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Le dernier volume de la collection « Ethnologie de la France et des mondes contemporains », publié par les Éditions de la Maison des sciences de l’homme, propose une enquête sur le métier d’organiste en France. Organiste à ses heures, mais aussi chercheuse associée au Centre d’anthropologie sociale (CAS) du laboratoire interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST, Université Toulouse 2 – Jean Jaurès/CNRS/EHESS), Marie Baltazar a effectué une recherche sur le terrain en deux temps, d’abord de 2003 à 2007, puis en 2017, dans le cadre d’une thèse de doctorat. L’auteure s’est entretenue avec une quarantaine d’organistes d’Alsace et du Sud-Ouest, notamment dans le cadre de stages et de concerts, des musiciens tantôt professionnels confirmés ou en devenir, tantôt amateurs. Elle s’appuie également sur quelques sources écrites comme des récits de vie et des traités d’organologie. Comme le signale d’emblée le titre, l’ethnologue s’intéresse au processus qui fait que l’on devient organiste, une transformation qui implique un passage du chaos (le « bruit ») à l’art (la « musique »). Les neuf chapitres retracent les mécanismes présidant à la découverte, puis à l’apprentissage de cette machine complexe que Balzac a qualifiée de « plus magnifique de tous les instruments créés par le génie humain ».

Les trois premiers chapitres, respectivement intitulés « Ravissements », « Initiations » et « Transmissions », traitent du point zéro du processus, soit celui des premiers contacts avec l’instrument. Pour les plus vieux, la voie royale pour monter à la tribune était de commencer comme servant de messe ou choriste (chapitre 2) ou de se faire initier par un membre de la parenté (chapitre 3). Dans une société largement sécularisée comme l’est la France actuelle, la connaissance de l’orgue se fait toutefois de plus en plus par d’autres moyens. Pour certains, c’est une musique d’orgue entendue à la télévision ou à la radio qui suscite les premiers émois. Pour d’autres, c’est l’aspect visuel monumental de l’instrument, souvent juché à des hauteurs impressionnantes, ou la complexité de la console, avec ses innombrables touches, pédales et boutons, qui attire l’attention. Dans la grande majorité des cas, il s’agit d’un coup de foudre immédiat.

Le quatrième chapitre, intitulé « Un monde d’hommes? », explore l’ethos organistique par la lorgnette du sexe. Si les jeunes hommes, que l’auteure estime naturellement attirés vers les grosses machines, seraient plus enclins à aller vers l’instrument à tuyaux pour « en imposer » (94), les femmes auraient un rapport plus détaché à l’orgue. Le cinquième chapitre, « Le goût du vacarme », postule pour sa part que l’apprentissage de l’orgue consiste en une domestication de la virilité, qui s’affirmerait d’abord par un goût immodéré pour le tutti (le son le plus fort de l’instrument), avant que le musicien en herbe n’apprenne, par l’intermédiaire de son professeur, à « cuisiner les sons » (titre du chapitre 6), autrement dit à assimiler « l’art subtil de la registration », c’est-à-dire comment mélanger les différentes sonorités de l’instrument de manière harmonieuse. Pour être un musicien accompli, l’organiste doit également savoir « faire parler les tuyaux » (titre du chapitre 7). L’orgue étant par nature un instrument foncièrement inexpressif (il est impossible de faire des nuances par la seule force du toucher, comme au piano), il convient de développer un toucher adéquat qui permettra, en tenant compte de l’acoustique, de varier le jeu à l’infini.

Au chapitre 8, « La part du diable », Marie Baltazar traite de l’imaginaire autour de l’instrument, souvent synonyme, pour le commun des mortels, de films d’horreur et de marches nuptiales. Le personnage du souffleur, qui a disparu avec l’arrivée des souffleries électriques, participe de cette étrangeté intrinsèque. Dans l’ultime chapitre, « La conquête des orgues », l’auteure se penche sur une autre étape importante dans le cheminement de l’organiste (professionnel ou amateur) : se trouver un instrument de travail. Elle décrit ainsi le « parcours de combattant » (210) qui force le musicien à amadouer, qui un curé bourru, qui des édiles souvent retors afin de se procurer la clé du Saint des Saints et d’ainsi avoir accès à l’envi à une tribune. Pour plusieurs, l’idéal consiste à offrir ses services comme musicien liturgique, bénévolement ou non, ce qui implique un savoir-faire particulier (improviser, harmoniser à vue, comprendre le déroulement de la messe, etc.) qui n’est pas donné d’emblée à tous.

En guise de conclusion, l’ethnologue réfléchit au futur incertain de l’orgue. Il serait facile d’être pessimiste dans un contexte où l’Église catholique, affectataire des lieux de culte, subit des changements profonds dont on a peine à saisir encore toute l’ampleur. Le métier d’organiste liturgique, mal rémunéré, est de moins en moins une voie d’avenir L’instrument ne suscite en outre guère d’enthousiasme auprès du grand public. D’où cet aveu d’un des enquêtés : « J’ai un peu peur de faire partie de la dernière génération des organistes » (254). Mais d’un autre côté, la multiplication des classes d’orgue partout sur le territoire français et la valorisation croissante du patrimoine organistique laissent entrevoir un second souffle pour le monde de l’orgue. Une enquête à suivre, donc.

Si l’analyse qui vient d’être présentée reste fort louable par sa nouveauté et la richesse de son matériel empirique, elle appelle toutefois certaines réserves. La plus importante tient à sa thèse principale : l’apprentissage de l’orgue implique « la mise à distance de l’enfance, la transition du féminin au masculin et la domestication du toucher – donc de la registration » (262). Cette affirmation est problématique à plusieurs égards. D’abord parce qu’elle s’appuie sur une conception binaire du genre. Supposer que les garçons s’adonnant à l’orgue sont nécessairement dans une logique de démonstration de virilité, qualité conçue en termes d’extroversion, de puissance, de « goût du pouvoir », de « désir de supériorité » (255), alors que les filles se dirigeraient davantage vers le piano, instrument plus délicat, plus maternel, reste passablement réducteur. Comme expliquer alors que la guitare, un des instruments les plus doux qui soient, ait la faveur presque exclusive des hommes? Et c’est faire fi d’une réalité implacable qui n’a pu échapper à l’auteure au cours de ses recherches : le monde de l’orgue est très souvent synonyme d’homosexualité. Seules quelques lignes y sont consacrées, et ce par l’intermédiaire du témoignage d’une de ses interlocutrices, qui en donne une image caricaturale : « un clan […] qui déteste les femmes », une « secte », une « clique ». Il suffirait de coucher « avec le curé du coin » (121) pour obtenir un poste…

L’opposition registration-toucher est également étonnante, en particulier lorsque l’ethnologue se demande « si le surinvestissement du toucher par rapport à la registration, depuis la fin du XXe siècle au moins, n’est pas aussi une façon [pour l’organiste] de réassurer sa légitimité quand une part de soi se trouve affaiblie » (258). Présenter la registration comme l’antithèse du toucher laisse songeur, puisqu’il s’agit de deux moyens d’expression complémentaires qui sont loin de s’exclure. Un bon organiste se doit de maîtriser les deux.

Si l’ouvrage consacre de nombreux développements au début du processus d’apprentissage, il est toutefois peu disert sur des étapes essentielles pour « devenir organiste » comme les concours et l’insertion du concertiste dans le milieu professionnel. Le corps du texte comprend également des développements superflus, comme ce long exposé sur les oiseaux au chapitre 2 (l’orgue comme nid permettant aux oiseaux-organistes de prendre leur envol), hommage trop appuyé à une grande figure de la profession – l’ethnologue Daniel Fabre pour ne pas le nommer – qui apparaît comme un corps étranger dans le texte. Malgré ces bémols, et quelques coquilles dans la transcription des entretiens, la lecture de l’ouvrage reste agréable, notamment grâce à la plume claire et imagée de l’auteure et à l’iconographie remarquablement soignée.