Corps de l’article

Introduction

Ce texte s’attache à la description de nouvelles formes de sociabilité et d’intimité à distance par les immigrants et leurs proches parents non migrants pour entretenir et conserver les liens familiaux afin de garder vivant le sentiment familial au-delà des frontières.

Après un examen rapide de la littérature sur la famille transnationale et les technologies de l’information et des communications (TIC)[1], et une courte présentation méthodologique, seront exposés les résultats de recherche. Nous verrons que les TIC rendent possibles l’accès au temps ordinaire et à l’intimité familiale, ainsi que l’invention de nouveaux micro-rituels familiaux. Suivra une exploration du rôle des TIC dans l’expression des sentiments familiaux, mais aussi des contraintes vécues de leur usage.

Selon plusieurs auteurs (Dreby, 2010 ; Hondagneu-Sotelo et Avila, 1997), le propre des familles transnationales serait d’être ici et là-bas en même temps (being here and there). Mahler (2001 : 584) écrivait à ce propos : « times have changed; they are still physically distanced, but they can now feel and function like a family ». C’est pourquoi la plupart des auteurs, dont Le Gall (2005) et Razy et Baby-Collin (2011), caractérisent les familles transnationales à partir de deux critères principaux, le maintien des liens étroits au-delà des frontières nationales et la dispersion géographique des membres de la famille. Dans ce sens, Bryceson et Vuorela (2002) définissentla famille transnationale à partir du familyhood : «Transnational families are defined here as families that live some or most of the time separated from each other, yet hold together and create something that can be seen as a feeling of collective welfare and unity, namely familyhood, even across national borders » (Bryceson et Vuorela, 2002 : 3).

Un des traits caractéristiques de la dynamique de la famille transnationale renverrait à une nouvelle manière d’entrer en relation et de conserver le lien affectif grâce aux technologies de l’information et de la communication ou TIC (Baldassar, 2014 ; Baldassar et al., 2007 ; Mahler, 2001 ; Parreñas, 2001 ; 2005 ; Wilding, 2006). Il y aurait ainsi abolition de la distance. Comme le note Wilding (2006 : 138), l’usage des TIC permet « more opportunities for keeping in touch with those kin and for creating a strong sense of a shared social field ». Pour Benítez (2012), les TIC deviennent ainsi « a way to maintain family ties and interactions, strengthen cultural values and forms of expression, and provide affective support to the family » (Benítez, 2012 : 1439).

Les TIC, en produisant une coprésence virtuelle (Bacigalupe et Cámara, 2012 ; Madianou, 2012 ; Parreñas, 2005 ; Vertovec, 2004 ; Wilding, 2006), rendent les communications de longue distance proches et réelles. Plusieurs auteurs (Diminescu, 2002 ; Nedelcu, 2004 ; 2009) ont développé l’idée que l’utilisation des nouvelles technologies de l’information entretenait une culture du lien par laquelle les « migrants parviennent à maintenir à distance et à activer quotidiennement des relations qui s’apparentent à des rapports de proximité » (Diminescu, 2002 : 6). Pour cette auteure, les TIC ont introduit une rupture dans l’histoire des migrations, en plaçant au cœur du débat la capacité stratégique des migrants de s’installer dans un monde global. On serait passé de la figure paradigmatique du migrant déraciné à celle du migrant connecté.

Le développement accéléré des TIC et leur usage transforment les façons d’être ensemble pour les membres des familles transnationales et favorise divers modes de coprésence dans les familles soumises à la « tyrannie de la distance » (Baldassar, 2016). Madianou (2012) parle de « ambiant co-presence », Nedelcu et Wyss (2016) de « ordinary co-presence », Licoppe (2002) de « connected presence ». Certains, comme Baldassar (2010), suggèrent la formation d’un « feeling of co-presence » de la part des migrants et de leurs proches restés au pays. Selon King‐O'Riain (2015), l’utilisation des TIC ne véhicule pas seulement des informations mais « do emotions », faisant en sorte que les « transnational emotions of love and longing are deintensified » et « thus normalize their daily emotional interactions » (King‐O'Riain, 2015 : 259 ; 271).

Certains auteurs ont cependant relativisé l’effet des TIC sur le sentiment de proximité et d’appartenance familiale, en montrant les limites de leur utilisation. Madianou (2016) parle d’effet pervers en termes de surveillance morale, Nedelcu et Wyss (2016) d’éloignement et de tensions familiales, et Licoppe (2004 : 154) juge que cette coprésence ne va pas de soi mais nécessite un effort, une volonté de produire « a common world of signification ». Norris (2001) a aussi souligné le « digital divide », laissant voir une inégalité d’accès aux ressources d’Internet. Le statut socioéconomique, le niveau d’éducation, l’âge et le lieu de résidence interviennent dans ces inégalités. L’inégalité entre les pays recoupe l’inégalité dans l’usage d’Internet (Chinn et Fairlie, 2010).

Cet article s’établit en continuité des recherches précédentes, en identifiant à la fois le rôle des TIC dans les échanges familiaux transnationaux et les barrières que pose leur utilisation. Toutefois, plutôt que de m’attarder, comme d’autres, à spécifier les types de routines de coprésence selon les types de médias utilisés, j’ai cherché ici à identifier les formes de pratiques ou routines familiales forgées par l’usage des TIC. En effet, les TIC ne font pas seulement assurer la communication, elles génèrent leur propre contenu, permettant ainsi la réalisation de nouvelles pratiques familiales et engendrant de nouvelles manières d’être ensemble, ce qui rend possible la création de nouveaux espaces d’intimité.

La population à l’étude se compose des membres de familles transnationales brésiliennes installés à Montréal et au Brésil[2]. Le recueil des données s’est fait à partir de plusieurs groupes de participants, qualifiés d’informateurs principaux et secondaires. Le premier groupe, d’informateurs principaux, est composé de 23 migrants brésiliens arrivés à Montréal entre 2003 et 2013. Il s’agit de 13 ingénieurs (9 hommes et 4 femmes) et de 10 professionnels des TIC (7 hommes et 3 femmes). Chacun de ces informateurs a été rencontré deux fois afin de connaître leur parcours migratoire et socioprofessionnel, ainsi que la dynamique de leurs liens familiaux transnationaux. À ce premier groupe de participants, j’ai ajouté des groupes secondaires, formés de membres de l’entourage familial des informateurs principaux. Cet entourage familial comprend 15 conjoints ou conjointes des informateurs principaux (5 hommes et 10 femmes) et 18 parents proches restés au Brésil (10 mères, 6 pères, 2 sœurs). La constitution de ces groupes de participants secondaires a été rendue nécessaire en raison de l’objectif de replacer les informateurs principaux dans leur contexte relationnel et familial de leur migration. En cours de recherche, j’ai ajouté un dernier groupe, formé de 3 adolescents ayant migré avec leur famille à l’âge de 5 et 6 ans et résidant à Montréal depuis plus de 10 ans. Les récits de ces adolescents ont permis un éclairage nouveau et soulevé des questions qui n’avaient pas été initialement prévues. Cette méthodologie multisite a rendu possible le croisement des récits des migrants et de leurs proches parents non migrants et a permis d’avoir une compréhension plus riche du sens donné aux pratiques et échanges familiaux dans un contexte transnational.

Dans cet article, plutôt que de procéder à une identification a priori des dispositifs sociotechniques de communication virtuelle permettant les échanges à distance, j’ai cherché à repérer les dispositifs nommés dans les propos des répondants. Selon eux, la communication à distance s’est réalisée par la connexion à Internet avec l’ordinateur, le portable ou le mobile et en utilisant certaines applications, médias ou réseaux sociaux numériques comme Skype, WhatsApp ou Facebook.

Les données de cette recherche indiquent que les TIC permettent la transnationalisation de l’expérience familiale en maintenant actif le sentiment familial par un ensemble de pratiques nouvelles, qualifiées de micro-rituels familiaux, qui se transforment souvent en routines familiales. Cependant, les contraintes techniques, relationnelles et spatiales qui marquent les pratiques de communication familiales transnationales ne sont pas toujours abolies et l’éloignement continue d’agir pour plusieurs comme barrière dans l’expression de l’intimité et de la solidarité familiales.

Les TIC : un outil devenu familier et familial

Les TIC permettent la coprésence virtuelle ; elles sont utilisées pour communiquer avec les proches à l’étranger, elles sont appréciées pour leur facilité d’utilisation et leur capacité d’abolir la distance, de rendre le « là-bas » présent « ici ». Le lien familial peut, grâce aux TIC, s’établir à tout instant et en tout lieu, permettant d’accéder, en termes réels, à l’autre éloigné. Le rapport à la distance est alors transformé, alors que la distance est vécue comme irréelle, c’est le virtuel qui devient réel :

« Et je me posais la question : comment les gens faisaient avant Internet ? » (Père de Gabriel).

« Par Skype, tu vois la personne qui parle, tu interagis avec elle. Et je pense que c’est ça ce qui fait que les gens se rapprochent plus » (Adriana).

Les TIC sont d’autant plus appropriées dans l’univers familial transnational qu’ont été intériorisées les compétences techniques et cognitives nécessaires à leur maniement. Alvaro fait voir la maîtrise affichée de sa mère des divers outils de communication virtuelle :

« Ma mère, elle est toujours branchée, elle est toujours sur Facebook, WhatsApp. Je lui envoie un message : “Maman, connecte-toi sur Skype” et elle se connecte tout de suite, on se parle » (Alvaro).

Adriana raconte les efforts et les stratégies réussies de sa grand-mère paternelle de 93 ans pour s’approprier Skype et communiquer avec elle :

« Tu te rends compte, ma grand-mère, elle s’est créé un courriel, et aussi un compte Skype pour pouvoir me parler. Elle a trouvé une voisine qui venait chez elle et qui lui apprenait comment allumer l’ordinateur pour avoir Skype. Elle avait sa petite caméra, et on se parlait de temps en temps » (Adriana).

L’usage des TIC ne se limite pas à leur maîtrise ou leur appropriation. En devenant des instruments de rapprochement familial, les TIC sont en quelque sorte incorporées dans l’univers familial. Elles interviennent comme infrastructure permanente de la vie quotidienne des familles interrogées. Elles occupent souvent, dans l’espace domestique, un lieu dédié, comme chez les parents de Joana, dont l’ordinateur portable reste en permanence sur la table et prêt à être ouvert pour communiquer avec leur fille à tout moment, par un simple double-clic :

« Regarde mon ordinateur portable, il est sur la table, il va rester là toute la fin de semaine, tout le temps. S’il y a un message, si elle écrit : “Allez, papa, on va se connecter”. Je dis ok, on ouvre l’ordinateur et tout est beau » (Père de Joana).

La communication via les TIC s’impose comme un rituel familial. Pour la plupart, même après plusieurs années de migration, elle se réalise de façon régulière et souffre de peu d’exceptions. Sa non-observance est source de plaintes ou de reproches. Gabriel évoque ainsi son rendez-vous virtuel hebdomadaire avec ses parents:

« Avec les parents, c’est religieusement une fois par semaine. Il faut les appeler et parler » (Gabriel).

La non-conformité ou la dérogation à l’obligation de communiquer régulièrement par médias électroniques entraîne des rappels à l’ordre, une réprobation ou des reproches affectifs. La mère d’Hugo exprime de façon ludique l’obligation qu’elle impose à son fils de communiquer de façon plus régulière en lui demandant si elle est encore sa mère :

« Je pense qu’il n’y a pas cinq ou six jours qui se passent, parce que si j’arrête d’appeler, ma mère va m’envoyer un message : “Tu n’as plus de mère, toi ?” Elle est tout le temps en train de faire un peu de pression » (Hugo).

La mère de Boris exprime avec plus d’émotion et de façon plus imagée ses reproches concernant son fils par rapport à la fréquence de ses communications virtuelles avec elle. Ce mélange de blâme et de réprimande affective montre plus clairement le système de règles et d’obligations inscrit dans l’utilisation régulière des TIC :

« Père : Oui, c’est nous qui appelons. Bon, dernièrement, il a commencé à appeler un peu, mais avant il n’appelait pas.

Mère : Parfois, je lui envoie des photos et j’écris dessous : “La vie est brève, on est vieux, on va mourir bientôt” » (Parents de Boris).

Un dispositif dans et de la vie quotidienne

Accès au temps ordinaire

La communication par médias électroniques est, pour la majorité des participants, régulière, souvent quotidienne. Elle rythme la vie des familles et devient centrale dans le travail relationnel de faire famille transnationale[3]. Ce travail familial est davantage assumé par les femmes et fonction du cycle de vie familiale. Les échanges apparaissent plus intenses et réguliers lorsque la famille a de jeunes enfants et que les grands-parents sont relativement jeunes et actifs. Les échanges entre mère et fille sont souvent quotidiens :

« Mais actuellement, souvent, on se parle deux fois par jour, parce que le matin, ma mère m’appelle, et normalement, à la fin de la journée, on se parle aussi » (Bruna).

Les hommes font moins état, dans les entrevues, de leur utilisation des TIC et parlent moins de leur importance pour faire famille. Ils tendent à échanger avec leurs parents proches au Brésil de façon hebdomadaire. On retrouve certaines exceptions de répondants masculins qui le font de façon journalière.

« C’est par téléphone que ça se passe. Alors, je trouve des façons pas chères de parler, comme Skype. Tous les dimanches, je lui parle. De loin, c’est ce que je peux faire » (Miguel).

En s’appropriant les TIC dans leur espace et imaginaire familiaux, les membres de la famille les incorporent aussi dans les routines de la vie quotidienne, et les rendent indispensables dans la construction de leur vie familiale commune.  Il y a ici domestication (Silverstone 2005) ou familiarisation des outils de communication virtuelle avec les « mœurs familiales ». Utilisées régulièrement, elles permettent le partage des moments de tous les jours et des temps forts de la vie familiale transnationale, tout en rendant présent ou permettant l’accès à « l’espace proximal » de l’autre. Se construit alors une sociabilité familiale où s’enchevêtrent les discussions sur les domaines domestiques, professionnels et personnels. Flavio relaye par les TIC, pour sa famille au Brésil, ses déplacements et activités quotidiennes :

« Ah, il nous parle de son quotidien, par exemple : “Aujourd’hui, je suis à la gymnastique avec Iara”, ou alors : “Aujourd’hui, j’ai très sommeil”. Ou alors il dit : “Regarde ce qu’on est en train de cuisiner aujourd’hui”, et il prend une photo et il nous l’envoie » (Sœur de Flavio).

Les parents de Gabriel font aussi état d’une proximité engendrée par la communication virtuelle où sont échangés ou racontés les événements du quotidien :

« Tout ce qu’ils vont faire, ils nous le disent. S’ils font un petit voyage, ils nous disent s’ils ont aimé ça ou pas, ou s’ils achètent un souvenir du voyage. Gabriel nous raconte tout. J’ai toujours eu cette proximité avec lui » (Mère de Gabriel).

De même, la mère de Nicole communique les activités et les déplacements qui rythment son quotidien au Brésil :

« La technologie permet qu’on partage davantage le quotidien, et d’une façon plus rapide. Samedi, je vais commencer une nouvelle formation, en médecine anthroposophique. Les filles sont au courant, elles donnent leur opinion. Elles vont me demander comment a été le cours, comment ça s’est passé » (Mère de Nicole).

En permettant des « échanges ordinaires de l’existence quotidienne », les TIC rendent possible l’inscription à la fois dans le temps biographique et historique de l’autre éloigné. Se construit alors, à partir de petits riens du quotidien de chacun, un scénario de vie familiale transnationale :

« À chaque fois où il y a un nouveau sujet, quelque chose qui arrive de nouveau dans la famille, on va se parler par Skype » (Mère de Renato).

Accès à l’intimité familiale

Les TIC garantissent non seulement l’accès au temps ordinaire de la vie de l’autre, elles autorisent aussi d’être présent virtuellement dans les temps forts et dans l’intimité de la vie familiale, en particulier aux anniversaires, aux fêtes ou aux occasions significatives. En célébrant virtuellement des événements ou moments familiaux marquants, on réaffirme ainsi l’existence et la force des liens familiaux. C’est ainsi que la mère d’Adriana voit Noël et les fêtes de chacun comme des occasions où les sentiments d’appartenance et de partage sont recréés grâce à Skype :

« À Noël, on essaie de faire la même chose que pour les fêtes de chacun. On allume les ordinateurs et, par Skype, on chante “joyeux anniversaire” ensemble. On se parle beaucoup » (Mère de Adriana).

Certains événements importants de la vie familiale sont immortalisés par la prise de photos ou de vidéos numériques partagées via les médias électroniques. Pour Adriana, l’envoi de photos ou de vidéos vise à faire participer les proches installés au Brésil à certaines occasions, comme les anniversaires :

« Bon, par exemple, là, il y a eu la fête de Nicolas, un ami des garçons, alors j’ai envoyé une photo de la fête. Il y avait de vrais animaux, et la dame, elle a mis un serpent autour du cou des garçons. J’ai envoyé la photo à mes sœurs, et elles ont dit : “Ah, ce n’est pas possible ! C’est une couleuvre !” C’est une façon de les faire participer un peu » (Adriana).

Dans d’autres cas, ce sont des moments ludiques autour de jeux d’enfants qui sont partagés :

« Le hockey par exemple, les grands-parents ne sont pas là pour voir ça, alors je fais une vidéo, je leur envoie la vidéo. À ma mère et à ma belle-mère » (Luisa).

L’envoi de vidéos permet à Nicole et aux grands-parents d’Iara (6 ans) de voir, pour l’une, le spectacle où sa sœur danse comme ballerine et, pour les grands-parents, d’assister au championnat de natation auquel leur petite-fille participe.

« Dernièrement, il y a eu le spectacle où ma sœur a dansé. C’était hier ou avant-hier. Et j’allais toujours à ses spectacles. Ça fait quelques années que je n’y vais plus. Elle m’envoie des vidéos. Elle demande aux gens de filmer et elle m’envoie les vidéos » (Nicole).

« Ou alors il nous dit : “Iara va participer à un championnat” et quand elle est enfin à la compétition, il fait une vidéo et il nous l’envoie » (Grands-parents d’Iara).

Ces moments partagés sont ainsi transformés en moments symboliques significatifs de la réalité familiale. La mise en circulation de photos ou de vidéos via les moyens électroniques constitue des occasions de construire une mémoire familiale en transformant de bons moments en bons souvenirs. Cela permet de fixer l’événement, de le conserver et de le revivre. En effet, autour des photos s’élabore un récit familial et se construisent des « loyautés invisibles ». Comme le note Déchaux (2003) à juste titre à propos de la photographie, celle-ci « exige d’être commentée pour acquérir sa fonction mnémonique ». Pour reprendre l’expression de Bourdieu, il y a « solennisation et éternisation d’un temps fort familial, ce qui renforce l’intégration familiale en réaffirmant le sentiment qu’il a lui-même de son unité » (Bourdieu et al., 1965 : 38).

Dans certains cas, ce n’est pas seulement le temps familial qui est partagé virtuellement, mais aussi les lieux physiques où se vit l’intimité. Les TIC permettent la réalisation de ce que l’on peut nommer une coprésence virtuelle environnementale, donnant un accès direct au chez soi de l’autre ou à son « espace proximal ».

« Ce sont des ordinateurs puissants, mais légers, alors ils amènent ça partout. Ils me disent “Ah, regarde, il y a la neige”. Alors, ils changent l’ordinateur de place pour me montrer la neige. “Regarde la nouvelle plante qui a poussé”. Il y a cette possibilité-là » (Mère de Nicole).

Ainsi, grâce au logiciel de localisation Google Maps, les parents de Joana, installés au Brésil, développent une connaissance fine de l’espace urbain où habitent leurs enfants migrants. Le père informe Joana sur les nouveaux développements résidentiels dans son quartier :

« Parfois j’appelle Joana et je lui dis : “Mais regarde, il y a quelque chose qui se construit qui est énorme, pas loin de chez toi.” Elle dit : “Mais comment ça se fait que je ne l’ai pas vu et que toi, tu l’as vu ?” Alors, je lui dis : “Va chercher dans Google. Ça va être un centre commercial ou je ne sais pas quoi” » (Père de Joana).

Ces pratiques virtuelles impliquent aussi un engagement actif, comme lorsque les parents suivent leur fille migrante dans ses déplacements de voyage et échangent avec elle sur les rues et les villes visitées :

« Père : Elle a été à Banff, dernièrement. Elle me l’a dit par WhatsApp, alors le lendemain, elle m’a envoyé un message : “As-tu déjà fouillé sur Internet sur la ville de Banff ?” Et j’ai répondu : “Oui” et moi, je le fais tout le temps.

Mère : Il connaît la rue où ils habitent, il sait tout » (Parents de Joana).

WhatsApp favorise la formation de groupes de membres rapprochés de la famille, souvent la mère et les sœurs. Il assure la mise en place de réseaux et de chaînes de communication, en faisant circuler et en permettant le partage d’informations sur la vie personnelle des uns et des autres. Les femmes se révèlent plus actives dans ces pratiques communicationnelles. Ainsi, l’utilisation de WhatsApp par Nicole et Katia, et leurs sœurs respectives, permet l’échange d’informations sur la famille, ce qui stimule la dynamique des liens :

« Le moyen de communication de tous les jours, c’est WhatsApp, n’est-ce pas ? On s’envoie des messages, des photos, des vidéos. On a un groupe de femmes, nous quatre, ma mère, mes sœurs et moi, et tous les jours, pratiquement, on s’échange des messages. Alors on est toujours au courant des nouvelles » (Nicole).

« Oui, WhatsApp, on se parle souvent. Mes sœurs, moi, mon père, parfois. Ma mère un peu plus. C’est drôle parce que je prends connaissance de ce qui se passe entre elles, là-bas. » (Katia)

Invention de nouvelles pratiques

De nouvelles manières de faire famille, qui s’apparentent à de micro-rituels[4] familiaux, se mettent en place, gardant vivace le sentiment familial et permettant le partage de moments d’intimité familiale, de sociabilité et de convivialité. Ces micro-rituels, qui peuvent être journaliers, hebdomadaires, ou occasionnels, agissent comme habitus familial. Ils constituent, pourrait-on dire, l’étoffe de la vie familiale transnationale, rendant par-là manifestes l’identité et les liens qui unissent ses membres. Ces micro-rituels maintiennent les participants dans un scénario où est garantie à chacun une place familiale investie (Grange-Ségéral et Aubertel, 2003). Les gestes ou les pratiques deviennent aussi porteurs de mémoire.

Les micro-rituels familiaux se transforment souvent en routines, ils se répètent, voire deviennent réguliers, et rythment ainsi la vie familiale transnationale. En plus de cimenter les relations, ils participent à faire exister la famille transnationale comme famille en lui constituant un imaginaire qui, sans cela, risque d’être voué à la précarisation (Bourdieu, 1993)[5]. Dans ce sens, la famille transnationale est le produit de ces micro-rituels virtuels, qui participent au travail symbolique de la « constituer comme une entité unie, intégrée, unitaire et donc stable, constante, indifférente aux fluctuations des sentiments individuels » (Bourdieu, 1993 : 34).

C’est souvent en présence de jeunes enfants que sont inventées ou partagées virtuellement des scènes de la vie familiale qui se situent au cœur de l’intimité ou des activités ordinaires de la vie familiale. Ces activités familiales partagées virtuellement mettent en présence parents et petits-enfants et grands-parents non migrants. Elles entretiennent et consolident l’intégration et la solidarité familiale et agissent comme médiatrices dans la construction du lien d’attachement entre grands-parents et petits-enfants.

L’épisode du bain des enfants, raconté par Adriana, permet à la grand-mère à la fois d’être présente et d’interagir dans l’intimité familiale. Le rituel du bain apparaît aussi comme un moment ludique partagé :

« On était au milieu de la semaine et j’ai dit à ma mère : “On va se parler un peu par Skype”. Mais bon, c’était déjà l’heure de donner le bain aux enfants, alors j’ai laissé la caméra puis les deux, ils prenaient leur bain. Puis André lui montrait son derrière et faisait des jokes » (Adriana).

Certains échanges virtuels deviennent l’occasion de s’attendrir devant les mots et les gestes d’enfants qui deviennent source de plaisir et objet d’anecdotes et d’histoires drôles familiales :

« Parce que parfois, je suis en train d’écrire par WhatsApp. Mais Serge (3 ans) vient, il veut peser sur le bouton. Il veut envoyer un message audio. Puis il regarde le cellulaire, il dit c’est vovó ? Et je lui dis : “Non ça, c’est le cellulaire, ce n’est pas ta grand-mère” [elle rit], “c’est juste qu’elle nous écrit depuis son cellulaire”. Il ne comprend pas encore, et il me demande : “Mais elle est où, vovó ?” Il a besoin d’avoir une image devant lui, ce n’est pas pareil » (Adriana).

D’autres réussissent à mettre en place des jeux virtuels qui rendent l’autre présent, comme la mère de Joana avec ses petits-enfants :

« Bon, on a déjà joué à plusieurs choses. Par exemple, on peut faire comme si on parlait à l’oreille de l’autre un mot pour qu’il devine le mot. Avec la mimique. Ce genre de choses » (Mère de Joana).

La sœur et le neveu de Flavio au Brésil et sa nièce à Montréal ont inventé un jeu par WhatsApp, sans qu’il soit nécessaire de maîtriser le portugais :

« Parfois, on joue ensemble par WhatsApp. Par exemple, jouer à deviner : elle imite un animal, et lui, il doit deviner quel animal c’est. Et après, ils font ça à l’envers : c’est lui qui doit imiter l’animal » (Sœur de Flavio).

Plusieurs des micro-rituels racontés par les participants ont trait au boire ou au manger. Ils peuvent prendre différentes formes. Ainsi, l’usage de Skype donne l’occasion aux parents non migrants de Bruna de partager virtuellement chaque matin le petit-déjeuner de leur petite-fille en présence de leur fille. Ces gestes communs partagés assurent une communication affective malgré la distance.

« À chaque matin, j’ouvre le IPad et les parents peuvent être présents par Skype le matin au petit-déjeuner de ma fille, qui a deux ans » (Bruna).

La communication virtuelle se fait aussi dans la cuisine autour de la préparation des repas, comme dans les exemples donnés par les parents de Nanda concernant la cuisson du pain ou du poulet.

« Père : Quand Suzana fait un pain, elle aime faire des pains, Nanda la voit faire par Skype. Parfois elle donne des suggestions.

Mère : Oui, comme cette semaine, elle a mis un poulet au four, et je regardais d’ici comment ça se présentait et je lui disais : « Maintenant, il faut que tu fasses ça [elle rit]. C’est comme si on était l’une à côté de l’autre et ça se passe tout le temps » (Parents de Nanda).

L’échange ou le partage d’un moment familial de détente peut aussi se réaliser virtuellement autour d’un café ou d’un verre de bière.

« Parce que tu vois les gens, ça fait une différence. C’est comme si elle était plus proche. Par exemple, l’autre jour, Nicole était encore à Montréal ce jour-là : “Attends, maman, je vais faire un peu de café”. Alors elle prend l’ordinateur, elle l’amène dans la cuisine, et elle me dit : “Je vais te mettre sur la table”. Elle me met sur la table, et je continue à lui parler, et elle, elle prépare son café. Je pense qu’on participe davantage par Skype » (Mère de Nicole).

« Puis on se dit : “Nous, on prend une bière ici et, eux ils prennent une bière là-bas, en même temps”. C’est une interaction virtuelle » (Nanda).

Dans certains cas, les médias électroniques sont mobilisés pour permettre l’instauration d’un circuit d’échanges réciproque où intervient une logique du donner-recevoir-rendre. Gabriel réussit à procéder, en temps réel, à des achats pour ses parents installés au Brésil, amorçant, selon les dires des parents, un circuit de réciprocité. Lors d’achats dans un centre commercial au Canada, il communique par WhatsApp avec ses parents au Brésil afin qu’ils lui proposent des items à acheter et qu’il enverra par la suite par la poste.

« Mère : Oui, c’est comme s’ils étaient ici, qu’on se parlait personnellement. Ils nous montrent la maison, les affaires qu’ils viennent d’acheter ou celles qu’ils vont acheter.

Père : Un jour, il faisait des courses, il a trouvé des espadrilles, il a trouvé que ça me ressemblait, il m’a envoyé une photo par WhatsApp. Il m’a dit : “C’est celles-là, est-ce que t’aimes ça ? Ça coute X.”, J’ai dit ok » (Parents de Gabriel).

Dans l’exemple donné, s’est installé un circuit d’échanges de biens fondé sur la réciprocité :

« Père : Ah, la dernière chose qu’il m’a demandée, c’était une pièce pour la voiture, une gouttière pour la vitre du conducteur. J’ai acheté la gouttière, je l’ai envoyée par la poste et, après sept jours, elle est arrivée chez lui. Qu’est-ce qu’ils nous envoient aussi ?

Mère : Ah, ils nous ont envoyé des vêtements.

Père : Ah oui, c’est ça, des t-shirts pour moi, des chemisiers pour elle. Parfois, on envoie des choses. Lui, ce qu’il veut, ce sont des chocolats d’ici, qu’il aime beaucoup » (Parents de Gabriel).

On constate dans certains cas la production ou l’invention de nouveaux moments familiaux, souvent par l’utilisation ou la combinaison de plusieurs médias, ce qui provoque un sentiment de dissolution des frontières temporelles et spatiales.

Ainsi, la mère de Nicole vivant au Brésil et ses filles, l’une au Canada et l’autre en Espagne, parviennent, en utilisant de façon continue et combinée YouTube et WhatsApp, à assister en temps réel au même événement et à échanger leurs impressions, comme si elles étaient ensemble dans leur salon. Ça a notamment été le cas lors de la cérémonie des Oscars ou du vote sur l’impeachment de la présidente du Brésil, en 2016. En assistant en temps réel par médias interposés au même événement, elles arrivent à échanger leurs réactions ou impressions concernant chaque événement. La combinaison des médias électroniques permet ici de reproduire virtuellement un espace socio-familial :

« Par exemple, tout ce qui s’est passé dans ce triste épisode politique qu’on vit actuellement, ils ont tout suivi depuis Vancouver. En même temps que moi. Je regardais ça à la télé et, eux, ils regardaient ça par YouTube. On avait notre groupe de WhatsApp, alors on s’envoyait des messages pour faire des commentaires sur chacun des députés qui allaient voter l’impeachment. Un autre exemple, la cérémonie de l’Oscar. On regarde tous la cérémonie et chacun fait ses commentaires, simultanément » (Mère de Nicole).

TIC et registre affectif

L’utilisation des TIC devient une habitude incorporée dans la vie familiale transnationale, non seulement par son pouvoir informatif sur la vie quotidienne des membres de la famille transnationale, mais aussi par la primauté accordée à l’affectif dans les échanges. L’appropriation des TIC permet de diminuer le stress lié à la migration, canalise les émotions et corrige parfois certains déséquilibres affectifs. Ce qui compte le plus réside dans le geste d’appeler et la manifestation de la présence connectée de l’autre que dans le contenu de ce qui est dit (Licoppe, 2002). Pour emprunter l’expression de Giddens (1991), l’usage des TIC assure une certaine sécurité ontologique par sa capacité de réassurance et de canalisation de l’expression d’émotions.

Les TIC participent à faire famille transnationale surtout, me semble-t-il, par leur capacité de réaliser une proximité affective et de mettre en circulation des affects et des émotions, en devenant le médium par lequel sont mises en mots des émotions. Elles participent à la mise en place d’une culture émotionnelle[6] et permettent d’échanger entre proches significatifs des expériences affectives suscitées par la migration, autant pour ceux restés au pays d’origine que ceux installés au Québec. Les émotions échangées deviennent ici autant des traducteurs que des opérateurs du lien familial transnational. L’importance donnée, dans les récits des participants, au climat relationnel et à sa gestion, apparaît alors comme une dimension propre du travail familial et s’ajoute à la distinction classique entre le travail domestique et le soin lié aux enfants (Merla, 2010).

En favorisant l’expression d’une gamme de sentiments, les TIC contribuent à gérer, à partager et à exprimer des débordements affectifs occasionnés par la migration, comme la tristesse ou la saudade[7]. Nanda rappelle ici la fonction affective qu’ont pour elle les TIC, grâce auxquelles elle peut donner libre cours à l’expression des sentiments vécus :

« On se parle beaucoup par WhatsApp, par des messages, mais j’ai très envie de lui parler, je sens beaucoup de saudade » (Nanda).

Renato et sa mère réussissent aussi à se réconforter mutuellement :

« On se communique tout le temps par téléphone, par WhatsApp, et maintenant par Skype. Dès que je sens saudade, je vais tout de suite sur Skype. D’abord, j’écris un message WhatsApp : Renato, j’ai envie de te parler. Et tout de suite, il me répond : “Allez, on va sur Skype” » (Mère de Renato).

La mère de Renato a été informée par Internet de l’admission aux études universitaires de son fils et de sa belle-fille. Ils ont pu, grâce aux TIC, partager et exprimer ensemble leur joie lors de cette bonne nouvelle malgré leur séparation physique.

« Tous les deux étaient là, devant l’ordinateur, et j’ai dit : “On va prier”. Après quelque temps, Nicole a dit : “Ah, voici ma réponse, elle est arrivée”. Et elle a commencé à sauter de joie, moi aussi j’ai sauté de joie ici. “J’ai été approuvé”. Et après quelque temps : “Voilà, la réponse de Renato est arrivée” [elle rit]. Alors, on était tous tellement heureux. “On va trinquer” » (Mère de Renato).

De même, Miguel réussit à vivre virtuellement avec son père une proximité émotionnelle et développe une empathie affective qui s’exprime sur le mode de l’identification et du partage affectif. Le médium s’efface dans l’immersion et l’identification dans l’expérience de l’autre :

« Quand je lui raconte ce qui se passe ici, j’ai l’impression que, quelque part, il vit ça avec moi, il réalise un peu ses rêves » (Miguel).

Les TIC permettent à Joana de communiquer à ses parents au Brésil des lieux visités et son vécu expérientiel de ces lieux :

« Je pense que pour nous c’est plus important de leur dire où on a été, quels ont été les endroits qu’on a connus, quels restaurants ou types de cuisine différente on connaît maintenant. Parce que pour eux c’est tellement différent, ils ne sont jamais venus à Toronto, alors on essaye de leur faire connaître la ville à travers nous » (Joana).

Nanda indique comment elle et son grand-père vivaient à travers l’écran de l’ordinateur leur proximité et leur lien affectif :

« Mon grand-père, par exemple, quand il était encore vivant, j’avais envie de rentrer dans l’écran de l’ordinateur et l’embrasser [elle rit]. Et tous les deux, on approchait nos visages près de l’écran, et quand je regardais son image, il me disait : “Regarde la caméra”, parce qu’il voulait sentir que je le regardais. Tu te sens plus proche de la personne, et je pense que si ça n’existait pas, je ne serais pas ici aujourd’hui » (Nanda).

C’est aussi par des conversations longues que se consolide le sentiment familial et se maintiennent les liens affectifs avec les parents proches et éloignés géographiquement. C’est ce que réussit à faire Bruna qui, avec sa sœur, se réserve des moments de communication virtuelle en se concentrant sur leur relation fraternelle en neutralisant, en quelque sorte, des rôles familiaux concurrentiels, comme ceux de mères ou de conjointes :

« Oui. Peut-être qu’avec ma sœur, je ne lui parle pas autant que j’aimerais. Parfois, quand son mari est sorti avec son fils et que Danilo est lui aussi sorti, alors on est toutes les deux seules à la maison. Alors on s’appelle, et là on parle, on parle : “Ah, mon Dieu, qu’est-ce que c’est bien de ne pas avoir les enfants !” » (Bruna).

Pour Marcia et Carla, la récurrence et la régularité des échanges virtuels ont rendu leur lien affectif et social avec les proches parents plus fort. Paradoxalement, la distance les a rapprochées de certains membres de la famille transnationale :

« À l’époque, on était tout proche, et je n’avais jamais pensé à leur dire des choses comme “Maman, tu me manques” ou “J’ai saudade”, ou “Je t’aime”. Aujourd’hui, on se dit ça ouvertement, des choses qu’on ne disait pas avant, alors la relation a changé » (Marcia).

« Avec ma mère, avec ma sœur, on est plus proches aujourd’hui. [...] Je ne sais pas comment t’expliquer. Ce que je peux te dire, c’est que la distance, depuis que je suis ici, on se parle beaucoup plus, on se préoccupe l’une de l’autre beaucoup plus » (Carla).

Par la mise en place d’une sociabilité à forte composante émotionnelle, l’usage des TIC établit des circuits de communication et d’échange qui, en fournissant aux participants un soutien moral, permettent d’améliorer leur bien-être émotionnel.

L’entretien et la gestion des liens émotionnels et affectifs familiaux transnationaux se présentent aussi comme genrés (Vermot, 2017), car, à travers les récits, ces liens apparaissent différents pour les femmes et les hommes. Tout se passe comme s’il existait des « règles de sentiments » genrées (Hochschild, 2003) qui délèguent aux femmes l’obligation de veiller au bon fonctionnement du climat émotionnel des échanges. Faire famille transnationale, c’est aussi « faire genre », soit performer des actions et des émotions selon des rôles assignés à son genre (Hochschild, 2003 ; Vermot, 2017 ; West et Zimmerman, 1987).

Si on prend comme indicateur de la sociabilité familiale la fréquence ou l’intensité des échanges via les TIC, il faut se rendre à l’évidence que les femmes, comparativement aux hommes, occupent une position prédominante dans l’espace des échanges familiaux transnationaux. Les communications initiées par les femmes sont plus assidues que celles des hommes et se caractérisent par des durées plus longues. Les femmes occupent une position pivot, qui se traduit par un engagement autant sur le plan social, affectif que symbolique. Elles sont en général dotées, à l’intérieur de la famille, d’un capital relationnel qui les autorise, autant qu’il les oblige, à être actives dans ce que plusieurs auteurs, à la suite de Rosenthal (2009), nomment le « kinkeeping ». On parle ici d’un biais gynecentré[8]. Cette situation fait en sorte qu’elles se sentent plus responsables et en devoir de prendre en charge le bien-être d’autrui et davantage portées à l’expression des sentiments de solidarité familiale. Elles sont en outre plus préoccupées des conséquences relationnelles, affectives et émotives de la distance et de la séparation physique qu’entraîne la migration.

La capacité des TIC à faire famille ne suscite cependant pas l’unanimité chez les participants à cette recherche. Certains se montrent critiques en soulignant les limites vécues lors de leur utilisation, refusant même dans certains cas d’en faire usage.

Les contraintes et les limites de l’usage des TIC

Les données recueillies sur l’usage des TIC par les participants à cette recherche ne permettent pas toujours de valider la position de Nedelcu et Wyss (2016 : 205), qui écrivent que les TIC « engender a form of transnational affective capital that provides trust, helps to manage anxiety », ou certaines analyses de Vertovec (2009), qui présente les TIC comme la « colle » (glue) du transnationalisme. Ces interprétations évacuent souvent la capacité inégalement distribuée, selon le contexte et/ou l’appartenance générationnelle, des individus de s’approprier les outils de TIC.

Pour Nedelcu et Wyss (2016), les communications par les TIC permettent aux membres des familles transnationales de produire un « new being together ». Cependant, plusieurs personnes interrogées ont émis des réserves sur les capacités des TIC à produire de tels effets, contrairement aux auteurs cités. Les dispositifs sociotechniques de communication ouvrent de nouvelles possibilités d’échange, mais ils imposent aussi des contraintes. Trois types de contraintes ont été mentionnés dans les entrevues, soit les contraintes techniques, communicationnelles et celles liées à l’éloignement physique.

Contraintes techniques

Certains des migrants interviewés se montrent hésitants à utiliser les TIC à cause de problèmes liés à l’absence d’un savoir-faire nécessaire. Ainsi, Alvaro fait état de différences marquées quant à l’intensité de l’échange virtuel avec sa mère et avec son père. Il relie cette situation à une capacité inégale dans l’utilisation et le maniement des moyens électroniques :

« J’ai un contact plus facile avec ma mère, aussi parce que ma mère, elle utilise le cellulaire, elle utilise Facebook, elle utilise WhatsApp, elle utilise les courriels, tout. C’est beaucoup plus facile d’échanger des idées avec elle qu’avec mon père, pour qui le cellulaire se résume aux boutons vert et rouge. Il répond et il raccroche. Alors, je parle beaucoup moins souvent avec mon père » (Alvaro).

Le même constat est fait par Nicole quant aux communications virtuelles avec son père, qui s’avèrent plus limitées en raison d’une faible maîtrise des TIC :

« La communication avec mon père est plus limitée à cause de la technologie. Ma mère, non, ça fait longtemps qu’elle a un téléphone intelligent, et elle se débrouille mieux pour ça, alors c’est plus facile. Elle est toujours avec son cellulaire. Mon père, il oublie son cellulaire ici et là. Il ne regarde pas ses messages, il ne va pas vérifier s’il a des messages » (Nicole).

Renato, quant à lui, ne peut communiquer avec sa mère par WhatsApp, car celle-ci éprouve des difficultés au niveau de l’écriture sur le cellulaire :

« C’est une question de génération. Ma mère, avec WhatsApp, elle écrit deux ou trois phrases, ça la fatigue. Alors si je ne l’appelle pas, et je ne lui pose pas des questions, je n’aurai pas toutes les nouvelles que je veux avoir » (Renato).

Internet ne constitue pas pour tous les participants le maillon incontournable pour la communication dans le réseau familial. Ce sont surtout les parents plus âgés installés au Brésil qui expriment un malaise avec des outils comme Skype ou WhatsApp. Les échanges se font, dans ces cas, par téléphone, comme avec les parents de Boris et de Miguel :

« Mes parents n’aiment pas Skype. Skype une fois, de temps en temps. On se parle par téléphone, une ou deux fois par semaine, ça dépend » (Boris).

« Avec lui, c’est juste le téléphone, parce que, bon, en 2014, je lui ai amené une tablette, mais il ne s’adapte pas à ça. Il aimerait ça, mais pour l’instant, il n’arrive pas à s’adapter à ça » (Miguel).

Certains participants à Montréal ont indiqué ne pas se sentir confortables avec les communications à distance, en raison de difficultés techniques liées à l’utilisation de Skype. Beatriz exprime ainsi son insatisfaction par rapport à ce moyen de communication :

« En fait, ça m’énerve, Skype, parce que ça ne marche pas, ça bloque. Non, je n’aime pas ça. Miguel, parfois, il appelle sa famille par Skype, et puis les gens commencent à dire : “Je ne te vois plus.” “Ah, maintenant je te vois !” Et puis ça bloque, il faut rappeler. Ah, non, je n’aime pas ça » (Beatriz).

Elle refuse de les utiliser pour communiquer avec sa famille, limitant les échanges familiaux aux visites :

« Je n’aime pas ça, la technologie, le téléphone, je n’aime pas ça. Comment je communique avec eux ? C’est quand j’y vais » (Beatriz).

Gilberto reste récalcitrant par rapport au téléphone, jugeant ce médium froid et inefficace. Il présente aussi Skype négativement à cause de problèmes imposés par l’échange virtuel :

« Flora, elle parle à sa mère par Skype pratiquement tous les jours. Ça, c’est quelque chose que je ne peux pas faire. J’aime le vrai contact humain. Parler par téléphone, c’est très froid, ça ne me dit rien. Je trouve Skype terrible, je déteste ça. Parce que le système n’est pas bon » (Gilberto).

Contraintes communicationnelles

La réussite de la communication virtuelle n’implique pas seulement la maîtrise des ressources technologiques, mais une disponibilité émotionnelle et une volonté ou une motivation à s’engager et à s’investir (Ryan et al., 2015). Les échanges virtuels avec les petits-enfants s’avèrent souvent compliqués, à cause de la difficulté de les amener à concentrer leur attention et leur motivation aux échanges virtuels :

« Surtout quand je suis avec les enfants. Mais c’est difficile. Les dernières fois, ils n’avaient pas très envie de parler par Skype et je leur ai dit : « Ah, regardez, grand-mère, elle est là, dis-lui bonjour. Ils disent “Bonjour” c’est tout » (Adriana).

« Je lui parle un peu, le genre de conversations qu’on peut avoir avec un enfant : “Ça va bien ?” “Ça va bien”. “Est-ce que ça va bien à l’école ?” “Oui”. Après cinq secondes, il est déjà distrait. Il regarde un film, et il ne fait plus attention à la conversation » (Alvaro).

Même si sa fille, âgée de neuf ans, communique virtuellement avec ses grands-parents au Brésil, Marcia, sa mère, constate que le lien grand-parental n’a pu se créer :

« Alors, quand je parle de fréquence, c’est dans le sens qu’on ne voit pas la famille suffisamment pour qu’Iara crée un lien. Iara, c’est une Québécoise, elle ne veut rien savoir, elle ne veut pas parler par Skype, elle n’aime pas ça, parler par Skype. Iara, elle s’en fout de la famille. Et la fréquence à laquelle on voit la famille, pour moi, ça, c’est une tragédie, une tragédie » (Marcia).

La communication virtuelle n’est pas toujours à même de rendre réel l’exercice du lien grand-parental et nourrir des flux plus ou moins continus d’affects entre grands-parents et petits-enfants. Des adolescents arrivés au Québec en bas âge ont exprimé leur désaffection ou désaffiliation concernant leurs proches parents au Brésil :

« Je ne sais pas, je ne leur parle plus. Mon frère a été au Brésil, mais moi, je n’y ai pas été, alors ça fait longtemps que je ne les ai pas vus. La seule fois où on se parle, c’est quand ils me souhaitent joyeux anniversaire, mais ça, c’est normalement juste ma tante qui m’appelle, parce les autres m’envoient des messages. Mais à part ça, je ne leur parle jamais, alors je me suis habituée à ça » (Maria, fille de Miguel, 16 ans).

« Ce n’est pas une sensation ou une émotion, c’est juste que j’ai l’impression que ce sont des inconnus, vu que je n’ai pas formé beaucoup de liens avec ma famille. Ça ne me dérange pas d’être séparé d’eux depuis longtemps. Je les appelle tous oncles, tantes. J’ai du mal à se rappeler leurs noms, c’est comme de nouvelles personnes que je vois » (Alex, fils d’Eustaquio, 18 ans).

Enfin, pour certains couples installés à Montréal, l’échange virtuel au quotidien implique une incursion dans leur intimité conjugale, qui soit crée un mal à l’aise, soit est refusée ou rejetée :

« Pour moi, la famille de Flora, c’est difficile, parce que ce sont des gens qui vont aller chercher beaucoup les détails de notre vie. Alors, pour ne pas me disputer, je préfère m’éloigner. Parfois, ça m’énerve un peu et je lui dis : “Il ne faut pas qu’ils se mêlent de notre vie” » (Gilberto).

Contraintes liées à l’éloignement physique

La proximité physique apparaît, dans les entrevues, comme une condition préalable à l’existence et au maintien de la solidarité familiale. La présence partagée par les TIC est, pour la majorité des participants, considérée comme un pis-aller ou un succédané, comparativement à la présence effective, qui permet de construire et de s’inscrire véritablement dans une temporalité et une histoire familiale.

Ainsi, malgré l’usage des TIC, s’installent, pour certains, des habitudes de l’éloignement, qui se traduisent par un désinvestissement dans les échanges et les modes de communication, réduisant les possibilités d’intimité ou de faire famille transnationalement. Ana Sofia a constaté un délitement des liens avec les membres de sa famille proche au Brésil qui s’est produit avec le temps et que même la facilité des moyens de communication n’a pas réussi à contrer. Pour elle, la facilité des moyens de communication ne s’est pas traduite par une nouvelle capacité d’interagir transnationalement :

« Moi, ce que je vois, c’est qu’il y a eu une perte de lien très grande, et je pense que cette perte ne fait qu’augmenter avec le temps. Il y avait Skype, mais personne n’utilisait Skype. Maintenant, ça fait quelque temps que j’ai une ligne téléphonique locale de Brasilia, mais depuis que je l’ai, j’ai compris que le lien est beaucoup plus faible, parce que presque personne ne m’appelle » (Ana Sofia).

Malgré cette facilité Ana Sofia constate sa faible utilisation car, selon elle, l’absence physique s’est traduite en absence sociale. Elle constate le même phénomène autant concernant sa parenté immédiate qu’avec une bonne amie brésilienne qui a déménagé de Montréal au Brésil.

Pour Adriano, seule la coprésence physique permet de construire un lien familial significatif avec des enfants, en l’occurrence ses neveux :

« La partie virtuelle peut compenser, dans une bonne proportion, le manque de la présence physique. Mais pour les enfants, ce n’est pas comme ça, ils te veulent là, tout de suite. Ce n’est pas comme un dessin animé à la télé. Et ça, on ne peut pas le récupérer. Je pense qu’il n’y a rien à faire » (Adriano).

Pour d’autres, l’éloignement physique rend impossibles des pratiques ou des liens présentés comme typiquement brésiliens :

« Ah, on est des Brésiliens. Ce qu’on aime, ce qui est très important pour nous, c’est de toucher les gens, de les embrasser. Donc ça, ça change beaucoup, de ne pas pouvoir le faire » (Gustavo).

« Je pense que nous, on a une façon brésilienne, on aime sortir, prendre une bière, mais surtout sentir la présence physique des gens, et ça, ça manque, c’est un grand vide. Cette façon plus chaleureuse d’avoir un contact. Personnellement, pas au travers d’un appareil, d’un média technologique. Donc, c’est la saudade, on vit ça à fleur de peau » (Nina).

Même si la communication virtuelle est régulière et que les petits riens du quotidien sont échangés, certains migrants sentent qu’une partie de l’histoire et de la vie des membres de la famille leur échappe à cause de l’éloignement physique :

« Ça signifie vivre une relation à distance avec la famille là-bas, mais aussi mes amis. Je perds beaucoup l’histoire, comment elle se passe vraiment. Je ne vis pas le bonheur tel qu’il est vécu là-bas, mais je ne vis pas non plus la tristesse » (Renato).

« Mère : Eux, ils sont là-bas. Mais nous, on participe de tout ce qui arrive dans leur vie.

Père : On participe mais on ne vit pas, c’est différent » (Parents de Gabriel).

Plusieurs participants à cette recherche soulignent que la distance pèse dans les échanges malgré les opportunités offertes par l’usage des TIC :

« Il n’est jamais à côté. Alors la distance, parfois, ça pèse » (Parents de Flavio).

Gabriel juge inefficace l’utilisation des TIC pour faire famille, pour construire des liens de convivialité et de partage. Celui-ci donne comme exemple l’utilisation de Skype lors de la fête de Noël. Plutôt que d’y voir une coprésence virtuelle, celui-ci ressent le sentiment d’absence et d’éloignement que lui fait vivre la « machine » :

« Alors, quand il y a la fête de quelqu’un, toute la famille est là, sauf toi. Même si on se connecte par Skype, ça ne fait rien. C’est juste un écran, tu n’es pas là personnellement. C’est une machine, tu n’es pas là vraiment » (Gabriel).

C’est peut-être Renato qui développe les propos les plus critiques concernant l’utilisation des TIC. Il en refuse l’usage, jugeant ce procédé artificiel et source d’illusion perceptive. Il conçoit la coprésence virtuelle comme un leurre. Renato reprend à sa façon la formule de Lacan (1973 : 95-96) : « le sujet se présente comme un autre qu’il n’est et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir. »

« C’est comme si je vivais l’histoire qu’on veut bien me raconter, l’histoire telle qu’elle est racontée via Skype ou Internet. Facebook, je n’y crois plus. Personne ne va poster sur Facebook des moments de tristesse personnelle. Tout le monde au restaurant qui trinque, mais je n’ai pas appris par exemple que quelques journées auparavant, un de ces amis-là était inquiet parce qu’il courait le risque de perdre son emploi. Alors, je vis la superficialité de ce qui leur arrive. Et ça, c’est quelque chose qui m’ennuie » (Renato).

Comme le note Baldassar, la coprésence physique demeure « the gold standard », soit « being bodily present with the longed person or in the longed place so as to experience them fully with all five senses » (Baldassar, 2008: 252). La question du manque engendré par l’impossibilité d’une coprésence physique est unanimement mise de l’avant dans les entrevues :

« C’est sûr que ce n’est pas possible de toucher, d’embrasser, de s’étreindre (Mère de Nanda).

« Ce qui change beaucoup, c’est le contact physique. Parfois, je leur écris : “Je vous embrasse sur les joues”, et là, ça me manque de les voir, de les embrasser, de les tenir dans mes bras, parce que j’ai cette relation qui est très proche avec les filles, d’une proximité physique, je veux dire. Alors ça, oui, ça me manque » (Mère de Nicole).

Pour Renato, l’éloignement géographique empêche de réaliser un degré de communication et d’intimité que seule peut réussir la présence physique.

« Par Skype, il n’y a pas toute la période où on prépare à manger, les conversations parallèles qui peuvent exister, par exemple, lorsqu’on coupe des oignons. Ou le contact physique, ça n’existe pas non plus par Skype. C’est beaucoup moins intime, la conversation, que lorsqu’on est présent » (Renato).

Certains font référence à l’odeur pour exprimer comment la coprésence virtuelle échoue à créer l’intimité affective et physique :

« Père : Oui, aujourd’hui, il y a beaucoup de facilités, tu as Internet, tu as Skype, tu as ça, tu as ci. Mais ce qu’il manque, c’est de s’embrasser.

Mère : L’odeur. L’odeur de ton enfant, ça, c’est difficile » (Parents de Gabriel).

« Renato arrive ici, je lui dis : “Laisse-moi t’embrasser, laisse-moi sentir ton odeur. J’ai besoin de sentir ton odeur” [elle rit] » (Mère de Renato).

Nos données de recherche restent proches de celles des recherches de Baldassar (2016) et de Svašek (2008), qui ont montré les limites des TIC et le caractère irremplaçable de la présence physique, celle-ci rendant possible la mobilisation de plusieurs sens, dont celui du toucher et de l’odorat, que la communication virtuelle ne peut réaliser.

En guise de conclusion

Appadurai constatait déjà en 1996 que les moyens de communication électroniques, au travers des liens et des échanges qu’ils rendent possibles au-delà des frontières, participent à la mise en place d’un monde post-national (Appadurai, 1996). L’usage des TIC assure, par la coprésence virtuelle, la simultanéité des échanges au-delà des frontières. Il permet aux membres des familles transnationales d’être en « synchronie » avec la vie et les réalités quotidiennes des uns et des autres, mettant en œuvre un « transnationalisme ordinaire » (Aksoy et Robins, 2002). Les TIC participent ainsi à la formation d’espaces sociaux familiaux déterritorialisés. Elles suscitent également la mise en place de nouvelles pratiques ou micro-rituels familiaux qui renforcent le sentiment familial et favorisent la prise de conscience d’elle-même comme unité familiale. Comme moyens de communication entre les membres de la famille, elles assurent un soutien affectif ou relationnel et des formes de solidarité entre eux.

Pour les migrants comme pour leurs parents au Brésil, l’utilisation des TIC pour faire famille signifie leur appropriation et leur incorporation dans l’espace et l’imaginaire familiaux ; leur incorporation est à la fois sociale et symbolique. Leur utilisation régulière devient un rituel intégré dans le système des échanges et permet en même temps de produire des micro-rituels familiaux qui deviennent la trame de la construction de la famille transnationale.

La coprésence virtuelle est une conversation à distance, et elle ne réussit pas toujours à pallier l’absence et à maintenir des liens forts. S’introduisent des déficits d’information et de communication, associés à des difficultés d’usage ou d’accès aux ressources et aux infrastructures de télécommunication, que ce soit en termes de coûts, de savoir-faire ou de décalage temporel. Les contraintes les plus importantes des TIC ressenties par nos répondants concernent l’incapacité de vivre la multi-sensorialité de la présence physique – l’odeur et le toucher – et du contact, comme de se prendre dans les bras ou de s’embrasser.

Contrairement à l’affirmation de Merla et Minonzio (2016 : 70), selon laquelle « dans les familles transnationales qui ont accès à ces technologies, la connectivité est quasi-permanente, de sorte qu’on se retrouve dans des situations assez semblables à celles des familles géographiquement proches », il m’apparaît que les liens familiaux transnationaux ne peuvent être ramenés « aux liens familiaux géographiquement proches » car s’y joue une différence irréductible qu’est l’effacement ou la dissolution de la présence physique. Même si l’usage des TIC est récurrent, stable et régulier, la relation familiale virtuelle transnationale, qui se présente à la fois comme désincarnée et comme déterritorialisée (Proulx, 2006), ne peut réussir à gérer totalement et complètement la souffrance émotionnelle liée à la séparation et à la migration transnationale.

Alors, comment qualifier, au terme de cette réflexion, la famille transnationale ? Plutôt que de concevoir celle-ci comme une famille semblable à toute autre dans un contexte transnational, j’opte pour la définir en tant que communauté imaginée électronique, médiatisée par le virtuel, qui cherche à réinventer l’espace perdu de la famille et qui est traversée par des tensions entre un délitement des liens et un investissement à nourrir des flux continus d’affects. La tyrannie de la distance apparaît en ce sens une dimension significative de la famille transnationale et constitue souvent un point aveugle pour ceux qui cherchent à la définir et à comprendre son fonctionnement.