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Introduction

Depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie en 2011-2012, des dizaines de milliers de volontaires étrangers ont rejoint la zone irako-syrienne, faisant de ce conflit la plus importante mobilisation djihadiste depuis l’émergence du djihadisme dans les années 1980 (Coolsaet, 2019). La Belgique est un des pays de l’Union européenne qui a vu le plus grand nombre d’individus, proportionnellement à sa population, partir rejoindre les rangs de Daech en Syrie et en Irak. Le jeune âge des candidats de la dernière vague de départs a été un constat préoccupant qui a mobilisé le secteur de l’aide et de la protection de la jeunesse en vue du développement de mesures préventives et d’interventions pour ces jeunes. Selon une récente étude menée en Fédération Wallonie-Bruxelles, 27 mineurs (dont les trois quarts sans antécédents judiciaires ni antécédents relatifs à des faits de terrorisme) ont été déférés entre 2013 et 2017 devant les tribunaux de la jeunesse des arrondissements francophones en Wallonie et à Bruxelles, en référence à l’article 140 du Code pénal belge recouvrant différents faits témoignant d’une implication plus ou moins sévère dans des comportements extrémistes (Thys, 2018). Il a dès lors été impératif de comprendre les motivations, les processus et les facteurs pouvant amener des jeunes à s’affilier et à participer aux activités du groupe terroriste État islamique (EI). Les recherches ont initialement envisagé la question de la santé mentale des sujets, pour s’accorder actuellement sur l’absence de psychopathologie et d’un profil spécifique de personnalité (hormis pour les individus agissant seuls sans le soutien d’une organisation terroriste, ce qui n’est pas le cas des mineurs). La littérature fait davantage état de vulnérabilités psychologiques et sociales fragilisant le jeune par rapport au risque de radicalisation violente (Campelo, Oppetit, Neau, Cohen et Bronsard, 2018 ; Ludot, Radjack et Moro, 2016).

Plusieurs modélisations ont été développées, intégrant des facteurs individuels, sociaux, groupaux et sociétaux, montrant la complexité des mécanismes en jeu. Le modèle de l’escalier de Moghaddam (2005) détermine comme amorce du processus de radicalisation la perception d’injustice et l’absence d’options légales pour lutter contre ces injustices ; celui de Wiktorowicz (2005), inspiré de la théorie des mouvements sociaux, intègre les facteurs individuels et sociaux sous-tendant la réceptivité du sujet (ouverture cognitive) à de nouvelles idées et visions du monde et met en avant le rôle joué par les influences sociales dans le cheminement d’une personne vers un groupe radicalisé en établissant l’état de crise dans lequel le sujet se trouve pour y être réceptif. Le modèle de Kruglanski (2014), quant à lui, s’est intéressé à la quête de sens (conceptualisée comme un désir fondamental de gagner le respect, ou plus collectivement, de « compter » et « d’être quelqu’un »), qui augmenterait la probabilité d’adopter un comportement extrême. La récente étude de Glowacz (2019), basée sur l’analyse psychologique et criminologique de mineurs judiciarisés, a proposé un modèle illustrant l’articulation de ces différentes composantes et l’activation du processus de radicalisation par la rencontre de médiateurs de radicalisation prônant l’idéologie (pouvant transiter notamment par les réseaux sociaux) et des dynamiques groupales conduisant à l’affiliation et l’adhésion du jeune à l’idéologie et aux actions de l’EI.

À l’heure actuelle, la question des processus de sortie de l’extrémisme violent, bien que suscitant un réel intérêt, reste encore peu documentée dans la littérature scientifique. Cet article, après une revue des concepts relatifs aux sorties de cette criminalité, envisagera la désistance comme cadre de référence théorique dans le champ de la radicalisation violente et du terrorisme avant de présenter l’analyse du récit de trois jeunes désistants.

Déradicalisation, désengagement et désistance : des concepts en lien ?

Depuis les attentats de 2011 aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les pays du nord de l’Europe, les termes « radicalisation », « déradicalisation » et « désengagement » sont très présents dans les discours politiques et les programmes de prévention et de réinsertion sociale. Que recouvrent ces termes et quels enjeux y sont associés ? Rappelons que le terme de radicalisation, fortement popularisé dans la littérature scientifique ces dernières années, a été mobilisé en vue de comprendre pourquoi et par quelles voies des personnes choisissent de joindre des groupes terroristes (Kundnani, 2012). On parle plus précisément de radicalisation violente en référence au processus individuel de socialisation conduisant à la légitimation, voire à l’usage de la violence (qu’elle soit politique, religieuse ou sociale) et dont le terrorisme incarne la manifestation la plus excessive (Coolsaet, 2019 ; Schuurman, 2018). Toutefois, des critiques ont été émises quant à la pertinence de l’usage et aux risques des mésusages de ce terme contesté, notamment pour l’incidence qu’il a eue sur le plan des politiques mises en place et des risques de stigmatisation de la communauté musulmane (Detry, Mine et Jeuniaux, 2019 ; Sedgwick, 2010). La prévention de la radicalisation et la dé-radicalisation sont devenues un enjeu sociétal majeur. Toutefois, le terme dé-radicalisation, utilisé notamment pour désigner les programmes mis en oeuvre dans différents pays, a également suscité des réactions de la part des professionnels. Certains considèrent qu’il n’est pas possible de déradicaliser une personne, ce constat faisant planer un pessimisme et un sentiment d’impuissance quant aux possibilités de changement des sujets concernés (Toutin, 2018). Le terme de « désengagement » a été associé à celui de déradicalisation, les deux étant utilisés de façon interchangeable et parfois incohérente (Pettinger, 2017 ; Windisch, Simi, Ligon et McNeel, 2016). Le désengagement fait généralement référence aux aspects comportementaux, soit aux processus amenant un individu à renoncer à la violence comme mode de fonctionnement, alors que la déradicalisation concerne principalement la dimension cognitive du processus d’abandon du terrorisme, soit le renoncement aux idées radicales. Ce terme inapproprié et peu apprécié par les professionnels de la santé désigne le processus qui consiste à « restaurer psychiquement » un individu, dont le mode de fonctionnement s’est dissous dans un groupe totalitaire, et à faire en sorte qu’il trouve lui-même les failles ou les défaillances de son engagement pour lui permettre de se reconstruire. La finalité du processus est de créer une série de déclics psychologiques conduisant à une prise de conscience et à un désengagement vis-à-vis d’éventuels projets violents, pour ensuite pouvoir amorcer un parcours de reconstruction. L’individu, dont la motivation à participer aux activités du groupe s’émousserait, ne renoncerait pas pour autant à son système de croyances (Schuurman et Bakker, 2016 ; Windisch et al., 2016). Le désengagement caractérisé par un changement de comportement se différencie dès lors de la déradicalisation impliquant un changement de croyances et un rejet de l’idéologie extrémiste en faveur d’une adhésion aux valeurs dominantes de la société. La séparation des composantes cognitives et comportementales n’est pas sans incidence sur le terrain. En effet, la question, au centre des préoccupations des professionnels, et plus globalement des politiques, est de savoir quelle serait l’intervention prioritaire, et la plus importante, pour qu’un individu ne récidive pas. Les partisans du désengagement affirment que le recours à la violence étant ce qui rend la radicalisation problématique, le changement de comportement prime dès lors sur les croyances, alors que ceux défendant la logique de la déradicalisation soutiennent que l’abandon de croyances extrémistes est nécessaire pour désamorcer le risque que présente l’individu. Raets (2017) déclare, quant à lui, que le débat « attitude-comportement », opposant ces deux dimensions pourtant articulées dans le processus même de radicalisation et de déradicalisation, manque de nuance et présuppose une causalité entre les attitudes et les actes, ou inversement, ce qui en soi serait sans fondement. Concevoir la déradicalisation et le désengagement comme une restauration psychique et sociale d’un individu dont le mode de fonctionnement s’est dissous dans un groupe totalitaire, et faire en sorte qu’il trouve les failles et les défaillances de son engagement pour se reconstruire une nouvelle identité et réintégrer la société (Toutin, 2018), est un autre cadrage rejoignant les paradigmes de la désistance.

Terrorisme, radicalisation et désistance

La désistance est un concept qui a été moins mobilisé au sein des recherches sur le terrorisme et l’extrémisme violent que ceux de désengagement et déradicalisation (Windisch et al., 2016). Pourtant, le débat sur l’articulation complexe entre attitudes et comportements dans le domaine de la radicalisation n’est pas sans rappeler celui mené dans le champ de la désistance (F.-Dufour, 2015 ; LeBel, Burnett, Maruna et Bushway, 2008). On est dès lors en droit de penser que les théories de la désistance peuvent offrir un cadre de référence intéressant pour aborder les processus de sortie d’un groupe terroriste (Raets, 2017 ; Van der Heide et Huurman, 2016). C’est ce qu’ont tenté LaFree et Miller (2008) en examinant les perspectives théoriques criminologiques traitant de la désistance pouvant être appliquées dans le champ du terrorisme. Il en ressort entre autres que le modèle le plus couramment appliqué dans le domaine du terrorisme est celui de la dissuasion et du choix rationnel « coût et bénéfices », notamment en référence à la peine infligée par le système judiciaire. Cette seule perspective est néanmoins insuffisante. Le renforcement des liens sociaux, des relations significatives avec des tiers conventionnels, et par là même du contrôle informel, peut s’avérer pertinent dans les programmes de déradicalisation où la transformation du sujet peut être sous-tendue par le renforcement des liens familiaux. LaFree et Miller (2008) en arrivent au constat que très peu de recherches systématiques ont été réalisées sur le désistement individuel d’actes terroristes. Ils encouragent l’investissement de ce nouveau champ de recherche, même s’il s’agit d’une criminalité qui concerne un nombre limité d’individus, et attirent l’attention sur la nécessité d’étudier les processus de désistance organisationnelle et groupale. Des études ont été depuis lors menées sur la base de l’analyse de témoignages et de récits de personnes ayant quitté des groupes terroristes. Horgan (2009) est un des premiers à avoir exploré la question des motivations à quitter un groupe terroriste : Pourquoi les gens quittent-ils le terrorisme ? À son tour, il relève que la sortie du terrorisme est associée à un processus incluant un désengagement psychique et comportemental. Le premier renvoie au désir de renoncer à un groupe terroriste et le second se caractérise par le départ du groupe. Les questions posées en délinquance générale concernant les changements cognitifs et comportementaux sont transposables dans le domaine du terrorisme : est-il possible de quitter un groupe terroriste sans changement cognitif ; ce dernier doit-il précéder le processus de sortie ? Ces questions sont tout à fait centrales en raison de la nature même des faits caractérisés par l’adhésion à une idéologie extrême, et pourtant actuellement sans réponse. L’étude du désistement assisté pourra peut-être y contribuer. Cependant, les recherches se sont le plus souvent centrées sur les facteurs motivationnels et décisionnels menant à la sortie et au désengagement, et non sur les processus de changements. Le modèle de désengagement push-pull, élaboré au départ par Aho (1988) et développé par Bjørgo et Horgan (2009), est devenu le modèle de référence envisageant essentiellement la décision de se retirer d’un groupe de terroristes en fonction de facteurs d’attraction et d’incitation. Les facteurs d’incitation sont ceux qui amènent le sujet à reconsidérer son implication dans le groupe terroriste, et les facteurs d’attraction renvoient aux caractéristiques attrayantes d’une vie en dehors du militantisme et du groupe terroriste (Horgan, Altier, Shortland et Taylor, 2017). Parmi les facteurs soutenant la décision de quitter un groupe extrémiste et terroriste, la désillusion est certes le facteur le plus relevé dans les recherches pour expliquer la prise de distance des individus avec des activités extrémistes ; elle résulte d’une prise de conscience d’incongruences entre les attentes idéalisées et les réalités quotidiennes (Bubolz et Simi, 2015). S’inscrivant dans un même registre, la déception, l’épuisement émotionnel en lien avec l’aliénation, la dépression, la confusion spirituelle, les pratiques manipulatrices et les incohérences des enseignements sont associés au fait de quitter une organisation terroriste.

La désapprobation de l’usage de la violence est un autre grand thème parmi les facteurs de désengagement : la personne n’accepte plus l’usage de la violence, ne peut plus supporter d’affronter une telle violence, ou encore ne croit plus que l’action violente soit un moyen viable de protestation. Par exemple, l’étude de Van der Heide et Huurman (2016) a montré sur la base de l’analyse de 27 récits de désengagement de membres de l’EI que les principales raisons du désengagement étaient la déception par rapport à la vie dans l’EI eu égard aux attentes de départ et au constat qu’il s’agit d’un lieu si violent et cruel.

En plus de ces facteurs incitant à la sortie, l’isolement physique et la peur de l’emprisonnement ont été reconnus comme pouvant contribuer au processus de désengagement. Somme toute, affronter une réalité discordante avec les représentations et l’idéal ayant motivé l’engagement dans les groupes extrémistes, apparaît au centre des processus décisionnels de sortie. Par ailleurs, les évènements de la vie et les changements dans la vie personnelle des sujets (famille, emploi, etc.) peuvent constituer des facteurs d’attraction favorables au désengagement, tout comme l’influence de tiers extérieurs, décrite comme extrêmement importante tout au long du processus de désengagement. En effet, le maintien de relations sociales avec des membres n’appartenant pas au groupe terroriste et n’approuvant pas leur système de croyances, tels que des amis, des collègues ou des voisins, est favorable au désengagement. Les membres de la famille le sont également. Les personnes ayant des liens étroits avec des membres de la famille ne faisant pas partie du groupe terroriste seraient plus susceptibles de se désengager que les personnes ayant des relations distantes avec des proches parents (Windisch et al., 2016). Sachant que dans le cadre de la radicalisation djihadiste, les membres ont été encouragés à se distancier et à rejeter les non-croyants, y compris leur famille et les amis (Glowacz, 2019), cette donnée se révèle importante et laisse entrevoir un réel défi pour l’intervention.

Bien que les études s’accordent sur le fait que les facteurs d’incitation sont généralement plus déterminants que les facteurs d’attraction (La Palm, 2017 ; Van der Heide et Huurman, 2016), il ne faudrait pas pour autant mettre de côté le rôle de ces derniers dans la décision d’abandonner le terrorisme. Le désengagement et la désistance restent très logiquement influencés par la présence de solutions de remplacement acceptables (Altier, Thoroughgood et Horgan, 2014 ; Horgan et al., 2017 ; Schuurman et Bakker, 2016) sans lesquelles la décision de quitter le groupe paraît peu réalisable, d’autant que l’affiliation de nombreux jeunes au groupe terroriste État islamique résulte de l’absence de perspectives et du sentiment de n’avoir d’autres possibilités pour donner un sens à leur vie et répondre à leur besoin d’appartenance (Glowacz, 2019). La critique faite à ce modèle push-pull est sa dimension exclusivement descriptive d’un processus pourtant multiforme et profondément enraciné, les mécanismes et processus sous-tendant cette forme d’autochangement étant peu abordés et réduits à un paradigme de délibération rationnelle (Altier et al., 2014 ; Bubolz et Simi, 2015). Dans le cadre de cette publication, nous traiterons des processus de changement et de désistance ainsi que des interventions formelles et informelles y ayant contribué, analysés à l’aide des récits de mineurs ayant été jugés pour des faits de terrorisme.

Notre étude

Notre recherche a pour objectif de comprendre, sur la base du vécu subjectif des jeunes, de leurs perceptions et de leurs analyses, les éléments et processus qu’ils considèrent comme les ayant soutenus dans le processus de désistance. Elle porte sur le récit de désistance de trois mineurs judiciarisés pour des faits qualifiés de participation à une activité d’un groupe terroriste ayant bénéficié de mesures sanctionnelles et protectionnelles ordonnées par le tribunal de la jeunesse[2]. Aucun de ces trois mineurs n’a décidé spontanément de quitter son affiliation au groupe terroriste ; ils ont été arrêtés et déférés devant le tribunal de la jeunesse. Ils étaient actifs dans des échanges avec des membres des groupes terroristes, avaient le projet de rejoindre l’EI et/ou de participer à des passages à l’acte terroriste ; tous les trois s’étaient envisagés comme martyr. Il est à préciser que ces mineurs, dont deux étaient âgés de 15 ans et un de 17 ans, n’avaient pas d’antécédents judiciaires et ne présentaient pas de troubles psychopathologiques. Ils étaient scolarisés et vivaient au sein de leur famille avant leur arrestation. Les trois jeunes ont été placés pour des périodes variables (de 6 mois à 2 ans) dans des institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ) prenant en charge des jeunes délinquants. À la suite du placement, un accompagnement intensif post-institutionnel en milieu de vie a été mis en place.

Les trois jeunes retenus pour notre étude n’ont plus commis de faits qualifiés infractions depuis deux ans et se considèrent comme étant sortis de la radicalisation et de leur affiliation au groupe État islamique. Ils ont accepté de participer à l’étude leur garantissant l’anonymat ; peu de données personnelles seront dès lors présentées.

L’objet de cette publication n’est pas de développer les modalités d’intervention présentées dans un précédent article (Glowacz, Helin et Kumlu, 2015), mais de se centrer sur le discours de ces mineurs, en vue de déterminer les facteurs et processus que ces jeunes ont eux-mêmes perçus comme ayant soutenu le processus de sortie de la radicalisation violente et des agissements de type terroriste.

Ils ont été rencontrés lors de deux entretiens (d’une durée de 1 h 30 à 2 heures) au cours desquels ils ont été invités à un récit narratif à partir de deux questions très larges : la première, validée dans de précédents travaux sur la désistance de mineurs (Puglia et Glowacz, 2018) étant « Selon toi, qu’est-ce qui fait que tu es ce que tu es aujourd’hui » et la deuxième étant « Selon toi, qu’est-ce qui a participé à ta sortie du groupe et de l’idéologie État Islamique ». Les termes repris dans cette deuxième question (« ta sortie du groupe et de l’idéologie ») sont les mots que les mineurs utilisent dans leur discours et qui ont un sens pour eux. Des relances (sans suggestion sur des thèmes à aborder) ont été proposées pour encourager le jeune à approfondir ses propos. Les données ont été recueillies et analysées en suivant la méthode qualitative IPA (Interpretative phenomenologicalanalysis – analyse interprétative phénoménologique), dont l’objectif est de comprendre un phénomène en profondeur (Smith, Flowers et Larkin, 2009). L’IPA consiste en une exploration extrêmement attentive de l’expérience vécue, de la compréhension, des représentations, des perceptions et des points de vue subjectifs des participants. Elle implique une interprétation par le sujet lui-même qui tente de donner un sens à ce qu’il a vécu, et de la part du chercheur qui donne un sens à ce qui a été dit durant les entretiens. L’IPA relève donc d’une double herméneutique, le chercheur tente d’attribuer un sens à la manière dont le sujet donne un sens à son expérience subjective (Smith et al., 2009). Cette méthode recommande de mener les entretiens non directifs dans un climat collaboratif, en considérant les participants comme des experts. L’analyse s’appuie sur une approche inductive des thèmes émergents de chacun des récits de sujets. Les thèmes reflètent non seulement les paroles et les pensées des participants mais également l’interprétation de l’analyste. Il est important dans ce processus d’analyse de revenir aux extraits de verbatims pour vérifier le processus d’abstraction et de conceptualisation des thèmes, ils seront repris dans la présentation des résultats. Une mise en connexion des différents thèmes émergents des récits des trois sujets permettra de dégager des thèmes supérieurs (master thèmes) et d’élaborer une construction phénoménologique en réponse à la question des processus de désistance des jeunes radicalisés et du désistement assisté s’intéressant à la manière dont les interventions formelles et informelles peuvent soutenir le processus de sortie de la radicalisation.

Analyses et thèmes émergents

1. Un processus long et complexe : de la fermeture au doute et l’ambivalence

Les récits des trois jeunes mettent en avant un processus de sortie qu’ils décrivent comme long et marqué par différentes étapes et divers ressentis émotionnels. Pour les trois jeunes, la première phase a été un repli sur soi et une fermeture à toutes interventions et remises en relation avec les professionnels, la famille et les pairs. Aux prises avec des sentiments de rage, de colère et d’échec lors de l’arrestation, ils expliquent s’être reconnectés « mentalement » aux discours djihadistes et s’être sentis renforcés dans leur adhésion à l’idéologie. Toutefois, sous la contrainte du juge de la jeunesse demandant au jeune de s’engager dans un travail de remise en question par rapport à ses agirs, et sous l’effet des interventions soutenantes des professionnels et des membres de la famille, ces jeunes rappellent avoir été amenés à « avancer » et à s’ouvrir progressivement aux sollicitations, à un rythme personnel et au prix « d’une souffrance » éprouvée lors de la distanciation par rapport à leur projet d’engagement pour la cause djihadiste. D’une conviction inébranlable de détenir la Vérité et de suivre la bonne voie par leur engagement envers Daech, ils expliquent avoir transité vers un questionnement, des périodes de doute et d’ambivalence mettant à l’épreuve les injonctions reçues lors de leur radicalisation, les orientant vers une recherche de la Vérité dans les textes du Coran, mais aussi une analyse de leur propre histoire et de leurs vécus familiaux, de leurs aspirations et de leur devenir.

Ce processus de désengagement était freiné par des sentiments de déloyauté mais aussi par la peur de changer et de perdre ce qu’ils avaient trouvé au cours de leur radicalisation et les nouvelles affiliations au groupe terroriste :

M. … j’étais perdu, je savais plus, je savais plus dans quelle direction aller, je savais plus quoi faire, c’est dur, j’avais jamais autant souffert, c’était comme si j’étais tombé dans un trou noir. Avant j’avais un but, j’essayais d’y parvenir, [de] l’atteindre, puis ça a été flou.

E. Une partie radicalisée me disait que tout ce qu’ils ont dit se vérifiait, je me rappelais ce qu’ils disaient des gens qui retournent leur veste : « Même si tu fais demi-tour, ils ne t’aideront jamais. » J’avais peur de replonger, je ne savais plus… mais je voyais qu’on voulait m’aider.

T. Ils nous avaient dit que notre famille allait nous tourner le dos si on se rapproche de la religion… et qu’ils allaient nous enfermer en prison et que personne ne serait là pour nous sauver, sauf eux, et chaque fois qu’il y a un attentat, c’est une façon de montrer qu’ils étaient là pour moi, j’avais la haine, je me disais que c’était la vérité.

2. Le placement, un temps et une rupture nécessaires

Au moment des entretiens, étant réinsérés dans leur milieu de vie, les trois sujets définissent le placement comme un temps et un espace tiers ayant été déterminant pour leur évolution et leur désistance. L’arrestation a provoqué un choc et une mise sous tension pour le jeune et son environnement familial, et a imposé une rupture brutale avec les réseaux sociaux « radicalisés », générant certes un manque, mais également du doute, des questions et une recherche de réponses, autant d’incitations à une ouverture aux interventions pour autant qu’elles soient perçues comme soutenantes et bienveillantes :

M. : … maintenant, je peux dire quemon arrestation m’a sauvé : plus le temps passait, plus j’étais déterminé (par rapport au passage à l’acte). Mon placement, ça a été ma chance, jamais j’aurais su stopper même si au début c’était très dur, j’étais triste et je repensais à comment je me sentais bien dans mon idéologie… Maintenant je sais que, sans le placement, je n’y serais jamais arrivé… avec tout le travail qui a été fait.

T. : … je n’aurais pas su revenir en arrière, j’étais en rupture, impossible de faire tout ce travail de réflexion car quand on est convaincu d’une idée, tout seul, on peut pas faire le contraire.

M. … oui une chose a changé, au début quand j’ai été placé, je voulais plus partir en Syrie, mais mes pensées pour Daech étaient encore bien là.

E. : … moi dans ma tête Daech, c’était vrai, je devais réfléchir, mais après, je ne savais plus, j’avais besoin de discuter…

Pour ces jeunes, la fin du placement et le retour en milieu de vie leur ont permis de tester leur désengagement et la sortie de la radicalisation violente. Le fait de bénéficier d’un suivi durant ce temps de réinsertion a, selon eux, consolidé leur nouvelle identité.

M. … on est replongé dans le contexte dans lequel on était, qui nous rappelle, c’est là qu’un trait définitif est tiré… mais on sait que ça fait partie de notre histoire.

2.1 Se sentir acceptés, « même si radicalisés », et non stigmatisés

Un autre thème ressortant des récits des trois jeunes est l’acceptation de leur personne. Se sentir acceptés par les éducateurs et les professionnels lors des échanges informels et des entretiens plus structurés, alors qu’ils tenaient un discours témoignant de leur affiliation idéologique au groupe État islamique, a été vécu comme un levier pour leur ouverture à l’intervention. C’est comme s’ils expérimentaient au travers de l’attitude d’ouverture et de respect des professionnels une façon d’être au monde et en relation contrastant avec le clivage et la haine dans laquelle ils ont été enfermés. Ils se sont sentis reconnus et acceptés en tant que personnes avec leur problématique. Ces attitudes de non-jugement des professionnels et leur disponibilité leur ont permis d’expérimenter un contexte d’acceptation de l’autre avec ses différences :

E. : … même si je maintenais mon idéologie et ils acceptaient mon discours, ils m’appréciaient… ils discutaient avec moi, m’écoutaient. Au début, je pensais qu’ils ne me comprenaient pas, mais après, je sentais qu’ils avaient confiance en moi (parlant d’un éducateur), il a cru en moi et il est fier de moi, on me mettrait pas une étiquette…

2.2 Une alliance et un lien fort avec un ou des agents (professionnels)

Les récits de ces trois jeunes font référence aux liens forts avec un ou plusieurs agents avec lesquels ils ont développé une relation vécue comme privilégiée. Il peut s’agir d’un éducateur devenu un nouveau modèle d’identification, d’un professionnel avec lequel des échanges réflexifs ont été menés, ou du conseiller islamique qui les a accompagnés. Alors que les jeunes évitaient ou rejetaient ces référents dans un premier temps, ils ont ensuite expérimenté leur présence, la constance et la persévérance du lien que le professionnel maintenait durant les différentes étapes.

Ces liens ont été primordiaux pour ces jeunes lors de la prise de distance avec l’idéologie, qui générait en eux une tension importante et des sentiments de déloyauté et de trahison :

T. … c’était comme de la trahison, j’étais mal, beaucoup de souffrance, j’ai dû renier une idéologie. Au début, je pensais que c’était retourner sa veste, un réel combat avec moi-même, mais les éduc étaient là ; ils ne baissaient pas les bras, il[s ont] toujours été là pour moi, même quand moi je n’y croyais plus… eux croyaient que je pouvais y arriver et sortir de ça.

Ces jeunes se sont sentis investis par leurs éducateurs, psychologues ou directeur, et soutenus dans la projection d’un autre soi et d’une désistance possible.

2.3 Accepter de réfléchir, du temps et des soutiens pour réfléchir

Parmi les thèmes qui reviennent dans les récits des jeunes, celui de la réflexion ressort comme une voie ayant participé à leur transformation. Ce travail de réflexion a été demandé par le juge de la jeunesse, mais les trois jeunes rappellent s’y être opposés dans les premiers temps ou l’avoir simulé. C’est à partir des échanges informels et conversationnels avec les professionnels lors des activités ou encore lors des rencontres plus structurées qu’ils ont engagé un travail de réflexion. Ils ne vivaient pas ces échanges comme une confrontation d’idées où ils avaient tort ou raison, mais comme des façons de voir autrement, de poser des questions qu’ils n’avaient pas eux-mêmes envisagées.

Les jeunes parlent clairement d’une étape à franchir, qui est celle d’accepter de réfléchir, ouvrant alors une réflexion sur soi, sur les projets et passages à l’acte dans lesquels ils étaient engagés, sur des textes du Coran, toujours avec un tiers (intervenants, parent…). Ils évoquent alors une prise de conscience progressive des discordances dans le discours et les attitudes des affiliés au groupe État islamique. Ils reconnaissent le processus de déradicalisation à partir de l’accompagnement dans ce travail de réflexion constituant une ouverture aux transitions identitaires.

T. Il y avait une partie de moi qui était un peu radicalisée, c’était moi qui devais me déradicaliser. Je me déradicalisais tout seul, je me sentais seul, j’étais triste par rapport à l’EI qui nous avait vendu du rêve, triste par rapport à la Belgique ; j’avais l’impression qu’au lieu de m’aider, elle m’enfermait, mais il y avait M. V. qui était là pour moi. Une grosse partie de moi était radicalisée, ça diminuait, j’avais besoin de parler.

2.3.1 L’accompagnement dans la compréhension de l’Islam

Ces jeunes ont bénéficié d’un encadrement par des professionnels et conseillers en religion islamique, soit au sein de l’institution de placement, soit au sein de services détenant cette compétence, où ils ont été accompagnés dans une re-lecture du Coran. Tous ont parlé de cet accompagnement comme non confrontant et respectueux, les ayant aidés à accéder à une autre compréhension de l’islam. Ils précisent que cela a demandé du temps et généré des périodes de doutes et d’angoisse. C’est par ce travail qu’ils ont pu reconsidérer leurs croyances et se repositionner par rapport à la religion, la pratique et la légitimation de la violence. Au moment des entrevues de recherche, deux des trois jeunes, tout en maintenant leur croyance, ne pratiquaient que très modérément.

2.3.2 Réévaluation de leur implication dans le groupe terroriste

Dans le cadre des interventions, les jeunes ont procédé à une analyse des passages à l’acte qu’ils considéraient lors de l’arrestation comme légitimes, notamment en vertu de la loi du talion qui pour eux justifiait la glorification des attaques menées par Daech. C’est à partir des interventions pluridisciplinaires avec les différents intervenants et avec leur famille lors du processus de désengagement amorcé qu’ils ont développé une nouvelle perception de leurs agirs et de leur affiliation à l’État islamique. Lorsqu’ils parlent de leur radicalisation, ils se disent « effrayés » par l’intensité avec laquelle ils étaient engagés, prêts à renoncer à leur vie et à celles des autres. Ils considèrent avoir été loin dans le processus de haine et en ressentent un sentiment d’étrangeté par rapport à leur fonctionnement d’alors, qu’ils analysent comme un conditionnement :

E. Aujourd’hui, quand je me vois aujourd’hui comme j’étais, je suis choqué et je me demande comment j’ai pu faire cela, c’est quelque chose qui me choque… Ce n’était pas un bête truc, je prenais pas conscience de la vie… On était déterminés avec tout ce qu’ils nous disaient des bombardements de la coalition, des massacres d’enfants innocents… tout ça mettait de la haine et de la colère et faisait de nous qu’on était prêts à tout… on rêvait tous de mourir en martyr, on pensait que c’est le top le plus haut, le plus fort… je vois plus ça comme ça, je vois la vie et ce qu’on peut faire pour la vie… et tous les gens qui sont là pour moi, ma famille, mes amis… Je vois la tristesse, le vide et tout ce que je peux faire maintenant de ma vie…

M. Aujourd’hui, je n’arrive pas à considérer quelqu’un de mécréant, il n’y a pas de mécréant, y a plus cette catégorie. Avant, j’étiquetais les mécréants et non-mécréants. Ils disaient : « Tu ne peux pas vivre ici alors qu’un peuple se fait massacrer. »Ils me disaient que je ne peux pas rester sans agir, si je ne sais pas partir, il fallait que je frappe ici… Je pensais vraiment que même avec tout ce que je pouvais faire, c’était peut-être pas assez pour le paradis, c’est un endroit mérité… mais avec le conseiller et le travail qu’on a fait, je me suis rendu compte que c’était pas ça qui était dit dans le Coran.

3. Se distancier de la radicalisation par la reconnexion à des expériences émotionnelles, relationnelles et corporelles

Si le travail réflexif est perçu par les jeunes comme ayant contribué à leur évolution, ils décrivent un processus progressif de reconnexion à des vécus adolescentaires dont ils s’étaient amputés durant la radicalisation.

3.1 Re-vivre l’insouciance, sortir des interdits posés par la radicalisation

La participation à des activités au cours desquelles ils pouvaient expérimenter de la détente, « s’amuser » et de la sorte sortir des ruminations est mentionnée par les jeunes comme ayant été très importante. Ils font référence à des moments dans la vie institutionnelle, à des échanges avec d’autres résidents qui les ont reconnectés à des vécus adolescentaires tels que des activités sportives collectives, le partage de blagues, le visionnage d’un film… Ces expériences, en plus du plaisir furtif, ont soutenu une ouverture relationnelle et une réinscription du jeune dans une spontanéité et une insouciance de type adolescentaire, contrastant avec le mode de vie qu’il s’était imposé en cours de radicalisation. Ces expériences ont activé le désir d’éprouver davantage de plaisirs, de légèreté, tout en amenant le jeune à reconsidérer les interdits imposés lors de la radicalisation comme oppressants et non justifiés :

T. Je suis passé à côté de mon adolescence, j’ai été tenté de re-profiter, envie de revivre… Mais si je restais dans Daech, je pouvais pas, je voulais profiter. Je me suis dit : « Je veux profiter plus. »

E. Il y a un an, je rejetais les personnes qui écoutaient de la musique, s’amusaient, faisaient cela, c’était bizarre ; maintenant, je veux plus me couper de cela, je veux sortir m’amuser avec les autres jeunes.

3.2 Ré-affiliations familiales

Un thème abordé et considéré parmi les plus importants est celui de la famille. Les relations avec la famille ont été maintenues et travaillées au sein de l’institution et au sein des équipes mobiles. Ces jeunes en cours de radicalisation étaient engagés dans des ruptures avec leur famille, leur fratrie et leurs parents qu’ils considéraient comme des égarés ou des mécréants. Ils ont expérimenté, après leur arrestation, leur soutien et leur présence pendant et après le placement. Des séances organisées, soit sur un mode thérapeutique pour aborder les problématiques familiales en lien avec la radicalisation, soit à partir d’activités, ont permis aux jeunes de se retrouver avec leur famille ou leurs parents dans des situations du quotidien (comme un repas en famille). Ils évoquent une ré-expérimentation émotionnelle des liens familiaux qui a généré des affects positifs de joie, de chaleur, de bien-être dont ils s’étaient coupés lors de la radicalisation :

E. J’ai retrouvé ma place dans ma famille… Ça a été dur de reprendre confiance.

T. Ils étaient là pour moi, tous ont été là, j’ai retrouvé au niveau familial ce que j’avais pas… ça a été dur de reprendre la confiance… Avec eux, ça a déclenché quelque chose en moi, j’ai ressenti un bonheur, une joie… Je me suis dit que c’est auprès de ma famille que je veux être.

3.3 Ré-habiter par le sport le corps qui a été déserté

La pratique du sport a été pour ces trois jeunes une voie de transformation de soi. Entrepris lors de leur placement sous la guidance d’un éducateur référent et poursuivi dans un centre extérieur, le sport a été un soutien de valorisation (narcissique) et de redéfinition de soi. L’investissement intensif dans le sport participait à plusieurs dynamiques psychologiques : la restauration d’un sentiment de maîtrise et de contrôle, une transformation identitaire affectant le regard qu’ils portaient sur eux-mêmes et sur le regard des autres. Ils expliquent combien la pratique assidue du sport a été motivée par un besoin de remodelage d’un nouveau corps et d’une nouvelle image les distanciant du corps déserté, alors destiné à mourir en martyr. Pour eux, les transformations corporelles émanant des efforts physiques sont perçues comme une symbolisation de leur désengagement de l’idéologie, leur corps étant réinvesti pour eux et pour l’autre.

4. Re-définition de soi et agentivité

4.1 Re-devenir et être perçu comme un adolescent comme les autres

Les trois jeunes ont émis le besoin d’être perçus par leur famille, les intervenants, l’école et les pairs comme « des adolescents ordinaires », d’être dissociés de l’étiquette de « radicalisé ». La dé-stigmatisation et la validation d’une re-définition de soi font partie intégrante du processus de désistance et de son maintien. Ces jeunes se sont sentis portés par les projections d’un devenir possible par les professionnels qui ont misé sur leur sortie possible de la radicalisation :

T. Maintenant, je me sens comme une personne normale, c’est pas parce que j’ai fait ça que je suis radicalisé. Si je pouvais faire quelque chose pour modifier, je le ferais, je sais qu’il y aura toujours des gens qui pensent que je suis radicalisé car je suis rentré dans les faits, mais je sais aussi que j’ai rencontré des gens qui ont cru en moi et qui croient que je vais mener des nouveaux projets…

4.2 Être reconnu dans sa décision de sortir de « l’idéologie » et de s’ouvrir aux interventions

Bien que les jeunes aient au cours du suivi reconnu les processus ayant facilité leur radicalisation tels que la manipulation, l’instrumentalisation du texte du Coran, les gratifications reçues, etc., ils revendiquent que leur soit attribuée une part de responsabilité dans le processus de radicalisation et leur participation aux activités du groupe terroriste, tout comme dans le processus de sortie. Considérer que sortir de la radicalisation et de leur affiliation est leur choix et leur décision, alors qu’au départ ils y ont été contraints par l’arrestation, traduit l’agentivité de ces jeunes ainsi que leur besoin d’être reconnus dans leur décision de désengagement et désistance.

Se percevoir et être perçus comme acteur de ce qui survient dans leur vie leur permet de croire en leur capacité à maîtriser leur vie et à l’orienter vers des objectifs qu’ils se fixent.

T. Quand je me suis radicalisé, je me suis senti plus indépendant, autonome, en même temps… J’étais dans mon monde, plus solitaire, j’étais coupé des autres…

E. Si je suis sorti de l’idéologie, c’est parce que j’ai fait le choix d’écouter, sans cela [ça] n’aurait pas été possible. C’est moi qui ai décidé… et maintenant je veux réussir mes études…

M. C’est en partie à cause de moi, c’est moi qui ai fait le choix, entrer dans le groupe sans savoir où cela allait mener… même si X n’avait pas été là, ça aurait été autrement… quand je me suis radicalisé, je me suis aussi senti plus indépendant… c’est quand j’ai décidé de m’ouvrir et d’évoluer que j’ai pu évoluer, c’est moi qui devais faire le choix de m’ouvrir et d’écouter… j’aime me donner des objectifs.

Discussion et conclusion

Avant de discuter des analyses des récits des jeunes terroristes désistants, il nous semble intéressant, dans le cadre de cette publication s’inscrivant dans un dossier sur le désistement assisté, de partager un constat relevant des différentes études cliniques menées avec des mineurs radicalisés. Si le désistement assisté se définit par les interventions permettant une nouvelle façon de se percevoir, de percevoir les relations familiales et avec les pairs, en donnant l’opportunité de développer de nouveaux réseaux sociaux, de nouvelles identités et de nouveaux modes de vie (F.-Dufour, 2015), il apparaît que toutes ces composantes et transitions identitaires et relationnelles se retrouvent au sein des processus de radicalisation violente (Glowacz, 2019). En effet, les médiateurs/agents de radicalisation ont guidé la transformation identitaire du jeune se radicalisant, en lui proposant l’intégration au sein d’un groupe, assortie de nouveaux rôles sociaux des plus valorisants et gratifiants, d’un sens à leur vie et d’une nouvelle façon de se percevoir et de lire le monde au travers de l’idéologie, qui leur est apparue comme le remède au malaise social et à leur mal-être. Le défi à relever en vue du désengagement, de la déradicalisation et de la désistance est dès lors de taille, car il demande de la part du sujet un renoncement aux gains psychosociaux qu’il a trouvés par son affiliation au groupe pro-terroriste. Les sujets de notre étude n’ont pas connu la désillusion ou le désenchantement (dont il est fait mention dans le modèle push-pull), l’arrêt de leurs activités résulte d’une arrestation et du placement judiciaire et non d’une décision spontanée. C’est dès lors dans un contexte de contrainte (« aide contrainte ») que les interventions ont été menées, en l’absence de motivations initiales de la part des jeunes à une remise en question, à un changement et à une réinsertion sociale. Comment soutenir alors le désengagement et la désistance de ces jeunes ? Notre étude basée sur le récit de trois jeunes sur leur perception et leur compréhension de ce qui les a aidés à sortir de leur affiliation à l’idéologie et au groupe terroriste a mis en lumière des éléments de réponse. Le premier est « le temps » et le placement nécessaires avant de s’ouvrir aux interventions et de décider d’abandonner leur affiliation. Les récits des trois jeunes évoquent un temps de fermeture dicté par une loyauté, au départ indéfectible, envers Daech, assortie de la conviction d’être dans la Vérité prônée par l’idéologie leur interdisant de s’ouvrir à une autre lecture du monde et à la prise en charge. La durée de cette phase de repli et de rejet est variable, de longs mois pour certains d’entre eux. Toutefois, lorsque ce temps est reconnu par les agents et les intervenants comme indispensable et faisant partie du processus, paradoxalement, cela participe à l’ouverture du jeune et à sa « mise en relation et au travail ». En effet, c’est entre autres par des attitudes d’acceptation et de non-jugement des professionnels qu’une ouverture aux interventions s’est profilée. La non-stigmatisation, au centre des études du désistement assisté dans d’autres formes de délinquance (F.-Dufour, Villeneuve et Perron, 2018), est une des préoccupations majeures de ces jeunes craignant l’identité de terroriste qui leur a été attribuée lors de leur arrestation (avant cela, ils ne s’identifiaient pas comme tels). Comment penser une réinsertion scolaire, sociale et familiale, en étant perçu comme un terroriste. Ce mot à lui seul fait appel aux notions de risques et de menace, laissant peu de place à la projection d’un devenir possible. Dès lors, le regard positif, l’écoute empathique non jugeante, mais aussi la présence et la constance du soutien des professionnels, malgré la résistance au changement du jeune toujours sous emprise, ont été vécus par ces adolescents comme des attitudes et interactions sécurisantes et contenantes favorables à leur ouverture à une autre lecture du monde ainsi qu’aux mises en relation avec ceux qui constituaient à leurs yeux des « mécréants ». Le maintien d’une alliance éducative et thérapeutique portée par le ou les intervenants, malgré les moments de doute et d’ambivalence, constitue le garant de l’engagement du jeune vers de nouvelles expérimentations, représentations de soi et de l’autre. Les équipes pluridisciplinaires au sein des institutions de placement, composées d’éducateurs dits référents, assurent une présence quasi permanente dans le groupe de jeunes, tantôt de manière particulièrement active lors des multiples périodes de prise en charge éducative, tantôt de manière plus discrète lors de moments où davantage d’intimité est consentie. Les jeunes le vivent comme particulièrement porteur de leur désistance (Glowacz, Helin et Kumlu, 2015).

En écho au questionnement relatif aux composantes « attitudes et comportements » de la déradicalisation et du désengagement discuté en introduction, il a été intéressant de relever que les jeunes perçoivent comme soutien au processus de désistance à la fois le « travail de réflexion » et les « expériences transformatrices ». Concernant la réflexion, elle est soutenue par des entretiens non confrontants lors de l’accompagnement avec les professionnels ayant permis au jeune d’accéder à d’autres lectures du monde, à une analyse de son processus de radicalisation et d’engagement. Toutin (2018, p. 64) parle de « dissonances et déclics cognitifs » conduisant lentement vers une série de doutes et de hiatus entre les motivations réelles et la façon dont Daech a détourné ces motivations sous prétexte d’une mission divine. La réévaluation de leur engagement et du passage à l’acte, des vécus et motivations précédant cet engagement, de leurs attentes et besoins antérieurs et actuels permet une déconstruction et de nouvelles compréhensions laissant place à une transition identitaire. L’autre dimension relevée par les sujets se réfère au versant expérientiel sur le plan relationnel, émotionnel et corporel. Les activités proposées (en groupe, en salle de sport, en action philanthropique et autres…) sont autant d’offres plaçant le jeune, presque malgré lui dans un premier temps, devant un sentiment déjà éprouvé, des sensations, des rapports à lui-même et aux autres, de l’insouciance adolescentaire qui suspendent les prescrits fondamentaux et l’éloignent de l’univers de Daech. S’agit-il de soutien au désengagement ou à la déradicalisation ? Probablement les deux. Ces jeunes les ont en tout cas vécus et analysés comme leur ayant permis de se reconnecter à une réalité adolescentaire, de réinvestir leur corps et leurs relations ainsi qu’une autre perception d’eux-mêmes et des autres, tout en les sortant des prescrits et de l’emprise du discours djihadiste qui avait dilué leur conscience dans un mouvement collectif paranoïaque (Toutin, 2018).

Enfin, sachant que les liens familiaux ainsi que le soutien matériel et émotionnel par la famille sont reconnus comme des soutiens à la désistance en délinquance générale (Cid et Martí, 2012), la question a été de savoir s’il en était de même dans le domaine du terrorisme. L’étude de Sikkens et ses collaborateurs (2017) a mis en évidence le rôle des problématiques familiales parmi les facteurs participant à l’engagement dans un groupe extrémiste, et le soutien de la famille comme pouvant soutenir la déradicalisation. Nos résultats vont également dans ce sens. La famille est apparue au coeur des récits des jeunes qui reconnaissent le soutien et la présence des membres de leur famille comme centraux pour leur désengagement et leur désistance. Ces rencontres avec la famille ont été l’occasion d’expérimentations, de remémorations de sensations de l’enfance les ramenant à un état antérieur à leur radicalisation, mais aussi pour certains, de résolution de problématiques relationnelles au sein de la famille. Il ne s’agit pas seulement de ré-affiliation familiale, mais d’une nouvelle façon de percevoir et de vivre les liens familiaux. De façon tout à fait intéressante, il a été relevé que ces jeunes, n’ayant pas décidé de leur initiative de quitter le groupe terroriste, revendiquent une posture agentique en se réappropriant, en cours du suivi, le choix et la décision de s’ouvrir aux interventions et d’évoluer vers des changements, restaurant de la sorte un sentiment de maîtrise par rapport aux orientations de leur vie vers d’autres possibles.

En conclusion, bien que notre recherche comporte certaines limites telles que sa nature exploratoire et la taille de l’échantillon, elle propose une démarche méthodologique originale. En effet, peu d’études sur la désistance ont été menées en s’appuyant sur le point de vue subjectif de jeunes jugés pour des faits de terrorisme. L’analyse du récit des trois jeunes ayant partagé leurs perceptions, vécus et expériences des soutiens de désistance rend compte certes des spécificités du désistement assisté dans le domaine de la radicalisation et du terrorisme, mais surtout des fondements communs aux autres formes de délinquance, tant en ce qui a trait aux attitudes des professionnels qu’aux axes d’intervention propices à l’engagement des jeunes vers une sortie de la radicalisation et du terrorisme, incluant désengagement et déradicalisation selon des temporalités différentes.