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L’eau est essentielle à la vie et elle a toujours joué un rôle fondamental dans le développement des sociétés et la survie des écosystèmes. Paradoxalement, 97,5 % de l’eau sur la planète se trouve dans les mers et océans et ne peut pas être consommée par les êtres humains ni utilisée pour d’autres fins étant donné qu’elle est salée[1]. En réalité, seulement 0,25 % de l’eau douce sur la planète est accessible et peut être consommée par les humains, le reste se trouve dans des glaciers ou des nappes très profondes[2].

Cette ressource est inégalement distribuée dans la planète puisque neuf pays disposent de 60% des ressources d’eau douce disponibles : le Brésil (5 418 milliards de m3/année), la Russie (449 360 de m3/année), l’Indonésie (2 838 de m3/année), la Chine (2 812 de m3/année), le Canada (2 740 de m3/année), les États-Unis (2 071 de m3/année), la Colombie (2 133 de m3/année), le Pérou (1 746 de m3/année) et l’Inde (1 279 de m3/année)[3]. La situation est totalement différente pour plus de vingt pays qui se sont déclarés en situation de stress hydrique, c’est-à-dire qu’ils ne disposent que d’approximativement 1 700 m3 d’eau par personne annuellement[4]. En effet, le nombre de pays dans cette même situation ne cesse d’augmenter et il pourrait même doubler dans les années à venir.

Outre cela, plus de quatre-vingt pays, représentant 40 % de la population mondiale, se trouvent en situation de pénurie hydrique, c’est-à-dire qu’ils disposent de moins de 1000 m3 d’eau par personne annuellement[5]. Il a été estimé qu’en dessous de ce seuil, le développement économique d’un pays et la santé de sa population se voient sérieusement affectés. En dessous de 500 m3 par personne annuellement, la survie de la population est gravement menacée[6]. Effectivement, autour de quarante-neuf pays se trouvent dans des situations de stress hydrique, neuf pays vivent en situation de pénurie hydrique et vingt-et-un pays représentant plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable[7].

Parallèlement, la pollution des sources d’eau renforce le manque d’eau potable. Dans ce sens, l’irrigation des cultures contribue à la salinisation des fleuves et des aquifères, le refroidissement des centrales thermiques et nucléaires produit une pollution thermique de l’environnement aquatique et n’oublions pas que la grande majorité des déversements industriels ne sont pas biodégradables.

Les problèmes liés à la disponibilité de l’eau douce se sont intensifiés dans les dernières années. De nos jours, il est devenu essentiel de penser à des modèles politico-juridiques innovateurs pour la gestion et gouvernance des ressources au niveau national et international. Effectivement, approximativement 60% de l'eau douce du monde obéit à des découpes transnationales[8]. À ce sujet, certains auteurs proposent de soustraire la souveraineté exclusive des États sur les ressources hydriques en leur accordant le statut de patrimoine commun de l’humanité, comme c’est déjà le cas pour le fond des mers, les océans, l’espace et la Lune[9]. D’autres suggèrent plutôt le statut de « patrimoine public universel »[10] ou de « bien commun mondial »[11]. Plus récemment, certains auteurs suggèrent que les ressources hydriques soient présentées comme un intérêt commun mondial[12].

Au niveau national, nous retrouvons aussi des avis partagés par rapport à la nature juridique de l’eau, ce qui influence la gestion internationale des ressources. Ainsi, certains proposent le maintien du statut traditionnel de l’eau en tant que bien commun[13], chose commune ou common trust[14] dans le but de favoriser l’approche communautaire de la gestion internationale des eaux. D’autres acteurs suggèrent plutôt de renforcer le statut de bien appartenant au domaine public national afin de maintenir les ressources en eau sous l’égide de la souveraineté nationale. De plus, certains acteurs internationaux, préoccupés par les pénuries d’eau des dernières années, proposent de considérer l’eau comme un bien économique soumis aux règles de l’offre et la demande, pouvant être approprié et faisant partie d’un marché international. Cette définition ouvre la porte à la gestion internationale des ressources hydriques suivant le modèle des autres marchés de ressources naturelles comme le pétrole, l’or, etc. Récemment, certains pays ont octroyé le statut de personne ou entité ayant des droits à certains fleuves[15].

Le débat sur la définition juridique de l’eau nous conduit à contempler une restructuration des principes de droit international qui se développent à l’égard des cours d’eau. C’est dans ce contexte que nous analyserons l’évolution du droit international de l’eau en Amérique du Nord, et plus précisément les relations entre le Canada et les États-Unis et entre les États-Unis et le Mexique. Il est connu que ces trois pays partagent une histoire commune et entretiennent des relations politico-économiques significatives. Néanmoins, les dernières élections présidentielles aux États-Unis ont remis en question la stabilité des relations qui se développent depuis plusieurs décennies.

I. Le contexte hydrique en Amérique du Nord

Les configurations hydrique et géographique des trois pays du continent nord-américain ont un impact sur les politiques publiques ayant été adoptées pour l’eau. Alors que, d’une part, le Canada dispose de 9% des réserves d’eau douce mondiales, d’autre part, le Mexique s’est déclaré en situation de stress hydrique au début du 21e siècle[16]. Par ailleurs, le contexte hydrique aux États-Unis varie considérablement en fonction des régions : le nord du pays est richement doté en ressources, alors que le sud-ouest connaît des périodes de sécheresse extrême.

Même si le Canada a accès à une quantité relativement abondante de ressources hydriques, leur qualité demeure un des principaux défis à surmonter, situation qu’on retrouve aussi dans les pays voisins[17].

Le Canada et le Mexique partagent des eaux frontalières avec les États-Unis. D’un côté, le Canada partage plusieurs fleuves et lacs frontaliers avec ses voisins du sud, parmi lesquels nous trouvons les Grands Lacs qui contiennent presque 20% de l’eau douce renouvelable de la planète. Un grand nombre d’industries, notamment du secteur automobile et pharmaceutique, se sont établies dans la région. Au fil des ans, cette situation a eu impact négatif sur la qualité de l’eau des Grands Lacs et la biodiversité dans la région[18].

D’autre part, la zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis est considérée comme une région semi-aride. Le volume annuel des précipitations atteint une moyenne de 264 mm, ayant un rôle important à jouer dans le renouvellement de l’eau et la recharge des aquifères[19]. Les sources principales d’approvisionnement de la région sont les fleuves qui traversent la région avant de déboucher plusieurs kilomètres au sud, par exemple le fleuve Colorado, qui trouve sa source au sommet des montagnes Rocheuses. Ce fleuve est considéré comme le système hydrique le plus important du sud-ouest des États-Unis et le nord-ouest mexicain. Le fleuve Colorado et le fleuve Rio Grande fournissent les villes, les industries et les zones agricoles de la région, comme la Vallée impériale (États-Unis) et la vallée de Mexicali (Mexique). En effet, la croissance démographique et l’expansion industrielle font monter les tensions entre les utilisateurs de ressources hydriques. La demande croissante d’eau dépasse les quantités disponibles et il devient de plus en plus rare de voir de l’eau qui débouche dans la mer. En outre, ces fleuves transportent une grande quantité de matières polluantes difficiles à décomposer, notamment les matières provenant des déchets industriels. Cette pollution a eu pour effet de détériorer la qualité de l’eau et les écosystèmes de la région.

De plus, lorsque le gouvernement de la Californie déclara une situation de crise hydrique, une proposition de vente avait été envoyée au Canada pour l’approvisionnement de 1% de ses ressources d’eau qui débouchent dans la mer pour pallier les pénuries dans la région appelée le miracle vert du sud-ouest[20].

Comme dans la plupart des cas de gestion conjointe des eaux frontalières, les trois pays de l’Amérique du Nord ont été confrontés à des problèmes complexes en lien avec la gestion de ces ressources. La création de forums bilatéraux de négociation, comme la Commission Mixte Internationale entre le Canada et les États-Unis et la Commission Internationale de Frontières et Eaux entre les États-Unis et le Mexique, est le résultat de la volonté de ces pays d’améliorer la gestion commune des ressources hydriques.

Dans ce même sens, plusieurs instruments internationaux ont été mis en place pour la résolution de conflits et l’encadrement des négociations concernant les ressources hydriques communes. Il est important de souligner que les principales doctrines de droit international de l’eau ont été créées lors des conflits entre le Mexique et les États-Unis, ainsi qu’entre les États-Unis et le Canada. Paradoxalement, aucun de ces trois pays n’a ratifié des instruments internationaux relatifs à l’eau, comme c’est le cas de la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation (Convention de New York)[21] et la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux (Convention de Helsinki)[22], préférant de la sorte, leurs propres instruments et coutumes internationaux régionaux reliés à la gestion de l’eau.

Dans la partie suivante, nous décrirons de façon plus précise l’évolution des principes et des doctrines juridiques qui ont encadré les relations entre les trois pays pour la gestion de l’eau.

II. Une étude comparée de l’évolution des doctrines juridiques concernant la gestion des cours d’eau en Amérique du Nord

Les modèles de gestion des eaux frontalières en Amérique du Nord varient en fonction de la région étatsunienne concernée. Il existe une grande différence entre les modèles de gestion au nord et au sud du pays. Même si aux États-Unis il existe une grande quantité de problèmes liés aux sources d’eau en amont, d’autres facteurs exercent aussi une grande influence sur les négociations et l’application des traités portant sur les ressources communes, notamment les différences en termes de disponibilité de ressources hydriques et l’asymétrie des relations politiques États-Unis — Mexique et États-Unis — Canada. Nous pouvons constater que les tensions, les négociations et les solutions proposées pour la gestion de l’eau diffèrent fortement au sein même du continent. Ceci reflète la double rationalité qui existe par rapport à la gestion des ressources hydriques communes. Plus précisément, il est question d’une opposition entre le discours en faveur de la marchandisation de l’eau et celui qui donne priorité à la préservation de l’eau et l’environnement.

A. La gestion des ressources hydriques communes dans un contexte de pénurie (Mexique et le sud-ouest des États-Unis).

La frontière entre le Mexique et les États-Unis a fait l’objet de plusieurs modifications au cours du temps. Parmi les traités les plus importants concernant les frontières entre ces deux pays, nous retrouvons le Traité Guadalupe Hidalgo du 2 février 1848 et le Traité de Mesilla de 1853[23]. Néanmoins, les lignes frontalières inscrites dans les traités étaient difficiles à repérer, étant donné que le fleuve Rio Grande changeait d’apparence avec le temps. C’est dans ce contexte qu’il a été créée la Commission des Frontières, confirmée officiellement via la Convention entre les États-Unis et le Mexique visant à faciliter l'application des principes de gestion commune des fleuves Rio Bravo et du Colorado[24], convention qui est entrée en vigueur le 24 décembre 1890.

À cette époque, les problèmes liés à l’utilisation de l’eau du Rio Grande par les habitants des États du Colorado et le Nouveau Mexico aux États-Unis concernaient directement les agriculteurs mexicains, et en particulier ceux qui se situaient dans la vallée de Juarez, du fait de la diminution du volume d’eau[25]. C’est dans ce contexte que l’État mexicain a décidé de prendre conseil auprès de deux spécialistes du droit international[26], lesquels ont émis un avis signalant l’interdiction des États côtiers en amont de faire des travaux de construction sur le fleuve qui pourraient nuire aux États côtiers en aval. D’après les experts, le Mexique avait le droit de demander le démantèlement des constructions qui entravaient le débit d’eau ainsi qu’une indemnisation des dommages et préjudices causés par la déviation des cours d’eau[27].

Sur la base de cet avis, le gouvernement mexicain demanda en 1885 une compensation pour les préjudices encourus à son homologue étatsunien. Cette demande était soutenue par la Commission Nationale des Frontières, qui suggérait que la dispute soit résolue par la signature d’un nouveau traité dans un esprit amical et équitable. De son côté, le président des États-Unis, Grover Cleveland, avait pris conseil auprès du procureur général Judson Harmon, l’un des grands juristes dans le domaine. Ce dernier considérait que même si le Traité de Guadalupe Hidalgo interdisait de réaliser des travaux de construction sur les cours d’eau internationaux, rien n’empêchait de le faire sur la partie qui se trouve à l’intérieur du territoire national. C’est ainsi qu’est née la doctrine Harmon, qui indique que les États n’ont pas l’obligation de restreindre l’utilisation de l’eau qui se trouve sur leur territoire étant donné qu’elle est soumise à la souveraineté exclusive et absolue du pays dans laquelle elle se trouve, même si cela peut avoir un impact sur les ressources hydriques d’un autre État[28].

La doctrine Harmon a été incorporée aux divers traités qui ont été signées par la suite entre le Mexique et les États-Unis et entre le Canada et les États-Unis, même si cette même doctrine ne pouvait pas être utilisée à l’intérieur des États-Unis dû au grand nombre de fleuves partagés par différents États. De plus, la théorie de Harmon contredit la doctrine américaine des droits des États côtiers, appelée aussi riparian doctrine, soutenue par plusieurs tribunaux étatsuniens chargés de résoudre les conflits entre les différents États du pays. Cette doctrine peut être résumée de la façon suivante :

All that the law requires of the party by or over whose land a stream passes is that he should use the water in a reasonable manner and so as not to destroy, or render useless, or materially diminish, or affect the application of the water by the proprietors below on the stream[29].

En raison du recours en justice entrepris par le gouvernement mexicain, la Commission des Frontières a été appelée à intervenir dans les négociations d’un traité pour la résolution des conflits autour du fleuve Rio Grande. Les négociations ont abouti à la signature du Traité de 1906 pour la distribution équitable des eaux du fleuve Rio Grande[30], dans lequel les États-Unis s’engageaient à la remise d’un certain volume d’eau (soixante mille acres-pieds) du fleuve Rio Grande au Mexique. Les articles IV et V du Traité indiquent que cette remise ne représente d’aucune façon la reconnaissance d’un droit d’accès à ces ressources pour le Mexique. De son côté, le Mexique s’engageait à abandonner les procédures concernant le Rio Grande, suivant l’esprit de bon voisinage et de courtoisie internationale qui caractérisait l’accord. C’est pourquoi le traité ne pouvait pas être considéré comme un principe général de droit ni un précédent.

Toutefois, plusieurs auteurs de droit international interprètent ce traité comme une obligation juridique pour les États-Unis et non pas comme un geste de courtoisie internationale. Plus précisément, dans le cadre d’une présentation devant l’Institut de Droit International en 1911, les auteurs Kaufmann et Von Bar[31] ont manifesté leur point selon lequel l’Accord de 1906 consacrait de façon implicite le principe qui indique que les États côtiers en amont ne peuvent pas utiliser l’eau d’un fleuve au détriment des États côtiers en aval, contrairement à ce que dit la doctrine Harmon.

Toutefois, le Traité des Eaux de 1909 entre le Canada et les États-Unis[32] a explicitement incorporé la doctrine Harmon, dans son article 2, écartant ainsi le rejet généralisé au niveau international de cette doctrine et du Traité de 1906 avec le Mexique[33]. Cette même tendance sera retenue lors de la signature du Traité des Eaux de 1944 entre le Mexique et les États-Unis [34], dans lequel on retrouve des mécanismes de gestion et de distribution des volumes d’eau des fleuves transfrontaliers, notamment pour le Rio Grande, le Colorado et le Tijuana, mais qui ne prévoit pas la gestion intégrée de divers bassins.

Cependant, le Traité de 1944, toujours en vigueur, fait l’objet de nombreuses critiques, la plupart en raison de sa nature léonine. En effet, ce texte n’apporte pas les solutions nécessaires pour l’apaisement des tensions liées à la pollution de l’eau par les États-Unis et ne prend pas en considération la gestion durable des ressources. Aucune clause concernant la qualité de l’eau ne figure dans ce traité. Bien qu’un nouvel accord, l’Acte 242[35], a été signé en 1973 pour améliorer la qualité de l’eau en provenance des États-Unis, le Mexique reçoit toujours des volumes d’eau impropres à la consommation humaine ou l’agriculture du fait de sa haute teneur en sel, notamment entre les mois de septembre et février[36].

De plus, le traité ne comporte aucune indication par rapport à la gestion des nappes souterraines ni par rapport aux volumes d’eau nécessaires pour la préservation des écosystèmes. Avant la construction de nombreux barrages sur le fleuve Colorado, l’eau coulait librement en aval jusqu’à son embouchure au Golfe de la Californie et était une source de vie pour une grande variété d’espèces. Étant donné que ni le Traité de 1944 ni la législation nationale des deux pays ne désignent un volume d’eau réservé à la protection de l’environnement, la partie en aval du fleuve Colorado reçoit de l’eau que quand les États-Unis libèrent un volume d’eau supérieur à celui établi dans le traité. Cette situation est de plus en plus sporadique en raison de la hausse constante de la demande en eau dans la région[37].

Il est vrai que les gouvernements mexicain et étatsunien font des efforts pour résoudre ces problèmes, par exemple à travers la création d’organisations binationales ayant comme mandat de diminuer les conséquences environnementales des échanges commerciaux entre les deux pays, surtout depuis la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Dans cette optique, deux institutions seront constituées après la signature de l’ALENA pour offrir un financement aux projets qui encouragent le rétablissement de l’environnement : la Commission de coopération écologique frontalière (BECC en anglais) et la Banque de développement nord-américaine (NADB)[38]. Cependant, les critiques adressées à ces institutions ne se feront pas attendre, notamment en provenance de la population et les organismes non gouvernementaux, car le financement des projets est sujet à l’adoption de principes directeurs relatifs à l’économie de marché, dont la marchandisation de l’eau[39]. L’inactivité de ces institutions et la non-utilisation des fonds disponibles font preuve de la méfiance des acteurs de la société civile[40]. Par conséquent, même si les efforts mis en place sont réels, les tensions frontalières pour la gestion de l’eau et l’environnement n’ont cessé d’augmenter[41].

La signature de l’Accord 319 en 2012[42] arrive de façon subite lors d’un tremblement de terre qui a causé des dommages aux canaux d’irrigation de la vallée de Mexicali. Cet accord a pour résultat la création d’un nouveau modèle de gestion internationale des eaux à travers des échanges marchands internationaux entre les deux pays.

En vertu de cet accord, il a été envisagé d’utiliser le lac Mead comme réservoir d’eau pour le Mexique, avec une certaine quantité de mètres cubes qui pourraient être vendus au voisin du Nord. Ainsi, le lac Mead, qui se trouve du côté des États-Unis, deviendrait une banque d’eau. Le Mexique peut aussi stocker un certain volume d’eau dans ce lac (jusqu’à atteindre la capacité maximale du lac) et peut s’en servir à tout moment sauf lorsque le niveau d’eau est critique, c’est-à-dire quand il est en dessous du seuil établi dans l’Accord 319[43]. Cette disposition fait l’objet de contestations étant donné que la demande d’eau du côté mexicain dépasse la disponibilité d’eau dans la région frontalière, zone extrêmement aride. La pertinence et les avantages pour le Mexique sont remis en question, car l’eau stockée dans le lac Mead est principalement une réserve utilisée en cas de sécheresse. Or, si la sécheresse s’étale — chose qui est plutôt habituelle — tout au long du bassin qui entoure le lac Mead, le Mexique ne pourrait pas accéder à ce réservoir.

En raison de la déclaration d’état de sécheresse extrême dans le bassin du fleuve Colorado, le volume d’eau accordé au Mexique à travers le traité de 1944 a été renégocié. Ainsi, le nouvel Accord 319 signé en 2012 établit que pendant les périodes où l’eau du lac Mead — créé de façon artificielle par le barrage Hoover aux États-Unis — se trouve en dessous des seuils établis dans l’accord, le volume d’eau remis au Mexique devra être diminué de façon proportionnelle. En contrepartie, il est aussi indiqué que pendant les périodes où le niveau du lac Mead est supérieur au seuil, le Mexique recevra un volume d’eau supérieur à celui de l’accord, suivant le principe de la réciprocité. Nous tenons à souligner l’innovation par rapport à la création implicite de marchés internationaux d’eau. Il est à souligner que cet accord avait une durée de cinq ans, c’est-à-dire jusqu’en décembre 2017.

Suite aux dernières élections présidentielles aux États-Unis, le renouvellement de l’accord et sa renégociation ont été suspendus en raison des nouvelles postures politiques du gouvernement élu. Cependant, malgré l’incertitude qui régnait dans les relations diplomatiques, un nouvel accord a été récemment signé (l’Accord 323[44]) lequel est venu confirmer certaines dispositions de l’Accord 319 de 2012[45]. Ce nouvel accord (323), en plus de confirmer les dispositions relatives aux diminutions et augmentations des volumes d’eau à faire couler vers le Mexique qui varieront selon le niveau des eaux du lac Mead, est venu confirmer la création d’une commission bilatérale qui travaillera de pair avec des ONGs qui militent pour la création d’un débit minimal d’eau pour l’environnement[46].

Effectivement, les conflits liés à la gestion de l’eau dans la frontière entre les États-Unis et le Mexique s’intensifient en fonction de la hausse de la demande en eau et la diminution de la disponibilité des ressources. Le changement climatique a un impact notable sur cette dynamique, surtout si on considère que ce phénomène est la cause de l’état de sécheresse extrême qui perdure dans la région depuis presque une décennie. Les derniers accords signés entre les deux pays proposent des moyens innovateurs pour faire face aux longues périodes de sécheresse, rétablir l’écosystème et impliquer les différents acteurs sociaux dans la gestion des ressources hydriques. Cependant, la création d’une banque d’eau dirigée par les États-Unis en vertu de l’Accord 319, et la volonté expressément consacrée dans le nouvel Accord 323 relatif aux développements de nouvelles usines de désalinisation de l’eau[47] ne fait qu’accroitre les disparités entre les deux pays et ouvre la porte à la commercialisation internationale de l’eau au bénéfice des États fédérés à la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement. Ce modèle peut potentiellement intensifier les tensions entre les pays et les communautés locales, faute du manque de prise en considération des externalités de l’impact environnemental de la désalinisation de l’eau dans l’évaluation du prix de l’eau.

Ayant établi la situation si complexe de gestion internationale de l’eau dans un contexte de rareté à la frontière États-Unis Mexique, nous présenterons ci-dessous en guise de comparaison, les principes directeurs de la gestion des ressources hydriques transfrontalières entre le Canada et les États-Unis gestion qui se fait dans un contexte d’abondance hydrique.

B. La gestion des ressources hydriques communes dans un contexte d’abondance relative (les Grands Lacs, entre les États-Unis et le Canada).

Le Traité des eaux limitrophes signé en 1909 entre les États-Unis et le Canada[48] détermine les principes de la gestion des eaux frontalières qui se trouvent entre les deux pays. Ce traité a eu comme conséquence la création de la Commission mixte internationale (CMI), chargée d’apaiser les conflits entre les parties, notamment pour ce qui concerne la gestion de ressources hydriques. Plusieurs accords ont été signés par ces deux pays dans l’objectif de trouver une solution à des problèmes précis, comme le Traité pour la dérivation des eaux du Niagara en 1950[49], le Traité relatif au Skagit (1984)[50] et l’Accord relatif à la qualité de l’eau dans les Grands Lacs (1972, 1978, 1987 et 2012)[51] entre autres. Même si l’article deuxième du Traité des eaux limitrophes de 1909[52] fait allusion à la doctrine Harmon, il est en désuétude pour les questions liées à la gestion des ressources hydriques à cause d’un assouplissement de la doctrine de la souveraineté territoriale absolue, concept remplacé par celui de la souveraineté limitée.

La doctrine de la souveraineté limitée a comme source principale une jurisprudence de 1941, rendue par un tribunal d’arbitrage dans l’Affaire de la Fonderie de Trail qui opposait les États-Unis au Canada. Dans cet arrêt, le Canada a été condamné à remédier aux dommages causés aux agriculteurs et citoyens des États-Unis, et notamment de l’État de Washington, par les émanations provenant de la fonderie qui se située sur le territoire canadien.

Sur recommandation de la CMI, un tribunal d’arbitrage a été désigné pour analyser le conflit et quantifier les dommages. Le Canada a finalement été condamné à payer pour les dommages causés, créant ainsi le précédent de droit international suivant :

aucun État n’a le droit d’user de son territoire ou d’en permettre l’usage de manière à ce que des fumées causent des dommages sur le territoire d’un autre État ou les propriétés des personnes qui s’y trouvent, s’il s’agit de conséquences sérieuses et si le préjudice est prouvé par des preuves claires et convaincantes[53].

Ce principe de souveraineté limitée a été incorporé au droit international de l’environnement et de l’eau. En reprenant l’essence de ce principe, les Règles de Helsinki de 1966 ont incorporé un régime de responsabilité objective et l’obligation de dédommager les victimes[54]. Dans ce même esprit, la Déclaration de Stockholm sur l’environnement de 1972 intègre l’obligation de ne pas porter préjudice (no harm) et l’obligation de dédommagement[55]. Plus récemment, l’article 7 de la Convention de New York de 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation reprend ce même principe[56].

Le contexte du partage des ressources entre les États-Unis et le Canada pousse à une évolution constante du droit des eaux internationales. Plus récemment, en raison des phénomènes de sécheresse et l’augmentation de la demande en eau des États du sud-ouest états-unien, les ressources des Grands Lacs ont été convoitées par des États comme la Californie. Néanmoins, les États situés autour des Grands Lacs refusaient de transférer des ressources au sud-ouest états-unien, c’est ce qui explique la signature par huit États d’un traité destiné à la création d’une commission pour la gestion des ressources hydriques de la région. En raison de ce blocage, la Californie avait décidé d’entamer les négociations avec le Canada pour la création d’un marché d’eau [57]

Toutefois, la question de la dérivation des cours d’eau en provenance du Canada pour l’approvisionnement des États du sud-ouest restait un sujet polémique aux yeux des États situés autour des Grands Lacs, surtout lorsqu’on prévoyait d’exporter l’eau du bassin. Les États côtiers des États-Unis craignaient la création de projets pouvant imposer l’exportation des ressources du côté canadien. En réponse à ces appréhensions, huit États étatsuniens et deux provinces canadiennes ont signé la Charte des Grands Lacs de 1985, une initiative du Conseil des Gouverneurs des Grands Lacs, visant à empêcher le transfert de ressources hydriques à d’autres États.

Un nouvel accord sera signé en 2005 en réponse à la nécessité de renforcer l’entente qui empêchait le transfert des ressources hydriques des Grands Lacs. Il s’agit de l’Entente sur les ressources en eaux durables du bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent, qui intègre des objectifs de gestion commune des ressources[58]. Même si cet accord ne peut pas être considéré comme un traité international, il s’agit d’une entente transnationale qui crée des obligations contractuelles pour huit états côtiers des États-Unis et deux provinces canadiennes. C’est un précédent transnational qui complète la doctrine de la communauté d’intérêts. Cette doctrine de droit international de l’eau encourage la création d’une véritable communauté juridique, capable de respecter l’égalité des droits d’utilisation pour tous les États côtiers du bassin, tel qu’il a été établi dans l’arrêt Gabcinkovo-Nagymaros de 1997[59]. En vertu de cette doctrine, on considère le bassin comme une entité unique au-delà des frontières qui doivent être gérées par le biais des mécanismes institutionnels transnationaux. Ces mécanismes devraient permettre un partage des bénéfices aux communautés riveraines et l’adoption des procédures de gestion et de règlement pacifique des différends de commun accord par les parties concernées[60].

En effet, l’Accord de 2005 prévoit de coordonner l’utilisation et la consommation de l’eau et limiter les déviations des cours d’eau en provenance des Grands Lacs, lesquels seront destinés à l’approvisionnement de la demande en eau des populations des États ou provinces signataires. Il consacre également une procédure spécifique de règlement de conflits. Bien que plusieurs auteurs se demandent si la préservation de l’écosystème fait partie de l’intérêt commun des signataires, ce résultat sera atteint par leur volonté de conserver l’eau à l’intérieur du bassin et d’éviter son exportation[61]. Donc, l’Accord de 2005, innovateur dans son genre non seulement par son caractère transnational et non bilatéral, mais aussi par les mécanismes de consultations qui ont été inscrits, semble répondre aux défis majeurs de conservation d’un immense bassin hydrique transfrontalier.

Certes, la préservation de l’écosystème des Grands Lacs sera le résultat imprévu auquel on aboutira par l’entremise de deux facteurs de la politique interne canadienne et étatsunienne. Premièrement, les pratiques de consommation concurrentielle n’existent pas dans la région étant donné l’abondance des ressources. Deuxièmement, la faible valeur de l’eau des Grands Lacs, les coûts liés à l’exploitation des ressources et les risques environnementaux font en sorte qu’il ne soit pas envisageable dans un futur proche de pomper l’eau du lac pour l’envoyer aux régions plus arides du Canada ou des États-Unis ou même la transporter à d’autres pays à l’aide de camions-citernes[62].

Finalement, il est important de souligner que la question de la qualité de l’eau des Grands Lacs est plutôt définie par l’Accord relatif à la qualité de l’eau dans les Grands Lacs (1972, 1978, 1987 et 2002) entre les États-Unis et le Canada, qui contient des mesures destinées à la préservation de l’eau et les écosystèmes du bassin. C’est grâce à ces accords que les Grands Lacs profitent d’un financement considérable de la part des gouvernements fédéraux pour la protection et la restauration de la qualité de l’eau qui avait connu une forte détérioration dans les années 1970 à cause de l’apparition de nombreuses industries dans la région.

Ainsi, les efforts étatiques pour la bonne gestion des ressources hydriques, suivant le principe de droit des États côtiers qui considère le bassin comme un tout, conjugués au financement des initiatives pour l’amélioration de la qualité de l’eau par les gouvernements fédéraux, on obtient une alliance parfaite pour assurer la préservation d’une des réserves d’eau les plus importantes du monde.

Néanmoins, l’industrialisation ne cesse de progresser et les déchets toxiques sont de plus en plus difficiles à décomposer. Le changement climatique cause aussi des problèmes par rapport aux volumes d’eau disponibles et la gestion des températures de l’eau, deux problèmes qui peuvent avoir un impact négatif sur la biodiversité. Concernant ce dernier point, les nouvelles politiques du gouvernement des États-Unis tendent à réduire le budget alloué à la protection des Grands Lacs, créant ainsi une situation d’incertitude par rapport au futur de cette réserve hydrique.

***

La gestion des eaux frontalières en Amérique du Nord diffère selon qu’on se retrouve au nord ou au sud du territoire. Le contexte hydrique n’est pas le seul facteur ayant influencé la gestion transfrontalière des ressources, c’est surtout l’asymétrie qui existe dans les relations diplomatiques entre les trois pays du continent.

L’histoire des conflits hydriques en Amérique du Nord dépeint l’évolution de grandes doctrines de gestion de l’eau qui prennent souvent des positions opposées. Nous pouvons constater la transition entre la doctrine Harmon, qui prônait la souveraineté absolue des États et qui émane du conflit entre le Mexique et les États-Unis, et la nouvelle doctrine de la souveraineté limitée qui a été reconnue par un tribunal d’arbitrage dans l’affaire Fonderie Trial — litige opposant les États-Unis et le Canada. Le principe de la souveraineté limitée impose l’obligation de ne pas porter préjudice au pays voisin ainsi que le devoir de dédommager les victimes qui ont subi des dommages significatifs, semble avoir une influence non négligeable sur l’évolution des instruments internationaux portant sur la gestion de l’eau. Tel est le cas de la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, plus connue sous le nom de Convention de New York, signée en 1997[63].

Toutefois, l’évolution dans la gestion des ressources hydriques en Amérique du Nord suit des voies différentes dépendamment de l’accès aux ressources : d’un côté, le contexte de sécheresse extrême et la nécessité de créer un marché pour l’approvisionnement du sud-ouest américano-mexicain, de l’autre, une abondance relative et la prise de conscience pour la protection et préservation de l’eau au nord-est américano-canadien.

Nous constatons que les nouveaux instruments juridiques adoptés aux deux extrêmes du continent diffèrent de façon notoire. Au nord-ouest, les parties adoptent la doctrine de la communauté d’intérêts, aussi connue sous le nom de doctrine des États côtiers, qui comprend un modèle de gestion commune du bassin pour préserver l’eau et interdire les exportations. En revanche, la région sud-ouest du continent adopte un modèle complètement différent, basé sur la création de marchés internationaux et des banques d’eau. Ce dernier modèle soustrait l’eau de son rôle environnemental, social, humain et écologique, et exclut la possibilité de gérer le bassin de façon commune. Certes, on aurait intérêt à uniformiser les normes de gestion des bassins transfrontaliers en s’inspirant de la doctrine de la communauté d’intérêts qui semble prévaloir au nord du continent, plus particulièrement dans le cadre de la gestion de l’eau entre le Canada et les États-Unis. Cependant, force est de constater que le contexte hydrique du sud de l’Amérique du Nord, ainsi que le contexte culturel et économique de cette partie du monde, rend difficile une harmonisation du droit international régional de l’eau dans l’ensemble du continent.

À l’heure actuelle, l’incertitude est un facteur omniprésent tant au nord qu’au sud du continent, notamment à cause des effets néfastes du changement climatique et les dernières élections présidentielles aux États-Unis. Au Nord, le débat tourne autour des effets pervers de la réduction budgétaire des projets visant à protéger la qualité de l’eau et les nouveaux défis que pose le changement climatique. Ces deux facteurs pourraient éventuellement limiter l’application des instruments internationaux adoptés dans les dernières années. Au Sud, les projets mis en place pour le rétablissement des écosystèmes hautement endommagés ont été suspendus et semblent vouloir se développer plutôt timidement. Conjugué à ça, ils existent aussi des incertitudes par rapport aux effets de la création de nouveaux marchés internationaux de l’eau et des impacts des projets d’usines gigantesques de désalinisation de l’eau pour approvisionner notamment les États américains assoiffés en passant, bien entendu, par le territoire mexicain.

En conclusion, les tendances relatives à la gestion et la gouvernance des eaux frontalières en Amérique du Nord ne sont pas uniquement déterminées par le contexte hydrique de chaque région. Il y a aussi une influence tant des relations diplomatiques que de la culture juridique de chaque pays frontalier. Plus encore, la définition juridique qu’on donne à l’eau dans chaque territoire, soit comme une ressource vitale et commune, soit comme un bien économique qui obéit aux lois du marché influence de manière déterminante la gestion des eaux transfrontalières. À ce sujet, nous nous interrogeons si la nouvelle tendance de reconnaître la personnalité juridique aux fleuves, pourrait voir le jour dans ce continent, étant donné que tant au Canada qu'aux États-Unis, particulièrement en Californie[64] et en Ohio[65], les citoyens entreprennent diverses actions afin de reconnaître les fleuves à titre de personne-non humaine. Certes, ce sujet fera l’objet de nos futures recherches.