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À chacune des occasions que nous avons eues de réfléchir à ce que la notion d’« auteur » peut signifier dans le champ du cirque, à quelles fonctions elle fait référence, quels artistes elle pourrait désigner, une sensation d’inconfort, voire d’usurpation, s’est manifestée, comme si le terme ne s’accordait pas avec l’expérience. La fonction d’auteur est si fortement attachée à la production d’oeuvres intellectuelles ou à la part intellectuelle des créations, à leur conception plus qu’à leur confection, qu’elle peut sembler, au premier abord, très éloignée du quotidien cruellement physique, mécanique et technique du cirque. Pourtant, quelle que soit l’esthétique mobilisée, les artistes de cirque imaginent, pensent, produisent, conçoivent et mettent en oeuvre des spectacles ; ils portent en cela une part de l’auctorialité de ces formes.

L’identification et la reconnaissance des « auteurs de cirque », encouragées notamment par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), sont de plus en plus courantes et témoignent des transformations du cirque en France depuis les années 1960 jusqu’aux années 2010, du désir d’expérimenter l’étendue des formes circassiennes et de développer des écritures scéniques singulières. Si l’expression « artiste de cirque » désigne l’ensemble des personnes qui performent dans des disciplines du cirque, l’expression « auteur de cirque » tend plus spécifiquement à désigner toutes celles et tous ceux qui conçoivent les formes, qui portent et partagent la responsabilité de l’agencement ainsi que du contenu des spectacles créés, sur scène et autour d’elle. Les notions d’auteur·trice et d’auctorialité dans les formes circassiennes n’en restent pas moins troubles quand on sait que les artistes cumulent de multiples fonctions, que de nombreuses équipes sont fortement attachées au caractère collectif de leurs créations et que d’autres se sont construites contre cette fonction associée au théâtre, contre la littérarité et la dimension patrimoniale qu’elle sous-tend. Il est en outre très courant que celles et ceux qui sont à l’origine de la création d’un spectacle et qui en élaborent la conception soient les artistes en scène eux-mêmes. Interprètes de leurs propres formes, ils en sont les auteur·trice·s principaux et s’entourent de collaborateur·trice·s avec qui ils partagent une part de l’auctorialité de leurs créations. Les regards extérieurs — dont la fonction est particulièrement courante en cirque — mais aussi les dramaturges et parfois les metteur·euse·s en scène sont au service de l’élan de création premier que portent ces « auteurs en scène[1] », selon l’expression théorisée par Marion Cousin, qui écrivent non pas seulement à partir mais « depuis le plateau[2] ». Dans le cas des créations acrobatiques, le corps de l’artiste est le premier support de ses expérimentations. Il joue avec son importante malléabilité et en opère la métamorphose avec pour conséquence d’attribuer une forte auctorialité à l’acrobate lui-même. Enfin, il est d’autant plus délicat de penser l’auctorialité du cirque que les arts de l’acrobatie, du clown, de la jonglerie et du dressage qui le constituent relèvent de pratiques, de savoir-faire et d’esthétiques différents. Tous mobilisent des compétences très pointues dans des domaines parfois diamétralement opposés et forment de petits mondes dont il convient de considérer les spécificités.

Étudions, dans le contexte français d’institutionnalisation du cirque, la façon dont les emprunts sémantiques, pratiques et artistiques de cet art à ceux du texte et de l’écriture (notamment au théâtre, mais aussi à la musique ou à la littérature) participent à la reconnaissance du cirque comme art de création. Comment l’ensemble d’un secteur, fort d’une légitimité institutionnelle depuis le début des années 2000, continue-t-il à se défaire de la mésestime dont il peut ou a pu faire l’objet (y compris auprès des professions des autres arts de la scène) ? Comment les spécificités des scènes circassiennes contribuent-elles pourtant à la vitalité de la création contemporaine ?

De l’art d’articuler création et divertissement

Penser la notion d’auteur en cirque soulève l’une des tensions les plus aiguës que tente de concilier le cirque actuel, comme une partie de la création théâtrale, soit celle qui existe entre le populaire et le savant. En effet, la légitimité dont bénéficie le cirque, qui occupe une place de choix dans les processus de démocratisation culturelle et de décentralisation opérés en France à partir de 1981[3], se fonde sur deux conceptions de l’art, la création et le divertissement, qui tendent à s’opposer, voire à se soupçonner réciproquement de « trahison » à l’égard de ce qu’est ou devrait être le cirque[4]. L’une répond à un désir de création, elle valorise le geste artistique, l’originalité des formes, leur caractère expérimental et la figure de l’artiste (non dénuée d’un certain romantisme), quand l’autre est attachée à ce que le cirque a de divertissant, de festif, de « léger », le réduisant souvent à un consensuel spectacle « tout public ».

L’écart entre ces deux conceptions est également symptomatique de la double injonction qu’impose aux compagnies le cumul de l’identité d’artistes et d’entrepreneurs du spectacle[5]. Ces tensions orchestrent la production actuelle et sont palpables au quotidien pour les compagnies dont les activités sont tiraillées entre les attentes (réelles ou supposées, explicites et implicites) des tutelles, des producteurs, des diffuseurs et des publics et qui sont souvent pétries de contradictions. Contraints de s’inscrire dans l’un ou l’autre des réseaux de diffusion du cirque actuel (sans nécessairement le choisir), les artistes naviguent en France entre la volonté de mener une recherche artistique « innovante », inventive capable de « réinventer » le cirque, sans perdre de vue sa vocation divertissante capable, elle, de satisfaire le « plaisir du plus grand nombre[6] ». Les clichés n’ont toutefois pas disparu et la diffusion du cirque contemporain reste inégale et disparate sur le territoire français, voire relativement marginale en regard de la masse de la production artistique et culturelle actuelle malgré la progression non négligeable depuis le début des années 2000.

Les artistes-athlètes que sont les acrobates — lancés dans une quête de légitimité pour leur art, et plus particulièrement pour un art cultivé, reconnu par les institutions — se sont approprié le vocabulaire des arts savants et aujourd’hui dominants (le théâtre, la littérature, la musique, le cinéma). Le cirque « s’écrit », se « compose », se « chorégraphie », se « met en scène » ou « en piste », pense sa « dramaturgie », crée des « pièces », élabore des « partitions », des « synopsis », des « story-boards », etc. Les références artistiques des créateurs sont plus volontiers parmi les grands noms du théâtre, de la danse, des arts plastiques et de la performance — Pina Bausch, Josef Nadj, Vim Vandekeybus, la Need Company, Joël Pommerat, Peeping Tom, Pippo Delbono, etc. — que du cirque, bien que l’imaginaire circassien continue à alimenter une part de la création. De plus en plus d’artistes ont le souci de constituer un « répertoire » d’oeuvres circassiennes, avec et à la suite d’institutions telles que la SACD ou le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne qui compte la reprise de répertoire au programme de son Diplôme national supérieur d’artiste de cirque. « S’agit-il, par l’utilisation faite de grandes formes esthétiques, d’anoblir le cirque, souvent considéré comme un art mineur[7] ? », s’interrogeait déjà Pierre Judée de La Combe en 1998 au Festival Circa.

Comme d’autres arts et formes populaires, le rapport que le cirque entretient avec la culture savante et la pensée est paradoxal. Si nous constatons une curiosité certaine, un goût manifeste pour toutes formes de culture de la part d’un grand nombre de circassiens, ainsi que les traces de cet ancrage cultivé et savant dans le processus de création, il ne semble pas de bon ton que cette culture s’affiche et déborde outre mesure dans les spectacles eux-mêmes. Les formes trop explicitement théâtrales, trop explicitement apparentées à la culture savante ne bénéficient que d’une place marginale dans un paysage circassien où une méfiance, voire une forme d’anti-intellectualisme dominent. Au-delà des références à une culture savante, la présence même du texte et de la parole au sein des formes acrobatiques semble faire obstacle à la création et à la diffusion des oeuvres, comme nous l’avons montré dans notre thèse de doctorat[8]. Le texte est tout à la fois un appui (car légitimant) et un obstacle (car évacué pour excès de culture) à la reconnaissance des formes qui mettent en jeu une telle hybridation. Les fables circassiennes qui convoquent le verbe aux côtés de la matière acrobatique corporelle et visuelle occupent une posture ambiguë, à contre-courant, et existent dans des espaces marginalisés, quand elles ne font pas les frais d’une textophobie. Bien qu’il existe des formes de cirque narratives et parlées depuis les débuts du cirque moderne, le caractère populaire et divertissant attaché au cirque et à l’acrobatie continue de cantonner ces arts à une logique réductrice et simpliste qui consiste à évacuer de ces spectacles toute matière textuelle, jugée trop élitiste et considérée comme un frein à l’« universalité » des formes (c’est-à-dire à des perspectives de diffusion « tout public » et internationale).

Le cirque de création, une esthétique « postdramatique »

De la crise du logos du théâtre à l’émergence du nouveau cirque

Malgré la méfiance envers l’écriture et le théâtre, et bien que les scènes circassiennes se distinguent de la danse ou du théâtre en matière de formes, la trajectoire des démarches que les artistes empruntent depuis les années 1970 est très proche de celle de ces autres arts de la scène. Le mélange et la circulation entre les arts, qui existent bien avant cette période, est opérant dès les formes « bricolées » des prémices du nouveau cirque qui s’affirme dans les années 1980 et 1990[9]. Le cirque trouve cependant une place sur les scènes institutionnelles précisément au moment où les formes de théâtre postdramatique y sont prédominantes, ce qui ne va pas sans influencer les formes circassiennes.

La reconnaissance et la légitimité du cirque — art du corps, façonnant des figures visuelles et se passant volontiers du texte au profit d’une expression physique non verbale — se trouvent renforcées par un contexte où les arts de la scène valorisent l’image, le corps, la « performance », le mélange des arts, au détriment de la fable, de la fiction et du texte, notamment dans le cas du théâtre. En tant que champ marqué par un rapport complexe, voire complexé, au texte et au logos, où la discontinuité et le montage ont la faveur sur la continuité et la clôture (supposée) du drame, et enclin au mélange des arts, le cirque s’inscrit, à sa manière, dans la tendance postmoderniste des arts de la scène[10], bien qu’aucun courant du spectacle de cirque ne soit clairement identifié ni qualifié de cette manière, comme le sont la postmodern dance ou le « théâtre postdramatique[11] ». Le cirque, qui a longtemps été considéré comme un divertissement ou un art mineur et dont le répertoire reste à (re)constituer, trouve dans la dynamique qui a marqué les scènes contemporaines depuis les années 1980 (où le nouveau cirque s’est professionnalisé) jusqu’au début des années 2010 un contexte propice au renouvellement de ses pratiques et de ses formes, ainsi qu’à son expansion sur les scènes légitimées (donc légitimantes). Le cirque motive sa reconnaissance par les institutions sur l’« affaiblissement du verbal (techniquement de moins en moins travaillé) au profit du corps ou de l’image ou des deux (techniquement de plus en plus travaillés)[12] », phénomène que Muriel Plana observe et critique dans le champ du théâtre. Martine Maleval s’inquiète cependant de l’ambiguïté de la relation que les arts du cirque, dans leur quête de légitimité, entretiennent avec les champs artistiques contemporains dominants. Elle explique que « le cirque, devenant arts du cirque, a modifié son rapport au théâtre et à la danse, sous l’effet d’une séduction et en résistance à leur possible phagocytose. Intégré dans leur champ, [le cirque] en subit les règles et les modifications évolutionnistes[13] ». Le manque d’historicisation du cirque, le désir du cirque d’être reconnu en tant qu’art majeur, sa récente institutionnalisation ainsi que l’émergence de générations d’artistes dont le parcours s’est pleinement ou partiellement construit dans, avec ou au bord des institutions établies (alors que les générations précédentes ont oeuvré à l’institutionnalisation) semblent avoir mené à considérer de telles pratiques comme naturellement circassiennes, effaçant d’autres manières potentielles de concevoir le cirque et de le faire.

Déconstruire le cirque

Le numéro, le montage des attractions et le crescendo de la virtuosité — que les compagnies du nouveau cirque avaient déjà largement déconstruits au profit de formes cherchant une certaine unité esthétique tout en s’appropriant l’hétérogénéité du cirque — ont connu en France depuis 2002 de nouvelles transformations, dont certaines sont liées au choix massif de réaliser des créations pour la scène au détriment de la piste et du chapiteau. Quand le théâtre dissout le drame, comme le souligne Isabelle Barbéris lorsqu’elle analyse que « [l]a plupart des scènes contemporaines s’abordent comme des espaces de sédimentation, de dépôt, de résurgence n’ayant plus grand-chose à voir avec la linéarité et la séquentialité du drame[14] », le cirque dissout la séquentialité par numéro et accentue la continuité du mouvement. L’importation dans le champ du cirque des notions d’« écriture scénique » et de « dramaturgie » modifie les logiques de collage et de montage qui restent toutefois un mode de composition privilégié des créations circassiennes. Elles tendent à plus de cohérence et d’homogénéité, au détriment de l’hétérogénéité constitutive de l’identité du cirque qui est alors considérée comme un défaut.

Alors que les arts du cirque se sont longtemps distingués par leurs esthétiques foisonnantes et éclectiques, par des compositions dynamiques, par le nombre souvent conséquent d’artistes en piste et que leur instabilité et leur hybridité sont sans cesse revendiquées, les années 2000 ont vu émerger et se multiplier des spectacles abandonnant l’hétérogénéité disciplinaire pour ne recourir qu’à une seule discipline, et optant pour des formes plus abstraites et conceptuelles. Les formes acrobatiques dramatisées (muettes ou parlées) et fictionnalisées, telles que les troupes du nouveau cirque comme Archaos ou le Cirque Plume ont pu en produire — et, pour certaines, continuent de le faire —, se sont vues peu à peu « ringardisées » par les normes esthétiques imposées par les formes contemporaines (tout en conservant un certain succès auprès du public). Par ailleurs, comme dans les autres arts de la scène, les distributions se sont nettement réduites : les spectacles en solo, duo, trio ou quatuor se sont multipliés et la forme courte du numéro, un temps délaissée, a été réhabilitée.

Le corps comme signature

Dans son essai Entre théâtre et performance : la question du texte, Joseph Danan déplore le fait que les scènes théâtrales contemporaines cherchent à s’extraire du logos, et remarque un glissement d’un « état d’esprit dramatique » vers un « état d’esprit performatif[15] » qu’il décrit en des termes appropriés pour dépeindre les scènes circassiennes et acrobatiques contemporaines : « Il serait fait de mobilité, d’instabilité, de présence, de confiance accordée à l’instant, de vulnérabilité, de mise en danger[16]… » Le corps et la façon dont il est travaillé, façonné, représenté et mis en scène concentrent une large part des caractéristiques qui rapprochent les scènes acrobatiques des scènes théâtrales dominantes. La notion de déséquilibre affine la teneur du mouvement exploré par l’acrobatie et insiste sur l’instabilité des corps (dans l’espace et symboliquement dans leur rapport au monde). Le déséquilibre des corps fonde et sous-tend l’esthétique du risque dont les formes circassiennes ont fait leur spécialité, comme l’ont étudié plusieurs théoriciens des arts de la scène, dont Philippe Goudard et Francine Fourmaux. La vulnérabilité et la mise en danger des corps s’entendent au sens propre dans les spectacles acrobatiques et sont au coeur des principes de leur composition. S’il est vrai que la performance (au sens d’exploit) acrobatique demande une attention particulière à l’état du corps et de la pensée de l’acrobate dans l’instant de la réalisation (sous peine d’accident), l’hyperréalité de la prise de risque acrobatique intensifie, malgré le cadre scénique et l’artificialité de la mise en scène, l’immédiateté de la relation. Les corps que met en scène l’acrobatie sont pourtant éminemment travaillés par l’entraînement avant d’être façonnés par la mise en scène. Le corps circassien est envisagé comme une matière, un corps sculpté, façonné, un corps malléable et métamorphique qui produit des formes, des figures. Leurs singularités constituent souvent la « signature » des artistes ; le corps et les formes aux spécificités acrobatiques qu’il dessine, mais aussi les dispositifs scéniques qu’impose l’acrobatie se trouvent au coeur de l’auctorialité d’une création en cirque.

Les acrobates se sont, par ailleurs, appropriés les différentes approches de la danse contemporaine (qui fait partie des cursus de formation des artistes de cirque dans les écoles préparatoires et supérieures). Si l’acrobatie risque d’y perdre une part de sa spécificité, les emprunts aux techniques de la danse contemporaine et aux pratiques somatiques ont permis aux artistes de se détacher des impératifs de virtuosité et de mise en scène de l’exploit (sans nécessairement les abandonner) et d’expérimenter d’autres corporéités acrobatiques, d’autres compositions, d’autres agencements, d’autres modalités d’hybridations, etc. Composés, décomposés, recomposés, étirés, répétés ou défigurés, le corps et ses figures sont la matière à partir de laquelle sont fabriquées les images des scènes circassiennes ; ils en entretiennent la dimension visuelle. Le corps acrobate cultive non plus seulement des figures, des formes clairement dessinées et reconnaissables, mais aussi une « substance physique[17] » que l’on peut qualifier, en empruntant au champ lexical de la danse, de « corporéité » acrobatique. Le philosophe Michel Bernard souligne les « connotations plus plastiques et spectrales[18] » du terme de corporéité, qu’il définit comme la « matérialité sensible instable et aléatoire[19] » du corps. Certains artistes, comme Chloé Moglia le fait avec la suspension, n’explorent et ne déclinent plus qu’une forme de figure, de posture du corps dans l’espace, de rapport entre les corps et du corps avec un certain type d’agrès ou d’objet ; le contenu des spectacles et des numéros est dilué, les rythmes ralentis, les esthétiques épurées, comme dans les créations de la Compagnie 111 d’Aurélien Bory. La densité se trouve alors dans les béances laissées, dans la superposition des couches, dans l’intensité des interstices, dans les tableaux mouvants fabriqués. Prolongeant la démarche autoréflexive dans laquelle s’inscrit un grand nombre des oeuvres de la création circassienne depuis le début des années 1970, et au-delà des clivages disciplinaires ou esthétiques, certains artistes de cirque s’emploient à décortiquer le geste circassien jusque dans ce qu’il a de plus petit, de plus fin, d’a priori invisible.

Ce corps acrobate, mobile et métamorphique, semble enclin à manier les « principe[s] de la “dramaturgie visuelle” », « réalisation “concrète” de structures formelles visuellement perceptibles » qui, selon Hans-Thies Lehmann, « atteint […] une magnification extrême […] dans le théâtre comme lieu du regard[20] ». Il participe à la fabrique d’une oeuvre tissée dans la pluralité des champs artistiques mobilisés. Comme le chorégraphe-danseur dont François Frimat étudie les compositions, l’acrobate qui émiette son mouvement « s’emploie à oeuvrer, c’est-à-dire à hybrider un donné corporel, social et culturel pour viser quelque chose qui ne peut apparaître que dans les limites de sa donation ponctuelle[21] ». La grande place occupée par l’expression du corps dans les arts acrobatiques ainsi que le défaut de répertoire établi favorisent les écritures scéniques, autrement dit, ici, des écritures physiques composées en scène pendant les temps de résidence.

Qu’est-ce qu’écrit un artiste de cirque contemporain ?

Revenons à la question du texte et étudions la façon dont l’écriture scénique physique et visuelle que privilégie le cirque se traduit à l’écrit. La création acrobatique contemporaine est traversée par le paradoxe suivant : bien que la présence de texte ne soit pas valorisée dans le « produit fini » qu’est un spectacle, l’écrit est un passage obligé en termes de production. « Projets » et « dossiers » fabriquent une écriture acrobatique institutionnalisée.

Une écriture acrobatique institutionnalisée

Quels que soit le registre, l’esthétique, le genre d’un spectacle de cirque contemporain, son processus de création fait difficilement l’économie d’une production écrite. Alors que la majeure partie des oeuvres de cirque diffusées sur les scènes actuelles sont muettes ou contiennent peu de passages parlés, elles sont sous-tendues par des textes et des écrits presque programmatiques qui les lient aux différents partenaires de production et de diffusion, qui conditionnent leur existence économique. Le fonctionnement par projet et l’institutionnalisation des arts du cirque depuis le début des années 2000 obligent paradoxalement, dans le cadre de la recherche de partenaires ou de subventions, à produire des écrits (dossier de production, de subventions, etc.) sur des formes qui, à terme, seront pour la plupart dépourvues de texte, voire dont le processus repose précisément sur l’élaboration d’une expression sensible par le corps. Le lien ancestral de l’écriture et du pouvoir est toujours actif. Pour se faire une place et exister dans ce réseau institutionnalisé, les artistes de cirque doivent, comme les artistes des autres champs, rédiger des notes d’intention, des biographies, etc., qui s’intégreront dans des dossiers ou seront éditées au moment de la diffusion sur les programmes des établissements et/ou sur leurs feuilles de salle, dossiers, bilan d’activité, etc. Comme les oeuvres dont ils sont la première fiction, les dossiers, pour séduire, doivent à la fois répondre aux codes du genre et faire preuve d’originalité afin d’espérer se démarquer dans la pile au sein de laquelle ils s’entassent. Le passage par l’écrit écarte les artistes qui ne maîtrisent pas ou qui maîtrisent mal les codes de l’institution ou encore certaines créations en devenir dont un tel format ne permet pas de témoigner. Quoi qu’il en soit, les circassiens sont contraints de passer par l’écrit lorsqu’il s’agit de présenter, pour ne pas dire défendre, une oeuvre en germe, mais sont incités à laisser le texte au bord de la scène, de la piste, de l’espace de jeu dans les formes diffusées.

Tracer l’acrobatie

À ce devoir écrire se joint un besoin, voire un désir d’écrire qui fait partie intégrante du processus de création. La grande place que le corps occupe dans les créations acrobatiques nécessite d’inventer, comme en danse, des façons d’écrire, que ce soit à la table en amont et durant le travail scénique, en vue d’un dossier, ou bien dans la perspective de conserver une trace de la trame élaborée en cours ou au terme du travail. Lors d’une conférence donnée en mai 2013 à l’École nationale de cirque de Montréal dans le cadre d’une rencontre du Groupe de recherche sur le cirque, le chercheur en études théâtrales Louis Patrick Leroux livrait ses premiers constats et hypothèses quant aux processus d’écriture dans les créations circassiennes :

J’ai été étonné de la pauvreté des traces d’écriture et de création. « Le cirque est un genre si composite, écrit Emmanuel Wallon, qu’il ne saurait se contenter d’une grammaire unique » (60). Peut-être bien, mais l’inscription, la notation, la composition, l’écriture demeurent des éléments intrinsèques à l’acte créateur. On peut écrire par gribouillis, par canevas ; le dessin de la disposition des agrès, par la rédaction de notes de service, de courriels, d’échanges d’idées. Le cirque emprunte à toutes les écritures[22].

Si l’acrobatie qui se transmet par la praxis peut tout à fait se passer de l’écrit, la prise de notes peut aussi faire pleinement partie du processus d’un grand nombre de créations. Carnets, cahiers, classeurs, documents numériques peuvent compiler toutes sortes de traces écrites — des idées, des sources d’inspiration, les traces d’un travail, le déroulé d’une routine, la trame d’une scène en cours de composition — et être accompagnés de dessins, de croquis, de schémas, de collages de textes et d’images, de vidéos, etc. Ces écrits — qui ne sont pas nécessairement destinés à apparaître dans l’oeuvre, ni même à être rendus publics — représentent un véritable espace d’élaboration de la création, le prolongement du corps et de l’écriture scénique dont ils sont indissociables. Comme dans le processus d’écriture et de lecture dont Julien Gracq a étudié le mouvement, l’écrit peut jouer une part active dans la mise en forme de la matière corporelle ; « le mot » semble se « comport[er] comme un mobile dont la masse, à si peu qu’elle se réduise, ne peut jamais être tenue pour nulle, et peut sensiblement infléchir la direction[23] ». Le verbe peut servir d’appui à la recherche du mouvement tout autant que l’agrès. Formes et contenus appartiennent à ceux qui élaborent ce processus ou en sont partie prenante, elles dépendent de la personnalité et du parcours de leurs auteurs ainsi que des particularités de la création.

De la trace à l’archive

La reconnaissance de la valeur auctoriale des spectacles de cirque et l’affirmation de leur légitimité au tournant du xxie siècle ont confirmé et consolidé la prise de conscience de la valeur de ces traces, témoins de l’antichambre de la création circassienne qui reste assez méconnue. Les éditions L’Entretemps ont permis quelques précieuses, mais trop rares, publications des traces de créations circassiennes dans la collection « Scénogrammes », dont Christophe Bara, qui la dirige, expose les ambitions :

Les ouvrages n’y auront pas pour unique finalité la réinterprétation de textes ou de spectacles et la pérennisation d’écritures le plus souvent éphémères : ils vont aussi dévoiler des problématiques de composition, explorer les préalables imaginaires de certaines oeuvres, exposer des techniques de création ou révéler les démarches singulières d’artistes et d’auteurs[24].

La série « Pistes », spécifiquement consacrée aux « écritures et compositions pour les arts du cirque », participe à la légitimation de la dimension auctoriale de la création circassienne. Elle démontre la possibilité et la potentialité scripturales du cirque dont elle contribue à inventer des formes souples et spécifiques. Le chantier de recherche « Notations et partitions », de la Chaire Innovation Cirque et Marionnette (ICiMa) portée par le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne et l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières, permet en outre à des artistes et notateurs d’expérimenter des systèmes de notations spécifiques au cirque et d’assurer la diffusion de leurs travaux[25]. La notatrice et circassienne Katrin Wolf a ainsi adapté à différentes disciplines de cirque la notation Benesh élaborée pour le mouvement dansé[26]. La documentation du travail à la table des créations acrobatiques, mais aussi leur valorisation par la conservation et la publication de ces traces contribuent à les légitimer et à densifier leur mémoire et leur patrimoine.

Déplacer l’auctorialité

Dans les formes qui se risquent à faire l’expérience en scène de l’hybridation de l’acrobatie et du texte, telles que, par exemple, les fictions acrobatiques Histoire amère d’une douce frénésie et Compte de faits du Collectif Prêt-à-Porter, Les petits bonnets du Cirque du Dr. Paradi, mais aussi Lames soeurs, Be Felice. Hippodrame urbain ou Tôle story de la Compagnie d’Elles, l’hétérogénéité que la parole amène ébranle la routine démonstrative de la composition acrobatique et impose aux artistes de repenser leur pratique, leur démarche et la manière de faire de l’acrobatie, c’est-à-dire de la pratiquer comme discipline mais aussi de façonner les formes dans lesquelles cette pratique s’inscrit.

Une telle hybridation de l’acrobatie avec le texte et la parole éprouve en outre l’auctorialité des artistes de cirque, révèle la diffraction de cette dernière en différentes fonctions et métiers dans la création, mais aussi les débordements des cadres disciplinaires et artistiques qui la rendent protéiforme. Cette hybridation éprouve ainsi les démarches et les styles, c’est-à-dire la singularité des écritures scéniques, ainsi que les représentations façonnées. Les créateurs revoient leur place dans la création, reconsidèrent et affinent la distribution des fonctions, tout autant qu’ils déplacent les paradigmes de représentation et imaginent, non sans emprunter aux autres arts, des formes nouvelles. L’hybridation de l’acrobatie et du texte contribue à remotiver la narration et la fiction dans des formes acrobatiques figuratives.

Cette friction de l’acrobatie avec le texte implique enfin de poser la question de l’éditorialisation des textes avec lesquels de telles formes composent. La publication du texte Les petits bonnets[27] de Pascaline Herveet fait office d’exception avec quelques rares autres textes publiés, tous ces textes ou presque sont signés par des auteurs de théâtre déjà inscrits dans un réseau éditorial (Pièces de cirque de Christophe Huysman, Poings de Pauline Peyrade, etc.). Cette étape de la création, qui la prolonge et fait trace, ne semble pas faire partie des préoccupations des compagnies qui sont plus attentives à l’auctorialité de la forme dans son ensemble — la conception de la création et sa mise en scène — qu’à l’auctorialité des textes dont les auteurs ne sont pas toujours clairement identifiés dans les distributions.

Conclusion

La reconnaissance des artistes de cirque comme auteurs et autrices contribue à la légitimation du cirque en tant qu’art de création. Elle témoigne du souci réel que les artistes ont de la composition des formes qu’ils produisent quelles que soient les esthétiques travaillées comme le rôle prescripteur du théâtre et du modèle littéraire. Identifier et reconnaître les spécificités de l’auctorialité protéiforme et partagée des créations circassiennes permet cependant d’affirmer l’intelligence du geste, celle du corps dans son ensemble, et participe à la variété des écritures scéniques et de leurs traces. Cette évolution souligne, en outre, une nouvelle étape dans la professionnalisation (institutionnelle) du secteur, car elle reconnaît et renforce la spécialisation des différentes fonctions de la création, telles que celles de dramaturge, de costumier ou encore de technicien de cirque.