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La publication en 2011 d’un guide touristique intitulé Les plus beaux lieux du patrimoine industriel laisse penser que cet héritage est désormais digne de figurer, aux yeux du grand public, au panthéon national français (Guide Michelin 2011). Néanmoins le patrimoine industriel a d’abord été le témoin des mutations accélérées subies par les pays industrialisés depuis les années 1970. En effet, ce processus a symboliquement débuté en France lorsque les structures métalliques des halles de Baltard ont été mises à la ferraille en 1972. Il a fallu attendre les années 1980 pour voir apparaître les premières tentatives de réhabilitation, signe du début d’une prise de conscience au sein de la société ; et à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, on a pu commencer, dans un premier temps, par établir une définition de ce qu’est le patrimoine industriel. En 1996, Louis Bergeron et Gracia Dorel-Ferré nous en ont proposé une définition que l’on peut qualifier de large, mais représentative du sens donné actuellement à cet héritage.

Le patrimoine industriel est constitué des traces, plus ou moins bien préservées, de son fonctionnement et de son insertion dans le paysage ou dans la société. Il parle d’une histoire inscrite non seulement dans les statistiques, les enquêtes, les comptabilités, mais aussi dans l’espace à trois dimensions, dans la vision d’une population, dans les vies quotidiennes.

Bergeron et Dorel-Ferré 1996 : 5

Si cette définition met en lumière les caractéristiques matérielles et immatérielles de ce patrimoine, elle attire aussi implicitement l’attention sur son aspect local. En effet, l’industrie est d’abord, pour reprendre une image heideggérienne, l’exploitation des ressources naturelles et humaines d’un territoire (Heidegger 1958). L’activité industrielle est intimement liée à un lieu et à une population et même si ses dimensions dépassent parfois l’échelle locale, à l’instar du haut-fourneau d’Uckange (Moselle, France), elle se définit avant tout par son appartenance à un bassin industriel ; son ancrage territorial lui vaut le fort attachement des populations locales, car elle est souvent synonyme de prospérité économique et d’emploi. Il n’est donc pas étonnant qu’à partir des années 1980 de nombreuses associations locales se soient portées au secours du patrimoine industriel se trouvant sur leur territoire. Dès 1992, Jean-Yves Andrieux remarque leur dynamisme, notamment en matière d’étude et de préservation du patrimoine industriel (Andrieux 1992). Ces associations locales dédiées à l’histoire d’une commune, d’une activité, voire même d’un site, représentent également les citoyens oeuvrant à la reconnaissance d’un héritage. Jean-Bernard Cremnitzer n’hésite d’ailleurs pas à parler, à l’occasion de l’inscription au titre des monuments historiques du pont Colbert de Dieppe, d’une patrimonialisation citoyenne, mettant en avant le rôle central de l’action associative menée depuis 2009 (Cremnitzer 2017).

La région stéphanoise, située en bordure du Massif Central à l’est, est particulièrement riche en matière d’histoire industrielle. Celle-ci est mise en valeur par de nombreuses associations ayant vu le jour dans les années 1970 et 1980. Certaines se consacrent à l’histoire communale, à l’image de la Société d’histoire du Chambon-Feugerolles, d’autres ont un périmètre d’action plus étendu mais se limitent à une seule activité, à l’instar des Amis du rail du Forez, qui mettent en valeur l’histoire et le patrimoine lié au chemin de fer. Ces associations sont également de taille fort différente, allant d’une structure d’une dizaine de membres, comme la Société d’histoire de la Ricamarie, à l’association plus importante gérant un lieu patrimonial, à l’image du Centre d’études et de recherches du patrimoine industriel du Pays du Gier (dorénavant CERPI). L’activité associative s’étend sur l’ensemble du territoire de l’ancien bassin industriel et des différentes vallées qui le composent. Ainsi on trouve des associations à l’est de Saint-Étienne dans la vallée du Gier, à Saint-Étienne même dans la vallée du Furan, et à l’ouest de Saint-Étienne dans la vallée de l’Ondaine. Cette activité associative est aussi présente dans les marges de l’urbanisation puisqu’il existe, dans la vallée de la Semène, à quelques kilomètres de la région stéphanoise, une association mettant en valeur le village-usine de Pont-Salomon (Rojas 2017).

La structuration spatiale du territoire stéphanois résulte en grande partie d’une aventure industrielle ancienne et complexe. Aujourd’hui encore s’offre à notre regard un riche héritage se matérialisant par une architecture aux formes multiples. L’urbanisation stéphanoise s’est développée autour des activités manufacturières dès le XVIIe siècle, ce qui a singularisé la région au regard de l’horizon français mais qui l’a rendue, à bien des égards, comparable aux agglomérations anglaises. Principal berceau de l’industrialisation française au début du XIXe siècle, Saint-Étienne et sa région se bâtissent autour d’une multitude d’activités : manufactures d’armes à feu, passementerie, quincaillerie, charbon, métallurgie, mécanique… Le paysage qui nous a été légué, tel un palimpseste, est constitué d’un enchevêtrement de traces imperméables qui en rendent la lecture difficile. En effet, l’héritage industriel stéphanois est le fruit d’une constante réécriture par les logiques des différents acteurs. Néanmoins, nombre de bâtiments nous rappellent aujourd’hui les différentes phases de l’évolution de la région et de son industrie.

Ce territoire, dans lequel le patrimoine industriel est donc un élément incontournable, constitue un terrain d’observation idéal pour analyser les actions et les postures des associations locales. Pour le dire brièvement, quels rôles jouent ces assemblées de citoyens en matière de patrimoine industriel ?

Permettre le deuil et participer à la sauvegarde

Un acteur participant à la finalisation du processus de deuil

Si toute activité humaine finit par disparaître, il s’agit en matière d’industrie d’un fait prégnant qui a mis à mal l’ensemble d’une société. En effet, le traumatisme consécutif à la désindustrialisation, aux fermetures d’usines à répétition, a sans doute engendré au sein des populations pour les uns un deuil, ou du moins un désenchantement, pour les autres un réflexe de refuge dans la désaffection, voire l’oubli. Il en résulte souvent une passivité à l’égard du patrimoine de l’industrie. Pour accompagner ce travail de deuil, certaines entreprises ont fait appel à des historiens qui ont produit de remarquables monographies. Mais les usines incarnent le monde du travail, la condition ouvrière, un univers de sueur, de labeur, de souffrance et d’exploitation que l’on préfère oublier, et que les élus ou responsables voudraient fuir car son évocation leur rappelle les moments difficiles des luttes et des révoltes ouvrières. Dans bien des régions cependant, on découvre chez les gens une contradiction, un antagonisme entre cette amertume de cohabiter avec des stigmates douloureux, et la fierté qui avait porté leur territoire aux premiers rangs (Fluck 2017).

Le fracas produit par la mort de ces mastodontes de l’industrie qu’étaient le bassin houiller du Nord et du Pas-de-Calais, les vallées sidérurgiques de la Lorraine, les bassins industriels des Cévennes et d’autres, fut bien plus que social. Intellectuels, artistes, gens du cru peu ou prou impliqués dans l’histoire industrielle, dans la sociologie, dans l’ethnologie des techniques, se mobilisèrent pour témoigner, accompagner, pour maintenir coûte que coûte si ce n’était l’industrie, du moins ce qu’elle avait structuré autour d’elle de savoir-faire, de paysages, de lien social, d’humanité, de souffrances, de vie. Ainsi les associations se mirent-elles à fleurir à partir des années 1970, alors que la notion de patrimoine industriel n’était pas encore d’actualité ; il était alors simplement question de sauvegarde. L’Écomusée du Creusot, fondé en 1973, en avait fait d’ailleurs son maître mot, bien en-deçà de ce que parler de patrimoine industriel a ensuite signifié (Garçon 2009).

Les associations mobilisent les citoyens, les habitants du lieu s’insérant dans un processus de deuil qui débute habituellement par le choc de l’arrêt de la production. Néanmoins, ces assemblées de citoyens n’apparaissent pas lors de cette étape, les populations étant encore dans le déni et le refus de la disparition de l’activité industrielle. C’est encore le temps des luttes sociales et syndicales. À ce moment, le patrimoine, l’héritage, c’est d’abord l’activité productrice elle-même, autrement dit un bien commun considéré comme un actif revendiqué comme tel pour l’avenir de la localité. Mais plus ou moins rapidement, à côté de cette conception économique s’installe un prisme culturel visant à la reconnaissance d’une culture industrielle et souvent ouvrière. Cette volonté de reconnaissance est à l’origine de la création des associations qui, au fil des années, se dédient à la défense du patrimoine industriel local. L’association devient ainsi un acteur majeur dans l’acceptation du deuil en développant des travaux mémoriaux et parfois historiens.

Malgré quelques spécificités, la région stéphanoise n’échappe pas à ce schéma. Aucune association née de la volonté citoyenne ne prend la défense d’un site industriel en particulier. Toutes ces assemblées se constituent autour d’un territoire ou d’une activité plus large. Cependant, elles sont intimement liées à la désindustrialisation et au changement sociétal qu’elle induit : la Société d’histoire de Firminy voit le jour en 1972 alors que l’industrie métallurgique locale connaît de grandes difficultés ; la Société d’histoire du Chambon-Feugerolles est fondée en 1986 quelques années après l’arrêt des houillères et la faillite de plusieurs entreprises de mécanique ; et le CERPI naît, en 1987, au sein d’une vallée du Gier fortement touchée par le chômage que génère la fermeture de plusieurs usines métallurgiques et mécaniques, mais également textiles.

Les associations qui naissent en réponse au choc provoqué par la désindustrialisation sont, sur le territoire stéphanois, le fait d’habitants, d’anciens salariés ou de familles liées au monde ouvrier. Cependant, au sein de ce bassin industriel, certaines associations ont été lancées par des dirigeants d’entreprises. L’association du « Muséographe de la faulx », qui deviendra quelques années plus tard l’association de la Vallée des forges mettant en valeur le village-usine de Pont-Salomon, est créée en 1981 par le directeur de l’usine de faux et faucilles qui, à cette époque, n’a pas encore fermé ses portes. L’association des Amis du musée de la mine est également une émanation d’un groupe d’anciens et d’actifs des houillères animé par Henri Bonardot, ancien directeur des houillères de la Loire. Ce groupe de cadres soutient l’idée, depuis le début des années 1970, de créer au puits Couriot un musée de la mine pour conserver un témoignage de ce passé et rendre hommage aux mineurs (Rojas 2012).

Ainsi une différence se manifeste entre les associations fondées par d’anciens ouvriers et leurs proches et les associations créées par les dirigeants d’entreprise et les cadres. Les premiers semblent réagir au contexte de la désindustrialisation et participent au travail de deuil lorsque l’usine ferme ses portes. Les seconds semblent anticiper les évènements. En effet, les dirigeants des houillères de la région stéphanoise se projettent dans l’après-mine dès les années 1960, ce qui explique qu’ils aient été en faveur de la création d’un musée. Chez ces acteurs, le travail de deuil a donc débuté bien avant la fin de l’activité industrielle, ce qui peut s’expliquer par leurs positions sociales et hiérarchiques qui leur ont permis de prendre conscience très tôt que le bassin houiller arrivait à la fin de son existence, contrairement aux ouvriers qui ne pouvaient, par manque d’informations, envisager à l’avance un tel évènement.

Qu’elle soit d’émanation ouvrière ou patronale, l’association demeure l’expression du sentiment de la population locale, et généralement celle-ci est sensible au souvenir de son propre passé. Cette émotion est souvent à la source de l’engagement associatif en matière de patrimoine industriel. L’ancien directeur du syndicat d’initiative de Firminy rappelle d’ailleurs à plusieurs reprises l’émotion qui a pu régner en 1994 à l’occasion d’une exposition photographique sur l’ancienne usine métallurgique de l’Ondaine qui avait fermé ses portes dix ans auparavant. Nombre d’anciens y ont revu avec émotion ces images de leur histoire et les ont commentées à leur famille (Commère 2012). C’est cet émoi qui provoque bien souvent au sein des associations le réflexe et l’action de sauvegarde.

L’ambition première : sauvegarder une mémoire et les traces matérielles

La désindustrialisation qui a commencé dans les années 1970 a bien souvent constitué l’élément déclencheur de la création de l’association. Le premier réflexe de cette institution nouvelle n’est pas de valoriser le patrimoine industriel mais de le sauvegarder. En effet, il n’est pas question de médiation en direction des différents publics – il s’agit d’éviter la destruction et la disparition.

C’est d’abord la mémoire qui bénéficie d’une telle attention par l’intermédiaire des membres de l’association elle-même. Ainsi, les Amis du musée de la mine de Saint-Étienne considèrent leur association comme un passeur de mémoire en direction des nouvelles générations. Celle-ci se compose depuis le début en grande partie d’anciens mineurs qui n’hésitent pas à proposer des rencontres avec les différents publics lors de manifestations afin de les sensibiliser à la conservation de cette mémoire. Cette association est également très active pour maintenir dans le paysage stéphanois les traditions houillères. En effet, depuis plusieurs années l’association collabore avec la municipalité pour organiser la fête de sainte Barbe qui célèbre la corporation des mineurs. Chaque année au mois de décembre est organisée une procession partant du centre-ville et menant la statue de sainte Barbe jusqu’au musée de la mine (Amis du musée de la mine de Saint-Étienne, en ligne).

Si toutes les associations ne sont pas composées d’anciens ouvriers ou de cadres, elles participent pourtant toutes à cet élan de sauvegarde. Afin de participer à ce mouvement, elles recueillent auprès de la population les documents anciens liés à l’industrie locale. Les archives sont donc pour ces acteurs un élément central de la sauvegarde. Les Amis du musée de la mine, les Amis du rail du Forez, le CERPI et bien d’autres ont pour ambition de récolter de la documentation d’époque comme des rapports d’ingénieurs, des clichés photographiques, des plans, etc. La Société d’histoire de Firminy a pu, avec les fonds d’archives collectés, créer un centre de documentation qu’elle ouvre parfois au public et qui détient des fonds très intéressants, à l’image du fonds du laboratoire Holtzer, l’un des premiers laboratoires métallurgiques créés en France à la fin du XIXe siècle (Duffy 2012). Au sein de ces associations, le corollaire de la récolte d’archives est souvent le recueil de mémoire auprès des anciens ouvriers ; cependant, si beaucoup d’entre elles ambitionnent ce type d’action pour sauvegarder la mémoire industrielle, peu sont véritablement en mesure de le mettre en oeuvre. Le CERPI a cependant mis en place, avec l’aide la région Auvergne-Rhône-Alpes, depuis 2016, l’enregistrement de témoignages relatant la vie quotidienne et professionnelle d’acteurs du monde industriel de la vallée du Gier au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Centre d’études et de recherches du patrimoine industriel du pays du Gier, en ligne).

Lorsqu’elles en ont les moyens, certaines associations, à l’image du CERPI et des Amis du rail du Forez, sauvegardent également du matériel d’époque. Cela peut aller de la plaque commémorative des premières lignes de chemin de fer, de composteurs, de machines, jusqu’à des bâtiments plus imposants comme des chevalements[1]. Le CERPI est devenu, au fil du temps, une association très active dans ce type de récupération parfois spectaculaire, à l’image de la sauvegarde du pont de Chavillon. Il s’agit d’un pont ferroviaire datant de 1856 destiné à franchir un cours d’eau afin de faire passer des berlines remplies de charbon sur un embranchement ferroviaire. En 2002, cet édifice s’est effondré du fait de sa vétusté alors que l’association avait pour lui un projet de restauration et de consolidation. Cet effondrement n’a pas empêché le CERPI de récupérer les vestiges du pont et de les confier aux services techniques de la ville de La Grand-Croix afin de mener, plus tard, l’action de reconstruction lorsque celle-ci sera permise par le contexte institutionnel (Centre d’études et de recherches du patrimoine industriel du pays du Gier, en ligne).

Cette volonté de sauvegarder la mémoire de l’activité industrielle pousse les associations à fixer les savoir-faire actuels sur vidéo. Ainsi, le CERPI, entre 1992 et 2006, mène une campagne de reportages vidéo relatant les activités de fabrication de la vallée du Gier. Si ces captations font l’objet d’un montage afin de créer des documentaires par type de métier, le CERPI n’envisage pas encore de diffusion systématique auprès du public. Cette action est, pour l’association, d’abord la réalisation de sa mission de sauvegarde même si cette institution est consciente que la transmission aux générations futures passe obligatoirement par la diffusion de ces documentaires (Centre d’études et de recherches du patrimoine industriel du pays du Gier, en ligne).

Il paraît difficile, dans l’esprit des associations et de leurs membres, de porter et de sauvegarder une mémoire sans la moindre matérialité. Ainsi,Aussi les anciens ouvriers présents au sein de ces structures sont-ils parfois à l’origine de reconstitutions permettant de laisser, non pas un témoignage oral ou écrit, mais une réalisation concrète représentant un savoir-faire. Ainsi la Société d’histoire de Firminy reconstitue en 1983, alors que le bassin houiller stéphanois cesse son activité, une galerie de mine dans le jardin du château du XVIIIe siècle qu’elle entretient. Les membres de l’association et les mineurs bénévoles considèrent cette réalisation comme un témoignage fidèle ; ils se disent d’ailleurs soucieux de laisser la trace d’un travail trop méconnu à leurs yeux (Société d’histoire de Firminy, en ligne).

Cette mission de sauvegarde que s’assignent les associations locales demeure une étape incontournable en matière de patrimoine industriel. En effet, elles représentent généralement le premier acteur prenant conscience de l’héritage industriel. Les municipalités, lors du choc de la désindustrialisation, ont souvent souhaité effacer de leur paysage les traces traumatisantes d’une activité jadis synonyme de prospérité et symbolisant désormais le chômage et les problèmes sociaux. Dans ces années-là, les associations étaient les seules à se préoccuper de la sauvegarde de la mémoire industrielle, à l’image de la Société d’histoire du Chambon-Feugerolles qui lutte à la fin des années 1990 pour conserver la mémoire de l’ancienne usine de Benoît Fourneyron. En effet, la municipalité du Chambon-Feugerolles mène une politique de la table rase et semble se contenter de l’action mémorielle de la société d’histoire locale. En 1997, le magazine municipal retrace d’ailleurs la position des autorités locales :

… si la tourelle et l’horloge sont tombées et si la cloche a tinté une dernière fois, la société d’histoire du Chambon-Feugerolles garde intacte la mémoire de cette partie de l’histoire chambonaire grâce à ses photos et ses documents. Les Chambonaires auront donc bientôt un nouvel espace à reconquérir, puisque la démolition effectuée permettra d’envisager de créer à moyen terme une zone pavillonnaire sur le site libéré. Aux usines et au labeur succéderont donc les habitations, les jardins et les cris d’enfants.

Rojas 2013

Certes la sauvegarde constitue pour ces acteurs un réflexe premier, mais qui n’est pas vécu comme une finalité. Rapidement et parfois concomitamment, les actions associatives participent à la patrimonialisation des sites et à leur valorisation.

Entre patrimonialisation et valorisation

Obtenir la reconnaissance sociétale

La sauvegarde n’ambitionne pas la patrimonialisation ; elle cherche uniquement à soustraire le patrimoine industriel à la destruction. La reconnaissance sociétale, autrement dit la patrimonialisation, s’acquiert par le biais d’autres outils – que les associations mettent en oeuvre. Elles se donnent ainsi la mission de faire connaître à un large public, et accepter par celui-ci, la valeur patrimoniale d’un bâtiment, d’un site, d’un lieu. Sauf exception, le patrimoine de l’industrie doit afficher son explication pour plaire : le citoyen ne vient pas spontanément à sa rencontre. De fait, patrimonialiser ne signifie pas obligatoirement découvrir de nouveaux monuments mais changer le regard qu’on porte sur eux (Fluck 2017). Cette tâche est énorme et aucun acteur ne peut prétendre l’assumer seul ; les associations participent à cette action ainsi que d’autres, comme les chercheurs. Néanmoins le dynamisme et le nombre permettent aux associations de contribuer grandement à cette transformation du regard sociétal.

Selon Pierre Fluck, il existe de nombreux outils pour patrimonialiser, à l’image des évènements, des reportages, des publications, des conférences, des visites de sites ou encore des émissions de télévision (Fluck 2017). Si cet auteur émet quelques critiques envers l’efficacité de ces moyens, force est de constater que les associations mobilisent nombre de ces outils.

Créer l’évènement est un moyen d’attirer un auditoire nombreux, et par conséquent de sensibiliser l’opinion. À l’échelle associative, l’évènement est souvent synonyme d’exposition. Qu’elles soient grandes ou petites, toutes les associations mettent en place des expositions sur l’héritage industriel de la région stéphanoise, à l’image de la Société d’histoire de la Ricamarie. Celle-ci ne compte que quelques adhérents, mais elle manifeste chaque année un grand dynamisme en livrant au regard du public une exposition dans laquelle la mémoire industrielle tient une place centrale. Ce type d’évènement est parfois difficile à réitérer pour ces structures, faute de moyens financiers. C’est ce que déplorent les Amis du musée de la mine qui ne sont apparemment plus en mesure de proposer de grandes expositions comme ils ont pu le faire avec « Du charbon et des hommes » (Conseil d’administration des amis du musée de la Mine 2012). D’autres, afin de créer l’évènement, proposent régulièrement des conférences ouvertes au public, à l’instar des Amis du rail du Forez. Ceux-ci organisent chaque année plusieurs conférences sur l’histoire des premières lignes de chemin de fer et le patrimoine ferroviaire stéphanois (Amis du rail du Forez, en ligne).

En matière d’évènements il existe néanmoins une différence entre les grandes et les petites structures. Ainsi la Société d’histoire de Firminy, l’une des associations majeures de la région stéphanoise en matière de défense du patrimoine industriel, propose au public de découvrir un site, une entreprise ou autre à travers une programmation comprenant plusieurs évènements. Par exemple, entre le 1er juin 2013 et le 22 septembre 2013, cette association a mis en lumière les Ateliers de constructions métallurgiques J. Faure, une petite entreprise dont l’histoire parcourt le XXe siècle et qui a fermé ses portes en 1994. La société d’histoire propose donc au public de découvrir cet acteur de l’histoire industrielle par le biais d’une exposition, mais également de conférences, d’une projection d’un film de l’entreprise datant de 1966 et d’une publication à partir des témoignages d’anciens ouvriers et cadres de l’entreprise (Duffy 2012).

La publication constitue probablement le vecteur de patrimonialisation le plus utilisé par les associations. Nombre d’entre elles publient des ouvrages sur des sites, des évènements, des personnages liés à l’histoire industrielle locale et à son patrimoine. Ainsi, le CERPI multiplie les monographies sur les entreprises de la vallée du Gier et les Amis du rail du Forez éditent des livrets sur l’histoire ferroviaire et son héritage dans la région stéphanoise (Conseil d’administration du CERPI 2012 ; Vachez 2012). Au-delà de la publication d’ouvrages, certaines associations installent dans le paysage patrimonial stéphanois une revue ou un bulletin, autrement dit une publication périodique permettant de pérenniser l’action de patrimonialisation. La Société d’histoire du Chambon-Feugerolles a, depuis sa création, fait de son bulletin le pilier de son action de patrimonialisation (Grange 2012). Il en va de même des Amis du musée de la mine qui publient une fois par an un bulletin d’une quarantaine de page (Conseil d’administration des amis du musée de la Mine 2012). Au sein de ces publications, le numérique est quasiment absent ou a peu évolué. En effet, certaines associations comme la Société d’histoire du Chambon-Feugerolles ou la Vallée des forges tentent d’utiliser les potentialités de l’outil numérique. Néanmoins le manque de compétences ou de moyens en la matière ne permet pas à ces associations de publier autre chose que des photos d’archives, des diaporamas ou des textes (Société d’histoire du Chambon-Feugerolles, en ligne). Ceci semble paradoxal car ces structures ont très tôt manifesté une appétence pour l’outil numérique, notamment en éditant des CD-roms au début des années 2000.

Figure 1

Centre d’interprétation des usages de l’eau (Le Chambon-Feugerolles). Ancienne forge Begon transformée en centre d’interprétation par la municipalité du Chambon-Feugerolles

Centre d’interprétation des usages de l’eau (Le Chambon-Feugerolles). Ancienne forge Begon transformée en centre d’interprétation par la municipalité du Chambon-Feugerolles
Photographie Luc Rojas

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Ces outils de patrimonialisation, s’ils sont efficaces, ne peuvent l’être à court terme. Bien souvent, la reconnaissance sociétale n’intervient que de nombreuses années après les premières actions. La vallée de Cotatay, au Chambon-Feugerolles, est à cet égard un exemple éloquent. Cette vallée dans laquelle les activités liées au travail du fer s’installent dès le XVIIIe siècle et dont de nombreuses traces subsistent a fait l’objet d’un immense travail de sensibilisation de la part de la société d’histoire. Celle-ci s’investit depuis le début des années 1980 pour que cette vallée soit reconnue en multipliant les visites à l’occasion des journées du patrimoine, en publiant de nombreux articles au sein de son bulletin, mais également en éditant un ouvrage en 2004 qui répertorie les nombreuses traces industrielles encore présentes. Tout au long de ces années, cette société n’hésite pas à interpeller les autorités municipales à propos du devenir de ces traces et à proposer des actions de valorisation (Société d’histoire du Chambon-Feugerolles, en ligne). Il faut attendre l’année 2015 pour que la municipalité et l’intercommunalité stéphanoise mettent en place un centre d’interprétation des usages de l’eau dans cette vallée. Cet équipement permet désormais au public de porter un regard nouveau sur une séquence industrielle devenue rare, celle des ateliers travaillant le fer grâce à l’énergie hydraulique.

Animer et valoriser le patrimoine industriel : une mission à la portée des associations importantes

L’exemple de la vallée de Cotatay montre les limites de certaines structures. En effet, sous l’étiquette associative, la réalité est bien souvent très différente d’une association à l’autre. La Société d’histoire du Chambon-Feugerolles, qui a tant oeuvré pour patrimonialiser la vallée de Cotatay et son héritage industriel, n’est pas en mesure de mettre en place une valorisation de cet espace faute de moyens humains et matériels. Ainsi, ce type d’association, lorsque le travail de reconnaissance touche à sa fin, laisse la place aux pouvoirs publics qui assurent la valorisation et l’animation d’un patrimoine désormais reconnu comme tel. Néanmoins, l’association ne disparaît pas totalement et subitement du projet ; elle apporte sa compétence et sa connaissance du site (Société d’histoire du Chambon-Feugerolles, en ligne).

Cependant, lorsque les structures associatives possèdent des moyens humains et matériels plus importants, elles peuvent assurer des actions de valorisation et d’animation du patrimoine industriel. Deux associations de la région stéphanoise font référence en ce domaine. Il s’agit du CERPI et de la Société d’histoire de Firminy. Chacun de ces acteurs gère un lieu patrimonial, ce qui leur permet d’avoir une visibilité et de dépasser le strict cadre de l’action de sensibilisation. Ces lieux pérennisent les actions associatives et les inscrivent dans une programmation culturelle et patrimoniale.

Figure 2

Châteaux des Bruneaux (Firminy). Hôtel particulier du XVIIIe siècle mis en valeur par la société d’histoire de Firminy et abritant le siège de l’association

Châteaux des Bruneaux (Firminy). Hôtel particulier du XVIIIe siècle mis en valeur par la société d’histoire de Firminy et abritant le siège de l’association
Photographie Luc Rojas

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La Société d’histoire de Firminy anime et restaure le château des Bruneaux, une bâtisse du XVIIIe siècle, conformément au contrat de partenariat signé avec la Ville de Firminy, propriétaire des lieux. Ce lieu accueille des expositions, des conférences, des projections de films d’époque, mais également un centre de documentation. Au-delà des expositions temporaires, le château abrite une exposition permanente dédiée à la famille Holtzer, métallurgistes du XIXe siècle. Ainsi une pièce est consacrée à cette industrie avec de nombreux documents photographiques et une grande maquette des sites métallurgiques. La société d’histoire dépeint ce lieu comme un « écomusée » car elle a installé dans les dépendances et dans certaines salles du château des reconstitutions : une galerie de mine, un appartement ouvrier du début du XXe siècle, un atelier de cloutier, un atelier de menuisier… (Duffy 2012).

Le CERPI dispose quant à lui d’un espace de culture industrielle depuis 1991. Cet outil est installé, à côté de ses locaux, au sein de l’ancienne teinturerie Gillet qui est inscrite à l’inventaire des Monuments historique depuis 1995. En effet l’association dispose, grâce au concours de la Ville de Saint-Chamond, de locaux lui permettant de stocker, de valoriser et d’animer les éléments de patrimoine industriel de la vallée du Gier. L’espace de culture industrielle occupe 600 m² dont la majeure partie (550 m²) est occupée par des expositions réparties en trois salles : l’une est consacrée aux Aciéries de la Marine, une à l’histoire de la teinturerie et de la verrerie, et enfin une dernière est réservée au textile et aux maquettes diverses représentant le pilon Marrel, le pont de Chavillon, les machines à vapeur… (Conseil d’administration du CERPI 2012).

Figure 3

Siège et centre de culture industrielle du CERPI (Saint-Chamond). Ancienne usine de teinture Gillet accueillant une pépinière d’entreprises ainsi que le CERPI et ses espaces d’exposition

Siège et centre de culture industrielle du CERPI (Saint-Chamond). Ancienne usine de teinture Gillet accueillant une pépinière d’entreprises ainsi que le CERPI et ses espaces d’exposition
Photographie Luc Rojas

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La valorisation et l’animation peuvent également, pour les associations, se concevoir à l’échelle d’un territoire. Ainsi le CERPI organise depuis de nombreuses années des excursions sur l’ensemble de la vallée du Gier. Il s’agit de visites thématiques ayant pour cadre les nombreux vestiges industriels de ce territoire : le canal de Givors, le patrimoine minier, les verreries, la maison des tresses et lacets. Ces circuits sont complétés par la visite de monuments, de musées ou de sites… Depuis quelques années, le CERPI va plus loin dans cette logique d’animation et de valorisation territoriale du patrimoine industriel et met en place des circuits de tourisme industriel. Pour cela l’association a « équipé » six sites[2] de panneaux explicatifs, l’ensemble constituant un circuit que les touristes peuvent effectuer individuellement sans l’aide d’un guide. Afin de renforcer ces outils de médiation, le CERPI a rédigé un « road book » à destination des touristes, reprenant et détaillant chacune des six étapes de ce circuit (Centre d’études et de recherches du patrimoine industriel du pays du Gier, en ligne ; Rojas 2012).

De telles actions concourent à légitimer culturellement et socialement, aux yeux de tous, le patrimoine industriel. Néanmoins certaines associations voient en la labellisation une sorte de sésame à décrocher, qui finaliserait leur action en faveur de l’héritage industriel.

De la recherche de la labellisation aux limites des associations

Le choix de certaines associations : la « course au label »

Dans l’esprit de certains responsables associatifs, les labels décernés par l’État semblent être une consécration, comme si le classement aux Monuments historiques permettait à l’héritage industriel de devenir l’égal des autres patrimoines. Néanmoins, il convient de noter que toutes les associations ne souscrivent pas à cette logique. Seules quelques-unes adhèrent à cette idée et revendiquent explicitement « la course aux labels ».

Dans la région stéphanoise, deux associations poursuivent « officiellement » l’objectif de faire classer certains pans du patrimoine industriel local. Les Amis du rail du Forez font de la recherche des labels un axe majeur de leur action associative. Ils ont d’ailleurs à leur actif plusieurs classements, comme le pont du bois Monzil ou le tunnel du Couzon. De plus, ils n’hésitent pas à annoncer clairement leur objectif en matière de labellisation et communiquent sur leur volonté de faire classer le bâtiment de la machine fixe de Biesse, le plus ancien édifice ferroviaire français et plus ancien plan incliné funiculaire d’Europe continentale (Vachez 2012). De son côté le CERPI, s’il la met moins en avant, fait également de la labellisation un objectif associatif. L’association mettant en valeur la vallée du Gier tend à demander des mesures de classement lorsque la destruction menace un vestige industriel signifiant. Ainsi, en 1990, le CERPI propose à la Direction régionale des affaires culturelles d’inscrire à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques le pont de Chavillon, ce qui sera chose faite en 1994 (Centre d’études et de recherches du patrimoine industriel du pays du Gier, en ligne).

Si l’action associative participe directement au classement de certains édifices industriels, elle peut également y prendre part indirectement. N’oublions pas que les associations sont avant tout des assemblées de citoyens. Ainsi, en 2002, l’adjointe à la culture de la ville de La Ricamarie, en s’appuyant sur l’action de la Société d’histoire, composée en grande partie d’anciens mineurs, a su convaincre le conseil municipal de proposer le puits des Combes à l’inscription sur la liste supplémentaire des Monuments historiques. Dès novembre 2003, La Direction régionale des affaires culturelles accède à cette demande en inscrivant ce patrimoine minier sur la liste supplémentaire (Rojas 2009). L’action de la société d’histoire de La Ricamarie démontre que ces assemblées de citoyens constituent des outils de lobbying auprès des pouvoirs publics. Ceci est d’ailleurs paradoxal car les petites associations comme celle de La Ricamarie n’ambitionnent aucunement une telle influence. Les labels ne sont pas pour elles une fin en soi et ne constituent pas un objectif à atteindre. Seules les activités de médiation comme les visites, les expositions et la publication représentent une reconnaissance sociétale du travail accompli.

Si l’édition est une activité associative qui participe grandement à la patrimonialisation, il s’agit également d’une action qui indirectement joue un rôle majeur au sein du processus de labellisation. Si les ouvrages et autres revues font découvrir les sites liés au patrimoine industriel, ces publications permettent également de documenter ces lieux, ce qui crédibilise ainsi la démarche de classement. Certaines associations, comme le CERPI, en sont d’ailleurs conscientes et n’hésitent pas à l’exprimer publiquement en donnant pour objectif, aux publications de l’association, de contribuer à la labellisation des sites (Conseil d’administration du CERPI, 2012).

Les associations défendant le patrimoine industriel sont également très précieuses pour les municipalités souhaitant voir leur héritage industriel labellisé. En effet ces structures composées bien souvent de passionnés, d’anciens salariés et d’érudits représentent une source de connaissance importante sur les sites en question. Ainsi l’association La Vallée des forges participe, depuis 1981, aux côtés de la municipalité de Pont-Salomon, à la valorisation du « village-usine » à travers l’édification d’un musée. Ces actions ont abouti en 1999 à plusieurs labellisations, à l’image des bâtiments de l’Alliance désormais classés monuments historiques (Vallée des forges, en ligne ; Rojas 2017). Malheureusement, cette collaboration entre associations et responsables municipaux peut également être source de tensions, tensions qui marquent les limites de l’action associative.

Les limites de l’association

Les associations locales jouent un rôle important dans le cheminement qui mène les vestiges industriels à la reconnaissance puis à la valorisation. Mais si elles apparaissent comme des actrices incontournables pour ce patrimoine, elles laissent également voir certaines limites. Lorsque celles-ci se révèlent, c’est généralement pour des questions de valorisation et d’animation. En effet, au cours de ces étapes, l’association collabore souvent avec les pouvoirs publics, et notamment les municipalités. Celles-ci offrent à l’action associative des moyens financiers ou matériels permettant au projet patrimonial de se développer. Néanmoins, ce scénario est d’actualité lorsque l’entente règne entre ces deux acteurs ; si le climat se détériore, la valorisation patrimoniale devient la première victime.

Ainsi, l’association La Vallée des forges et la commune de Pont-Salomon collaboraient depuis 1981 afin de mettre en valeur le « village-usine » constitué au XIXe siècle autour de l’usine de faux. Jusqu’en 2009, l’entente était bonne malgré quelques difficultés, et cette collaboration a donné naissance à un musée, devenu le centre névralgique de l’animation patrimoniale de la commune. Cette structure était gérée par l’association qui a engagé en 2003 un agent du patrimoine afin de développer le projet. Cela fut rendu possible grâce à la municipalité, propriétaire du site, qui avait confié la gestion du lieu à l’association et qui avait attribué les crédits nécessaires pour le recrutement de l’agent en question. En 2009, le changement de municipalité a provoqué une rupture entre l’association et la ville, ce qui a entraîné notamment le limogeage de l’agent du patrimoine. Un an plus tard, l’association s’est vu retirer la compétence de gestion du musée (Vallée des forges, en ligne). Le musée est désormais géré par la communauté de communes Loire Semène et son office du tourisme proposant de découvrir le site à travers les technologies numériques, des visites théâtralisées et des circuits pédestres avec guide conférencier. Si la médiation se renouvelle, le musée n’est plus ouvert que sur demande (alors qu’avec la gestion associative, il était ouvert six jours sur sept), ce qui limite les possibilités du public de découvrir le site.

Le conflit opposant municipalité et association, depuis 2009, laisse entrevoir certaines dérives associatives. En effet, s’il n’est pas question ici de prendre position pour l’un des acteurs, il convient cependant de remarquer que le discours de La Vallée des forges peut à certains égards être critiquable. Les propos tenus par l’association sur son site Internet laissent penser qu’il n’y a qu’une seule mémoire légitime, celle de l’association, et par extension que les autres acteurs ne sont pas en mesure de valoriser le site.

Heureusement depuis 2005, la mission de la Vallée des forges est amplement axée sur l’histoire économique et sociale du village de Pont-Salomon dans son ensemble, voire au-delà, et ce en toute indépendance. Si notre association n’assure plus les visites, elle n’en poursuit pas moins ses travaux de recherche et de publication, à l’instar de Joseph Gourgaud, véritable « mémoire » de l’histoire locale et auteur d’ouvrages de référence sur le sujet.

Vallée des forges, en ligne

Cette dérive peut être récurrente dans le monde associatif, dont l’immense travail et la passion poussent certains à se positionner comme seuls acteurs légitimes.

Au-delà des conflits d’acteurs, la valorisation du patrimoine industriel par les associations laisse parfois entrevoir quelques failles pouvant générer des confusions mémorielles. Le circuit du tourisme industriel de la vallée du Gier mis en place par le CERPI est à cet égard un exemple éloquent. Au sein des six étapes retenues par l’association se trouve le site du Gourd Marin, qui est une combinaison de deux vestiges industriels : le chevalement du puits Combélibert et le bâtiment de la machine de Warocquée. Ces deux artefacts sont classés monuments historiques et ne sont pas originellement situés sur le même site. En effet, pour le sauver de la destruction, le chevalement du puits Combélibert a été extrait de son emplacement d’origine et installé, dans les années 2000, sur le pré du Gourd Marin. La volonté de conserver et de valoriser cet héritage n’est pas à remettre en cause, mais l’assemblage qui s’offre à notre regard pose question. Sur le site actuel se trouve un bâtiment en brique rouge qui abrite la machine de Warocquée destinée à descendre et remonter les mineurs. Le site est complété par les premiers bains de la région dévolus aux ouvriers remontant du fond. Ces deux réalisations sont l’oeuvre de la Compagnie des Mines de la Loire, première grande entreprise capitaliste qui, entre 1846 et 1854, contrôle la quasi-totalité du bassin houiller stéphanois (Guillaume 1966). Le chevalement est, lui, plus ancien ; il date de la fin du XVIIIe siècle et constitue un vestige très rare puisqu’il est probablement le dernier chevalement en bois d’Europe. Il est le fruit de la mine artisanale et des extracteurs de fortune. Nous sommes ici à mille lieues de la grande entreprise (Rojas 2012).

Figure 4

Étape du circuit de tourisme industriel (Rive-de-Gier)Valorisation de la machine de Warocquée dans le cadre du circuit de tourisme industriel conçu par le CERPI

Étape du circuit de tourisme industriel (Rive-de-Gier)Valorisation de la machine de Warocquée dans le cadre du circuit de tourisme industriel conçu par le CERPI
Photographie Luc Rojas

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La confusion mémorielle se dessine puisque le CERPI associe un bâtiment relevant de l’exploitation artisanale et deux entités découlant de la logique de la grande entreprise au sein de laquelle la pensée rationaliste de l’ingénieur domine. De plus, cet assemblage constitue la cinquième étape du circuit de tourisme industriel et est équipé d’un panneau explicatif à destination des touristes. Cet outil de médiation explique le fonctionnement de la machine de Warocquée, mettant ainsi en avant une mémoire, celle de l’innovation. À aucun moment il n’est fait mention du chevalement de Combélibert. Le spectateur peut donc assimiler cette structure au progrès technique véhiculé par la grande entreprise capitaliste, ce qui est un comble pour un chevalement lié à la mine artisanale (Rojas 2012).

Conclusion

Les associations locales sont souvent aux yeux du grand public des assemblées de passionnés. Mais en matière de patrimoine industriel comme dans d’autres domaines, la réalité est bien loin de cette image. En effet, les associations constituent des vecteurs de sauvegarde, de reconnaissance et de valorisation incontournables pour un patrimoine possédant un fort ancrage territorial. Elles sont très souvent les premières à se soucier des traces de l’industrie, participant ainsi du passage de l’activité économique à l’activité culturelle. Malgré des moyens parfois très limités, ces passionnés interviennent dans l’ensemble du processus menant de l’héritage industriel à la reconnaissance, voire à la labellisation. Il faut néanmoins reconnaître que ces interventions sont plus importantes lorsqu’il s’agit de sauvegarde et de patrimonialisation, les actions de valorisation et d’animation du patrimoine demandant bien souvent l’intervention des pouvoirs publics et notamment des municipalités. Malgré le rôle central joué par les associations en matière de patrimoine industriel, la bonne volonté et la passion ont également des limites – ce qui démontre le besoin d’accompagnement des associations par des professionnels du patrimoine.