance des données. La première indique bien les limites des indicateurs du « Big Three » pour certaines unités policières pouvant être appelées à porter des caméras corporelles : la force n’a pas été utilisée ni par le groupe expérimental ni par le groupe contrôle, ni avant ni pendant le projet pilote ; deux seuls cas d’agression envers un policier ou d’entrave à son travail ont été enregistrés ; et un total de 11 plaintes ont été formulées à l’égard des 22 policiers de cette unité durant les périodes à l’étude. L’absence de baisse significative n’est donc pas une surprise : le niveau de départ (période contrôle) extrêmement bas en termes quantitatifs rendait peu probable l’observation d’un impact des caméras corporelles, ou de tout autre changement par ailleurs. Comme noté dans les rapports d’évaluation des projets pilotes de Toronto et d’Edmonton, ces indicateurs ne semblent pas pertinents pour l’évaluation du projet pilote dans cette unité.

La deuxième section présente les réponses à cinq questions posées par le sondage mené auprès d’automobilistes ayant reçu un constat d’infraction ; autrement dit, on posait des questions liées à la satisfaction à des automobilistes ayant vécu une interaction négative avec un policier. Dans cette optique, force est de constater que le problème inverse se présente : les niveaux de satisfaction sont relativement élevés, en particulier pour la politesse et le respect démontrés par les policiers, ce qui limite les possibilités d’améliorer la situation en équipant les policiers d’une caméra corporelle. Il est vrai que des variations absolues sont observées, par exemple, une augmentation statistiquement significative de 6,7 % de la politesse des policiers équipés de caméras corporelles au début de l’intervention, mais la majorité d’entre elles ne franchit pas le seuil de la signification statistique. Nous sommes donc forcés de conclure que les caméras corporelles n’ont pas changé significativement la satisfaction des citoyens face aux interventions policières subies.

La troisième et dernière section se penche sur le nombre de constats d’infraction émis et à l’enregistrement d’une dénégation de culpabilité par la personne ayant reçu le constat d’infraction. Cet indicateur se démarque par le nombre de constats émis : plus de 9000 par période, par groupe, pour un total de 42 330 constats. Ainsi, il était statistiquement possible d’observer un changement à la hausse ou à la baisse. Première constatation : les policiers du groupe expérimental ont donné plus de constats d’infraction lorsqu’ils étaient équipés de caméras, au contraire des policiers du groupe contrôle. Non seulement le nombre de constats émis par agent était supérieur pour le groupe expérimental avant la période d’essai des caméras, mais ce nombre a également augmenté durant la période d’essai. Ce résultat contredit ce que les policiers ont rapporté lors de l’évaluation qualitative, à savoir que les caméras corporelles n’avaient pas changé significativement leur travail (Amicelle et Tanner, 2017). Il s’agit toutefois d’un résultat qui coïncide avec les autres études qui laissent supposer que les policiers équipés de caméras sont plus proactifs (Katz et al., 2015 ; Ready et Young, 2015).

TABLEAU 1

Résultats des analyses des doubles différences, Montréal, 2016-2017

Résultats des analyses des doubles différences, Montréal, 2016-2017

* p < 0,05.

Q1. « Lorsque le policier s’est d’abord présenté à vous, l’a-t-il fait de manière polie ? »

Q2. « Le policier a-t-il pris le temps d’écouter ce que vous aviez à dire ? »

Q3. « Le policier a-t-il été respectueux envers vous ? »

Q4. « Le policier a-t-il répondu convenablement à vos questions ? »

Q5. « Globalement, concernant l’attitude et le professionnalisme du policier, diriez-vous que vous êtes très satisfait, satisfait, insatisfait ou très insatisfait ? »

-> Voir la liste des tableaux

On observe aussi des variations en ce qui a trait à la contestation des constats d’infraction associés à de fortes amendes. D’un côté, les constats de 151 $ à 200 $ ont été globalement moins contestés durant la période, mais la baisse a été plus prononcée pour le groupe contrôle (-0,3 % vs -3,5 %). Autrement dit, le port d’une caméra corporelle par les policiers a été associé à une hausse de la contestation des constats de ce montant. En revanche, cette hausse est concomitante à une baisse de 5,0 % de la contestation des constats de plus de 200 $. Cette hausse est particulièrement signifiante puisqu’elle implique que les constats pour les infractions les plus graves ont été mieux acceptés par les défendeurs.

Discussion

L’analyse présentée dans cet article offre un portrait mitigé de l’impact des caméras sur le comportement des personnes filmées : aucun impact n’a été observé ni sur les indicateurs de l’emploi de la force, la résistance citoyenne et les plaintes envers des policiers, ni sur la satisfaction des défendeurs à l’égard de l’intervention policière. Ces résultats sont cohérents avec ceux rapportés par Lum, Stolz, Koper et Scherer (2019), qui ont constaté que, globalement, la recherche sur l’impact dissuasif des caméras corporelles était équivoque, c’est-à-dire que la majorité des études n’avaient pas trouvé d’impact statistique significatif à court terme. Il faut cependant mentionner que 1) le niveau de base des indicateurs issus des statistiques policières était très bas et 2) le niveau de satisfaction des citoyens était au départ très élevé. Autrement dit, les caméras corporelles n’ont pas été implantées dans cette unité à la suite de l’identification d’un problème comportemental clair. La seule exception notée par Lum et al. (2019) est que l’effet sur les plaintes semble robuste dans la littérature, c’est-à-dire que la majorité des études ont trouvé une baisse des plaintes envers les policiers équipés de caméras, ce qui n’est pas notre cas. Signalons qu’au Québec, il est aussi possible de porter plainte à une organisation externe aux services de police, le Commissaire à la déontologie policière. Ces plaintes n’ont pas été étudiées dans le cadre de la présente étude, pour deux raisons. D’abord, le processus de plainte est volontairement externe aux services de police de façon à minimiser l’apparence de conflits d’intérêts. Le Commissaire ne pouvait donc pas éthiquement nous communiquer les informations liées aux plaintes avant que le processus ne soit complété. Ensuite, le nombre de plaintes en déontologie envers les policiers participant au projet pilote a été relativement faible, moins de dix par période, ce qui limitait considérablement les analyses statistiques possibles.

L’implication de ces résultats est que non seulement il n’y a pas là d’argument favorable au déploiement à grande échelle des caméras corporelles, mais surtout que les indicateurs « traditionnels » ne semblent pas à même de bien capter l’effet réel, s’il y en a un, des caméras corporelles sur le comportement des personnes filmées dans des contextes comme ceux de Montréal. Le troisième indicateur, les constats d’infraction routière, ne souffre pas d’un problème de volume et, effectivement, des différences statistiquement significatives ont été observées dans trois des cinq possibilités.

L’interprétation de toutes les mesures utilisées dans cette étude est pourtant, ultimement, ambiguë. Par exemple, une plainte peut être déposée par un citoyen qui a perçu un comportement contraire à l’éthique professionnelle de la part du policier, mais il ne faut pas non plus négliger l’hypothèse que la plainte soit utilisée afin de nuire à un policier. Il devient donc difficile d’interpréter et même d’anticiper l’impact d’un outil visant explicitement ces concepts. Ainsi, si l’expérience de Rialto (Californie) a d’abord été qualifiée d’immense succès puisque le déploiement de caméras corporelles a été associé à une baisse de l’emploi de la force (Ariel et al., 2015), des critiques ont rapidement soulevé l’hypothèse que le service de police était aux prises avec des problèmes sérieux d’inconduite policière et que ce qui avait baissé était en fait l’emploi illégitime de la force. De tels résultats mèneraient donc à une réinterprétation du rôle des caméras corporelles : si les caméras corporelles sont la solution à un problème précis, il devient nécessaire que le service de police soit effectivement aux prises avec un problème sérieux avant de procéder au déploiement.

Une étude récente explore cette situation. Wallace, White, Gaub et Todak (2018) rappellent que les caméras corporelles sont souvent présentées et comprises comme un outil de surveillance permettant aux organisations policières de démontrer la transparence de leur travail et à la société, d’examiner le travail des policiers[5] (voir aussi Tanner et Meyer, 2015). Ce potentiel de surveillance est souvent limité par des lois et directives ; par exemple, à Montréal, l’accès par les médias et la population à des enregistrements captés lors d’une interaction avec un policier est soumis aux dispositions prévues à la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels et, au moins au début du projet pilote, il n’était pas prévu que les enregistrements soient utilisés à l’interne à des fins d’évaluation des policiers filmés. Il a cependant été noté qu’une augmentation de la surveillance des employés est empiriquement liée à une baisse de la motivation dans plusieurs milieux (voir, par exemple, Martin, Wellen et Grimmer, 2016). Autrement dit, il est envisagé que le port de caméras corporelles mette les policiers sur leurs gardes et que le travail proactif en soit réduit. Les résultats de Wallace et al. (2018) n’appuient toutefois pas cette hypothèse. Aucun des quatre indicateurs de proactivité (les appels effectués par les policiers ; les arrestations ; le temps de réponse des policiers aux appels ; et le délai avant leur arrivée sur les lieux) n’a été associé à une baisse statistiquement significative à la suite de l’équipement de caméras corporelles ; en fait, le nombre d’appels effectués par les policiers a même augmenté à la suite de leur affectation au groupe expérimental.

Les études sur la passivité des policiers, aussi appelée « depolicing », à la suite du déploiement de caméras corporelles restent peu nombreuses, ce qui appelle à une certaine prudence, mais pour l’instant, les caméras ne semblent pas avoir d’effet négatif sur le comportement des policiers. À l’exception d’une étude (Ariel et al., 2016), les caméras corporelles ne semblent pas non plus avoir d’effet négatif sur le comportement des citoyens filmés. Tout comme les expériences de Toronto et d’Edmonton, le projet pilote de Montréal se conclut avec des résultats mitigés : pas d’amélioration marquée, mais pas d’effet négatif significatif non plus. En ce qui a trait aux résultats appuyant le statu quo, mais aussi à une technologie que plusieurs n’hésitent pas à qualifier de solution pour atténuer la crise de légitimité perçue de la police (voir White et al., 2018 pour une discussion), quelle est la bonne décision à prendre ?

Conclusion

Tout comme une très large proportion de la littérature sur les caméras corporelles, cet article a présenté l’évaluation de l’effet des caméras comme outil dissuasif uniquement, c’est-à-dire comme moyen de contrôler les comportements des policiers et des citoyens filmés. Il faut dire que l’impact potentiel est direct et facile à expliquer : le fait d’ajouter une pièce d’équipement (la caméra corporelle) a eu des effets très visibles sur le policing, particulièrement dans certaines villes américaines, à un moment de crise. On pourrait donc parler dans ces cas d’évaluation des caméras corporelles comme objets. Plusieurs ont vu dans les caméras corporelles une solution au moins partielle à un problème social important – et plusieurs études empiriques ont appuyé cette solution. Les études « neutres » commencent pourtant à s’accumuler : au Canada seulement, les services de police d’Edmonton (2015), de Toronto (2016) et maintenant de Montréal (2019) n’ont pas observé de changement radical lors de leurs projets pilotes.

Il ne s’agit là que d’un seul des rôles que peut jouer la caméra corporelle. En effet, dans un contexte ludique, les caméras d’action servent d’abord à enregistrer des situations afin de les faire revivre à des personnes qui n’étaient pas présentes au moment des faits. Ainsi, les caméras corporelles pourraient servir à produire un nouveau type de preuve, qui s’ajouterait aux autres éléments matériels utiles dans la recherche de la vérité. Bien que cette utilité fasse partie intégrante du discours public lié aux caméras corporelles (par exemple, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada la présente comme la principale utilité des caméras corporelles), la littérature sur le sujet est très limitée. De plus, les quelques études empiriques existantes visent à définir les limites et la validité des enregistrements vidéo (ex : Boivin et al., 2017 ; Jones et al., 2017 ; McCamman et Culhane, 2017). Morrow et al. (2016) ont en revanche obtenu des résultats prometteurs dans leur évaluation du projet pilote d’une grande ville américaine. Ces auteurs argumentent que les caméras corporelles peuvent améliorer la qualité de la preuve présentée : les caméras peuvent être utilisées pour enregistrer les déclarations initiales des personnes impliquées, qu’elles soient victimes, agresseuses ou témoins de l’événement. Les acteurs judiciaires dépendent largement des rapports que les policiers rédigent, dans lesquels ils font une narration des événements et des témoignages. Malgré toutes les précautions prises par les policiers, il arrive que les rapports soient inexacts ou incomplets, rendant plus difficile la poursuite (Westera et Powell, 2017). Morrow et al. (2016) ont trouvé que les cas de violence conjugale avaient plus de chances de mener à une arrestation, à une accusation, à une reconnaissance de culpabilité de la part du défendeur et d’une condamnation à la suite d’un procès pour le groupe expérimental (voir Owens, Mann et Mckenna [2014] pour des conclusions similaires). Autrement dit, les caméras corporelles élimineraient un intermédiaire et ses biais d’interprétation (le policier répondant à une situation), ce qui améliorerait les probabilités de succès des poursuites judiciaires.

Mais de telles analyses prennent du temps : l’étude de Morrow et al. (2016) incluait une période posttest de 15 mois, ce qui implique que les données et les résultats auraient pu être disponibles, au mieux, deux ans après la fin du projet pilote – et c’est sans compter les aléas de l’analyse et de la publication. À titre de comparaison, les résultats de l’évaluation du projet pilote de Montréal ont été présentés publiquement à l’été et l’automne 2018, soit plus de 15 mois après la fin du projet pilote. L’ajout d’une période post-déploiement, nécessaire à l’évaluation des retombées judiciaires des enregistrements des caméras corporelles, aurait donc probablement doublé l’attente des résultats. Ce retard n’est pas envisageable dans plusieurs cas, vu les enjeux politiques, financiers, éthiques, sociaux et autres associés aux caméras corporelles. Pourtant, les conclusions de l’évaluation seraient possiblement tout autres.