Corps de l’article

Introduction

Il a certainement été prématuré, dans les années 1970, de déclarer forfait lorsqu’il était question des idéaux de réhabilitation (voir, par exemple Allen, 1981 ; Martinson, 1976), alors que, dans la sphère internationale, le soutien politique et académique pour la réhabilitation des personnes contrevenantes n’a fait que croître au cours des trente dernières années. Selon Cullen (2005), cet élan aurait été propulsé par le volume considérable de travaux de recherche qui ont émergé au Canada dans les années 1990, phénomène parfois désigné comme le courant du « ce qui fonctionne » (what works) (voir, par exemple, Andrews et al., 1990 ; Gendreau, Little et Goggin, 1996).

Bien que Cullen (2005) ne s’y réfère pas, un autre corpus de travaux sur le thème du « désistement du crime » a sans doute aussi aidé à renouveler l’idéal de la réhabilitation (voir Farrall et Calverley, 2005 ; Maruna, 2001 ; McNeill, 2006). Le « désistement » consiste en l’absence prolongée de comportement criminel chez les individus ayant eu, auparavant, de tels comportements. Les recherches portant sur le sujet visent donc à comprendre comment et pourquoi tant d’individus auparavant étiquetés comme « délinquants » parviennent à se désister de ces comportements (voir surtout Kazemian, 2007, 2016).

En Amérique du Nord, les études en criminologie se sont ainsi scindées en deux corpus, l’un portant sur la réhabilitation des personnes contrevenantes (« ce qui fonctionne »), et l’autre sur le désistement. Cependant, une personne extérieure au champ de la criminologie pourrait présumer logiquement que la « réhabilitation » et le « désistement » sont synonymes. Après tout, être réhabilité, par définition, c’est être désisté du crime, et vice-versa. Toutefois, en Amérique du Nord[3], ces deux termes ont longtemps désigné des objets opposés : soit le système de justice nous réadaptait, soit l’on se désistait « soi-même ». En fait, l’intérêt porté par les chercheurs au processus de désistement s’est développé un peu comme une critique de la réhabilitation (voir, par exemple, le raisonnement de Farrall [2002] dans Rethinking what works with offenders). La scission implicite entre les deux termes est devenue explicite dans les débats sur le mode principal de mise en pratique de la réhabilitation, soit le modèle risque-besoins-réceptivité (RBR) (Andrews, 2011) et un modèle concurrentiel ayant émergé des recherches sur le désistement, le Good Lives Model (GLM) (Ward et Brown, 2004 ; Ward et Maruna, 2007). Tous deux plaidant pour une interprétation différente des résultats de recherche. Dans le présent article, je défends le fait que de tels débats soient sans doute superflus. Les concepts de « réhabilitation » et de « désistement » ont peut-être tous deux « fait leur temps » et gagneraient à être remplacés par un concept unique et hybride comme le « désistement assisté » (voir Barr, 2018 ; King, 2013 ; McNeill, 2006), qui rapprocherait ces deux domaines de recherche.

Bref, la terminologie traditionnelle qui parle de « réhabilitation » et de « désistement » est le signe d’un manque de compréhension fondamental du processus de changement, tel que représenté dans les recherches criminologiques qui s’inscrivent dans une perspective du parcours de vie (life-course research). Le désistement n’est donc ni un processus « naturel » ou inévitable, ni un processus individuel, qui se fait « par soi-même ». Il en va de même avec la terminologie et la méthodologie de recherche empruntées au modèle médical : la « réhabilitation des personnes contrevenantes » semble avoir peu en commun avec les « traitements » offerts par des experts qu’une personne atteinte d’un cancer des poumons ou d’une blessure par balle pourrait recevoir. Un corpus de recherche vaste et croissant s’intéressant à l’abandon de la criminalité laisse plutôt supposer que le désistement est « coproduit » (voir Weaver, 2015) par l’individu et ceux qui l’entourent (les professionnels, mais aussi la famille et les amis), à travers un processus interactionnel et réciproque (Kirkwood, 2016 ; Nugent et Schinkel, 2016).

Des modèles de recherche opposés ?

Les perspectives de la réhabilitation et du désistement ont beaucoup en commun, considérant qu’elles visent le même résultat, entre autres l’absence de récidive, l’amélioration de la santé mentale et de la qualité de vie. Ces deux approches sont fondées sur la croyance fondamentale que les individus sont capables de changer et rejettent l’idée pessimiste (qu’on pourrait appeler l’autoréalisation des prophéties) qu’« un criminel sera toujours un criminel » (Maruna et King, 2009). Aussi, ces deux approches sont manifestement « dans le même camp » (Cullen, 2002). Mais en termes de recherche scientifique, les méthodologies qui servent à l’étude de la « réhabilitation » et à celle du « désistement » suivent des chemins différents qui se croisent très peu dans les écrits nord-américains (voir Burke et al., 2018). Le simple fait que ces deux corpus sont distincts n’est pas une raison pour qu’ils soient en compétition, mais le ton et la teneur des débats opposant le modèle RBR au modèle GLM laissent entendre le contraire jusqu’à maintenant. Les recherches sur la réhabilitation comprennent généralement des évaluations de programme qui privilégient des essais contrôlés randomisés (ECR) afin d’identifier « ce qui fonctionne » (Latessa, Cullen et Gendreau, 2002). Les recherches portant sur le désistement s’intéressent pour leur part à la vie des personnes contrevenantes ou au chemin qu’elles ont parcouru au fil du temps (Kazemian, 2016 ; Laub et Sampson, 2003). Ainsi, si ces recherches peuvent être qualitatives autant que quantitatives, elles tendent à se concentrer sur le récit de vie des individus qui ont abandonné le crime (par exemple Giordano, Schoeder et Cernkovich, 2007 ; Maruna, 2001 ; Veysey, Christian et Martinez, 2009).

Pour comprendre ces différences, il peut être aidant de considérer certains parallèles qui peuvent être tracés hors du domaine de la justice pénale. Imaginons par exemple qu’on veut aider quelqu’un à perdre du poids. La première chose qu’on pourrait faire serait de consulter l’impressionnant corpus de recherche sur l’efficacité des divers programmes de mise en forme, les régimes, les groupes de soutien, les médicaments et chirurgies possibles. Les recherches les plus fiables seraient celles dont les échantillons sont de grande taille, celles comprenant des groupes témoins assignés de façon aléatoire, des variables dépendantes mesurables, et la réplication de ces résultats par des recensions systématiques des écrits et méta-analyses.

La recherche en réhabilitation, ou « ce qui fonctionne »

Malheureusement, le verdict n’est pas particulièrement positif. Si réduire la récidive peut sembler ambitieux et reposer sur de faibles appuis scientifiques, on peut se rassurer par le fait que les résultats de recherches sur la perte de poids sont encore plus décourageants. Les études disponibles sont souvent réalisées sur un court laps de temps et sont difficiles à interpréter (elles sont souvent financées par les parties qui ont un intérêt direct dans le traitement). Les preuves empiriques les plus solides indiquent que presque tous les modèles et régimes fonctionnent aussi bien que les autres (ou aussi mal). Le résultat le plus fréquent étant généralement une perte de poids à court terme pour le groupe expérimental, qui est rapidement repris (Pagoto et Appelhans, 2013 ; Sacks et al., 2009).

Mais d’un autre côté, dans presque toutes les expériences sur la perte de poids, un faible pourcentage du groupe expérimental (ainsi que du groupe de contrôle) va perdre beaucoup de poids et maintenir ce poids. Les recherches dans ce domaine reconnaissent l’expérience de ces individus comme essentielle à la compréhension de la science de la perte de poids (voir, par exemple, Chambers et Swanson, 2012). Quelles sont les structures et les sources de soutien dont bénéficient ces individus ? Comment leurs manières de penser peuvent-elles changer et en quoi diffèrent-elles de ceux qui ont regagné le poids perdu ? Quel rôle le changement de l’identité ou de la perception de soi joue-t-il dans le processus et comment est-ce encouragé par l’entourage de l’individu ?

Il s’agit là de recherches sur le désistement

Les recherches sur le désistement prennent très au sérieux les récits de succès. Elles n’ont pas comme point de départ les programmes et des mesures de résultats, mais plutôt le vécu des individus et leurs trajectoires personnelles. Reconnaissant l’individu en tant qu’agent de changement, les contextes sociaux des individus, qui s’inscrivent dans des réseaux sociaux et des interprétations subjectives de son vécu, deviennent des éléments clés pour comprendre les changements de vie durables (Bersani et Doherty, 2018 ; Kazemian, 2007, 2016).

Ces différences entre les deux concepts et la manière dont ils sont étudiés ont donné naissance à deux corpus de recherches qui se recoupent peu. Le problème demeure que les prémisses qui poussent à vouloir séparer les deux concepts de désistement et de réhabilitation pourraient être complètement artificielles et fondées sur une compréhension erronée du processus de changement. C’est pourquoi je m’intéresserai ci-après à quelques « mythes » et malentendus qui entravent l’étude du désistement aussi bien que celle de la réhabilitation.

Les mythes du modèle médical

L’un des pères fondateurs de la criminologie positiviste, Enrico Ferri (1908/2004), a écrit : « Voici la conviction fondamentale de l’École positiviste : ce qui est arrivé en médecine va arriver en criminologie[4]. » Ce fantasme de faire de la criminologie une branche de la médecine n’a jamais été aussi influent que dans la notion de réhabilitation des contrevenants. Comme Bottoms et McWilliams (1979) l’explorent en détail dans leur critique, l’étude de la réhabilitation a adopté une pléthore de concepts pris directement dans la médecine, dont, les plus évidents, les mots « traitement », « dosage », « trouble »… L’objectif de ces emprunts était sans doute de donner l’impression au spectateur externe (plus qu’aux détenus ou aux individus en probation eux-mêmes) que les démarches enclenchées se rapprochaient d’une sorte d’intervention médicale. De tels « traitements » n’étaient bien sûr pas appliqués au corps de la personne, mais à sa « criminalité », vue dans ce modèle comme une maladie à guérir.

Cette approche du « modèle médical » dans la compréhension du changement individuel a gonflé l’importance des facteurs cognitivo-comportementaux associés à la délinquance, plus que les facteurs sociaux, structurels ou économiques. Les défendeurs du modèle médical ont aussi favorisé les méthodologies de recherches des sciences médicales plutôt que celles de l’anthropologie, des sciences politiques, de l’histoire, de la sociologie urbaine, de l’économie, ou de tout autre point de vue académique naturellement associé aux questions de crime et de désordre social. L’accent mis sur la recherche en réhabilitation s’est particulièrement centré, du moins depuis la célèbre intervention de Martinson (1974), sur la question « ce qui fonctionne ? », à laquelle on répond généralement par la réalisation d’essais contrôlés randomisés et de recensions systématiques des écrits.

Cette perspective unique sur le processus de changement des personnes contrevenantes a aussi privilégié certaines approches de la réhabilitation qui s’intéressent en priorité aux capacités cognitives de l’individu, ou à ses « distorsions cognitives ». Elle s’intéresse aussi surtout aux programmes structurés, décrits dans des manuels d’intervention, qui seraient plus faciles à évaluer (pour la critique, voir Farrall, 2002 ; Porporino, 2010). La présupposition n’est pas tant qu’un programme de douze semaines détaillé dans un manuel d’intervention représente la manière optimale d’aborder la délinquance chez un individu, mais que cela serait le type d’intervention le plus facile à concevoir, à mesurer et à reproduire en suivant la méthodologie privilégiée du modèle médical. On n’est peut-être pas loin du parallèle avec l’ivrogne qui cherche ses clés sous le lampadaire non pas parce qu’il pense que c’est là qu’elles se trouvent, mais parce que c’est là où il y a le plus de lumière.

L’histoire de la question « qu’est-ce qui fonctionne ? » est évidemment fort bien connue. À l’origine répondue par la négative par Robert Martinson (1974), la question en est maintenant venue à caractériser le mouvement général vers une « pratique fondée sur des données probantes » dans le domaine de la justice pénale. S’appuyant sur le mouvement de la médecine fondée sur les données probantes, mené par la Collaboration Cochrane, la criminologie et d’autres domaines des politiques sociales sont désormais fortement influencés par la Collaboration Campbell, dont la vision, dès le départ, est de « faire pour les politiques sociales ce que Cochrane a fait pour la médecine factuelle » (Smith, 1996, cité dans Pawson, 2006, p. 38). Comme le mentionne Pawson (2006), « les politiques fondées sur des données probantes sont dominées par une question. Assister à une conférence, lire un manuel, lire attentivement une proposition ou acheter un tee-shirt sur le sujet en question : quelque part, en gros titre, apparaît la phrase “qu’est-ce qui fonctionne ?” » (p. 20).

Au coeur de ce modèle se trouve la revue systématique ou la méta-analyse. Selon Pawson (2006), « la recension systématique s’est imposée comme emblème méthodologique des politiques fondées sur les données probantes » (p. 11). Des recensions systématiques, ou des synthèses exhaustives des recherches existantes sur un sujet, seraient le moyen par lequel « la science fait le point » (Hunt, 1997) et « les preuves les plus fiables sur ce que dit la science sur une question en particulier[5] ». Contrairement aux revues de la littérature traditionnelles en sciences sociales, les revues systématiques utilisent des stratégies transparentes pour identifier, sélectionner, évaluer et interpréter les études pertinentes. Ces revues systématiques s’appuient sur une hiérarchie de preuves scientifiques, comme la Scientific Methods Scale (SMS), pour apprécier et évaluer la « qualité » des données de recherche.

Ces échelles considèrent presque toutes les essais contrôlés randomisés (ECR) au rang le plus élevé (ou « étalon-or »). Les essais randomisés sont largement considérés comme la méthode la plus fiable pour établir des relations de cause à effet en science, car les ECR peuvent réduire les biais de causalité et certains des biais inhérents à la recherche non expérimentale, permettant une plus grande confiance dans les résultats. La recherche qualitative est, bien souvent, exclue de cet examen des preuves scientifiques et n’est donc pas incluse comme « preuve », du fait qu’elle traite généralement de questions de processus plutôt que de cause à effet. Pour être qualifié de « probant » dans un tel cadre, un programme doit avoir été évalué positivement dans une recherche qui répond aux normes méthodologiques spécifiques énoncées dans la recension.

À ce jour, l’un des points forts des politiques fondées sur des données probantes a été le Crime Reduction Programme (CRP), élaboré par le gouvernement Blair au Royaume-Uni sur la base d’un examen systématique de l’efficacité des programmes (Goldblatt et Lewis, 1998). Le CRP, qui a été en vigueur de 1999 à 2002, a accordé « une importance exceptionnelle – du moins au début – à l’évaluation » (Maguire, 2004), réservant au moins 10 % des dépenses à cette fin dans ce qui était « l’effort le plus ambitieux, le mieux financé et le plus complet pour lutter contre la criminalité jamais tenté dans un pays développé occidental » (p. v). Malheureusement, les partisans du CPR « ont été déçus lorsque leurs attentes ne se sont pas pleinement concrétisées » (Hough, 2004, p. 212). Selon l’un des principaux évaluateurs du programme, « d’un commun accord, le CPR est tombé bien en deçà des attentes… Les réussites ont été rares et les échecs nombreux » (Tilley, 2005, p. 256).

Bien qu’il y ait un fort consensus sur le fait que les données issues de la recherche sont la clé d’une meilleure élaboration des politiques et des pratiques, « il semble ironiquement qu’il y ait beaucoup moins d’accords, et même des désaccords enflammés, sur ce qui compte comme donnée probante » (Donaldson, 2009, p. 5-6). Comme le fait valoir Marks (2002), l’expression « pratique fondée sur des données probantes » n’est vraiment pas synonyme de l’utilisation de la recherche dans la pratique, comme le supposent de nombreux praticiens et partisans, « mais est en fait un ensemble d’hypothèses épistémologiques qui incluent des hiérarchies de preuves et des revues systématiques ». En d’autres termes, la principale critique du modèle médical de la revue systématique concerne les hypothèses de cette méthodologie sur ce qui constitue une recherche de qualité et, en particulier, le fait de ne pas considérer une impressionnante quantité de connaissances comme « preuve » en faveur de méthodologies empruntées aux sciences médicales. Les critiques du paradigme « ce qui fonctionne » soutiennent que ce cadre étroit « détruit durement certains des aspects les plus importants de la recherche et du savoir » (MacLure, 2005).

Dans « Gold standard myths : Observations on the experimental turn in quantitative criminology », Robert Sampson (2010) soutient que les partisans des ECR en justice pénale ont « outrepassé leurs prétentions et généré leur propre folklore » (p. 490). Il note diverses limitations qui ne sont pas reconnues à la méthode ECR et conclut que « les criminologues devraient au moins se passer de l’utilisation du langage “ étalon-or” (même entre guillemets !) et poursuivre la dure tâche de faire de la bonne recherche » (p. 499). De même, dans « Demythologizing causation and evidence », Michael Scriven (2009) soutient qu’« insister sur le recours à une approche expérimentale est tout simplement de la bigoterie – ni pragmatique ni logique. Il s’agit d’une approche dogmatique qui est un affront à la méthode scientifique » (p. 136).

Ces critiques laissent entendre que la recherche existante sur « ce qui fonctionne » ne peut répondre qu’à un nombre très limité de questions, laissant du même coup de nombreux vides dans nos connaissances, même sur des questions clés de causalité (Clear, 2010). Les critiques ont notamment fait valoir que la recherche évaluative de ce genre est largement athéorique et la cause de ces effets (quels éléments ou aspects du traitement ont conduit aux effets différentiels observés) ne ressort donc pas clairement des résultats des ECR. Bien que ce ne soit pas aussi problématique qu’avec les essais pharmaceutiques, les critiques relèvent qu’avec des interventions aussi complexes et multidimensionnelles que la réhabilitation des délinquants, il s’agit d’un écart substantiel.

On observe au coeur de la recherche fondée sur le modèle médical une hypothèse causale selon laquelle les programmes « fonctionnent » en « causant » des changements. En d’autres termes, le modèle suppose implicitement que l’agent causal est le programme et non les individus qui y participent. Dans certains aspects de la médecine (mais pas tous), de telles hypothèses sont parfaitement logiques :

[L]’onguent réduit l’éruption cutanée, la vapeur débloque les voies respiratoires, les antibiotiques agissent sur les micro-organismes, la radiothérapie tue les cellules cancéreuses. Les médecins ont tendance à décrire leurs actes en utilisant des termes tels que traitements, thérapies, remèdes, correctifs, cures et ainsi de suite. Tous ces termes indiquent que l’agent actif réside dans l’intervention.

Pawson, 2006, p. 45

Les critiques soutiennent que ce n’est pas ainsi que le changement fonctionne quand il est question de comportement criminel, soulignant qu’une plus grande attention doit être portée au développement de théories du changement plus alignées sur la complexité du processus de réhabilitation. Hough (2010), par exemple, soutient qu’au Royaume-Uni :

Il y a eu un surinvestissement (tant financier qu’intellectuel) dans un modèle technocratique de réduction de la criminalité qui attache trop d’importance aux programmes accrédités, et un sous-investissement dans des modèles qui voient le processus de « changement des personnes » comme une compétence sociale complexe [italique ajouté]. Le modèle technocratique sous-estime sérieusement cette complexité et ses défenseurs supposent à tort que la recherche expérimentale peut facilement identifier les processus causaux à l’oeuvre pour aider les gens à arrêter de commettre des infractions.

p. 19

Bref, même si le mouvement fondé sur des données probantes dans les services correctionnels fait bien, à maints égards, de s’inspirer du mouvement parallèle en médecine, l’adoption massive des méthodologies de recherche issues des sciences médicales pour traiter des problèmes criminologiques complexes peut avoir été une erreur (Sampson, 2010). À ce propos, Frank Porporino (2010) écrit :

Dans cet élan exubérant des services correctionnels vers un programme ciblé et prescriptif pour changer le délinquant, nous nous sommes peut-être fermés à d’autres façons d’aborder ce défi… Nous nous sommes peut-être restreints à trop peu d’approches, trop prématurément et avec trop d’incertitude quant au véritable processus de changement que traversent les délinquants.

p. 63

Les mythes du désistement « spontané »

L’étude du désistement du crime n’est pas basée sur un modèle médical descendant (ou top-down) quant à la façon dont les gens changent, mais les recherches ont quand même été teintées par des hypothèses issues du modèle médical. Après tout, à ses débuts, l’étude du désistement du crime a été conçue comme l’opposé du modèle médical du changement et, si les hypothèses de ce modèle sont erronées, l’idée du désistement « spontané » l’est aussi. Autrement dit, s’il n’existe pas de modèle médical de réhabilitation, il n’existe pas de modèle qui puisse lui être opposé.

Le terme désistement (même si ce n’est pas toujours dans le sens le plus subtil qu’il recouvre) est devenu familier chez les décideurs et les praticiens. Cependant, les origines de l’étude du désistement ne sont pas bien connues avant la relance du terme dans les travaux de Laub et Sampson (2003) et d’autres chercheurs. Trasler (1979) attribue l’origine du terme « désistement » à Wolfgang, et cela a été largement accepté au cours des dernières décennies. Cependant, Rocque (2017) a relevé plusieurs utilisations antérieures du terme, notamment par le coauteur de Wolfgang, Thorsten Sellin, en 1942, qui affirmait que « la plupart des délinquants se désistent tôt ou tard du crime » (p. 16).

Surtout, dans les premières utilisations du terme, il était explicite que le désistement était censé signifier un changement différent de la réhabilitation. Trasler (1979), par exemple, définit le désistement spontané ainsi : « qui ne doit pas être attribué au bon fonctionnement du système de justice pénale » (p. 315). D’autres sont allés plus loin, qualifiant le désistement de changement « volontaire et autonome » (Cusson et Pinsonneault, 1986, p. 78). Fagan (1989) souligne dans l’une des premières analyses approfondies du sujet que le terme désistement peut être utilisé de deux manières différentes : « 1) dans un sens large, le désistement fait référence à la cessation du comportement criminel pour une raison quelconque, sauf l’incapacité ; 2) dans un sens étroit, le désistement fait référence à la cessation du comportement criminel, en l’absence de toute autre influence d’autrui ». Ce que Fagan appelle le « vrai désistement » ou « l’abandon » se produirait « vraisemblablement en l’absence d’autres influences que celles des processus sociopsychologiques internes » et peut être trouvé dans des travaux tels que The professional thief (Sutherland, 1937), The felon (Irwin, 1970) et Aging criminals (Shover, 1985).

En effet, dans les théories dominantes sur le désistement, « l’agentivité personnelle occupe une place importante » (Laub et Sampson, 2003, p. 280) et les désisteurs sont présentés comme « des participants actifs à la construction de leur vie » (p. 281). Comme l’a écrit un ancien détenu :

Même si je crois que les gens peuvent agir, ils ne peuvent guère faire plus que vous aider à trouver le désir de changer ; ils peuvent vous aider à voir les raisons pour changer. Cependant, la vraie bataille réside toujours en soi, et le plus gros du travail doit être fait seul.

Thornton, 1988, p. 28

Certains observateurs mentionnent que cette vision plus agentielle du processus a « le potentiel de révolutionner » notre façon de penser la réhabilitation (Shaffer, 2007, p. xii). Selon Adams (1997), par exemple :

Le fait de penser la réhabilitation du criminel comme une socialisation auto-initiée met en lumière un aspect de l’équation souvent ignoré par les chercheurs. Des changements substantiels et durables dans le comportement criminel ne surviennent que rarement à la suite d’une expérience passive, et ces changements sont mieux conceptualisés comme le résultat d’un processus qui implique une participation importante du délinquant, qui, à bien des égards, agit comme son propre agent de changement.

p. 334-335

Que voulons-nous dire au juste lorsque nous disons que le changement est « spontané » ou qu’il implique uniquement des changements internes et n’a rien à voir avec le système de justice ou des influences extérieures ? Et comment pourrions-nous mesurer une telle chose ? Takala (2007) a examiné, probablement plus que tout autre théoricien avant lui, la question de savoir ce que signifie cesser de commettre des délits « spontanément » :

L’utilisation du terme désistement spontané ajoute d’autres problèmes de définition. Est-ce nécessaire que la personne n’ait reçu aucune thérapie spécifique pour modifier son comportement pour qu’elle soit considérée comme ayant cessé spontanément de commettre des délits ? Selon cette définition, la plupart des délinquants connus des autorités judiciaires se sont probablement par la suite spontanément désistés, car un tel traitement est relativement rare. Ou utilise-t-on une définition plus stricte, de sorte qu’il est également exigé qu’ils n’aient jamais été arrêtés ou punis pour leurs délits ? Dans ce cas, comptons-nous uniquement les mesures prises par la police et d’autres organismes du système de justice pénale ou incluons-nous des actions d’autres formes d’autorité, voire des sanctions informelles ? Une définition très stricte pourrait également exiger que le contrevenant n’ait même pas subi de sanctions informelles ou de peines pour les infractions commises.

p. 128

En effet, de nouvelles discussions théoriques sur le désistement (par ex. : Barry, 2016 ; F.-Dufour, Brassard et Martel, 2015 ; Healey, 2013 ; Maruna et Farrall, 2004 ; Weaver, 2015) ont compliqué ce concept de « choix » agentiel en s’appuyant sur des approches philosophiques sophistiquées de l’agentivité structurée de Margaret Archer (2000) et d’autres.

De plus, il y a eu, depuis les débuts de la recherche sur le désistement, une connotation distincte, mais liée au terme de désistement : non seulement le désistement est censé être spontané, mais il est aussi en quelque sorte « naturel », ou un aspect automatique lié à la maturation. Bien sûr, pour la plupart des individus connus du système de justice pénale, la participation aux « crimes de rue » commence généralement au début de l’adolescence, culmine rapidement à la fin de l’adolescence ou au début de la vingtaine et se dissipe avant que la personne n’atteigne l’âge de 30 ans (voir Figure 1). Cette relation entre l’âge et la criminalité est bien connue et fait l’objet de recherches criminologiques depuis au moins 100 ans (voir Goring, 1919).

La fréquence à laquelle cette courbe a été trouvée dans une grande variété d’études internationales sur le comportement criminel a conduit de nombreux observateurs à soutenir que le désistement du crime et de la déviance, qui est plus fréquent en fonction de l’âge, est un processus « naturel » semblable à la puberté. Cette idée remonte à tout le moins à Goring (1919), qui a décrit le processus de sortie de la délinquance comme une « loi de la nature », et à l’idée de « réforme maturationnelle » de Sheldon et Eleanor Glueck (1940). Ils soutiennent que le fait de devenir père a un « effet inévitable sur les processus biologiques et psychologiques » (Glueck et Glueck, 1937, p. 15), et qu’« avancer en âge est le seul facteur qui émerge comme significatif dans le processus de réforme » (Glueck et Glueck, 1940, p. 105). Même dans les années 1990, les criminologues cherchaient explicitement à ressusciter l’idée que le désistement est principalement dû au « vieillissement inexorable de l’organisme » (Gottfredson et Hirschi, 1990). Ces derniers avancent que « le crime diminue avec l’âge. Le désistement spontané n’est que cela, un changement de comportement qui ne peut être expliqué et qui se produit indépendamment de ce qui se passe » (p. 136 ; voir aussi Wilson et Herrnstein, 1985, p. 145). Comme l’a relevé un journaliste : « On dit que l’outil le plus efficace de lutte contre le crime est le trentième anniversaire de naissance » (Von Drehle, 2010, p. 24).

FIGURE 1

Taux de délinquants enregistrés pour 1000 personnes concernées, selon l’âge et le sexe, Angleterre et Pays de Galles, 2000 (source : Bottoms et al., 2004)

Taux de délinquants enregistrés pour 1000 personnes concernées, selon l’âge et le sexe, Angleterre et Pays de Galles, 2000 (source : Bottoms et al., 2004)

70 or over = 70 ans et plus ; males = hommes ; females = femmes.

-> Voir la liste des figures

Toujours est-il que de telles explications ignorent non seulement les énormes variations dans les processus de désistement, mais elles n’ont tout simplement aucun sens. Dannefer (1984) soutient que des explications comme celles des Glueck commettent une erreur ontogénétique en supposant que les changements de comportement reflètent les « propriétés naturelles et universelles de l’organisme vieillissant » plutôt que les processus sociaux ou institutionnels (pour des discussions contemporaines sur la maturation et le désistement, voir Coyle, 2019 ; McCuish, Lussier et Chouinard Thivierge, 2020 [dans ce numéro] ; Rocque, 2015). Même si le vieillissement joue certainement un rôle dans le processus de désistement, les critiques relèvent que les explications basées sur la maturation ne parviennent pas à décortiquer ce que signifie l’âge (Sampson et Laub, 1992). L’âge regroupe une gamme de variables différentes, y compris les changements biologiques, les transitions sociales et les expériences de vie. Pour que l’âge puisse être une explication significative du comportement social, selon cet argument, il faut se demander quelles caractéristiques regroupées sous cette variable « constituent les mécanismes sous-jacents » qui sont à l’oeuvre dans ce processus (Rutter, 1996, p. 608 ; voir aussi Matza, 1964 ; Wooton, 1959).

Le désistement assisté : au-delà de « réhabilitation versus désistement »

Il y a eu une explosion des recherches au cours des vingt dernières années sur le désistement du crime et les interventions réhabilitatives, autant en prison que lors de la probation, qui ont cherché à répondre précisément à cette question (Bersani et Doherty, 2018 ; Burke et al., 2018 ; Farrall et Calverley, 2006 ; Kazemian, 2016 ; Rocque, 2017). Selon Paternoster et Bushway (2010) : « La théorisation et la recherche sur le désistement du crime forment l’un des domaines les plus dynamiques de la criminologie aujourd’hui » (p. 1156). Cette recherche sur le processus de changement au cours de la vie remet directement en question la notion inspirée du modèle médical selon laquelle la criminalité est quelque chose qui peut être « réparé » ou « guéri » par une intervention au même titre que les traitements pharmaceutiques peuvent traiter une éruption cutanée ou d’autres problèmes médicaux. Toutefois, si le modèle médical de réhabilitation des délinquants n’a pas bien résisté à l’examen scientifique, alors la notion de désistement « spontané » ou « naturel » devrait être considérée comme tout aussi suspecte et même inutile en tant que concept, comme ce l’est dans un modèle médical.

Le nombre toujours croissant de recherches approfondies sur l’abandon de la délinquance laisse entendre que le désistement est « coproduit » (Nugent et Schinkel, 2016 ; Weaver, 2015) entre les individus et ceux qui les entourent (famille, amis et professionnels) dans un processus interactionnel et réciproque (Barry, 2016). Les théories intégratives du désistement assisté (par ex. : F.-Dufour et al., 2015 ; McNeill, 2006) reconnaissent l’interdépendance des personnes et décrivent le changement dans le parcours de vie comme un processus fondamentalement social et relationnel (Barr et Christian, 2019 ; Kirkwood, 2016). Cela inclut les relations avec les acteurs du système judiciaire (Burke et al., 2018). Les recherches comme celle de Mullins et Kirkwood (2019) montrent comment les récits de désistement des individus peuvent être co-construits dans des interventions thérapeutiques. De même, des recherches complémentaires (par ex. : Morash et al., 2019) montrent la dynamique inverse : que la recherche sur les récits de désistement peut aider à améliorer les interventions thérapeutiques (voir Burke et al., 2018).

L’argument ici n’est pas d’abandonner les approches fondées sur le modèle médical pour étudier les interventions thérapeutiques. Des ECR bien conçus sont, de loin, le meilleur moyen de mesurer la contribution des interventions structurées dans le domaine de la justice pénale. De plus, trop de pratiques correctionnelles répandues ne reposent sur aucune preuve scientifique, affectent la vie des personnes et ne sont jamais remises en question ou même évaluées. Le mouvement « ce qui fonctionne » est donc extrêmement bienvenu dans le domaine des services correctionnels et a joué un rôle crucial dans la lutte contre des pratiques néfastes, insistant pour que les services correctionnels soient tenus responsables des résultats allant bien au-delà de l’infliction de la peine et de la punition.

Au contraire, l’argument ici est que ces preuves, à elles seules, nous en disent peu sur la façon dont la plupart des gens changent leur vie. Des recherches sur le désistement coproduit sont nécessaires pour répondre aux questions sur comment et pourquoi le changement se produit au cours de la vie. En effet, la recherche sur le désistement peut également être essentielle dans la conception de meilleures interventions, dans une perspective « ce qui fonctionne ». Comme le soutiennent Raynor et Robinson (2005), « Loin de rendre redondantes les approches correctionnelles, la théorie et la recherche dans les domaines de la justice réparatrice, le désistement et la réhabilitation, ont le potentiel d’enrichir les façons dont nous théorisons, pratiquons et, plus généralement, cherchons à encourager la réhabilitation des délinquants » (p. 158). Trop souvent, les interventions contemporaines destinées à la réhabilitation sont développées sans s’appuyer sur une théorie du changement. Comme l’a écrit Cullen (2002), « Bien que la criminologie soit riche en théories contemporaines du crime, les véritables théories de l’intervention correctionnelle sont rares. On cherche en vain dans les revues et les manuels de criminologie de nouvelles théories systématiques de l’intervention » (p. 283). À cet égard, Tilley (2005) soutient de façon convaincante que ce qui devrait être évalué dans les recherches futures ne sont pas des programmes, mais plutôt des théories du changement. Heureusement, la criminologie a maintenant un riche filon de recherche à exploiter à cet effet avec la recherche et la théorie contemporaines sur le désistement assisté.