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Comme le démontre l’ancien directeur d’Action contre la faim dans son dernier livre, la communication de solidarité internationale (CSI) est en crise (David, 2018) : elle doit être entièrement repensée. Pourquoi ? C’est l’objet de notre recherche que nous allons ici nous efforcer de résumer. Nous en présentons, en première partie, le cadre théorique et méthodologique, avant de développer les deux problèmes qui sont à l’origine de la crise de la CSI. En deuxième partie, nous discutons donc de l’utilisation abusive d’une communication persuasive et simplificatrice qui n’éclaire pas la complexité des enjeux internationaux ; puis, en troisième et dernière partie, nous évoquons une contradiction entre la valeur revendiquée (une solidarité réciprocitaire) et l’approche privilégiée dans la communication (l’aide descendante).

Cadre théorique et méthodologique

Ces travaux s’inscrivent dans une recherche-action menée au sein d’un réseau d’appui à la coopération et à la solidarité internationale : RESACOOP[1]. Nous présenterons rapidement notre approche théorique de la CSI, avant d’évoquer les méthodologies qui nous ont permis d’identifier empiriquement les problèmes décrits dans la deuxième et troisième partie de ce texte.

La communication des associations de solidarité internationale

Sur le plan théorique, cette recherche s’appuie sur les ressources offertes par les sciences de l’information et de la communication. Elle pense la CSI comme une forme spécifique de communication politique[2]. Cette dernière peut être définie, à la suite de l’équipe de recherche réunie autour de Mercier (2008), comme un processus d’échanges contradictoires portant sur l’intérêt général qui se développe dans l’espace public. Plus précisément encore, nous envisageons la communication politique comme une communication démocratique au sens conféré par Dewey (2010) à ce terme. Pour ce dernier, la communication est, en effet, à la fois instrumentale – elle impacte les perceptions voire les comportements de chacun·e – en plus d’être finale – on l’apprécie pour ce qu’elle est (par exemple la poésie). Dans sa visée instrumentale, on communique pour obtenir la coopération, pour modifier l’activité sociale s’il y a accord des différentes parties. Surtout, on communique pour construire une « Grande communauté » (Dewey, 2010, p. 236) ou, autrement dit, pour partager une expérience. Or pour le philosophe et pédagogue, la démocratie est l’idée même de cette Grande communauté, elle est son idéal[3]. Tendre vers cet idéal implique que chacun·e ait une compétence démocratique, la communication en est un prérequis dans la mesure où la connaissance est l’une de ses fonctions.

Quelles sont les particularités de ce type de communication politique ? Première spécificité, elle est peu étudiée. Les travaux en communication portent effectivement majoritairement sur la communication humanitaire (Carion, 2010 ; Dauvin, 2009). Autre spécificité de la CSI, bien qu’internationale, c’est surtout dans l’espace public d’origine des associations de solidarité internationale (ASI) que ces dernières interpellent le grand public et les institutions. Troisième caractéristique, la CSI tout comme la SI est plurielle. La solidarité internationale, si l’on reprend les propos des têtes de réseau du secteur[4], recouvre au moins trois approches : (1) l’action humanitaire, qui tente, en situation d’urgence, de limiter les conséquences d’une situation désastreuse. (2) Le développement, qui a pour but d’améliorer, sur un temps long, les conditions de vie des populations sur les plans économiques, culturels, sociaux, politiques, etc. (3) L’éducation à la citoyenne et à la solidarité internationale (ECSI), qui est une démarche pédagogique destinée à informer, sensibiliser et responsabiliser les citoyen·nes sur les interdépendances économiques, politiques et sociales à l’échelle mondiale. La solidarité internationale est alors, quatrième particularité, une expression chapeau qui, comme le signale un rapport européen piloté par des organismes de SI, est porteuse d’une valeur forte, la réciprocité :

Le terme de « solidarité internationale », plus récent [que l’humanitaire], est davantage l’expression d’un engagement mutuel, qui implique un sentiment de responsabilité réciproque. […] Dans un monde où la pauvreté augmente et dans lequel la mondialisation accentue l’interdépendance entre les pays, il s’agit de construire ensemble, pays du « Nord » et pays du « Sud », des projets solidaires visant à réduire ces inégalités et à garantir l’accès aux droits fondamentaux (éducation, alimentation, santé, accès à l’eau, etc.). La solidarité internationale est aussi un état d’esprit : c’est avoir conscience que l’on fait partie d’un tout et que travailler ensemble est essentiel (Devreporter Network, 2016, p. 3).

En fonction de ces éléments de caractérisation théoriques, les ONG de solidarité internationale devraient, conformément aux valeurs qu’elles affichent, développer une CSI qui valorise une réciprocité démocratique. Or, notre enquête démontre le contraire. Avant d’expliciter ce constat dans les deux points suivants, revenons un moment sur notre démarche méthodologique.

Une recherche inscrite dans l’enquête conceptualisée par John Dewey

Notre enquête n’est pas purement descriptive, c’est une recherche-action. Elle vise en priorité à identifier les problèmes, mais aussi à faire des propositions d’actions concrètes pour modifier les pratiques communicationnelles des ASI, ce qui sera esquissé en conclusion. Elle fait suite à plusieurs expériences professionnelles, le plus souvent dans les services communication d’associations tels que : Médecins du Monde Canada, ATD Quart-Monde, Handicap international, Action contre la faim. Au sein de ces services, nous avons pu parfois constater des décalages importants entre les valeurs affichées et les messages effectivement portés dans l’espace public. C’est ce décalage communicationnel, perçu dans ces fonctions opérationnelles, qui nous a poussée à entreprendre cette enquête. Pour mener cette réflexion, être chercheuse ne s’envisage pas sans être praticienne et, à l’inverse, être praticienne ne s’envisage pas sans être chercheuse. Cette recherche-action s’ancre, sur le plan méthodologique, dans les travaux de Dewey pour deux raisons. La première est liée à notre positionnement théorique qui fait du philosophe une référence centrale dans notre appréhension de la communication démocratique (cf. supra) ; la seconde est que nous nous reconnaissons dans la démarche pragmatique qu’il propose. En effet, dans « Le public et ses problèmes », Dewey (2010) définit la démocratie comme un idéal où chaque citoyen·ne concerné·e par un problème devient chercheur·se et mène l’enquête. Cette enquête sociale peut être définie comme « l’investigation, la mise à l’épreuve des représentations et des faits tenus pour valables » (Dewey dans Thievenaz 2017, p. 90). L’enquête, dans cette perspective, est une expérimentation, une recherche-action, visant, par la création de connaissances nouvelles, la transformation d’une situation initialement troublée : ici, la crise de la communication de solidarité internationale (David, 2018). Ce trouble (cette crise) provient selon nous, en grande partie, des deux contradictions que nous allons mettre en lumière dans les parties subséquentes de ce texte[5]. Celles-ci ont été confirmées par des études empiriques, menées en 2017-2018, portant sur la production et la réception communicationnelle (Rodriguez, 2006) :

  1. Pour le pôle de la production, nous avons interrogé les représentations sociales de la solidarité internationale, et les objectifs et pratiques communicationnelles des responsables de la communication de neuf ASI (les trois plus grandes dans trois secteurs : humanitaire, développement, éducation à la citoyenneté) à travers des cartes mentales que nous leur avons fait mettre sur papier et des entretiens compréhensifs. Puis, nous avons croisé ces données avec l’étude des pages Web (« qui sommes-nous ») de ces mêmes ONG, ce qui nous a permis de mettre en relief la contradiction entre valeur affichée (solidarité réciprocitaire), représentations sociales (aide unilatérale dominante, solidarité réciprocitaire minoritaire) et discours tenus (aide unilatérale) que nous développons dans la troisième partie.

  2. Pour le pôle de la réception, nous avons procédé à douze entretiens collectifs (ce qui représente 40 personnes interrogées) auprès de deux publics : des militant·es de la solidarité internationale et des non-militant·es. Après avoir étudié leurs représentations sociales de la solidarité internationale (cf.supra), nous leur avons proposé les produits communicationnels des neuf ASI dont nous avions interrogé la direction de la communication. Ces dernières nous avaient indiqué quelles étaient, selon elles, la meilleure et la pire des campagnes de communication menée par leur association. À l’issue de ces entretiens, il apparait que ces communications, qu’elles soient jugées négativement ou positivement par les communicant·es, sont considérées trop simplificatrices et incapables de mettre en cause les stéréotypes pour les militants·es de la solidarité internationale comme pour les non-militant·es.

Puis, afin de traiter les différentes données collectées, nous avons eu recours à une méthodologie d’analyse de contenus catégorielle énoncée par Bardin : soit « une opération de classification d’éléments constitutifs d’un ensemble par différenciation puis regroupement par genre (analogie) d’après des critères préalablement définis » (Bardin, 2007, p. 150). Ces critères proviennent de ce que nous cherchons à savoir au regard des contenus à disposition, par exemple : les aspirations sociales des associations, les façons de penser la solidarité internationale, les critiques portées sur la communication de solidarité internationale, et ses approches. Des catégories sont créées à partir de ces critères. Ce traitement a été manuel[6].

Résumons-nous, le but affiché des ASI est de promouvoir une solidarité internationale. Pour ce faire, elles communiquent dans l’espace public. Elles contribuent ainsi au débat démocratique en invitant à percevoir autrement les pays dits du Sud. Cependant, comme nous l’avions constaté dans notre travail professionnel antérieur, et comme nous l’a confirmé cette recherche-action placée sous le patronage théorique et méthodologique de Dewey : ces communications sont trop simplificatrices pour saisir la dimension politique de la solidarité internationale (partie II), et elles véhiculent l’idée d’une aide unilatérale contradictoire avec l’idée d’une solidarité réciprocitaire (partie III).

Première raison de la crise de la CSI (du trouble) : une communication simplificatrice qui ne permet pas de saisir la dimension politique de la solidarité internationale

Les formes de communication mises en œuvre par des ASI dans l’espace public permettent rarement de comprendre la dimension politique de la solidarité internationale. Jouant sur les émotions et la compassion (David, 2018), accentuant les stéréotypes et simplifiant outrageusement les enjeux (Rodriguez, 2006 ; Dauvin, 2009), la communication des ASI est, depuis longtemps, critiquée (Dacheux, 1998) pour son approche principalement instrumentale. En effet, le sens y est donné, et non pas construit dans la relation, et le monde déterminé en soi. Il ne s’agit plus d’éveiller la conscience critique des citoyen·nes (objectif pourtant réaffirmé par les réseaux de la solidarité internationale), mais de convaincre les donateur·rices. Cette contradiction entre valeurs revendiquées et communication déployée pose un certain nombre de problèmes qu’il s’agit d’éclairer théoriquement.

Constats : simplification et persuasion

Les ASI, avec ce type de communication, sont loin d’être plébiscitées. L’exemple peut être donné de la campagne « multicanal » de Médecins du monde mettant en scène, sur leur terrain d’urgence, les réponses données aux personnes qui collectent des dons mensuels dans la rue. Une lettre ouverte a été écrite à l’association par des intellectuel·les d’universités françaises. Elle débute comme suit :

Dans cette lettre à Médecins du monde et au public, puisque c’est une lettre ouverte, nous dénonçons une campagne manipulatoire qui donne au marketing un rôle de jugement et de rééducation morale du public […].

Parmi les formes de communication persuasive, la communication marketing est particulièrement populaire. Si elle vise originellement à persuader dans l’optique d’augmenter les profits d’une organisation, elle s’est élargie à d’autres champs. Pour les causes d’intérêt général, on parle de marketing social (Kotler 1971), pouvant être défini comme « la volonté de créer chez autrui un comportement défini, dans un contexte de libre choix » (Flipo et Mayaux dans Carion, 2010, p. 2). En ce sens, la communication envisagée comme outils marketing risque de dépolitiser la communication de solidarité internationale. Cela a, par exemple, été le cas lors de notre expérience au sein d’Action contre la faim. Une équipe de bénévoles nous relatait (2013) sa difficulté à mener des événements de sensibilisation aux causes de la faim dans l’espace public car, en parallèle, le déploiement de campagnes de collecte de dons dans la rue par les « street marketer » attisait une forme de méfiance. Confondus avec des personnes qui collectent des fonds, il est dès lors très difficile, pour les bénévoles, de mener leurs actions politiques. Par ailleurs, l’usage du marketing par les ASI conduirait, en recourant à la simplification voire aux stéréotypes, à établir des rôles, dont celui de la victime. Cette figure du bénéficiaire devient alors une image pour vendre (Mesnard, 2002), allant à l’encontre du respect de la dignité humaine et de l’intérêt général. Néanmoins, la notoriété que connaissent quelques associations humanitaires, ainsi que les grandes collectes de fonds dont elles bénéficient, peut tenter nombre d’autres associations de solidarité internationale d’utiliser les mêmes techniques.

En effet, les études de la production de la communication, menées dans nos travaux, confirment qu’elle n’est pas abordée comme un élément d’une démarche politique valorisant la solidarité réciprocitaire (une notion qui sera déployée en troisième partie). Elle est appréhendée, notamment par les ASI humanitaires et de développement, comme un outil persuasif ou a minima transmissif visant leur notoriété, l’information ou l’engagement du public, en particulier financier. Pour atteindre ces objectifs communicationnels, nos études sur la production montrent que la simplification des situations est employée par les trois branches de la solidarité internationale étudiées (l’humanitaire, le développement et l’ECSI). Cette pratique semble conduire à l’usage d’un certain nombre de clichés – perçus par les récepteurs, tel que révélé par l’analyse de nos données – contradictoires avec l’aspiration de solidarité internationale. En plus de ne pas être cohérentes avec les finalités qu’elles poursuivent, les ASI ne paraissent pas non plus atteindre leurs objectifs communicationnels. En effet, nos études sur la réception montrent que les publics tendent à rejeter les produits communicationnels[7] proposés du fait d’une approche jugée trop simplificatrice et trop imprégnée par la logique économique de la recherche de dons. Plus précisément, les récepteurs·rices peuvent regretter que les ASI ne soient pas plus explicatives, comme l’indiquent les propos d’Alexandre : « moi ça me donne envie d’agir moi-même. Y aller pour une ONG. […]. D’être plus impliqué que d’être juste une vache à lait, à donner de l’argent » (entretien collectif, public non concerné, 18 novembre 2018). De plus, l’approche persuasive des ASI est perçue par les publics comme entachant la confiance que ces derniers leur portent. Elle déplait comme l’illustrent les propos d’Enora : « on dirait qu’ils veulent nous vendre quelque chose. […] ça ne fait pas tolérance, aider/aimer son prochain » (entretien collectif, public non concerné, 14 décembre 2018)[8].

Éclairages théoriques

Cette communication simplificatrice et persuasive est basée sur la volonté d’un changement des façons de penser ou des comportements en utilisant le consentement plutôt que la violence[9]. Bien que les ASI puissent avoir le désir – voire se donner comme mission – de changer les représentations et les comportements, l’usage de cette communication est problématique, pour plusieurs raisons.

Premièrement, parce que persuader c’est amener l’autre à penser comme soi, ce qui revient à nier la différence. Pour Nicolas Moinet (2012, p. 182) cela dénote une forme d’arrogance : « en ignorant la possibilité même du dialogue, l’arrogant ne reconnaît pas l’existence de l’autre et nie de ce fait son droit à la différence ». L’arrogance résulterait d’une méprise sur soi avant d’être méprise d’autrui. Elle serait « épistémique : un excès de confiance en soi que donne l’impression d’en savoir toujours assez. » (Moinet, 2012, p. 179). Or, au contraire, communiquer c’est reconnaître l’autre dans son altérité. Par ailleurs, persuader c’est vouloir limiter les interprétations possibles et donc l’esprit critique. En y rajoutant la simplification qui a cours dans la communication des ASI et qui tend à déshumaniser la personne mise en scène, elle limite également tout essai de communication interculturelle. C’est ce que révèle l’association SAIH (The Norwegian Students’ and Academics’ Assistance Fund) : « Stereotypes and oversimplifications lead to poor debates and poor policies. NGO communicators play a crucial role in people’s understanding of development in the world today, and therefore also a crucial role in fighting these representations»[10]. La communication persuasive est donc un oxymore, puisque, à un aucun moment, ses auteurs ne communiquent : d’abord, parce que l’interlocuteur·rice n’est jamais abordé·e dans la multi dimensionnalité de son être (on cible une tranche d’âge par exemple) et, de fait, « c’est manquer l’interlocution authentique qu’on prétend tisser avec elle » (Brune, 2004, p. 53). Ensuite, parce que ces auteurs n’écoutent pas les interlocuteurs « ils ne s’adressent qu’aux représentations mentales qu’ils se font des gens. Ils ne s’adressent jamais aux gens » (Brune, 2004, p. 57).

Deuxièmement, les ASI semblent renforcer la société inégalitaire qu’elles combattent, d’une part, parce qu’elles semblent légitimer la société de marché (par l’usage du marketing) alors même qu’elles en dénoncent les inégalités. D’autre part, parce que les citoyen·nes sont mis à distance de la sphère publique : il·le est invité·e à donner pour remédier aux symptômes et non aux causes structurelles ou, dans les meilleurs des cas, à signer des pétitions. Sa participation à la définition d’un intérêt général et au questionnement sur les causes des inégalités semble alors très restreinte.

Troisièmement, si cette communication pose problème, c’est aussi parce que comme nous le démontre Pascal Robert, plus on cherche à s’éloigner de l’incompréhension, plus on s’en rapproche (Robert, 2005). Ainsi, alors que les ASI semblent vouloir résorber l’incommunication en simplifiant voire en tentant de persuader, elles semblent plutôt en générer en créant du paradoxe, c’est-à-dire en proposant un écart entre ce qu’on dit et la façon dont on le dit[11]. Cela est particulièrement le cas lorsque les ASI promeuvent la dignité humaine sans la respecter (par les usages d’images apitoyantes). Elles s’inscrivent dans une démarche d’ECSI en même temps qu’elles usent d’une communication simplificatrice basée sur des stéréotypes ou encore prônent la participation par des messages persuasifs, impliquant une forme de passivité[12]. En considérant qu’en communicant bien les ASI permettent l’intercompréhension, elles s’inscrivent dans un paradigme où

l’horizon normal de la communication est la réussite. La communication permet de diffuser de l’information ou de persuader le chaland (modèle épistémologique), de parvenir à un consensus (modèle habermassien), de coordonner l’action (modèle praxéologique). Or le modèle de l’incommunication, en cours de construction, part du postulat inverse : l’échec est la norme » (Dacheux et Duracka, 2017, p. 219)[13].

Penser dans le paradigme de l’incommunication c’est considérer la différence comme état de fait et rétablir cette altérité. L’incommunication n’est alors plus une pathologie à conjurer, mais le socle d’une relation démocratique, puisqu’elle implique la reconnaissance de l’autre en tant qu’altérité radicale à la fois égale et libre (Dacheux, 2016).

En cherchant à lutter contre l’incompréhension des rapports Nord-Sud, les ASI semblent donc l’accentuer (Robert 2005). En ce sens, elles ne sont pas en cohérence avec l’idéal démocratique. Au contraire, s’inscrire dans le paradigme de l’incommunication – c’est-à-dire partir du principe que l’on ne se comprend pas et que la compréhension ne sera jamais totale – est peut-être la seule chance de reconnaître l’altérité.

Deuxième source de la crise (du trouble) de la SI : une communication qui met en avant la philanthropie alors que le vocable solidarité internationale fait référence à la réciprocité

L’adoption du vocable « solidarité internationale » signale la volonté de dépasser une aide unidirectionnelle, au profit de la construction d’une relation égalitaire et réciprocitaire entre les humains cherchant à agir ensemble dans un intérêt commun et pour l’intérêt général. Pourtant, dans le sillage de la communication des ONG humanitaires, l’ensemble des ASI tendent dans leur communication à s’inscrire dans cette approche philanthropique ce qui pose un certain nombre de problèmes.

Constats sur la dimension philanthropique des ASI

L’humanitaire ne recouvre pas l’ensemble de la solidarité internationale. Pourtant les deux sont souvent confondus lexicalement ou conceptuellement. La réduction de la solidarité internationale à l’humanitaire est révélée de plusieurs façons. Tout d’abord, le rare usage du terme « solidarité internationale » dans la presse de proximité (Devreporter Network, 2014b)[14] au profit de celui « d’humanitaire », montre bien la prédominance de ce dernier. Si la communication humanitaire et la relation à l’autre induite sont documentées (Boltanski, 2007 ; Dauvin, 2009), on oublie régulièrement les autres formes de solidarité internationale : le développement et l’ECSI. Ensuite, en 2010, l’agence COOP DEC Conseil estime qu’entre 40 000 et 50 000 associations de solidarité internationale sont en activité en France, la moitié des associations étudiées citent, dans leur objet même, soit le terme « aide», soit le terme « humanitaire » (COOP DEC Conseil, 2010). L’agence précise également que les activités sont principalement tournées vers les anciennes colonies d’Afrique. Cette dimension d’aide humanitaire est, d’autre part, fortement marquée dans les sollicitations reçues par les structures qui accompagnent des porteurs de projets de solidarité internationale. Étant salariée d’une telle structure depuis fin 2015 — RESACOOP — nous ne pouvons que constater que les projets de solidarité internationale sont majoritairement de l’ordre de l’aide humanitaire, et plus particulièrement du don de matériels. L’humanitaire prend, par ailleurs, des proportions toujours plus importantes avec le développement d’un « business humanitaire » ou « volontourisme » et l’engouement pour différents rallyes : les marchands de solidarité tirent parti du désir de voyage et d’utilité des plus jeunes. Ce nouveau marché ne fait que démontrer que cette représentation de la solidarité (philanthropique) a le vent en poupe.

En réaction, des dispositifs sont mis en place par les structures accompagnatrices de porteurs de projets, afin de développer une culture générale de la solidarité internationale[15], de questionner leurs motivations ainsi que les impacts possibles d’une telle approche. Des documentations de qualité sont ainsi produites, des stratégies d’accompagnement sont mises en œuvre, des formations à l’Éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale (ECSI) sont mises en place. Cette contre-offensive des structures de l’accompagnement montre bien qu’elles ne partagent pas l’approche caritative de la solidarité internationale. La collection d’ouvrages pédagogiques produite par l’association RITIMO, en particulier : « Le don, une solution ? », « Partir pour être solidaire ? » etc. ou encore l’utilisation des termes de « solidarité »[16] ou « d’altermondialisme » par l’association CRID sont autant d’exemples édifiants. Malgré ces initiatives, le rapport « humanitaire » à la solidarité internationale n’est pas sans conséquence sur les pratiques communicationnelles dans l’espace public français. Des ASI mènent par exemple des « projets de sensibilisation » qui visent l’engagement des jeunes en les invitant à organiser une collecte de fonds, au profit de pays bénéficiaires. Les discours qui accompagnent ces pratiques sont alors philanthropiques et tendent à enfermer les protagonistes dans des rôles : le donateur-héros par procuration et une population bénéficiaire aidée.

Les études empiriques menées permettent de confirmer ce décalage entre les aspirations réciprocitaires des ASI et les moyens mis en œuvre. Du point de vue de la production communicationnelle, et plus particulièrement dans la définition que les ASI donnent d’elles-mêmes sur leur site Internet, huit ASI sur les neuf étudiées identifient clairement les rôles du Nord aidant et du Sud aidé. Par exemple, le « nous » d’ASI s’octroyant le rôle du « développement des populations » et les « plus pauvres » (Secours catholique et CFSI), « les victimes » (Secours populaire), les « bénéficiaires » des pays pauvres (CCFD). De même, lorsqu’on s’intéresse aux représentations sociales des responsables de la communication, l’idée d’aide ou de générosité domine. Quant aux études sur la réception, les publics concernés (participant·es à un ou plusieurs programmes de RESACOOP) et non concernés perçoivent bien la dimension philanthropique de la solidarité internationale. Certains la remettent en cause en dénonçant notamment l’usage de clichés, les propos de Marie sont à ce sujet évocateurs : « Le fait de parler de l’Afrique Subsaharienne renforce l’idée que ce sont encore les petits noirs qui crèvent de faim » (Entretien collectif, public concerné, 21 septembre 2018), tout comme ceux de Véronique : « “La pauvre Afrique” et ça fait quarante ans qu’on est là-dedans. On est toujours sur le même schéma avec la pauvre Afrique. Y a des choses qui marchent en Afrique. Ce n’est pas un bloc uniforme » (Entretien collectif, public concerné, 1er octobre 2018).

C’est en cédant à ces pratiques[17] que les ASI tendent à rejoindre « l’ordre l’humanitaire » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 429) et à s’éloigner de l’idéal réciprocitaire au fondement de la solidarité internationale. Il y a bien, alors, contradiction entre les valeurs affichées liées à la solidarité internationale réciprocitaire et les discours et pratiques philanthropiques. Cette incohérence pose un certain nombre de problèmes.

Problèmes posés

Si l’approche philanthropique est problématique, c’est avant tout parce que, par la hiérarchisation sociale et culturelle qu’elle implique, elle semble s’inscrire dans une pensée relevant de la colonialité. En effet, en ne respectant pas la triple obligation du don (Mauss, 2002), elle serait source de domination ou de hiérarchisation sociale[18] (Laville, 2010). Les penseurs de la colonialité (Grosfoguel, 2006 ; Quijano, 1994) vont plus loin : cette hiérarchisation n’est pas seulement sociale, elle peut être le reflet de toute forme de domination (raciale, sexuelle, etc.). Ces hiérarchies s’enchevêtrent pour former un système-monde (Wallerstein, 2008). En étant intériorisées et transmises, elles participeraient à la structuration de nos façons de percevoir le monde.

La communication de solidarité internationale, réduite à cette approche philanthropique, pourrait alors contribuer à entretenir ces rapports de dominations. Les critiques sont telles que des guides communicationnels ont été produits par des réseaux et des associations du secteur[19]. Pourtant, dès les années 80, des associations ont milité pour dépasser le paternalisme et le misérabilisme dont étaient souvent synonymes leurs activités. Mais le changement radical et large de la CSI espéré est resté minoritaire. La tentation est grande de se focaliser sur des idées simples, sur le plus petit dénominateur commun : les clichés. « Cette personne du tiers-monde a besoin de vous pour vivre », nous dit-on, renforçant encore une fois l’aide humanitaire unilatérale avec laquelle est confondue la solidarité internationale.

Non seulement ignorent-elles [les ONG] ainsi tous les efforts, les forces et les capacités des peuples des pays en développement, mais elles peuvent même arriver à favoriser la propagation des stéréotypes, des préjugés et même du racisme envers les ressortissants de ces pays. (Rodriguez, 2006, p. 19)

C’est particulièrement dans la recherche de dons que des « représentations de la solidarité internationale » comme « l’urgence des besoins, la nécessité de l’intervention et la souffrance des futurs bénéficiaires » (Devreporter network, 2014a, p.19) sont mobilisées dans les discours tenus et les images choisies par les associations. Cette CSI stéréotypique dans l’espace public français est récurrente, à tel point que le comité de la charte a dû expliciter que les ASI ne devaient pas « exploiter abusivement la détresse humaine » (article III.1.4 de la charte du don en confiance). Non seulement cette CSI est contraire à l’éthique, mais elle est aussi jugée « déficiente », car elle ne combat pas « la représentation du “bon expatrié européen” venu sauver des victimes naturellement reconnaissantes » (Ryfman, 2008, p. 7). Le regard que l’on porte sur l’autre est alors « ancré dans l’idéologie coloniale, forgé par ses clichés et ses a priori» (Yala, 2011, p. 214).

Cette image du « Nord » développé et démocratique qui s’oppose au « Sud » sous-développé et violent n’est pas le propre des ONG, mais aussi de la presse et des manuels scolaires[20]. Or, le rôle des associations de solidarité internationale est plutôt de contribuer à la construction de connaissances dépassant les clichés, dans le but d’être cohérentes avec leur mission associative d’intérêt général[21]. La CSI, dans cette dimension philanthropique, semble générer une incommunication peu fructueuse puisque la rencontre avec l’autre ne se fait que dans une relation stéréotypée : « ils ne peuvent pas rencontrer l’autre dans sa réalité, mais seulement dans son stéréotype stérile folklorisé » (Robert, 2017, p. 51). En d’autres termes, la CSI « ça marche parce que ça ne marche pas et ça ne marche pas parce que ça marche » (Robert, 2005, p. 10). Elle fonctionne précisément parce qu’il n’y a pas besoin de communiquer : on reste dans les clichés. Il ny a pas de communication au sens de la construction, soit par un processus de négociation, d’un cadre de référence ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas « métacommunication » (Robert, 2005, p. 11), de communication citoyenne qui commente la communication des ASI.

Alors que le terme solidarité internationale a été choisi par les associations elles-mêmes pour mettre en avant la réciprocité plutôt que l’aide philanthropique, les communications dans l’espace public semblent aller à l’encontre de cette volonté. La philanthropie reste centrale dans la communication des ASI.

Conclusion

Nous venons d’identifier deux causes principales expliquant la crise de la CSI : le recours à une communication persuasive et simplificatrice et la contradiction entre la valeur revendiquée (une solidarité réciprocitaire) et les communications développées dans l’espace public (invitant à une aide unilatérale). Cette identification constitue la deuxième étape de l’enquête conceptualisée par Dewey (l’identification du trouble). Il s’agit ensuite de passer à la troisième (les suggestions de solutions) en proposant des pistes.

En raison des valeurs qu’elles affichent, les ASI devraient, tout d’abord, davantage prendre en compte l’international et l’interculturel dans leur communication, même dans celle qui se situe dans l’espace public français. Ensuite, elles devraient s’inscrire résolument contre l’idéologie de l’exclusion de l’altérité. Ces deux points dépassent la seule CSI puisque, premièrement, dans un monde global, toute question de communication peut être considérée comme internationale et interculturelle, dans la mesure où - comme le signale Cabedoche dans son entretien avec Chabbeh - « même les problématiques les plus locales ayant aujourd’hui une résonance extra territoriale peuvent donc être appréhendées avec en arrière-plan les enjeux internationaux » (Chabbeh, 2018, p. 12). Deuxièmement, comme le souligne de nouveau Chabbeh, c’est bien l’un des enjeux de l’ensemble de la communication internationale et interculturelle de contribuer à « “combattre les formes multiples que revêt l’exclusion de l’autre, ici comme ailleurs” (Mattelart 1992, p.8), quand l’imaginaire social fait de plus en plus “appel à la peur de l’Autre et à son exclusion souvent brutale” (Cabedoche, 2017, p.5) » (Chabbeh, 2018, p. 13). L’étude de la CSI nous amène à suggérer deux autres principes communicationnels pouvant alimenter l’ensemble des réflexions sur la communication internationale et interculturelle. Premièrement, la participation, c’est à dire une communication qui favorise la confrontation de points de vue et l’action collective, pour la montée en compétence démocratique : que chacun·e ait la capacité de former des jugements publics (Dewey, 1927)[22]. Cette participation peut être appréhendée comme une expérience sensible permettant de questionner ses représentations sociales et ses pratiques. Deuxièmement, l’incommunication : les ASI pensent être comprises (en simplifiant l’énonciation et en s’appuyant sur des représentations sociales de la solidarité internationale supposées partagées) alors qu’elles ne le sont pas. S’inscrire dans une incommunication fructueuse, c’est accepter de dépasser les stéréotypes : on sait qu’on ne se comprend pas, dès lors on va chercher à construire du sens ensemble. Partir du principe que l’on ne se comprend pas revient à prendre en compte l’altérité radicale en même temps que l’égalité d’autrui. Piste qui nous semble essentielle pour le champ de la communication internationale et interculturelle.

C’est en osant expérimenter ces pistes communicationnelles (quatrième étape[23]) et en les évaluant (dernière étape) que les ASI peuvent contribuer à construire cette grande communauté démocratique chère à Dewey. Ainsi, au terme de ce travail, nous espérons parvenir à développer une communication politique, internationale et interculturelle, qui concourt à l’idéal démocratique formulé par Dewey à savoir « une société dans laquelle les conséquences toujours plus grandes et confusément ramifiées des activités sociales seraient connues au sens plein de ce mot, de sorte qu’un Public organisé et articulé en viendrait à naître » (Dewey, 2010, p. 282).