Corps de l’article

How Trump helped inspire a wave of strict new abortion laws

Vox, 21 novembre 2018[1]

Here’s why Donald Trump attacked abortion in his State of the Union address

USA Today, 5 février 2019[2]

At least 20 abortions cases are in the pipeline to the Supreme Court. Any one could gut Roe v. Wade

The Washington Post, 15 février 2019[3]

Georgia’s heartbeat abortion bill is dangerous for women nationwide

The Hill, 13 mars 2019[4]

Judge blocks Kentucky fetal heartbeat law that bans abortion after six weeks

The New York Times, 16 mars 2019[5]

Ces quelques titres de grands journaux et magazines américains tirés entre novembre 2018 et mars 2019 illustrent que l’accès à l’avortement demeure un enjeu d’actualité majeur aux États-Unis, et ce, encore plus depuis l’élection du républicain Donald Trump à la présidence en novembre 2016.

Parallèlement, pour souligner la Journée mondiale de l’avortement du 28 septembre 2018, dans un communiqué, un groupe d’experts des Nations Unies en droits humains déclarent notamment ceci :

[They] urged governments across the world to decriminalise abortion and enhance their progress towards ensuring the right of every woman or girl to make autonomous decisions about her pregnancy. This is at the very core of her fundamental right to equality, privacy and physical and mental integrity and is a precondition for the enjoyment of other rights and freedoms. 

Le groupe d’experts ajoute:

Concerns about unsafe abortion must be addressed through public health, relevant medical malpractice and civil laws. It is therefore crucial that countries demonstrate their commitment to eliminating discrimination against women in their legislation and to advancing women’s and adolescents’ sexual and reproductive rights, in accordance with international human rights standards,” the experts emphasized[6].

Avant d’aller plus loin, rappelons quelques faits relatifs à l’avortement : selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’avortement correspond à l’une des procédures médicales les plus sûres si les directives en la matière sont suivies[7]. Par contre, les complications dues à un avortement non médicalisé demeurent la cause d’au moins un décès maternel sur six[8]. En 2008, une étude de l’OMS basée sur les données et estimations provenant de l’ensemble des États démontre que plus le cadre légal permettant l’avortement est large, moins il y a de décès résultant d’avortements non médicalisés[9]. De plus, un rapport de recherche de 2017 du Guttmacher Institute révèle que la mise en place de restrictions légales n’entraine pas de baisse significative dans le nombre d’avortements pratiqués. En effet, entre 2010 et 2014, le rapport indique que 34 femmes sur 1000 âgées de 15 à 44 ans ont eu recours à l’avortement dans les États où il est banni ou seulement permis dans les cas où il est nécessaire pour sauver la vie de la femme enceinte. Dans les États où l’avortement est permis sans aucune restriction, entre 2010 et 2014, on note que 37 femmes sur 1000 âgées de 15 à 44 ans y ont eu recours[10]. Le même rapport constate en fait que plus il y a de restrictions légales quant à l’accès à l’avortement, plus le nombre d’avortements pratiqués de façon moins sécuritaire augmente[11].

Ceci étant dit, les États-Unis respectent-ils les « standards internationaux de droits humains » mentionnés dans le communiqué en marge de la Journée mondiale de l’avortement? Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) adopté en 1966 et entré en vigueur en 1976[12] correspond certainement à l’un des traités cardinaux en matière de droits humains. En effet, c’est dans ce traité, ainsi que dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) [13], qu’on retrouve pour la première fois la codification en termes juridiques des droits contenus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme[14] adoptée en 1948. Les 172 États ayant ratifié le PIDCP, dont les États-Unis depuis 1992[15], ont donc des obligations précises en matière de droits humains. Parmi celles-ci, on en retrouve notamment en matière d’accès à l’avortement. En l’espèce, il sera donc question de déterminer si, en matière d’accès à l’avortement, les États-Unis remplissent leurs obligations en vertu du PIDCP.

Premièrement, afin de déterminer les obligations des États ayant ratifié le PIDCP, les protections que confère ce dernier en matière d’accès à l’avortement seront abordées à travers une analyse de la jurisprudence du Comité des droits de l’homme (ci-après « CDH »). Cette analyse sera divisée selon les circonstances où le CDH a reconnu la nécessité de permettre l’accès à un avortement soit lorsque l’avortement est nécessaire pour sauver la vie de la femme enceinte, lorsqu’il est nécessaire pour préserver sa santé, lorsque la grossesse résulte d’un viol ou d’inceste et lorsque le foetus souffre d’une malformation sévère. Les dispositions du PIDCP concernées sont le droit à la vie (art. 6), le droit à la protection contre la torture, peines ou traitements inusités, inhumains ou dégradants (art. 7), le droit à la vie privée (art. 17) et le droit à la non-discrimination à l’égard de la loi (art. 26).

Deuxièmement, la situation de l’avortement aux États-Unis sera examinée. Il sera principalement question d’étudier l’évolution et l’état actuel de la jurisprudence de la Cour suprême concernant l’accès à l’avortement. Ensuite, la réalité sur le terrain sera analysée afin de saisir l’effet réel des restrictions légales limitant l’accès. Finalement, l’actuelle situation politico juridique de la Cour suprême américaine sera exposée afin d’éclaircir les questions politiques relatives à l’avortement aux États-Unis.

Enfin, il sera alors possible de démontrer en quoi les États-Unis ne remplissent pas leurs obligations en matière d’avortement en vertu du PIDCP.

I. Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Le PIDCP sera tout d’abord présenté. Les circonstances dans lesquelles le PIDCP confère une protection en matière d’accès à l’avortement seront ensuite illustrées par l’entremise d’une étude de la « jurisprudence » du CDH. Ces circonstances sont les suivantes : lorsque l’avortement est nécessaire pour sauver la vie de la femme, lorsqu’il est nécessaire pour préserver la santé de la femme, lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou d’inceste, et lorsque le foetus souffre de malformations sévères.

A. Information générale

Les États-Unis ont ratifié le PIDCP en 1992. Le Sénat, dans son rapport relatif à la ratification du PIDCP écrit :

The International Covenant on Civil and Political Rights is one of the fundamental instruments created by the international community for the global promotion and protection of human rights. Over 100 States, including the member states of the European Community, Canada, and other traditional U.S. allies, have ratified the Covenant. In view of the leading role that the United States plays in the international struggle for human rights, the absence of U.S. ratification of the Covenant is conspicuous and, in the view of many, hypocritical. The Committee believes that ratification will remove doubts about the seriousness of the U.S. commitment to human rights and strengthen the impact of U.S. efforts in the human rights field[16].

La ratification est tout de même accompagnée de réserves rendant certaines parties des dispositions du PIDCP inopérantes aux États-Unis, notamment celle prohibant la peine de mort imposée aux enfants, celle interdisant la propagande raciste et haineuse et celle prohibant les traitements cruels, inhumains et dégradants à l’exception de ce qui est déjà conforme avec ce que la loi américaine prévoit[17]. Bien que plusieurs auteurs[18] avancent que de telles réserves sont le prix à payer afin de faire ratifier un traité de droits humains par le plus grand nombre d’États, d’autres[19] avancent plutôt que d’un point de vue théorique, cela va à l’encontre du caractère universel des traités de droits humains.

Notons que la ratification du PIDCP est contraire à la pratique générale de résistance des États-Unis à l’égard des traités internationaux. Au coeur de cette résistance, repose la notion de souveraineté, la suprématie ultime de la Constitution des États-Unis d’Amérique de 1787[20] ainsi que le partage de compétences entre le fédéral et les différents États[21]. En d’autres mots, une partie importante de la classe politique américaine, incluant plusieurs sénateurs, craint que les traités internationaux, surtout ceux en matière de droits humains, n’affaiblissent la souveraineté américaine, créant une obligation de modifier les lois adoptées par les réels représentants du peuple américain au Congrès[22]. Ce faisant, le traité central en matière de protection des droits des femmes, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[23], entrée en vigueur en 1981, n’a pas été ratifiée par les États-Unis. Les seuls autres États à ne pas l’avoir ratifiée sont l’Iran, les Palaos, la Somalie, le Soudan et les Tonga[24]. Ce traité impose d’ailleurs des obligations aux États parties en matière d’accès à l’avortement[25]. Cette non-ratification par les États-Unis entraine son lot de conséquences. En effet, cela empêche, ou du moins, ralentit considérablement les normes qui y sont prévues d’être considérées comme partie intégrante de la coutume internationale[26].

Le PIDCP prévoit les droits humains tels le droit à la vie[27], la protection contre les traitements cruels, dégradants et inhumains[28], la protection contre l’esclavage[29], le droit à la vie privée[30], la liberté de conscience[31], la liberté d’expression[32], le droit à l’égalité et à la non-discrimination devant la loi[33].

Un comité formé d’experts indépendants, le CDH, est mis en place afin de surveiller la mise en oeuvre du PIDCP par les États parties[34]. Ces derniers doivent lui présenter à intervalles réguliers des rapports sur la mise en oeuvre des droits prévus dans le PIDCP. Un premier rapport doit être soumis un an après la ratification et généralement, un autre rapport doit suivre tous les quatre ans. Le CDH, suite à l’examen d’un rapport, fait à l’État concerné ses recommandations et préoccupations par l’entremise de ses « observations finales ». Le CDH publie aussi ses observations générales correspondant à une interprétation par le CDH du contenu des dispositions du PIDCP[35]. Adopté en 1966 et entré en vigueur en 1976, le premier Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques[36] permet au CDH d’examiner des plaintes individuelles provenant de particuliers se disant victimes de violation de droits reconnus au PIDCP. Ce Protocole est ratifié par 116 États, mais pas par les États-Unis[37]. Toutefois, le mécanisme qui y est prévu a permis au CDH de développer une jurisprudence étoffée relative aux droits prévus dans le PIDCP. Cette jurisprudence permet donc de définir leur portée et de mieux délimiter les obligations des États parties au PIDCP et non seulement ceux parties au Protocole. Cette jurisprudence comprend également les observations générales ainsi que les observations finales. En l’espèce, bien que dépourvue de valeur juridique contraignante, mais non pas de valeur politique et morale, c’est cette « jurisprudence » qui permettra de déterminer les obligations des États-Unis en matière d’accès à l’avortement en vertu du PIDCP[38].

B. Le Pacte et le droit à l’avortement

Le PIDCP ne prévoit pas le droit à l’avortement de façon expresse. C’est plutôt à travers la « jurisprudence » du CDH et l’évolution de l’interprétation et de l’application de certains droits du PIDCP en faveur de la reconnaissance d’un droit à l’avortement qu’il est possible aujourd’hui de dire que les femmes bénéficient d’un droit à l’avortement en vertu du PIDCP [39]. Comme illustré par les auteures Zampas et Gher, la jurisprudence du CDH s’est précisée en matière d’avortement autour de cas particuliers : quand l’avortement est nécessaire pour sauver la vie de la femme enceinte, quand il est nécessaire pour préserver sa santé, quand la grossesse résulte d’un viol ou d’inceste, quand le foetus souffre d’une malformation[40].

3. L’avortement pour sauver la vie de la femme enceinte

L’article 6 (1) du PIDCP prévoit que « le droit à la vie est inhérent à la personne humaine ». Débutons par les observations générales pertinentes du CDH. L’Observation générale n° 6 du CDH rendue en 2004 stipule que le droit à la vie ne doit pas être interprété restrictivement et ajoute que « la protection de ce droit exige que les États adoptent des mesures positives »[41]. Le CDH, dans une autre observation générale, l’Observation générale n° 28 sur l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, demande aux États lorsqu’ils font leur rapport sur la mise en oeuvre du droit à la vie de :

fournir des données sur les taux de natalité ainsi que sur le nombre de décès imputables à la fonction de procréation des femmes. Ils devraient également fournir des données ventilées par sexe sur les taux de mortalité infantile. Ils devraient communiquer des informations sur toutes les mesures adoptées par eux pour aider les femmes à éviter les grossesses non désirées et à veiller à ce qu’elles ne doivent pas subir d’avortements clandestins mettant leur vie en danger[42].

La même observation générale ajoute que le fait pour un État d’imposer un devoir légal aux médecins et aux autres membres du personnel soignant de signaler aux autorités les femmes ayant choisi de se faire avorter peut constituer une violation du droit à la vie des femmes concernées. On note également qu’une telle situation peut aussi constituer une violation à leur droit de ne pas subir de traitement cruel, dégradant et inhumain prévu à l’article 7 du PIDCP[43].

En 2018, l’Observation générale n° 36 sur le droit à la vie réaffirme le lien fort pour les femmes entre leur droit à l’avortement et l’exercice de leur droit à la vie prévu au PIDCP. Le CDH énonce que les États peuvent adopter des mesures encadrant l’avortement, mais que celles-ci ne doivent pas violer le droit à la vie des femmes enceintes ou tout autre droit prévu au PIDCP. Ainsi, sans donner d’exemples, peu importe le type de mesures, elles ne doivent pas mettre la vie des femmes enceintes en danger ou les soumettre à une douleur ou souffrance mentale ou physique correspondant à une violation de l’article 7 (protection contre peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants)[44].

Le CDH innove dans cette observation relativement au droit à l’avortement, car il spécifie pour la première fois que les États doivent fournir un accès à l’avortement sécuritaire, légal et efficace pour protéger la vie et la santé de la femme enceinte et aussi lorsque pour la femme, mener la grossesse à terme engendrerait une souffrance ou une douleur considérable. Relativement à cette souffrance ou douleur considérable, le CDH nomme spécifiquement les circonstances où les États se doivent de permettre l’avortement, soit lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou d’inceste et lorsque le foetus présente des malformations mortelles[45].

De plus, l’observation ajoute que les États ont le devoir de s’assurer que les femmes n’aient pas recours à des avortements non sécuritaires. Pour se faire, ils doivent réviser leurs lois en la matière. Le CDH guide les États relativement à ce devoir en énumérant plusieurs exemples de ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire :

For example, they should not take measures such as criminalizing pregnancy of unmarried women or applying criminal sanctions to women and girls who undergo abortion or to medical service providers who assist them in doing so, since taking such measures compels women and girls to resort to unsafe abortion. States parties should remove existing barriers to effective access by women and girls to safe and legal abortion, including barriers caused as a result of the exercise of conscientious objection by individual medical providers, and should not introduce new barriers[46].

On peut conclure que cette observation générale du CDH interprète le droit à la vie de l’article 6 du PIDCP comme requérant que les États rendent l’avortement accessible dans les situations où la vie et la santé de la femme enceinte est en danger et où mener à terme la grossesse engendrerait pour la femme enceinte une souffrance ou une douleur considérable. En exigeant la légalisation de l’avortement dans ces situations précises, il s’agit de la première observation générale du CDH où il est exigé que l’avortement soit légalisé dans une quelconque situation faisant ainsi du droit à l’avortement, bien qu’il ne soit pas expressément prévu au PIDCP, un droit humain.

Parallèlement aux observations générales du CDH, les observations finales du CDH offrent également un fort soutien au droit à l’avortement et exigent dans certaines circonstances particulières, que nous verrons dans les prochains paragraphes, que les États prennent des mesures concrètes afin que les femmes bénéficient du droit à la vie dans le contexte d’un avortement[47]. Effectivement, tel que le soulignent les auteures Zampas et Gher, le CDH a fait le lien entre les avortements non sécuritaires et illégaux et les taux élevés de décès chez les femmes enceintes[48]. D’autres ont notamment relevé que la pratique d’un avortement illégal engendre des conséquences sérieuses et nocives pour la vie, le bien-être[49] et la santé[50].

Ces observations finales soulignent aussi les effets néfastes des lois limitant l’accès à l’avortement sur la vie des femmes. Par exemple, l’observation finale sur l’Équateur de 1998, se basant sur le fait que plus il y a de restrictions limitant l’accès à l’avortement, plus il y a de suicides chez les mineures, a statué que l’Équateur violait le droit à la vie de ces mineures et que conséquemment, le CDH lui recommandait d’adopter les mesures et législations nécessaires afin de corriger la situation[51]. Dans les cas de grossesses résultant d’un viol, le CDH a confirmé qu’une législation interdisant l’avortement dans une telle circonstance est incompatible avec le droit à la vie prévu à l’article 6 du PIDCP[52] et que par conséquent, le CDH recommande à l’État fautif d’adapter sa législation afin que le droit à la vie des femmes soit respecté lorsque ces dernières choisissent de mettre fin à leur grossesse[53].

Dans ses observations finales, le CDH s’intéresse aussi au manque d’accessibilité à l’avortement, et ce, même quand ce dernier est légalement autorisé. Son analyse va donc au-delà de l’aspect purement formel du droit. Par exemple, dans son observation finale sur la Pologne en 2004, le CDH a exprimé sa profonde préoccupation à l’égard des lois polonaises relatives à l’avortement. Ces dernières rendant dans les faits l’avortement inaccessible, le CDH conclut que ces lois restrictives incitent les Polonaises à recourir à des avortements illégaux et non sécuritaires mettant ainsi leur santé et leur vie en danger. Le CDH n’arrête pas son analyse au fait que l’avortement est légal en Pologne. Il met plutôt l’accent sur la réalité du terrain, soit l’inaccessibilité dans les faits. Ce faisant, le CDH conclut en conseillant à la Pologne de libéraliser sa législation et sa pratique en matière d’avortement afin de se conformer à ses obligations en vertu du droit à la vie prévu au PIDCP[54].

Par contre, avant de clore la section sur le droit à la vie prévu à l’article 6, quelques commentaires s’imposent sur le foetus. Tel que l’expliquent les auteures Zampas et Gher[55], le foetus ne bénéficie pas du droit à la vie prévu dans le PIDCP. Si c’était le cas, ce serait incompatible avec le droit à la vie des femmes tel qu’illustré précédemment. En plus, ce serait également incompatible avec leur droit à la santé et leur droit à l’autonomie. Un tel droit accordé au foetus imposerait aux femmes des grossesses non désirées compromettant ainsi leur vie au nom de la vie de leur futur enfant. Au-delà de cette flagrante opposition, les auteures rappellent qu’au moment où le PIDCP était négocié, un amendement à l’article 6 a été proposé par un groupe d’États réunissant la Belgique, le Salvador, le Mexique et le Maroc afin de conférer à la personne humaine le droit à la vie à partir du moment de la conception. Or, cet amendement a été battu. De plus, accorder le droit à la vie au foetus serait totalement incohérent avec la jurisprudence du CDH qui à maintes reprises a appelé les États à libéraliser leurs lois en matière d’avortement. Les auteures illustrent que l’approche du CDH en matière du droit à la vie et du foetus est cohérente avec les autres instruments pertinents de droits humains universels (la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention internationale des droits de l’enfant)[56]. Notons toutefois que la Convention américaine relative aux droits de l’homme se distingue puisqu’elle prévoit à son article 4 que « [t]oute personne a droit au respect de sa vie.  Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception.  Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie »[57].

2. L’avortement pour préserver la santé de la femme

Comme le démontrent les auteures Zampas et Gher[58], le PIDCP ne protège pas expressément le droit à la santé. Par contre, dans la constatation fort importante KL c. Pérou (KL)[59] rendue en 2005, le CDH reconnaît que l’accès à l’avortement est à l’intersection entre la santé des femmes, leur droit à la vie privée ainsi que leur droit de ne pas subir de peine ou traitement cruel, inhumain et dégradant. Ce faisant, relativement aux lois des États parties encadrant et limitant l’accès à l’avortement, le CDH a conclu que les États parties ne devaient pas interpréter restrictivement les exceptions basées sur la santé qui y sont prévues afin de préserver la santé des femmes. Avant d’approfondir KL et cette conclusion du CDH en matière d’exception basée sur la santé, notons qu’avant de rendre cette constatation, le CDH avait déjà à plusieurs reprises dans le contexte de l’avortement, à travers ses observations finales, souligné le lien entre le droit à la vie des femmes et leurs conditions de santé[60]. Le CDH avait aussi soulevé les effets négatifs des restrictions légales à l’avortement sur la santé des femmes[61].

KL était une jeune adolescente de 17 ans enceinte d’un foetus souffrant d’anencéphalie. L’anencéphalie est une condition incompatible avec la vie du foetus et met en péril la santé et la vie de la femme enceinte. Mise au courant de la situation par son médecin, suivant son conseil, l’adolescente décide de mettre fin à sa grossesse. De plus, la preuve présentée révèle qu’une travailleuse sociale lui a fortement conseillé de prendre cette décision sinon, son sentiment de détresse et d’instabilité émotionnelle ne serait que prolongé. Un psychiatre a, quant à lui, affirmé que mener la grossesse à terme risquerait fortement de causer une dépression chez l’adolescente menaçant ainsi sérieusement son développement et sa santé mentale[62].

Au Pérou, l’avortement est prohibé en vertu de la loi, mais demeure exceptionnellement permis lorsque la vie ou la santé de la femme est en danger. Or, malgré la recommandation du médecin de mettre fin à la grossesse et cette exception légale, l’hôpital public péruvien a refusé de pratiquer l’avortement plaidant qu’il ne s’agissait pas d’un cas tombant dans l’exception et que la loi ne prévoit pas de droit à l’avortement dans les cas de malformations sévères du foetus. L’adolescente a donc accouché d’une fille souffrant d’anencéphalie. Tel que le prévoyait le médecin de l’adolescente, son enfant n’a vécu que quatre jours, durant lesquels l’adolescente dut l’allaiter. L’adolescente, suite à la mort de sa fille, tomba dans une profonde dépression[63].

Le CDH a déterminé que le Pérou, en refusant à l’adolescente l’accès à un avortement thérapeutique permis légalement par le droit péruvien, était en violation des articles 2, 7, 17 et 24 du PIDCP.

L’article 7 sur l’interdiction de peine et traitement cruel, inhumain et dégradant est violé puisque d’après le CDH, la profonde dépression et la détresse émotionnelle vécue par l’adolescente étaient prévisibles et que l’omission de pratiquer l’avortement thérapeutique chez cette dernière est la cause des souffrances qu’elle a expérimentées[64]. Ceci veut dire qu’un État partie doit, afin de remplir ses obligations relatives à l’article 7, garantir l’accès à l’avortement légal aux femmes dans les cas où la grossesse menace leur santé mentale ou physique incluant les cas de malformations sévères du foetus[65]. Notons que l’adolescente avait aussi plaidé une violation de son droit à la vie prévu à l’article 6 du PIDCP, mais le CDH n’a pas jugé nécessaire de se pencher sur une potentielle violation à ce droit étant donné l’établissement de la violation de l’article 7[66].

L’article 17 sur le droit à la vie privée est violé parce que l’adolescente avait légalement droit à l’avortement et que le refus par l’hôpital public péruvien de se plier à sa décision était injustifié. Le CDH se base sur la définition de l’OMS comme incluant la santé mentale. Le cas en l’espèce était alors un cas d’application de l’exception relative à la santé de la femme dans la loi péruvienne encadrant l’avortement. La décision, de nature privée, de mener à terme la grossesse ou non ne revenait qu’à l’adolescente et non pas au personnel de l’hôpital péruvien[67].

L’article 24 sur les mesures spéciales à l’égard des mineurs est aussi violé. Le CDH souligne la vulnérabilité particulière d’une jeune fille mineure lorsque celle-ci tente d’obtenir un avortement. Ce faisant, il reconnaît les obstacles additionnels qu’elle peut rencontrer ainsi que la plus grande possibilité de voir ses droits violés durant le processus[68]. Quant à l’article 2 sur l’obligation des États parties de garantir et de respecter les droits prévus au PIDCP, le CDH rappelle que les États parties ont le devoir de prévoir un mécanisme administratif ou légal permettant de redresser toute situation de violation de droit[69].

Bref, tel que l’expliquent les auteures Zampas et Gher, l’affaire KL est d’une importance significative puisqu’il s’agit de la première fois où un comité des Nations Unies relatif aux droits humains trouve un gouvernement responsable d’avoir violé les droits d’une femme en ne lui ayant pas assuré l’accès à un avortement auquel elle avait droit en vertu de sa santé. De plus, le CDH, en confirmant que la santé de la femme enceinte doit être interprétée de façon large et libérale, énonce qu’une exception permettant l’avortement pour préserver ladite santé de la femme enceinte doit également être interprétée de façon large et libérale. Ainsi, une telle exception ne peut être lue comme servant à préserver uniquement la santé physique de la femme enceinte. Sa santé mentale doit l’être également. Ce faisant, l’État partie doit assurer que dans les faits, l’avortement soit réalisable dans les cas de malformations sévères du foetus. Il doit s’assurer que les mesures nécessaires pour garantir aux mineures l’accès à des services de santé reproductive soient mises en place. Finalement, un mécanisme d’appel accessible doit exister pour les femmes enceintes qui se voient refuser par un médecin l’accès à un avortement légal en vertu de leur santé. Cette constatation est d’autant plus importante puisqu’elle établit que les États parties ont le devoir de s’assurer que l’avortement soit accessible dans les faits lorsqu’ils reconnaissent formellement un droit à l’avortement nécessaire pour protéger la santé de la femme enceinte. Cela est une avancée majeure en matière de droit à l’avortement. Seulement le reconnaître dans un texte de loi n’est pas suffisant pour protéger la santé des femmes enceintes. Effectivement, dans bien des États où l’avortement est légal lorsque nécessaire pour la santé de la femme enceinte, ce dernier demeure dans les faits inaccessible de par l’imposition de diverses conditions qui implicitement constituent des restrictions au libre et effectif accès à l’avortement nécessaire pour des raisons de santé. Le Pérou dans l’affaire KL en est un exemple[70].

3. L’avortement lorsque la grossesse est le résultat d’un viol ou d’inceste

Le PIDCP ne confère pas expressément le droit à l’avortement dans les cas où la grossesse est le résultat d’un viol ou d’inceste. C’est encore une fois le CDH, à travers ses observations finales rendues entre 2000 et 2004 comme le démontrent les auteures Zampas et Gher[71] et notamment la constatation L.M.R. v. Argentina[72] rendue en 2011, qui inférera à partir d’autres droits du PIDCP le droit à l’avortement dans les cas de viol ou d’inceste.

Le CDH a exprimé ses préoccupations à l’égard d’États parties criminalisant l’avortement lorsque la grossesse est le résultat d’un viol[73] et en 2000, a confirmé dans une observation finale à l’égard du Pérou qu’une telle législation viole le droit à la vie des femmes prévu à l’article 6 du PIDCP[74]. Le CDH recommande aussi au Pérou d’amender son cadre législatif qui criminalise l’avortement, car il pénalise les femmes enceintes lorsqu’elles mettent fin à leur grossesse résultant d’un viol. Le CDH détermine qu’une telle législation viole l’article 3 obligeant les États à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits du PIDCP, l’article 6 du droit à la vie et l’article 7 sur l’interdiction des peines et traitements cruels, inhumains et dégradants[75]. En 2004, dans une autre observation finale cette fois concernant la Pologne, le CDH, allant au-delà de l’aspect formel du droit, s’est dit préoccupé face à l’inaccessibilité de l’avortement dans les faits en Pologne, et ce, même si l’avortement est permis lorsque la grossesse est le résultat d’un viol. Le CDH recommande donc que la Pologne libéralise sa législation et sa pratique relative à l’avortement[76].

Les faits dans la constatation L.M.R. sont les suivants. Suite à une visite à l’hôpital, on découvre qu’une femme de 20 ans ayant un âge mental entre 8 et 10 ans est enceinte. La grossesse est le résultat d’un viol commis par son oncle. Le Code criminel argentin permet l’avortement lorsqu’il est le résultat d’un viol commis sur une personne handicapée mentalement. Elle en fit donc la demande. Malgré ceci, elle dut plaider la légalité d’y recourir jusqu’à la plus haute instance judiciaire en Argentine où on lui reconnut le droit de se faire avorter vu les circonstances. Or, sous pression de groupes antiavortement affirmant que la grossesse était trop avancée (entre 20 et 22 semaines), l’hôpital refuse de pratiquer l’avortement. Comme aucun autre hôpital accepta de le pratiquer, et comme c’est généralement le cas lorsqu’on empêche le recours à un avortement légal, la jeune femme enceinte se fit avorter clandestinement[77].

Selon le CDH, l’Argentine n’a pas respecté ses obligations en vertu du PIDCP de par ses violations de ses articles 2, 3, 7 et 17[78]. L’État argentin, en n’ayant pas garanti à L.M.R. l’exercice du droit à l’avortement prévu dans la législation lorsque celle-ci l’avait dûment demandé, lui a causé « une souffrance physique et morale » violant ainsi l’article 7 du PIDCP interdisant les peines et traitements cruels, inhumains et dégradants. Le Comité souligne également que la violation est « d’autant plus grave » puisqu’il « s’agissait d’une jeune fille handicapée »[79].

L’article 17 sur le droit à la vie privée est violé. En effet, le CDH constate que « l’immixtion illégitime de l’État » par l’entremise du pouvoir judiciaire dans une affaire qui devait concerner uniquement « la patiente et son médecin » correspond dans ces circonstances à une violation du PIDCP[80].

Conséquemment, l’article 2 est violé, car l’État partie, par omission, ne s’est pas assuré de disposer d’un mécanisme permettant à L.M.R. d’interrompre sa grossesse et d’ainsi exercer ses droits prévus au PIDCP. Bien qu’ultimement les juridictions argentines aient rendu une décision favorable quant à l’interruption de sa grossesse, cela a nécessité trois procédures judiciaires prolongeant ainsi la gestation de plusieurs semaines. Cela a entrainé des conséquences sur la santé de L.M.R. qui en fin de compte, a été obligée de recourir à un avortement illégal et n’a pu se prévaloir de ses droits[81].

La constatation du CDH dans cette affaire réaffirme le consensus voulant que limiter l’accès à l’avortement peut être considéré comme une violation de l’article 7 du PIDCP interdisant les peines et traitements cruels, inhumains et dégradants, mais ajoute que si la victime est une personne handicapée, cela rend la violation encore plus grave. Finalement, la constatation démontre aussi qu’obstruer l’accès à une procédure médicale légale tel l’avortement dans ces circonstances peut violer les articles 7 et 17 du PIDCP.

Également, mais sans en faire une analyse approfondie, pour la première fois, le CDH reconnaît, vu la violation de différents articles du PIDCP, qu’une femme est victime de discrimination dans l’accès à des services reproductifs. Le CDH reconnaît donc également que l’Argentine a violé l’article 3 voulant que les hommes et les femmes jouissent également des droits prévus au PIDCP. Les questions de discrimination en matière d’accès à l’avortement seront davantage développées lorsque sera abordé dans la sous-section suivante la constatation du CDH Mellet v. Ireland[82].

4. L’avortement en cas de malformations sévères du foetus

Comme développée précédemment, le CDH, dans sa jurisprudence, a déjà eu à se pencher sur cette question. Dans KL, rendue en 2005, par l’entremise d’une analyse des droits des femmes à la santé et à l’interdiction des peines et traitements cruels, inhumains et dégradants, le CDH a confirmé que le refus d’administrer un avortement médicalement nécessaire à une jeune fille enceinte d’un foetus souffrant d’une malformation grave constituait une violation de ses droits[83]. Pour arriver à cette conclusion, le CDH a mis l’accent sur le fait qu’être forcée de porter jusqu’à l’accouchement un foetus souffrant de malformations sévères a causé à KL une immense détresse mentale qui était prévisible et évitable[84]. Cette constatation, en démontrant les liens entre la malformation sévère du foetus, la santé mentale et physique des femmes, leur vie privée et leur droit à ne pas subir de peine ou traitement cruel, inhumain et dégradant a ouvert la porte afin que la malformation sévère du foetus soit une raison indépendante justifiant un avortement en vertu des droits humains prévus au PIDCP[85].

Rendue en 2016, la constatation du CDH Mellet mettant en cause l’Irlande reprend la balle au bond et précise l’analyse du CDH en la matière. Le CDH va encore plus loin et innove dans son approche à l’égard du droit à l’avortement puisque pour la première fois, il reconnaît explicitement que la prohibition et la criminalisation de l’avortement sont en soi une violation des droits humains[86]. Rappelons que dans KL, le CDH avait reproché au Pérou d’empêcher une femme de bénéficier d’un avortement auquel elle avait droit en vertu du droit péruvien puisqu’il était nécessaire à sa santé. Le droit péruvien prévoyait effectivement une exception permettant l’avortement lorsque c’était le cas. Le CDH s’est donc basé sur cette exception du droit péruvien pour énoncer que le Pérou ne respectait pas ses obligations en vertu du PIDCP en interdisant à KL de bénéficier d’un avortement.

La situation est différente dans Mellet, car, en droit irlandais, l’exception légale permettant l’avortement est beaucoup plus restrictive. En effet, l’avortement y est permis uniquement lorsque la vie de la femme enceinte est substantiellement menacée et que cette dernière ne peut être sauvée que par l’entremise d’un avortement. Dans les faits, l’avortement est donc criminellement interdit dans pratiquement l’ensemble des circonstances en Irlande. Le CDH a alors l’occasion d’évaluer si un État partie prohibant l’avortement d’une telle manière respectait ses obligations en vertu du PIDCP. Il conclut que non.

Dans Mellet, une femme enceinte nommée Mellet est mise au courant au cours de sa vingt-et-unième semaine de grossesse que l’enfant qu’elle porte est atteint de malformations congénitales et allait mourir avant la naissance ou peu de temps après. En Irlande, le cadre législatif ne permet l’avortement que dans les cas où il est établi selon toute probabilité que la vie, et non pas seulement la santé, de la femme enceinte est menacée et que ce risque sérieux et réel ne peut être écarté que par la pratique d’un avortement. Autrement, l’avortement est légalement interdit. Comme la situation de la femme en l’espèce ne se qualifiait pas dans l’exception prévue, elle devait soit mener la grossesse à terme, tout en sachant très bien que le foetus allait mourir avant en elle, soit obtenir un avortement illégal ou soit aller à l’étranger se faire avorter légalement[87]. Mellet, ne voulant pas accoucher d’un enfant dont les chances de vie sont nulles, décide donc de parcourir 268 km entre Dublin, l’hôpital où elle était suivie en Irlande, et Liverpool en Angleterre, là où elle peut bénéficier d’un avortement.

Le CDH affirme qu’en l’espèce, l’article 7 interdisant les peines et traitements cruels, inhumains et dégradants est violé par l’Irlande. Suivant la tendance jurisprudentielle du CDH tel qu’illustré dans KL et L.M.R., le CDH énonce que « l’État partie a causé à l’auteure [Mellet] des souffrances physiques et morales intenses »[88]. Le CDH ajoute que Mellet était préalablement vulnérable puisqu’elle venait d’apprendre que son enfant souffrait de malformations sévères et que son angoisse physique et mentale en résultant était exacerbée par les facteurs suivants :

de n’avoir pas pu continuer de bénéficier des soins médicaux et de l’assurance maladie prévus par le système de santé publique irlandais; d’avoir dû choisir entre poursuivre une grossesse non viable ou partir à l’étranger dans cet état à ses frais et sans le soutien de sa famille, et rentrer en Irlande alors qu’elle n’était pas complètement remise; de la honte et de la stigmatisation associées à la pénalisation d’un avortement motivé par des malformations létales du foetus; d’avoir dû laisser le corps de son bébé derrière elle et de recevoir sa dépouille ultérieurement des mains d’un coursier, alors qu’elle ne s’y attendait pas; et du refus de l’État partie de lui procurer les soins postérieurs à l’avortement dont elle avait besoin et de l’accompagner dans son deuil[89].

Le CDH poursuit en affirmant que le tout aurait pu être évité si :

elle avait été autorisée à interrompre sa grossesse dans l’environnement familier de son propre pays et en étant prise en charge par les professionnels de santé qu’elle connaissait et en qui elle avait confiance, et si elle avait bénéficié des prestations de santé nécessaires qui sont disponibles en Irlande, qui sont offertes à d’autres et auxquelles elle aurait eu accès si elle avait poursuivi sa grossesse non viable et accouché d’un enfant mort-né dans ce pays[90].

De plus, rendant les souffrances de Mellet encore plus grandes, des obstacles causés par la loi irlandaise l’ont empêchée d’obtenir les informations dont elle avait besoin relativement aux circonstances particulières de sa grossesse par des professionnels de la santé qu’elle connaissait. Effectivement, la loi irlandaise réprime la promotion de l’avortement de grossesse et limite les différentes circonstances où une personne est autorisée à fournir des informations en lien avec des services d’avortement légalement disponibles à l’étranger ou en Irlande. Dans le cas de Mellet, cette dernière n’a reçu aucune de ces informations. Ceci représente une interruption dans l'apport de soins et conseils sanitaires dont elle avait besoin vu sa situation précaire et a donc aggravé la détresse qu’elle vivait[91]. En somme, le traitement qu’a subi Mellet est cruel, inhumain et dégradant[92].

Soulignant sa jurisprudence en la matière, le CDH rappelle que la décision d’une femme de demander de mettre fin à sa grossesse relève de l’exercice de son droit à la vie privée prévu à l’article 17 du PIDCP. En l’espèce, l’État irlandais s’est bel et bien immiscé arbitrairement dans l’exercice de ce droit en refusant à Mellet la seule option possible ou valable « respectueuse de son intégrité physique et mentale et de son autonomie procréative »[93]. Le CDH relève que cette immixtion, interdisant que la grossesse soit interrompue en Irlande, était rendue possible par la Constitution irlandaise (Bunreacht na hÉireann)[94] qui d’après le gouvernement irlandais met en équilibre les intérêts du foetus et ceux de la femme enceinte. Ce faisant, ladite intrusion de l’État irlandais dans la vie privée de Mellet que constate le CDH était légale selon le droit interne irlandais puisqu’il prévoit tel que mentionné précédemment que l’avortement est permis uniquement lorsqu’il est nécessaire pour sauver la vie de la femme enceinte. En l’espèce, la vie de Mellet n’était pas en jeu et donc, celle-ci ne se qualifiait pas pour obtenir un avortement en Irlande[95]. Cependant, le CDH énonce qu’une telle atteinte à la vie privée de Mellet n’est pas conforme aux obligations de l’Irlande en vertu du PIDCP. En effet, le CDH est d’avis que l’équilibre recherché que propose l’Irlande entre les intérêts du foetus et ceux de Mellet n’est pas une justification valable à une telle atteinte à sa vie privée. Aux yeux du CDH, l’atteinte est déraisonnable et arbitraire et constitue une violation du droit à la vie privée prévu au PIDCP. Effectivement, le CDH considère que :

l’équilibre que l’État partie a choisi de réaliser en l’espèce entre la protection du foetus et les droits de la femme n’est pas justifiable. Le Comité rappelle son observation générale no 16 (1988) sur le droit au respect de la vie privée, selon laquelle la notion d’arbitraire a pour objet de garantir que même une immixtion prévue par la loi soit conforme aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et soit, dans tous les cas, raisonnable eu égard aux circonstances particulières. Le Comité relève que la grossesse ardemment désirée de l’auteure n’était pas viable, que les solutions qui s’offraient à elle étaient inévitablement source de souffrances intenses et que le fait qu’elle ait dû se rendre à l’étranger pour mettre fin à sa grossesse a eu pour elle, comme indiqué plus haut, des répercussions très néfastes qui auraient pu être évitées si elle avait été autorisée à mettre fin à sa grossesse en Irlande, et qui lui ont causé un préjudice contraire à l’article 7. De ce fait, le Comité estime que l’immixtion dans la décision de l’auteure concernant la meilleure manière de faire face à sa grossesse non viable a été déraisonnable et arbitraire en violation de l’article 17 du Pacte[96].

Le CDH constate également que Mellet est victime de discrimination à l’égard de la loi et que par conséquent, l’Irlande viole l’article 26 du PIDCP. Le CDH raisonne ainsi :

dans le cadre du régime juridique de l’État partie les femmes enceintes d’un foetus présentant une malformation létale qui décident néanmoins de mener leur grossesse à terme continuent de bénéficier de la protection intégrale du système de soins de santé publique. […] À l’opposé, les femmes qui choisissent d’interrompre une grossesse non viable doivent le faire à leurs frais, totalement en dehors du système de soins de santé publique. Elles ne bénéficient pas de la couverture de l’assurance maladie à cette fin : elles doivent se rendre à l’étranger à leurs frais pour se faire avorter et supporter la charge financière, psychologique et physique qu’impose un tel voyage, et les soins médicaux postérieurs à l’interruption de leur grossesse et l’accompagnement dans leur deuil dont elles peuvent avoir besoin leur sont refusés[97].

Le CDH note donc que le régime juridique irlandais traite différemment une femme selon qu’elle veuille ou non mettre fin à sa grossesse comme c’est le cas de Mellet. Évidemment, il rappelle également qu’un traitement différent ne constitue pas dans tous les cas de la discrimination puisque ledit traitement peut viser un but légitime à l’égard du PIDCP et être basé sur des critères raisonnables et objectifs. Or, le CDH confirme que ce n’est pas le cas en l’espèce. Effectivement, d’après le CDH, le traitement différencié qu’a subi Mellet par rapport aux femmes décidant de mener à terme leur grossesse constitue de la discrimination puisqu’on « n’a pas suffisamment tenu compte de ses besoins médicaux et de sa situation socio-énonomique et ne répondait pas aux critères de caractère raisonnable et objectif de légitimité du but visé ». Bref, on conclut que pour le CDH, un État partie ne fournissant pas les services médicaux dont une femme enceinte a besoin constitue de la discrimination et viole l’article 26 du PIDCP[98].

Notons cependant que plusieurs auteures[99] insistent sur le fait que l’analyse du CDH en matière de discrimination ne va pas assez loin. Effectivement, on reproche au CDH d’aborder la question de discrimination suivant le concept d’égalité formelle plutôt que celui d’égalité réelle. Selon le premier concept, pour déterminer s’il y a discrimination en l’espèce, on se demandera si les services de santé concernés traitent les femmes et les hommes de la même façon. Si on cherche plutôt à atteindre l’égalité réelle, on se questionnera à savoir si lesdits services de santé répondent adéquatement aux besoins particuliers des hommes en tant qu’hommes et des femmes en tant que femmes[100]. L’égalité réelle permet de lutter et d’éliminer les différentes formes de discrimination systémiques associées à la race, le genre, le handicap et d’autres vecteurs d’inégalité[101]. En l’espèce, le service de santé est l’avortement. Donc, le CDH, pour conclure à une discrimination a dû se tourner vers un comparable possible soit une femme enceinte dans les mêmes circonstances décidant de poursuivre sa grossesse. Suivant cette approche, le CDH ne pourra jamais conclure en matière d’avortement à une discrimination de genre, car il ne trouvera jamais un homme pouvant jamais servir de comparable. Cela occulte le fait que les femmes et les hommes ont en matière de santé des besoins différents. Afin de satisfaire ces derniers, et l’avortement en est un bon exemple, les hommes et les femmes doivent être traités différemment afin de s’assurer que chacun et chacune puissent jouir également de ses droits prévus au PIDCP[102].

La professeure Cleveland, dans son opinion concurrente dans Mellet, aborde la discrimination selon une approche mettant de l’avant l’égalité réelle. Elle avance qu’aborder ainsi la discrimination permet de reconnaître la vulnérabilité des femmes en tant que femmes, car elle note que « women’s unique reproductive biology traditionally has been one the primary grounds for the jure and de facto discrimination against women »[103]. Pour la professeure Cleveland, la criminalisation de l’avortement en Irlande est le résultat d’un stéréotype sexiste basé sur le rôle reproductif des femmes réduisant ces dernières à un seul rôle; celui d’être mère. Réduites au statut d’instruments reproductifs, elles sont alors sujettes à une discrimination[104]. Une discrimination qui leur est propre en tant que femme. La professeure Cleveland soutient que les Irlandaises sont discriminées précisément parce que le régime législatif irlandais basé sur un stéréotype sexiste oblige les femmes à « continue their pregnancies regardless of circumstances, because their primary role is to be mothers and caregivers »[105]. Pour la professeure, la non-discrimination suppose que les États reconnaissent et accommodent les différences fondamentales biologiques entre les femmes et les hommes en matière de reproduction et qu’ils protègent sur une base égale les besoins uniques de chacun des sexes[106]. Cela suppose, et la professeure l’admet, que les femmes et les hommes soient sujets à des traitements différenciés dans certaines circonstances qui autrement engendreraient une forme de discrimination[107]. Un État ne fournissant pas les services de santé reproductive dont seules les femmes nécessitent constituerait donc une discrimination basée sur le sexe[108]. Quant à l’Irlande, la professeure, suivant le concept d’égalité réelle, confirme qu’en l’espèce, son régime législatif traite les femmes et les hommes différemment en fonction de leur sexe puisqu’il refuse l’accès à un service de santé dont seules les femmes ont besoin et n’impose pas de charges équivalentes aux hommes quant à leur accès aux soins de santé en matière de reproduction[109]. Non justifiée[110], ladite discrimination correspond à une violation de l’article 26 du PIDCP[111].

Il est fondamental de distinguer l’affaire Mellet des autres constatations du CDH et de faire les nuances nécessaires. Les précédentes constatations, notamment KL, avaient énoncé que lorsque l’avortement est légal en vertu du droit interne de l’État partie, ce dernier doit s’assurer que l’avortement soit accessible dans les faits. S’il ne le rend pas accessible lorsqu’il le doit, cela peut constituer une violation du droit à la vie privée des femmes et à leur droit de ne pas subir de traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Dans Mellet, le CDH va plus loin. Il constate que l’interdiction de l’avortement en soi entraine des violations des droits prévus au PIDCP. Le CDH confirme en effet que l’Irlande viole le droit à la vie privée (art. 17 du PIDCP), le droit de ne pas subir de traitement cruel, inhumain et dégradant (art. 7) ainsi que le droit à la non-discrimination (art. 26) de Mellet. Il affirme aussi que dans le cas où on constate une malformation sévère du foetus, l’État partie doit rendre légal l’avortement. Pour se faire, le CDH énonce que pour se conformer à ses obligations découlant du PIDCP, l’État partie, l’Irlande en l’espèce, doit modifier sa législation y compris sa constitution si nécessaire[112]. L’affaire Mellet permet donc d’illustrer qu’un État partie au PIDCP comme l’Irlande doté d’un régime extrêmement restrictif en matière d’avortement ne respecte pas ses obligations en vertu du PIDCP. Cette constatation du CDH reconnaît donc bel et bien l’accès à l’avortement comme un droit humain en vertu du PIDCP lorsqu’on constate une malformation sévère du foetus.

Notons toutefois que bien que l’affaire Mellet ait entrainé la tenue d’un référendum en Irlande[113] où près des deux tiers des électeurs se sont prononcés en faveur d’abroger la disposition de la constitution interdisant l’avortement, l’avortement demeure difficilement accessible. En effet, même si la loi a changé et que l’avortement y est aujourd’hui légal, la nouvelle législation encore très restrictive, les actions illégales de groupes anti-choix et l’héritage persistant de la stigmatisation de l’avortement constituent des barrières bien réelles au libre et effectif accès à l’avortement[114].

En conclusion, à travers plusieurs de ses observations et constatations, on constate que le CDH a déterminé que le PIDCP conférait des protections en matière de droit à l’avortement, mais il l’a fait dans des circonstances particulières : quand l’avortement est nécessaire pour sauver la vie de la femme enceinte, pour préserver sa santé, quand la grossesse résulte d’un viol ou d’inceste et quand le foetus souffre d’une malformation sévère.

II. L’avortement aux États-Unis

Dans cette section sur l’accès à l’avortement aux États-Unis, il sera premièrement question de l’évolution du droit américain à travers une étude des principales décisions de la Cour suprême en la matière. Ensuite, la réalité dans les faits sera illustrée afin de démontrer que dans bien des régions des États-Unis, l’avortement demeure difficilement accessible. Finalement, l’actuelle situation politico-juridique sera exposée afin de mettre en lumière les nuances politiques au-delà de l’aspect purement juridique des questions relatives à l’accès à avortement aux États-Unis.

A. Évolution de l’état du droit américain en matière d’accès à l’avortement: de Roe à Whole Woman’s Health

En 1973, la Cour suprême dans Roe v. Wade[115] stipule clairement que le droit à l’accès à l’avortement est un droit fondamental découlant du droit à la vie privée protégé par le 14e amendement de la Constitution américaine :

In a line of decisions […] the Court has recognized that a right of personal privacy, or a guarantee of certain areas or zones of privacy, does exist under the Constitution […] These decisions make it clear that only personal rights that can be deemed fundamental or implicit in the concept of ordered liberty are included in the guarantee of personal privacy […]. This right of privacy, whether it be founded in the 14th Amendment’s concept of personal liberty and restrictions upon state actions, as we feel it is, as the District Court determined, in the 9th Amemdment’s reservation of rights to the people, is broad enough to encompass a woman’s decision whether or not to terminate her pregnancy[116].

Les faits de cette célèbre affaire se résument ainsi. Une femme célibataire (Roe) enceinte de son troisième enfant souhaite se faire avorter pour mettre fin à sa grossesse. Résidant au Texas, elle n’arrive pas à obtenir un avortement légal, car le Texas, ayant criminalisé l’avortement, le permet seulement lorsque l’interruption de la grossesse sauverait la vie de la mère. Ses avocats plaidèrent que la loi texane criminalisant l’avortement violait notamment son droit à la vie privée prévu dans la Constitution américaine[117].

Considérant que la loi en question viole la clause de due process prévue au premier alinéa du 14e amendement de la Constitution, la Cour suprême, par un verdict 7-2, donne raison à Roe, décriminalise l’avortement et constitutionnalise ce droit[118]. La clause de due process permet à un État de justifier une loi portant atteinte à un droit constitutionnel. Deux standards d’analyse existent sous cette clause : le premier étant un contrôle rigoureux du fondement rationnel (aux États-Unis, la strict scrutiny) pour les droits jugés fondamentaux et le deuxième étant un contrôle minimum du fondement rationnel (aux États-Unis, le rational basis review) pour les droits non fondamentaux. Dans les deux cas, on reconnaît que l’État peut avoir un intérêt à agir justifiant ladite atteinte. Selon le standard du contrôle rigoureux, la Cour fait preuve de peu de déférence à l’égard de l’État et exige que sa loi porte le moins atteinte au droit tandis que selon le standard du contrôle minimum, la Cour fait preuve de grande déférence à l’égard de l’État. Dès lors qu’un lien rationnel est prouvé entre la loi et l’intérêt à agir de l’État, la loi est présumée valide[119].

Dans Roe, la Cour reconnaît que les États ont un certain pouvoir permettant de limiter l’accès à l’avortement puisque protéger le potentiel de vie humaine après le premier trimestre de la grossesse constitue un intérêt légitime des États tout comme est légitime l’intérêt de protéger la santé de la femme enceinte. L’habileté des États à s’ingérer dans la grossesse varie donc en fonction de l’avancement de celle-ci. Plus la grossesse est avancée, plus le foetus est développé et conséquemment, plus le foetus pourra être protégé par les États et moins la grossesse est avancée, moins les États pourront le protéger. De plus, la Cour est d’avis que plus la grossesse est avancée, plus l’avortement devient risqué. Ce faisant, plus la grossesse est avancée, plus l’État peut règlementer l’avortement pour protéger la santé de la femme enceinte[120]. Durant le premier trimestre, les États ne peuvent limiter l’accès à l’avortement. La décision de se faire avorter ne concerne que la femme enceinte et son médecin. Pour l’étape suivant la fin du premier trimestre, les États peuvent encadrer l’avortement si ladite régulation est raisonnablement liée à la santé maternelle. Une fois la viabilité du foetus atteinte, au nom de l’intérêt des États dans la protection du potentiel de vie humaine, ils peuvent limiter et interdire l’avortement sauf lorsqu’il s’avère nécessaire pour préserver la santé et la vie de la mère. Il est toutefois important de clarifier que ce système de trimestres ne vient en aucun cas conférer quelques droits que ce soit au foetus. Effectivement, la Cour suprême conclut que si l’État peut intervenir dans la grossesse d’une femme enceinte à un point donné, c’est parce qu’il possède deux intérêts légitimes de le faire : la protection de la santé de la femme enceinte et la protection du potentiel de vie humaine que représente le foetus[121]. Bref, durant le premier trimestre, où le foetus est scientifiquement considéré comme non viable, la Cour détermine que le standard du contrôle rigoureux du fondement rationnel s’impose. Une fois le premier trimestre passé, et plus la grossesse progresse, c’est plutôt le contrôle minimum du fondement rationnel qu’applique la Cour et ainsi elle donne plus de latitude aux États[122]. Ce faisant, bien que la Cour établisse les fondations constitutionnelles du droit à l’avortement aux États-Unis, celles-ci sont peu solides puisqu’en ne conférant pas une pleine protection à l’avortement par l’entremise de l’application du standard du contrôle rigoureux du fondement rationnel tout au long de la grossesse, la Cour ouvre la porte à de futures contestations[123].

En effet, vu le standard de protection par Roe, les États ne pouvant plus bannir l’avortement se tournent vers des lois y limitant l’accès. La question se pose alors à savoir jusqu’où les États peuvent aller. La Cour élabore sur cette question dans Planned Parenthood v. Casey[124], rendue en 1992. Dans cette affaire, la Cour se penche sur une loi de la Pennsylvanie exigeant notamment qu’une femme voulant se faire avorter, si mariée, en notifie son mari, si mineure, obtienne le consentement des parents et dans tous les cas, attende vingt-quatre heures après l’émission du consentement de la femme enceinte pour obtenir la procédure[125]. La Cour jugera constitutionnel l’ensemble des dispositions de cette loi à l’exception de celle sur la notification du mari[126].

L’analyse de la Cour est la suivante. Elle maintient ce qu’elle appelle les « trois piliers » de Roe relatif à l’avortement constitutionnellement protégé par le 14e amendement et la clause de due process. Elle énonce qu’ils sont les suivants : que la femme a le droit de choisir de se faire avorter avant que le foetus soit viable, que les États peuvent limiter l’accès à l’avortement une fois le foetus viable et que les États ont un intérêt à agir légitime en la matière tout au long de la grossesse autant pour protéger la santé de la femme que pour protéger le potentiel de vie que représente le foetus[127]. La Cour va cependant rejeter l’approche de Roe basée sur les trimestres de la grossesse où, rappelons-le, les États ne pouvaient encadrer en aucune circonstance l’avortement dans le premier trimestre de la grossesse. La Cour adopte plutôt dans Casey une approche ayant comme point central la viabilité du foetus[128]. Cette approche reconnaît aux États tout au long de la grossesse un intérêt légitime de protection autant du potentiel de vie que de la santé de la femme et introduit un nouveau standard dans l’analyse d’une loi limitant l’avortement : le fardeau excessif (aux États-Unis, le undue burden)[129]. Suivant ce standard, les États peuvent limiter l’accès à l’avortement pourvu que ladite limitation ne cause un fardeau excessif à la femme voulant se faire avorter[130]. Reconnaissant l’intérêt légitime des États à agir tout au long de la grossesse, cela veut dire que si un État adopte une loi limitant l’accès à l’avortement qui ne cause pas un fardeau excessif aux femmes enceintes, cette loi, aux yeux de la Cour, sera constitutionnelle et ce même si elle limite l’accès à l’avortement avant même que le foetus ne soit viable[131]. Casey est donc une victoire pour les États puisqu’ils peuvent dorénavant, s’ils sont en mesure de le justifier en vertu du standard du fardeau excessif, encadrer et limiter l’accès à l’avortement dans le premier trimestre de la grossesse. Roe les en empêchait. Tel que mentionné précédemment, dans Casey, la Cour a ainsi permis aux États d’exiger le consentement des parents d’une mineure voulant se faire avorter. Elle a aussi permis aux États de forcer la femme enceinte à suivre une consultation informative sur l’avortement et à attendre 24 heures après avoir donné son consentement avant de bénéficier de l’avortement. Le tout n’était pas, d’après la Cour suprême, un fardeau excessif. Par contre, elle tranche que l’obligation pour une femme enceinte de notifier son mari avant l’avortement correspond à un fardeau excessif.

L’utilisation du standard du fardeau excessif par la Cour dans l’évaluation de la constitutionnalité des lois encadrant l’avortement crée de nombreuses incertitudes. En effet, dans Casey, la Cour ne spécifie pas précisément ce qu’est un fardeau excessif pour une femme enceinte. Dans l’après Casey, certains auteurs affirment que ce standard s’apparente au contrôle minimal du fondement rationnel, mais plus exigeant. Aucun consensus n’existe sur la teneur exacte de ce fardeau excessif[132]. Néanmoins, Casey révèle que ce standard, donnant une plus grande latitude aux États, est assurément bien moins sévère que le standard du contrôle rigoureux du fondement rationnel établi dans Roe notamment dans le premier trimestre de la grossesse. Également, étant donné les diverses interprétations possibles du fardeau excessif, l’utilisation de ce standard ouvre la porte à une jurisprudence incertaine relative à la clause du due process du 14e amendement, mais surtout, relativement au droit à l’accès à l’avortement[133].

Effectivement, après Casey, les États se mettent à adopter des Targeted regulation of abortion providers laws (TRAP laws) supposément au nom de leur intérêt légitime dans la protection de la santé et de la sécurité des femmes. Dans les faits, ces lois ne font que placer des obstacles rendant l’obtention d’un avortement plus difficile. En d’autres mots, elles ne font que limiter l’accès à l’avortement. En plus de tenter de dissuader la femme d’avoir recours à un avortement, comme c’était le cas dans Casey, ces lois s’attaquent aux cliniques fournissant les avortements. Par exemple, au nom de la santé des femmes subissant un avortement, ces cliniques doivent dorénavant se doter d’équipements médicaux spécifiques très dispendieux, mais qui dans les faits, sont totalement inutiles dans la pratique d’un avortement. N’ayant pas les moyens de se conformer aux exigences de ce type de lois, bien des cliniques durent fermer rendant ainsi l’avortement de moins en moins accessible de facto. À défaut de pouvoir déclarer l’avortement illégal, les États peuvent donc maintenant, en vertu de Casey, adopter des TRAP laws qui elles, rendent dans les faits l’avortement quasiment impraticable[134]. D’ailleurs, des groupes pro-vie, en tant que lobbyistes, vont conseiller les législatures de différents États conservateurs dans la rédaction même de ces lois[135]. En 2012, le président de American United for Life, l’un de ces groupes, vantera ainsi cette stratégie législative : « As we’re moving forward at the state level, we end up hollowing out Roe, even without the Supreme Court »[136]. Dans une autre déclaration en 2015, l’un des vice-présidents de la même organisation explique que « [s]tates can’t outlaw abortion. That does not mean there’s a constitutional right to abortion being convenient »[137]. L’objectif de ces groupes demeure le même, à savoir qu’on ne pratique plus d’avortement. C’est plutôt la stratégie qui a changé. Au lieu de l’interdire de jure, on profite du nouveau cadre juridique pour l’interdire de facto.

Rendue en 2016 par la Cour suprême, Whole Woman’s Health v. Hellerstedt[138] représente l’état du droit actuel aux États-Unis en matière d’accès à l’avortement. C’est dans cette affaire que la Cour a finalement clarifié la teneur du fardeau excessif établi dans Casey en 1992. Ce faisant, la Cour tranche aussi sur la légalité des TRAP laws ayant proliféré dans l’après Casey.

La loi texane en cause dans Whole Woman est un parfait exemple de TRAP laws. Celle-ci, entrée en vigueur en 2013, stipule que les médecins travaillant dans des cliniques offrant des avortements aient des privilèges d’admission (capacité du médecin de faire admettre ses patients dans un hôpital spécifique afin qu’ils puissent y passer la nuit). La loi exige également que les cliniques offrant des avortements respectent les mêmes standards des centres de chirurgie ambulatoires[139]. À première vue, ladite loi semble respecter le critère flou du fardeau excessif de Casey puisqu’elle semble protéger la santé des femmes. Cependant, dans les faits, avant l’entrée en vigueur de la loi, un peu plus de quarante cliniques offrant des avortements opéraient au Texas. Or, après l’entrée en vigueur, ne pouvant se conformer aux exigences de la loi, la moitié ferme ses portes[140].

Effectivement, la preuve présentée à la Cour démontre que les médecins pratiquant des avortements ne peuvent obtenir les privilèges d’admission exigés par la nouvelle loi. Un hôpital les accorde en fonction du nombre de patients qui y seront ultimement admis pour recevoir des traitements. Or, les faits révèlent qu’au cours des dix années précédent Whole Woman, plus de 17 000 avortements ont eu lieu à la clinique d’El Paso et de ce nombre aucune des patientes n’a dû être transférée à l’hôpital suite à des complications. Les hôpitaux ont donc intérêt à accorder les privilèges d’admission à des médecins qui pourront en bénéficier et non pas à ceux qui n’auront vraisemblablement pas à les utiliser[141]. La preuve révèle également que pour se conformer à l’exigence de respecter les mêmes standards que ceux des centres de chirurgie ambulatoires, les cliniques offrant des avortements doivent faire en moyenne un investissement d’environ 1.5 à 3 millions de dollars et des travaux d’envergure pour adapter la clinique[142]. Ces exigences étant très difficiles à rencontrer, la Cour constate donc que les cliniques ferment.

Les jugements de première et deuxième instance illustrent parfaitement l’ambigüité du standard du fardeau excessif. En première instance, on détermine que la loi viole le standard du fardeau excessif et donc qu’elle est inconstitutionnelle. En appel, on déclare plutôt qu’en application de Casey, le standard du fardeau excessif est respecté. On avance que la loi est constitutionnelle dès lors que l’État l’ayant adoptée déclare l’avoir fait dans le but de protéger la santé des femmes. De plus, aucune preuve ne serait nécessaire pour démontrer que la loi, dans les faits, sert réellement la santé des femmes[143]. Cette interprétation du fardeau excessif donne donc carte blanche aux États. En effet, aussitôt qu’un État invoquerait son intérêt légitime dans la protection de la santé des femmes, ces lois limitant l’accès à l’avortement des États ne seraient alors même plus sujettes au contrôle judiciaire[144].

La Cour suprême renverse cette interprétation du fardeau excessif[145]. Face à une telle loi, la Cour confirme que les tribunaux doivent mettre en balance les avantages d’une loi et les barrières qu’elle impose à l’accès à l’avortement[146]. Un droit constitutionnel étant en jeu, la Cour rappelle également que l’examen judiciaire des preuves soutenant l’intérêt légitime d’un État de légiférer en matière d’accès à l’avortement est une part essentielle de l’évaluation par les tribunaux du standard du fardeau excessif[147]. La Cour confirme l’importance capitale de la preuve scientifique présentée justifiant ou non la nécessité d’une telle loi. Ce faisant, la Cour détermine que la loi texane ne procure aucun bénéfice à la santé des femmes[148] et qu’en réalité elle nuirait plutôt à celle-ci en entrainant la fermeture des cliniques offrant l’avortement[149]. En d’autres mots, la Cour confirme que si l’État veut limiter l’accès à l’avortement au nom de son intérêt légitime qu’est la protection de la femme, il devra prouver que ladite limitation est justifiée médicalement et scientifiquement. En l’espèce, la Cour déclare que les exigences d’avoir des privilèges d’admission et de se conformer aux standards des centres de chirurgie ambulatoires ne procurent aucun avantage médical aux femmes enceintes. Ce faisant, les limitations à l’accès à l’avortement découlant de ces exigences ne peuvent être justifiées[150]. Rappelons que tel que mentionné en introduction, l’OMS confirme que l’avortement pratiqué selon ses standards est l’une des procédures médicales les plus sûres[151].

La Cour précise aussi que dans l’évaluation du fardeau excessif, les tribunaux doivent accorder autant d’importance aux avantages d’une restriction à l’avortement qu’à ses inconvénients. Ce faisant, la Cour reconnaît que les TRAP laws peuvent avoir des effets considérables sur la santé des femmes. Effectivement, la Cour reconnaît qu’une telle loi a entrainé la fermeture de la moitié des cliniques au Texas offrant des avortements et que ces fermetures signifient moins de médecins, de plus longues listes d’attente et dans certains cas, de grandes distances à parcourir (plus de 150 miles) pour obtenir un avortement. La Cour constate que ces effets sont réels et entrainent une dégradation des conditions dans lesquelles une femme choisit d’exercer son droit à l’avortement. Dans son analyse à savoir si une restriction constitue un fardeau excessif, la Cour confirme qu’il est également nécessaire de considérer comment la restriction altère les conditions dans lesquelles une femme exerce son droit à l’avortement[152].

Whole Woman est d’une importance capitale puisque, comme l’écrit la juge Ginsburg dans son opinion concordante, en exigeant des États des explications rationnelles relatives à leurs lois en matière d’avortement, ceux-ci ne pourront plus défendre les TRAP laws comme étant des lois protégeant les femmes[153]. Whole Woman a permis de déclarer inconstitutionnelles plusieurs TRAP laws[154] et donc constitue une victoire pour le droit des femmes à l’avortement.

B. L’accès à l’avortement dans les faits aux États-Unis

Avec Whole Woman, le standard de protection constitutionnelle du droit à l’avortement est renforcé, mais l’avortement est-il dans les faits accessible? Menée par un groupe de chercheures d’universités californiennes, une étude[155] publiée en 2018 évaluant cette accessibilité à l’échelle nationale démontre à quel point, bien que formellement reconnu, l’avortement demeure dans les faits difficilement accessible pour bien des Américaines.

Normalement, 95 % des avortements sont pratiqués dans des cliniques spécialisées en la matière. Cependant, ce nombre de cliniques a diminué dans la moitié des États américains entre 2011 et 2014. Certains États ont connu une diminution de 22 %. L’étude rappelle également que 90 % des comtés américains n’ont pas d’établissement offrant des services d’avortement et que conséquemment une femme enceinte voulant se faire avorter doit dans la majorité des cas se déplacer à l’extérieur de son comté[156].

Ces déplacements nécessitent du temps, des coûts reliés aux transports et dans les cas où les femmes enceintes ont des enfants, des coûts reliés à leur garde durant leur absence. Ils entrainent des pertes de revenus et dans les cas où la femme enceinte est aux études, celle-ci doit s’absenter de ses cours. Ce faisant, la femme enceinte doit dans certains cas révéler la raison du déplacement et donc être sujette à une stigmatisation liée à l’avortement laquelle est très mal vue dans bien des États conservateurs. Surtout, ces déplacements entrainent des délais qui peuvent dans certains cas l’empêcher d’obtenir l’avortement légalement dans certains États selon les restrictions mises en place[157].

L’étude constate l’existence de vingt-sept « déserts de l’avortement » aux États-Unis. Un tel désert correspond à une ville où ses résidents doivent voyager plus de 160 km pour atteindre un établissement où on offre de faire des avortements. Ces déserts se trouvent dans quinze États américains principalement dans le sud et le Midwest. Avec dix, l’État en comptant le plus est le Texas. À titre d’exemple, à Rapid City, habitée par près de 68 000 personnes et deuxième ville d’importance du Dakota du Sud, une femme voulant un avortement doit parcourir 512 km. Six États (Missouri, Dakota du Sud, Dakota du Nord, Virginie de l’Ouest, Kentucky, Mississippi) n’ont qu’un seul établissement pratiquant des avortements. Dans ces cas précis ainsi que dans d’autres déserts, réussir à se faire avorter de façon sécuritaire et légale peut se révéler extrêmement difficile, et ce, particulièrement pour les femmes les plus pauvres. Ces dernières dans certains cas ne peuvent tout simplement pas couvrir les coûts rattachés au transport et doivent épargner en vue de l’avortement. Or, au Dakota du Sud et au Dakota du Nord, l’avortement est prohibé respectivement une fois la 14e et 16e semaine de grossesse dépassée laissant ainsi peu de temps aux femmes pour épargner. Ultimement, certaines femmes se voient dans l’impossibilité de se faire avorter et doivent mener leur grossesse à terme, et ce, bien que le droit à l’accès à l’avortement soit protégé par diverses décisions de la Cour suprême. Dans les faits, certaines femmes ne peuvent se prévaloir de leur droit et ces femmes sont généralement les plus démunies[158]. Notons également que le Dakota du Sud, comme plusieurs autres États conservateurs tels la Louisiane et le Mississippi, ne prévoit pas d’exception en cas de malformation du foetus permettant l’avortement une fois la date butoir l’interdisant dépassée[159].

De plus, comme le révèle le Guttmacher Institute[160], un centre de recherche américain spécialisé en droits reproductifs, malgré les décisions de la Cour suprême, notamment Whole Woman, en date du 1er avril 2019, les législatures des différents États conservateurs continuent d’adopter des lois attaquant le droit à l’avortement. Un rapport de ce centre de recherche indique que trois États ont tenté de l’interdire tout au long de la grossesse et cinq ont tenté de l’interdire à la 6e semaine par l’entremise des heart beat laws que nous aborderons plus loin. Des ordonnances des tribunaux les en ont tous empêchés. Cependant, dans quarante-trois États, l’accès à l’avortement est bel et bien limité à partir d’un certain point de la grossesse. Par exemple, vingt-deux États interdisent l’avortement à partir d’un certain point entre la treizième et vingt-quatrième semaine de la grossesse et vingt États l’interdisent à partir du moment où le foetus est viable soit entre la vingt-quatrième et vingt-huitième semaine.

C. Avortement, politique et balance de pouvoir à la Cour suprême américaine

On assiste depuis 2010 à une hausse incroyable de ces lois limitant l’accès à l’avortement en l’interdisant après un certain nombre de semaines ou en imposant des exigences auxquelles les cliniques ne peuvent répondre les forçant ainsi à fermer. Effectivement, le tiers des restrictions à l’avortement depuis Roe ont été adoptées depuis 2010[161]. Ces restrictions fonctionnent, car les cliniques ne pouvant généralement pas se conformer aux nouvelles règlementations sont dans l’obligation de fermer leurs portes[162]. Cela contribue donc à l’essor de nouveaux déserts de l’avortement.

L’actuel président républicain Donald Trump affirme haut et fort qu’il est pro-vie[163] et qu’il nommera exclusivement des juges pro-vie afin de renverser Roe. Or, c’est ce qu’il fait puisque les nominations des juges Brett Kavanaugh[164] et Neil Gorsuch[165] à la Cour suprême ont été chaudement accueillies par les groupes pro-vie.

La stratégie de ces groupes avec l’arrivée du président Trump est maintenant d’influencer les législatures des États afin que ces derniers adoptent des lois qui oui, ne respecteraient pas le droit comme prévu dans Whole Woman, mais donneraient à une Cour suprême composée de nouveaux membres l’opportunité de renverser Roe ou d’affaiblir son standard comme cela avait été le cas dans Casey où la Cour faisant davantage preuve de déférence à l’égard des décisions des États en matière d’accès à l’avortement[166]. Les récentes heart beat laws en Géorgie[167], au Mississippi[168] et au Kentucky[169] en sont de parfaits exemples. Ces lois prohibent l’avortement dès le moment où on décerne un battement de coeur du foetus. Généralement, cela correspond à la sixième semaine de la grossesse. Or, dans bien des cas où la grossesse n’est pas prévue, la femme enceinte découvre qu’elle l’est seulement après avoir manqué deux fois ses menstruations, soit environ à la huitième semaine. En plus, considérant le peu de cliniques fournissant des avortements dans ces États, celles découvrant leur grossesse avant la sixième semaine se retrouvent avec très peu de temps pour obtenir leur avortement dans les temps dans une de ces dites cliniques. Ces heart beat laws sont adoptées, mais immédiatement contestées devant les tribunaux. Appliquant les précédents, notamment Whole Woman, les cours de première instance suspendent temporairement leur application, mais l’affaire est aussitôt portée en appel. L’objectif est de se retrouver devant la Cour suprême maintenant dominée par des juges conservateurs depuis les nominations de Gorsuch et Kavanaugh et le départ d’Anthony Kennedy qui était d’accord avec la majorité dans Whole Woman[170].

C’est ce qui survient dans l’affaire June Medical Services, LLC v Gee[171]. Toutefois, la Cour suprême en a surpris plus d’un lorsqu’elle a déterminé dans un vote 5-4 que la loi de la Louisiane contestée, pratiquement identique à la TRAP law du Texas dans Whole Woman, n’entrerait pas en application avant que la Cour n’ait tranché l’affaire sur le fond. En effet, la nouvelle majorité conservatrice de la Cour aurait très bien pu décidé que la loi, imposant aux médecins pratiquant des avortements d’avoir des privilèges d’admission dans un hôpital à un maximum de 30 milles de leur clinique, s’appliquerait entre-temps. Or, bien que les juges Gorsuch et Kavanaugh étaient de cet avis, le juge en chef Roberts, ayant voté contre la majorité dans Whole Woman, s’est plutôt joint à ses collègues plus libéraux, et ainsi, a rendu cela impossible.[172]. L’application de cette loi aurait entrainé la fermeture de la majorité des cliniques spécialisées en avortement comme cela avait été le cas avec la loi du Texas dans Whole Woman. D’ailleurs, le juge Kavanaugh a choisi d’expliquer sa position dans une dissidence qui clairement remet en cause Whole Woman[173]. Il est impossible de prévoir comment le juge en chef Roberts votera lorsque la Cour tranchera cette affaire sur le fond, mais quant aux affaires subséquentes, son vote pourrait s’avérer non pertinent puisque la juge Ginsburg, fortement en faveur d’un fort droit d’accès à l’avortement, a aujourd’hui 86 ans. Sa santé étant fragile, il est possible que le président Trump, surtout s’il demeure au pouvoir pour un deuxième mandat, ait l’occasion de nommer un autre juge pro-vie créant ainsi assurément une majorité de juges conservateurs pro-vie à la Cour suprême[174].

III. Les États-Unis respectent-ils leurs obligations en matière d’accès à l’avortement en vertu du Pacte? 

Rappelons tout d’abord que le droit à l’avortement n’est pas prévu expressément au PIDCP tout comme il ne l’est pas dans la Constitution américaine. Tel que développé précédemment, le CDH, à travers sa « jurisprudence », est venu à protéger le droit à l’avortement par l’entremise de l’interprétation de divers droits prévus au PIDCP. C’est aussi le cas avec la Constitution américaine où la Cour suprême en est venue à le protéger constitutionnellement en vertu non pas de plusieurs droits, mais seulement un ; celui du droit à la vie privée découlant du 14e amendement. Les Américaines bénéficient donc d’un droit constitutionnalisé leur donnant formellement le droit à un avortement sur demande jusqu’à un certain point de leur grossesse. On peut donc dire que le régime américain en matière d’avortement figure, sur papier, comme l’un des plus libéraux au monde[175].

Cependant, comme précédemment expliqué, bien que reconnu formellement, pour plusieurs Américaines, exercer leur droit à l’avortement se révèle très complexe lorsque ces dernières résident dans un désert de l’avortement. Ceci fait donc en sorte que dans les faits, bien que le droit à l’avortement y soit constitutionnalisé, les États-Unis ne remplissent pas leurs obligations juridiques positives relatives à l’avortement en vertu du PIDCP[176].

Le CDH a déterminé que le PIDCP conférait des protections en matière de droit à l’avortement, mais il l’a fait dans des circonstances particulières : quand l’avortement est nécessaire pour sauver la vie de la femme enceinte, pour préserver sa santé, quand la grossesse résulte d’un viol ou d’inceste et quand le foetus souffre d’une malformation sévère. Le CDH a à plusieurs occasions rappelé notamment dans les affaires KL et L.M.R. que dans ces circonstances, pour qu’un État remplisse ses obligations en vertu du PIDCP, il doit s’assurer lorsque l’avortement est légal qu’il soit également accessible. Or, rappelons-nous l’étude révélant qu’une femme américaine de Rapid City au Dakota du Sud voulant se faire avorter doit parcourir 512 km pour atteindre un établissement le lui permettant. Dans Mellet, où la femme était enceinte d’un foetus souffrant d’une malformation sévère, le CDH énonce vu ces circonstances que forcer une femme à se déplacer à l’étranger pour obtenir un avortement a été l’un des facteurs contribuant à son état de détresse qui ultimement, d’après le CDH, correspond à un traitement cruel, inhumain et dégradant violant ainsi l’article 7 du PIDCP. Dans Mellet, la femme a dû parcourir 268 km entre Dublin, l’hôpital où elle était suivie en Irlande, et Liverpool en Angleterre, là où elle a eu son avortement.

L’expérience vécue par Mellet n’est pas une expérience que vivent exclusivement les Irlandaises. En effet, des Américaines, notamment de Rapid City, ont vécu, vivent et vivront le même sentiment de détresse lorsqu’elles apprendront que le foetus qu’elles portent souffre d’une malformation sévère et ne verra jamais le jour. Ces Américaines vivront alors exactement ce que Mellet aura vécu et donc, tout comme Mellet, leur droit à la vie privée (art. 17 du PIDCP), leur droit de ne pas subir de traitement cruel, inhumain et dégradant (art. 7) et leur droit à la non-discrimination (art. 26) ne seront pas respectés. Il est vrai par contre qu’en Irlande, Mellet ne pouvait tout simplement pas se faire avorter, car elle aurait enfreint la loi, tandis qu’aux États-Unis ce n’est pas le cas. Cependant, ultimement, le résultat est le même, la concernée ne peut se faire avorter et dans ces circonstances cela correspond à une violation de ses droits prévus au PIDCP.

Ajoutons toutefois une nuance quant à l’article 7 du PIDCP puisque comme expliqué précédemment, les États-Unis ont émis une réserve à cet article stipulant qu’il s’y conformait dans la mesure où l’expression traitements cruels, inhumains et dégradants s’entend comme ceux interdits par la Constitution américaine. Or, tel qu’expliqué, la Cour suprême américaine n’a pas déterminé que le droit à l’avortement était protégé par la Constitution parce qu’interdire à une femme enceinte de bénéficier d’un avortement pourrait constituer un traitement cruel, inhumain et dégradant en vertu de ladite Constitution. La Cour a plutôt inféré le droit à l’avortement du droit à la vie privée découlant du 14e amendement de la Constitution. Ce faisant, on conclut que l’expression traitements cruels, inhumains et dégradants du PIDCP ne s’entend pas comme ceux interdits par la Constitution américaine. Donc, en vertu de la réserve émise, cette disposition du PIDCP ne peut s’appliquer relativement à l’accès à l’avortement. Cette situation permet d’illustrer comment une réserve à un traité peut énormément limiter la portée sensée être universelle de ce dernier[177].

Le droit à la vie prévu à l’article 6 du PIDCP est aussi violé par les États-Unis. Effectivement, tel que mentionné précédemment, l’Observation générale n° 36 sur le droit à la vie permet aux États parties d’adopter des mesures encadrant l’avortement pourvu que ces dernières ne violent aucun droit prévu au PIDCP. Or, comme expliqué, les mesures adoptées par les États-Unis en la matière, les TRAP laws, violent plusieurs droits prévus au PIDCP : le droit à la vie privée, le droit de ne pas subir de traitement cruel, inhumain ou dégradant et le droit à la non-discrimination. Ce faisant, le droit à la vie des femmes enceintes est violé aux États-Unis. D’ailleurs, rappelons que depuis 2010, les États-Unis adoptent de façon effrénée ce type de mesure servant de barrières limitant l’accès à l’avortement. De plus, la même observation stipule que les États parties doivent fournir un accès à l’avortement sécuritaire, légal et effectif afin de protéger la vie et la santé de la femme enceinte et afin de s’assurer qu’une femme n’ait pas obligatoirement à mener à terme une grossesse lui engendrant une souffrance ou une douleur considérable. Évidemment, puisque les TRAP laws entrainent la fermeture des cliniques offrant les avortements et ainsi créent des déserts de l’avortement, les États-Unis ne s’acquittent pas de leur obligation de s’assurer que les femmes aient accès à un avortement sécuritaire, légal et effectif.

***

Ne reconnaissant pas explicitement dans leur texte respectif le droit à l’accès à l’avortement, autant le PIDCP que la Constitution américaine en sont venus à le protéger par l’entremise d’une interprétation large et libérale d’autres droits. Du côté du PIDCP, c’est à travers le droit à la vie (art. 6), le droit de ne pas subir de traitement cruel, inhumain et dégradant (art. 7), le droit à la vie privée (art. 17) et le droit à la non-discrimination (art. 26) que s’est développé un droit à l’avortement dans certaines circonstances bien précises. Du côté américain, la Cour suprême américaine a plutôt basé le droit à l’avortement sur un seul droit : le droit à la vie privée reconnu dans le 14e amendement de la Constitution. La comparaison entre les protections que confère le 14e amendement aux Américaines en matière d’avortement avec celles que confère le PIDCP illustre que ce dernier offre dans les faits davantage de protection que la Constitution américaine. Ceci a aussi permis de démontrer que bien qu’un droit soit reconnu, et ce même dans une Constitution, si ce dernier ne peut être exercé, ce dernier devient inutile. Effectivement, dans le cadre américain, le droit à l’avortement peut être limité dans les circonstances propres à l’interprétation du 14e amendement et du droit à la vie privée. Dans le cadre du PIDCP, justifier la limitation se révèle alors bien plus ardu étant donné le plus grand nombre de droits mis en cause. Ceci fait en sorte que le droit à l’avortement en vertu du PIDCP repose sur des assises bien plus solides que le droit à l’avortement constitutionnellement protégé aux États-Unis[178].

La situation actuelle politique aux États-Unis révèle d’ailleurs parfaitement à quel point le droit à l’avortement n’y tient qu’à un fil et à quel point ce dernier est tributaire du climat politique. Effectivement, six États (Arkansas, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Dakota du Nord et Dakota du Sud) ont déjà adopté des lois appelées Trigger laws qui, aussitôt que Roe serait renversée par la Cour suprême, rendraient l’avortement illégal. En violation claire des obligations américaines en matière d’avortement en vertu du PIDCP, la majorité de ces lois ne prévoit aucune exception advenant que la grossesse soit le résultat d’inceste ou d’un viol[179].

Bref, aux États-Unis, le droit à l’avortement est menacé plus que jamais. Il est impossible de prédire l’avenir quant à savoir si une éventuelle majorité conservatrice à la Cour suprême viendra renverser Roe ou considérablement l’affaiblir faisant en sorte que les Américaines soient à la merci des législateurs de leur État respectif. Quoi qu’il arrive, force est de constater que l’avortement n’est pas juridiquement adéquatement protégé et que peu de solutions juridiques s’offrent aux militants pro-choix. L’importance d’une mobilisation politique pro-choix est alors capitale. Cette situation révèle donc toute la pertinence et l’utilité du droit international en matière de droits humains qui aurait pu venir en aide aux Américaines sur une base individuelle si les États-Unis avaient ratifié le Protocole se rapportant au PIDCP permettant ce mécanisme de plainte. Il est vrai que les constatations du CDH ne sont pas formellement contraignantes, mais n’en demeure pas moins qu’une telle constatation de violation par les États-Unis aurait un poids politique et moral considérable[180].

Pour conclure, indépendamment de notre avis sur la protection dont devrait bénéficier le foetus, peut-être serait-il pertinent de reconnaître que les restrictions à l’accès à l’avortement ne sont pas une solution et ne protègent pas le foetus. Comme mentionné précédemment, l’OMS révèle que plus le cadre légal permettant l’avortement est large, moins il y a de décès résultant d’avortements clandestins[181]. Or, les chiffres révèlent également que l’augmentation du nombre de restrictions à l’accès à l’avortement n’entraine pas de baisse significative du nombre d’avortements. Les femmes continueront de se faire avorter et conséquemment, ces restrictions n’entrainent qu’une augmentation du nombre de ces avortements clandestins non sécuritaires menaçant la vie des femmes enceintes[182].

D’ailleurs, le fait que le CDH ait déterminé que l’accès à un avortement légal et sécuritaire est à l’intersection de plusieurs droits humains démontre à quel point cet accès peut être nécessaire et fondamental dans la vie des femmes.

En fin de compte, personne ne gagne. Ni les pro-vies et ni les pro-choix. Par contre, une chose demeure certaine, un groupe bien précis en ressort perdant et ce groupe, ce sont les femmes. Donc, comme c’est leur vie qui est en jeu, peut-être serait-il temps qu’aux États-Unis, on laisse les femmes choisir ce dont elles veulent faire de leur propre corps et ultimement, de leur propre vie.