Corps de l’article

Introduction

En France, depuis les années 1960, l’implication des femmes dans la vie professionnelle est de plus en plus visible (Battagliola, 2008 [2000]). Elles exercent désormais des métiers variés et occupent des postes à responsabilité (Maruani, 2006 [2000]). Pourtant il continue d’exister dans chaque branche professionnelle des rôles qui sont attribués aux femmes plutôt qu’aux hommes[1], un « plafond de verre » qui les empêche d’être reconnues (Laufer, 2014) et une perpétuelle interrogation sur la façon dont elles concilient vie professionnelle et vie personnelle (Buscatto et Marry, 2009). Dans le même temps, la société française des années 2000 et 2010 continue d’exiger des femmes un équilibre entre vie privée et vie professionnelle (Delphy, 2015), l’ensemble des fonctions liées au « care » restant encore majoritairement à leur charge (Laugier et Molinier, 2009), dont notamment le soin aux enfants et les principales tâches domestiques (Roy, 2012). Cela affecte grandement le parcours professionnel des femmes artistes (Danner et Galodé, 2008). Dans un contexte familial où la place de l’individu est de plus en plus valorisée, il se crée de nouvelles configurations des frontières de l’intimité (Singly, 2003) : les femmes se trouvent dans une position où elles doivent affirmer la valeur de leur individualité aussi bien au sein du foyer que dans la société (Amossé et De Peretti, 2011). Par ailleurs, dans un monde où le travail est particulièrement valorisé, l’identité professionnelle joue un rôle capital dans l’autodéfinition des individus et influence la façon dont ils conçoivent les limites de leur intimité (Singly, 2017). Les « mondes de l’art » (Becker, 2006 [1982]) ont eux aussi beaucoup évolués au cours des dernières décennies. La figure de l’artiste s’appuie désormais sur la mise en avant d’une singularité (Heinich, 2005), rendant poreuses les frontières du travail et de l’intime. Les droits d’accès à la vie d’artiste (Mauger, 2006) sont de plus en plus liés à l’identité des créateurs. Avec la disparition des académies et des corporations, dans un contexte économique concurrentiel, les créateurs revendiquent leur statut d’artistes et s’autodéfinissent comme tels (Moulin et al., 1985). Aujourd’hui, en France, les femmes sont très présentes dans les formations du secondaire qui conduisent à des carrières artistiques (Bousquet et al., 2018). Pourtant, elles sont minoritaires parmi les exposants des musées, dans la programmation de la plupart des salles de spectacle et l’attribution des prix les plus prestigieux (Prat, 2006). Dans ces circonstances particulièrement concurrentielles, les femmes artistes évoluent donc selon des parcours spécifiques (Gouyon et Patureau, 2013) au sein d’un milieu qui leur est officiellement ouvert, mais où il leur est difficile d’acquérir une reconnaissance de haut niveau (Danner, 2012). Davantage que les hommes elles doivent prouver sans cesse leur professionnalisme et mettre en avant la qualité de leur travail (Cunningham-Burley et al., 2005). Il s’agit ici de voir quelle frontière de l’intime les femmes artistes décident de tracer pour développer leur carrière tout en préservant l’image qu’elles ont de leur rôle de femme.

Aux fins du présent article, nous utiliserons le verbe « concilier » (Périvier et Silvera, 2010) pour parler de la façon dont les femmes artistes conjuguent vie professionnelle et vie personnelle. Nous entendons ici l’idée de faire cohabiter, au sein d’une même existence, deux dimensions, deux emplois du temps et deux charges mentales difficilement additionnables ; nous démontrerons en outre cette difficulté (Pailhé et Solaz, 2010) en mettant en lumière les empêchements à rendre compatibles vie privée et vie artistique, surtout en ce qui concerne les femmes.

Nous relierons travail et émancipation des femmes puisque « le travail est le seul champ social où se nouent véritablement ces deux univers du privé et du public que l’on veut nous faire croire séparés » (Galerand et Kergoat, 2008, p. 80). Nous montrerons que grâce à leur statut de travailleuses indépendantes, les artistes françaises développent des compétences qui leur permettent de contourner les contraintes que poserait autrement leur rôle de femme au sein d’un foyer (Collin, 2007). Les enquêtées conçoivent ainsi une continuité entre vie professionnelle et personnelle qui les amène à se questionner sur les rôles classiques des femmes et sur leur place au sein d’une famille patriarcale traditionnelle.

Nous aborderons aussi la question de la maternité et du choix d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir, tel qu’il se pose pour ces enquêtées. Dans un contexte d’exigences professionnelles élevées et d’austérité économique, nous verrons que nombreuses sont celles qui s’interrogent quant à l’opportunité d’être mère et artiste. Nous questionnerons l’idée de « l’enfant comme obstacle à la vie professionnelle » (Singly, 2013, p. 80-88) et les coûts de la conjugalité ou de la maternité pour les femmes en tant que travailleuses. Nous verrons comment les femmes font cohabiter impératifs maternels et professionnels, et comment elles choisissent parfois de ne pas avoir d’enfant.

Nous étudierons la forte influence du genre sur les « tempos de la vie d’artiste » (Sinigaglia-Amadio et Sinigaglia, 2015), c’est-à-dire la façon dont entrent en concurrence temps professionnels et temps intimes, en particulier pour les femmes. Nous soulignerons les « arrangements » nécessaires « afin d’articuler vie professionnelle et familiale ». Nous mettrons en avant le fait que le métier d’artiste rend « difficilement disponible pour la sphère familiale » et que la répartition genrée des tâches domestiques s’effectue « souvent au détriment des femmes » (Sinigaglia-Amadio et Sinigaglia, 2015, p. 202).

Cadre de l’enquête

Le présent article est issu d’une thèse soutenue en 2017 (Chevillot, 2017). Les vingt-trois entretiens qui en constituent le matériau de base ont été effectués avec des femmes s’autodéfinissant comme artistes, selon une méthode compréhensive. Les femmes interrogées œuvraient, au moment de l’entretien, en région Rhône-Alpes, en France. Ces artistes âgées de 18 à 75 ans nous ont chacune accordé une entrevue enregistrée pouvant aller de 45 minutes à 2 heures. Nous avons ainsi réalisé des entretiens semi-directifs à l’aide d’une grille de questions ouvertes toujours identiques, balayant différentes dimensions de leur parcours : du cursus scolaire et familial aux conditions matérielles de la pratique artistique, en passant par les implications, selon leur point de vue, de cette activité spécifique sur la famille et la vie privée. Nous avons choisi d’interroger uniquement des femmes, car dans ce milieu professionnel, on observe une importante inversion de la proportion de chacun des sexes entre la formation artistique et la reconnaissance professionnelle (Cacouault-Bitaud et Ravet, 2008). En France, aujourd’hui, les femmes sont en effet nettement sous-représentées dans le domaine professionnel artistique (Gouyon et Patureau, 2013) alors qu’elles sont beaucoup plus nombreuses que les hommes dans tous les domaines de formation artistique[2]. La spécificité de leur carrière dans ce monde fortement masculin entraîne aussi des répercussions sur leur vie privée.

Nous avons retenu des femmes qui ont mené une activité artistique publique depuis moins d’un an (exposition, publication d’ouvrage, spectacle, participation à un festival, par exemple). Nous nous sommes donc assurés qu’elles soient toujours en activité en tant qu’artiste et que leur autodéfinition soit « validée» par une exposition récente au public. Nous avons contacté en priorité des artistes de la région Rhône-Alpes, ce qui offre une unicité de contexte pour la pratique d’une activité artistique, nous servant principalement des annuaires publiés par les instances de reconnaissance que sont les Directions régionales des affaires culturelles et autres fonds de soutien régionaux. Les personnes interrogées font ainsi partie de la catégorie d’action publique « artistes subventionnés ». Elles sont donc suffisamment reconnues dans leur travail pour pouvoir prétendre à ces aides, mais pas assez connues pour pouvoir vivre sans ces aides. Du point de vue de leur vie privée, les femmes rencontrées se trouvent dans des situations très hétérogènes. Sur les vingt-trois personnes interrogées, quinze n’avaient pas de partenaire au moment de l’entretien, seize étaient sans enfant, cinq étaient en couple avec une personne exerçant une profession de la sphère culturelle, et trois avec une personne travaillant dans un tout autre domaine. Sept enquêtées avaient des enfants, une en avait trois, deux en avaient deux et quatre avaient un seul enfant. En termes d’âge, notre panel est très large, allant de 18 à 75 ans, mais la majorité des individus avaient entre 30 et 50 ans (quatorze sur vingt-trois) au moment de l’entretien. Cette répartition est conforme aux tendances observées par Raymonde Moulin (Moulin et al., 1985), qui mettait en avant la réussite tardive des artistes.

Dans cet article, nous étudierons donc le regard que ces femmes artistes françaises contemporaines portent sur la famille, les enfants et la vie privée. Nous analyserons quelles incidences le choix d’une activité créatrice peut avoir dans la vie intime. Nous examinerons la façon dont ces acteurs sociaux tracent un ensemble de frontières symboliques entre leur profession et leur vie intime. Nous observerons aussi que ces limites sont loin d’être totalement hermétiques et que souvent, ces deux mondes s’interpénètrent en fonction des contingences. Nous analyserons d’abord les temporalités et les lieux de travail, afin de voir comment ils sont séparés ou mêlés à la vie intime. Nous nous attacherons ensuite à décrire les différentes situations rencontrées au sein du couple et dans la fonction parentale, et le lien qu’instaurent les enquêtées entre leurs choix privés et professionnels. Nous verrons enfin comment les femmes artistes rencontrées articulent le caractère intime de leur existence et leur carrière.

Temps et lieux de travail

Horaires atypiques, perméabilité des espaces : une frontière inexistante

Dans la sphère artistique, le présupposé le plus facilement relayé par les enquêtées est qu’il n’existe pas de frontière entre vie privée et vie professionnelle. Cette absence de limite est manifeste dans un ensemble de propos sur les lieux et les temps professionnels, révélant l’absence d’espace-temps consacré exclusivement aux activités artistiques.

Il existe un cliché, souvent mis en avant par les artistes elles-mêmes, celui du temps de la création qui empiète sur les nuits. Ainsi, la « nuit » apparaît comme un moment propice à l’inspiration dans les discours recueillis, car il semble symbolique d’une forme d’isolement recherché par les créateurs (Kris et Kurz, 1987 [1934]). Pour Berthille[3] (33 ans, auteure-compositeure-interprète), la nuit est propice à l’écriture car le retrait du monde y est facilité par l’absence de sollicitation extérieure : « Le monde est assez calme pour que moi, je puisse me prendre ce temps-là. » Pourtant, l’inspiration qui l’habite peut surgir à n’importe quel moment de la journée. La temporalité de la création chez Berthille se divise en deux (Villagordo, 2012). Une première partie de travail préparatoire, « les petites récoltes », peut se dérouler n’importe quand dans la journée et nécessite une « disponibilité » de tous les instants : « Je m’enregistre même en voiture. » Une seconde partie, phase d’aboutissement du travail créatif, s’obtient de préférence le soir, dans une forme d’échéance contrainte pour forcer la finalisation de certains projets. Dans les deux cas, Berthille met en avant le fait que la création lui demande beaucoup de temps et qu’elle exige une certaine « mise à disposition » de sa part afin de créer un contexte favorable à l’élaboration des œuvres. Si les aménagements temporels de Berthille semblent à la fois flexibles et contraints, elle ne consacre pas un lieu particulier à ses activités artistiques, mélangeant ainsi lieu de vie et lieu de création. Elle se sert d’ailleurs de cette indistinction pour railler les artistes trop axés sur la technicité des outils de création et la matérialité des objets : « Je n’ai pas 36 instruments. » Berthille met donc en avant l’aspect très « naturel » de sa créativité et souligne ainsi l’indistinction entre ses identités personnelle et professionnelle. Elle ne se sent pas « musicienne » mais utilise la musique comme moyen d’expression, elle « vit » son rôle d’artiste autrement que comme un simple métier auquel on consacrerait un emploi du temps et des lieux de travail dédiés.

Chantal (45 ans, accessoiriste et fabricante de masques) participe à une organisation du travail en troupe itinérante qui entraîne, pour elle aussi, le fait que les lieux et temps de travail se mêlent à ses espaces-temps d’existence : « J’ai des missions un peu envahissantes. » Elle s’aménage toutefois quelques plages de « respiration » loin du groupe, lors de ses congés. En soulignant l’aspect « particulier » de sa profession, Chantal montre les désavantages que cela représente d’être très occupée, mais aussi le fait qu’elle a accepté de donner ce temps à la compagnie dans une forme de « sacrifice » (Proust, 2003) en échange des autres rétributions que cette organisation peut lui apporter (Menger, 1991). Chantal est prête à supporter le coût d’une profession chronophage pour bénéficier du « bonheur comme rétribution du travail artistique » (Sinigaglia, 2013), puisqu’elle vit de sa passion.

Le fait de travailler à l’international impose à Inès (35 ans, réalisatrice) des horaires atypiques. Cette gestion d’agenda la confronte au quotidien à quelques incompréhensions de la part de ses proches. Elle se rend compte qu’à long terme, son activité est tellement absorbante qu’elle ne pourra jamais envisager de l’arrêter. Inès attribue le caractère très « prenant » de son travail à sa dimension créative : il suscite pour elle une « passion » qui l’entraîne à « travaille[r] tout le temps ». Pour Inès, les lieux et les temps de la création sont aussi ses lieux et temps de vie à part entière ; tout semble se confondre. Dans le cadre de ces projets, Inès initie toutes les phases artistiques. C’est elle qui écrit, produit, réalise, monte et commercialise ses films. Cela offre l’avantage qu’elle maîtrise l’entièreté de son projet, mais l’ampleur de son investissement est, selon elle, mal compris de ses proches.

L’activité artistique impose souvent aux femmes des horaires atypiques et une perméabilité des espaces. La spécificité de leur travail amène souvent ces artistes à œuvrer tard le soir ou en fin de semaine. Le processus de création exige une disponibilité de tous les instants qui colonise leur quotidien. Dès lors, leur vie intime et leur vie professionnelle se trouvent mêlées, pour le meilleur comme pour le pire. D’une part, elles sont « toujours prêtes », « toujours disponibles », mais d’autre part, leur travail empiète sur leur vie privée, les placent même en marge d’une certaine normalité dans le rapport au travail. L’échec professionnel est donc un risque majeur puisqu’un ensemble de phénomènes sociaux entraînent pour elles une faible chance de reconnaissance. Du fait de l’inexistence chez elles de frontières définies entre vie privée et emploi, les femmes artistes se retrouvent dans une position où le déroulement de leur carrière engage intimement leur personne (Buscatto, 2004).

Le bureau et l’atelier pour délimiter des temps et des lieux de travail

D’autres femmes rencontrées aspirent pourtant à tracer une frontière plus nette entre leurs espaces-temps privés et professionnels (Sinigaglia-Amadio et Sinigaglia, 2015). Parfois vouées à l’échec, d’autres fois jugées satisfaisantes, toutes ces tentatives de séparation marquent le besoin de ménager une part d’intimité dans son existence et de souligner le professionnalisme avec lequel les enquêtées souhaitent afficher la façon d’exercer leur activité.

La dimension sociale de l’atelier est importante : elle permet à la fois de mutualiser les moyens de création et de briser l’isolement dans lequel peut se retrouver l’artiste en tant que travailleuse indépendante. Rosalie (28 ans, photographe) cherchait par exemple un lieu de travail collectif et estime qu’elle est plus productive dans un espace consacré uniquement à son activité professionnelle. Elle a donc choisi une galerie comme lieu de travail. Cette option n’est pas neutre puisque la photographe se crée ainsi un réseau de professionnels qui vont l’accompagner dans le déroulement de sa carrière. Il s’agit également d’un espace où elle pourra diffuser ses œuvres (Gravereau, 2012). Par ailleurs, Rosalie, comme Inès précédemment, considère le temps consacré à la photographie comme relevant d’une « passion », d’un « loisir », d’un « hors-travail » dans le sens où il n’apparaît pas contraignant. Les espaces et les temps où se mêlent pratique privée et vie professionnelle ne peuvent pas être prédéterminés, puisque Rosalie ne sait pas à l’avance si certains de ses projets trouveront un financement ou non. C’est pourquoi elle estime qu’il n’y a pas vraiment de frontière entre son intimité et sa vie professionnelle. Louise (38 ans, auteure-illustratrice) dispose également d’un atelier mais trouve difficile de délimiter ses temps et lieux professionnels. Ce cloisonnement ne suffit pas à contenir l’entièreté de sa création artistique. À travers ces deux exemples, nous voyons que l’utilisation d’un atelier même partagé avec d’autres artistes ne suffit pas à garantir la séparation entre espace privé et espace de travail.

La question de l’atelier ou de la pièce consacrée à la musique cristallise beaucoup de propos des enquêtées. En effet, avoir « un lieu à soi[4] » dans lequel consacrer son temps et son espace à la création semble à la fois un luxe à certaines, une opportunité à d’autres et, pour la plupart, une tentative de cloisonner la création et la vie privée. Pauline (33 ans, musicienne) possède bien une « pièce de musique », mais elle n’occupe pas toujours cet espace quand elle doit travailler sur un projet. Dans ce cas, elle souligne qu’il lui est plus difficile de se concentrer sur ses réalisations et de ne pas divaguer vers des préoccupations beaucoup plus « terre à terre ». Quand elle « trie du courrier », par exemple, il peut aussi bien s’agir d’une contrainte professionnelle que de sa correspondance personnelle, et tout se mélange. Par ailleurs, l’aspect pratique et matériel est important : Pauline note qu’avoir sa pièce lui évite de devoir « démonter, remonter […] chaque fois ». La pièce offre un confort de création et des outils de travail toujours à disposition. Sandrine (47 ans, photographe) considère également que disposer d’un bureau est le gage d’un confort supplémentaire. Elle a aménagé, au cœur de sa maison, une pièce où elle peut se consacrer à ses activités artistiques : « Je ferme la porte et j’ai quand même mon espace où je peux travailler. » Ce « bureau » permet à Sandrine de s’isoler, d’une part, et d’autre part de s’accorder la liberté de temps non consacrés au travail, des temps où elle ne pénètre pas dans cet espace. Comme Pauline, Sandrine affirme qu’il est important pour elle de pouvoir « s’étaler » pour s’installer dans un projet artistique, mais que sa vie de famille comporte des contraintes qui font que cela n’est pas toujours possible. Elle dira, par exemple, qu’elle réalise peu de travail en argentique malgré son goût pour cette technique de développement, car cela l’oblige à installer son laboratoire dans la salle de bains et que cela entre en contradiction avec ses impératifs familiaux. La cohabitation entre famille et activités artistiques demande des aménagements de l’espace, pour Sandrine comme pour Pauline. La création d’une frontière entre les deux univers apparaît artificielle et ne garantit pas une totale imperméabilité.

Ielena (36 ans, comédienne et metteuse en scène) souhaite aussi s’aménager un espace propre au travail créatif. Venant de changer de région pour suivre son compagnon, elle a besoin de ce lieu pour se recréer des repères. Ielena évoque la nécessité d’avoir des espaces et des moments hors de la vie quotidienne. L’atelier ou les « résidences artistiques » sont pour certaines enquêtées des endroits où peut vraiment se cristalliser leur identité d’artiste (Gravereau, 2012). Ces lieux ou ces temps consacrés à la création portent une étiquette validant la fonction de créatrice (Bourdieu, 2002 [1984]).

Nous remarquons à travers les différents témoignages qu’avoir un lieu dédié à la création de ses œuvres, c’est aussi pouvoir fermer symboliquement ce lieu et sortir d’une profession, par ailleurs très prenante, pour se consacrer à d’autres activités. Ainsi, l’espace de création (atelier ou bureau) joue un double rôle : c’est un facilitateur permettant de se consacrer pleinement et entièrement à une activité artistique, mais c’est aussi un cadre permettant de limiter dans l’espace et dans le temps cette occupation, de tracer une frontière plus ou moins précise avec sa vie intime. Dans le cas des femmes artistes rencontrées, cela est particulièrement important pour celles qui ont ou qui envisagent une vie de famille, révélant par là le rôle spécifique qu’elles considèrent devoir tenir au sein de leur foyer, et sur lequel nous reviendrons (Cunningham-Burley et al., 2005).

Se donner un cadre strict pour préserver sa vie privée

Malgré la prédominance de cette tendance à mélanger espaces-temps privés et professionnels, nous relèverons le cas de quelques femmes qui tracent néanmoins une frontière très nette entre ces deux univers et les mêlent le moins possible.

Au moment où Loubna (56 ans, conteuse) part en tournée, elle met à profit sa « solitude » dans sa chambre d’hôtel afin de se consacrer entièrement à son art : « Alors moi, j’ai trois enfants […] j’ai plein de choses à gérer. Donc là la création, mes idées, pas du tout ! Et puis, je sais que je pars une semaine faire une tournée […] j’ai une grande solitude […] je sais que ça va faire des feux d’artifice. » Nous le percevons, il est nécessaire à Loubna que le temps et l’espace consacrés aux œuvres se situent en dehors de la quotidienneté : il lui faut ouvrir une parenthèse dans laquelle aménager son processus créatif.

Corine (44 ans, comédienne, metteure en scène, auteure et administratrice de sa propre compagnie de théâtre) segmente vie privée et vie professionnelle au maximum. Dans son agenda professionnel, elle sépare aussi temps de création et temps plus administratif (consacré à la diffusion et à la communication des spectacles ainsi qu’à la gestion financière de sa compagnie). Pour les artistes qui arrivent ainsi à diviser leur activité, nous observons une vraie rigueur qui va de pair avec une plus grande distinction entre identités personnelle et professionnelle. En décomposant les tâches qu’elles ont à faire, elles désacralisent la création artistique en la renvoyant à ses aspects les plus concrets et matériels, ce qui amène ces femmes à bien séparer leurs rôles d’artiste et la part plus intime de leur existence.

Chez Nolwenn (35 ans, plasticienne) nous rencontrons le même type d’organisation : elle divise sa semaine entre travail « alimentaire » et activité artistique plus personnelle. Elle raconte avoir eu du mal à équilibrer cette multi-activité et avoir besoin de beaucoup de temps et de disponibilité pour la part moins alimentaire de son travail. Nolwenn travaille chez elle dans la plus grande pièce de son domicile. Sa capacité à s’organiser dans le temps en particulier lui apparaît comme une forme d’émancipation des contraintes qui peuvent par comparaison lui peser dans le domaine de ses travaux alimentaires.

Dans leur discours, les femmes artistes rencontrées qui sont à des moments charnières de leur profession mettent en avant une nette distinction entre leur travail et leur vie privée. Il leur est alors nécessaire d’affirmer la qualité de leur travail. C’est le cas de Nolwenn, sortie de l’école des beaux-arts depuis peu, qui commence juste à voir sa carrière éclore. C’est aussi celui de Corinne, qui a quitté un travail alimentaire de fonctionnaire pour construire sa compagnie de théâtre. Ainsi, elles choisissent de valoriser leur investissement en dépeignant la rupture avec le quotidien mais aussi en soulignant le sérieux avec lequel elles se consacrent aux tâches liées à leur activité artistique. Les femmes artistes qui accentuent la séparation entre travaux administratifs et travaux créatifs, entre travail artistique « alimentaire » et travail « plus personnel », mettent en scène la profondeur de leur démarche artistique.

Trois catégories de femmes émergent de notre enquête. Celles qui lient leur vie intime à leur travail et rejettent l’idée même de tracer une frontière entre les deux. Celles qui essaient de cloisonner ces deux dimensions, notamment dans l’espace-temps, en ayant un bureau, un atelier et un emploi du temps « planifié ». Enfin, celles qui déclarent faire très distinctement la part des choses, soulignant qu’elles doivent se rendre entièrement disponibles pour la création, mettant par moment de côté leur vie privée. Quel que soit le modèle d’organisation choisi, les enquêtées mettent en avant leur engagement total envers leur art.

Couple et parentalité

La question du couple se pose pour presque toutes les enquêtées rencontrées. Comment faire coexister un métier plutôt prenant et une cohabitation avec l’être cher ou une vie de couple ? Comment envisager de fonder une famille dans ce cadre professionnel ? Ces problématiques semblent communes à tous les domaines de la création. Notre enquête a révélé différentes réponses à ces interrogations. Un tiers seulement des femmes rencontrées avait des enfants (7 sur 23) et un tiers partageait sa vie avec un(e) partenaire (8 sur 23). Dans ce contexte, la vie de famille apparaît donc comme une exception dans un univers où le travail va multiplier différentes sortes d’empêchements à concilier vie privée et vie professionnelle. On est confrontée à « une gestion particulièrement difficile » de la vie professionnelle et de la vie familiale sur une même temporalité, qui peut constituer un empêchement au désir de devenir mère (Mennesson, 2005, p. 131). Nous soulignerons ici que la proportion de femmes artistes sans enfant est bien plus importante que dans l’ensemble de la population française[5]. De la même façon, la part des femmes artistes en couple est très nettement inférieure à celle de l’ensemble de la population française[6].

Incidences de la profession induisant une absence de « vie de famille »

Annie (59 ans, comédienne) considère que la vie de troupe itinérante soulève des questions de fidélité et de constance dans ses relations amoureuses. Pour elle, les relations de couple ne peuvent être que « courtes », associées à la thématique de la « vie de bohème ». Annie ne conçoit pas de pouvoir s’engager complètement à la fois dans ses projets professionnels et dans une relation de couple intense. De la même façon, elle estime que la maternité n’est pas forcément conciliable avec sa profession. Elle n’a pas pu avoir d’enfant, mais si elle en avait eu, elle affirme qu’elle aurait quitté son métier plutôt que de « délaisser » ses enfants. Annie estime que la charge mentale des enfants dans un couple revient à la femme et, si progrès il y a eu dans la société occidentale en termes de rapports entre les sexes, c’est tout de même à la femme de concilier le fait d’élever ses enfants et de travailler. Annie considère que les mentalités ont progressé, par rapport au rôle des parents notamment, mais que les modalités concrètes de l’organisation du travail n’ont que très peu évolué. Enfin, pour Annie, le fait que les femmes portent en grande partie la charge mentale du soin apporté aux enfants entraîne, à une période précise de la carrière, une disparition de leur participation aux mondes de l’art : « Elles ont disparu, les nanas. Où elles sont ? Ben, elles font des enfants ! » Ici, le regard d’Annie s’oriente à la fois vers l’émancipation des femmes – qu’elle estime avoir vu progresser (Annie a vécu les révolutions féministes des années 1970 lors desquelles elle avait la vingtaine) – mais aussi vers des conditions de travail difficiles matériellement – pour celles qui sont mère et comédienne en même temps : « Bon ben maintenant, moi, j’ai travaillé plein de fois avec des comédiennes enceintes jusque-là [mime un gros ventre], le bébé, voilà, il avait un mois et demi, hop ! Et je reviens. Et le bébé est là et passe de bras en bras. […] Tout a changé ! »

Inès aussi semble considérer que son rythme professionnel est incompatible avec la vie de famille. Exposer au partenaire éventuel sa situation professionnelle et le prévenir des exigences de son métier lui apparaissent comme un préalable à la vie de couple. Ainsi, d’après Inès, on ne peut pas s’engager à la fois dans une carrière « prenante » et dans une vie de famille « traditionnelle » : « Je me mets à la place de la personne avec qui on vit, de la famille ou je ne sais quoi, parce qu’il y a quand même des gens qui ont des enfants, qui [rires] essaient quand même d’avoir un semblant de vie familiale, quoi. […] Je pense que c’est compliqué à gérer. » Elle dit que, pour l’instant, cette question ne lui pose pas de « problème », mais elle envisage difficilement de concilier enfants et travail tel qu’elle le conçoit actuellement (ce qui la fait même rire).

Le fait d’avoir une famille paraît également à Chantal absolument incompatible avec sa vie d’artiste. Cette impression est encore renforcée par le fait qu’elle travaille au sein d’une troupe itinérante, dans des conditions matérielles peu compatibles avec l’image traditionnelle du foyer : « Alors non, moi […] j’ai pas de vie de famille. Mais si j’en avais une, la pauvre ! [rire] Ce serait vraiment pas facile ! […] C’est un peu un choix. Ça s’est fait comme ça ! » Un trouble transparaît à ce moment de l’entretien, il est significatif pour une raison principale : il semble qu’à travers ses propos, Chantal estime qu’avoir une famille fasse partie d’une normalité à laquelle ses conditions de travail ne lui donnent pas accès. On pourrait voir dans le récit de vie de Chantal une trace de « transitions non voulues » (Gazier, 2008, p. 173), au sens où elle a été confrontée à des choix qui mettaient sur un plateau de la balance sa vie privée, et sur l’autre, sa vie professionnelle.

Rosalie perçoit aussi la difficulté qu’il peut y avoir à se consacrer en même temps à une carrière artistique et à une vie de famille. Pour elle, les deux sont incompatibles en termes de temps à consacrer à chacun de ces deux aspects. Elle souligne aussi la nécessité d’avoir un partage égalitaire des tâches au sein du couple pour rendre éventuellement possible cette conciliation : « [À moins] d’avoir un père qui est vraiment pour la vraie égalité [rires] des tâches. Mais euh... j’ai pas trouvé. » Rosalie semble donc consciente d’un manque d’équité dans le partage des tâches domestiques entre hommes et femmes (Roy, 2012). Par ailleurs, concevant son métier comme un véritable engagement, elle n’imagine pas de s’investir aussi, en parallèle, dans une vie de famille, notamment en raison des représentations attachées au rôle des femmes concernant le soin apporté à la sphère domestique[7]. Enfin, il semble qu’elle considère sa plénitude professionnelle comme « suffisante » pour renoncer éventuellement à une autre forme d’épanouissement, même familial. En cela, on peut dire qu’elle a parfaitement intégré l’idée d’un travail apportant autonomie et épanouissement (Daune-Richard, 2001).

Séverine trouve également difficile le fait d’avoir des enfants, vu le caractère aléatoire de son travail. Dans son cas, en revanche, c’est le fait de vivre en couple avec un compagnon qui assure une stabilité financière à sa vie de famille. Nous noterons que ce qui inquiète surtout Séverine, dans le récit qu’elle nous livre, c’est le bien-être de son enfant. Nous pouvons dire ici que la charge mentale du soin aux enfants la préoccupe peut-être plus qu’elle ne serait prise en compte par un homme artiste (Ravet, 2011). La situation semble encore plus compliquée du fait que Séverine vit en couple mais que sa fille n’est vraisemblablement pas le fruit de cette union. Il nous faut ici noter que les familles monoparentales sont le plus souvent celles des mères qui ont des conditions de vie, et surtout de travail, plus difficiles que celles des hommes (Chardon et al., 2008). Bien que vivant en couple, Séverine assume donc les difficultés de son métier avec un souci constant du bien-être de sa fille, qui peut apparaître comme une dimension genrée de sa situation. Elle affirme d’ailleurs qu’elle « ne [s]e serai[t] pas lancée » dans une telle reconversion professionnelle si elle n’avait pas bénéficié de la sécurité matérielle que lui conférait le fait de vivre en couple avec quelqu’un pouvant apporter un revenu stable à son foyer (Eydoux et Letablier, 2008).

De la même façon, Pauline se projette d’autant plus facilement dans sa carrière que son compagnon, bénéficiant d’une solide expérience dans le domaine de la musique, est aussi le gérant de son projet solo. Ainsi Pauline bénéficie-t-elle d’un accompagnement digne de celui des traditionnels « conjoint-wife » (Buscatto, 2008, p. 102 et 104). Elle a donc construit en partie sa carrière sur sa collaboration avec son compagnon. Elle s’est appuyée sur les compétences de son conjoint, et cela lui a permis de quitter son groupe pour se lancer dans un projet solo. En dehors de cette collaboration professionnelle, le partage au quotidien de projets communs entraîne pour Pauline une forte imbrication entre vie personnelle et travail : « C’est pas forcément toujours évident, on s’engueule, il y a des trucs sur lesquels on n’est pas d’accord. Mais, mais, au final […] ça ne met pas en péril […], donc c’est pas gênant. Enfin, en tout cas jusqu’à présent, je ne me suis jamais dit : “Oh la la, ma vie professionnelle bouffe ma vie privée, quoi.” » Pauline relate sa collaboration avec son conjoint comme un rapport de complémentarité. Pour elle, leurs forces s’équilibrent car il n’existe pas de concurrence entre eux : ils s’accompagnent mutuellement. Dans le cas de Pauline, on peut dire que très manifestement, son conjoint contribue pour une grande part à la stabilité financière de son projet artistique comme de son ménage : il lui assure une double sécurité matérielle en développant son projet musical avec elle et en apportant une autre source de revenus au foyer (Buscatto, 2010). Malgré le relatif « confort » que lui procure sa situation conjugale, Pauline n’a pas d’enfants et n’envisage pas d’en avoir pour l’instant. Elle semble penser que son engagement dans son projet artistique serait moindre si elle devait consacrer son temps et son attention à des enfants. Ainsi, pour Pauline, le fait d’être mère n’est pas incompatible avec le rôle d’artiste en général mais, dans son cas particulier, ce n’est pas envisageable, pour l’instant du moins. Elle fait ici directement référence à la « disponibilité mentale » que demanderait le fait d’être mère, incompatible avec l’« engagement » requis pour être artiste. Se rapprochant en cela des discours recueillis auprès des femmes cadres qui soulignent « la disponibilité́ temporelle totale qu’a nécessité́ leur carrière » et la « neutralisation » de leur vie familiale afin qu’elle n’affecte pas leur travail (Charles et Garner, 2013, p. 3-4).

La disponibilité supposément attendue par le rôle de mère se double chez Nolwenn de la question de la sécurité matérielle requise pour construire une vie de famille. En effet, elle estime qu’il est difficilement possible de trouver un équilibre entre sa profession actuelle et des projets de construction familiale. Les propos de Nolwenn synthétisent bien les différentes questions rencontrées au cours de notre enquête. La stabilité financière est d’abord évoquée : les femmes artistes gagnent moins bien leur vie que les hommes artistes (Moulin et al., 1985), et cet écart de salaire fait qu’il est plus difficile pour elles d’envisager une indépendance financière sans conjoint sur lequel s’appuyer. L’injonction à la maternité ensuite : pour Nolwenn, on ne peut pas vraiment être considérée, voire se percevoir, comme une « vraie » femme si l’on n’a pas d’enfant. Or, cette conception stéréotypique du rôle des femmes, encore très présente dans les esprits, crée pour de nombreuses artistes des contradictions qui les plongent dans un clivage identitaire entre leurs rôles de femme et d’artiste. Enfin, la question de la carrière et de la temporalité dans laquelle celle-ci doit se dérouler : les femmes rencontrées, qui toutes semblent espérer une reconnaissance, un succès, mettent en avant l’idée qu’elles ont peu de temps pour acquérir la visibilité nécessaire à leur réussite professionnelle (Ravet, 2011). Ainsi, Nolwenn, comme une majorité des femmes rencontrées, pressent qu’il lui faudra redoubler d’efforts et travailler constamment pour parvenir à un niveau de réputation majoritairement accordé aux hommes (Mauger, 2006). Dans ce contexte sexiste, elle ne pourrait pas se permettre de mettre au monde un enfant et de se couper temporairement de l’univers artistique.

Revenons maintenant au confort matériel évoqué par Nolwenn. D’après elle, le fait d’être en couple doit pouvoir servir de support, de « béquille » pour assurer une stabilité. Elle reprend ici l’idée que, pour créer, elle a besoin de ne pas être tenue par des impératifs financiers (liés notamment à la vente de ses œuvres) et que le ménage peut lui apporter la liberté nécessaire au bon déroulement de son travail. Pourtant, il lui paraît également difficile de faire cohabiter vie de couple et vie d’artiste. Il lui faudrait trouver le « profil idéal » si un jour elle décidait de fonder une famille. La vie de couple ne semble envisageable à Nolwenn qu’avec quelqu’un qui comprendrait son travail et aurait un minimum de culture dans son champ professionnel : « Être avec quelqu’un qui ne s’intéresse pas du tout à ce que je fais, ce n’est pas du tout envisageable. Ça fait tellement partie de ma vie, c’est tellement quotidien, c’est tellement 24-24 que ben, là […] il y aurait une incompréhension. » Elle peut donc envisager de partager sa vie avec quelqu’un à condition que cette personne comprenne profondément les contraintes liées à son activité et lui permette de gagner en assurance, la « tire vers le haut ». À travers son récit relatant la concurrence et l’entraide au sein du couple, nous retrouvons certains des éléments déjà constatés par Marie Buscatto (2010) sur l’univers du jazz ou par Charles et Garner (2013) chez les femmes cadres.

Pour les femmes artistes rencontrées, avoir des enfants désengage de la carrière artistique. Se consacrer à une vie de famille ne permet pas de se vouer pleinement à l’art et peut freiner une éventuelle reconnaissance. Les relations de couple, elles aussi, sont envisagées avec circonspection. Elles sont valorisées quand elles apportent quelque chose au déroulement de la carrière, à l’inspiration, au réseau. Sinon, elles sont perçues comme des freins limitant l’engagement possible dans la vocation artistique (Adenot, 2010). La situation des femmes artistes est ici différente de celles des hommes artistes, car le rôle social des femmes dans la maternité et dans le couple n’est pas le même (Cunningham-Burley et al., 2005). En effet, le fait d’avoir un enfant est une forme d’engagement pour les femmes interrogées, il entraîne un nécessaire détachement de leur carrière qui peut avoir une incidence négative sur leur vie professionnelle. Pour les hommes, la question se poserait différemment dans la mesure où ils sont encore peu impliqués dans le soin donné aux enfants (Roy, 2012) ; ils bénéficient aussi d’une plus grande reconnaissance sur le plan artistique (Moulin et al., 1985). Le couple est un facteur de stabilité quand il apporte des conditions matérielles favorables à l’activité artistique. Les femmes rencontrées insistent cependant sur la nécessité d’être avec quelqu’un qui accepte a minima un partage des tâches domestiques (Bonnet et al., 2013) afin de pouvoir se consacrer à leur art. Il est en outre essentiel que le travail des femmes artistes soit reconnu par leur conjoint(e), et surtout qu’il ne soit pas dévalorisé.

Concilier rôles sociaux féminins et profession exigeante

Contrairement aux propos relayés auparavant, nous allons voir comment, nécessité faisant loi, d’autres enquêtées estiment que la vie de famille et l’activité artistique – à l’image de n’importe quel autre métier – sont complètement conciliables. Ainsi, Anaëlle (44 ans, violoncelliste) estime qu’avec une solide organisation et des proches très présents, la maternité n’a pas été un obstacle dans sa carrière. Par la force de l’habitude, certainement, Anaëlle n’a pas vécu l’éloignement avec son enfant comme une source de problème. Nous percevons qu’elle est parvenue à transférer sur sa famille ou ses proches la charge mentale du soin aux enfants. Nous noterons tout de même que ce soin a été délégué la plupart du temps à d’autres femmes (la grand-mère ou une amie). La solide organisation évoquée par Anaëlle rappelle les difficultés des femmes à la tête de familles monoparentales (Chardon et al., 2008) ou des cheffes d’entreprises (Vampo, 2018). La nécessité d’avoir un solide réseau familial ou de proches sur lesquels s’appuyer semble l’élément clé qui réunit les enquêtées qui disent avoir réussi à concilier leur profession et leur vie de famille. Ce réseau de proches au sens large est parfois substitué au conjoint (Mennesson, 2005).

Loubna considère que le père de sa progéniture (qui n’est manifestement plus son conjoint) s’est montré « très investi dans ses enfants » et lui a notamment permis d’effectuer des tournées internationales : « Donc, il ne m’a vraiment pas coupé les ailes. » Ainsi, Loubna a pu concilier la famille avec son travail très « prenant », grâce au soutien matériel d’un tiers, présent pour ses enfants aux bons moments. Sans cela, « s’il n’y a pas derrière une intendance », ces voyages professionnels déterminants n’auraient sans doute pas pu avoir lieu. De plus, elle estime que son compagnon a construit avec elle une famille « en connaissance de cause », sachant les impératifs liés à son métier, et qu’il lui a donné, malgré tout, l’occasion de s’épanouir dans sa profession. Par rapport à son univers professionnel, le fait de devenir mère a été beaucoup plus problématique pour Loubna. En effet, à chaque maternité, Loubna a dû se placer en retrait de l’emploi et cela a pu parfois lui « jouer des tours ». À sa première maternité, qu’elle a rendu publique, elle s’est trouvée coupée de toutes propositions artistiques. Elle a donc fait le choix, pour les deux suivantes, de cacher sa grossesse afin de continuer à être sollicitée. Loubna a mis au point une stratégie visant à assurer son maintien sur le marché de l’emploi, et consistant à ne pas dévoiler son statut de femme enceinte. C’est ainsi qu’elle a continué de recevoir des propositions de travail et qu’elle a su les différer dans un temps où il lui serait possible de les honorer. Refuser une proposition, aussi justifiée qu’en soit la raison, serait revenu à se couper de réseaux informels importants pour la poursuite de sa carrière. Or on sait que ces réseaux sont déjà plus faibles pour les femmes que pour les hommes (Buscatto, 2010). Ayant fait ce choix, Loubna a créé une demande accrue pour ses spectacles et estime avoir su « tirer son épingle du jeu », en prenant à leur propre piège les programmateurs qui l’avaient « boudée » lors de sa première grossesse. La difficulté n’est donc pas de concilier son rôle de mère et son rôle d’artiste mais bien d’apprivoiser le regard de ses pairs et des membres de son univers de travail pour qui, selon elle, ces deux rôles ne seraient pas compatibles. Les difficultés à concilier vie professionnelle et vie familiale viennent parfois de contraintes sociales extérieures au foyer, qui exercent une pression sur les mères pour qu’elles correspondent à une image assez « traditionnelle » (Mennesson, 2005).

Le métier d’artiste apparaît à Sandrine comme une opportunité d’avoir une certaine liberté dans l’organisation de son emploi du temps. Par cette forme de travail indépendant, elle estime pouvoir moduler ses impératifs professionnels en fonction de ses nécessités familiales.

Le fait d’être mère entraîne Louise à moins travailler. Pourtant, ces deux rôles de mère et d’artiste lui paraissent compatibles. Comme Loubna, elle déplore les préjugés sexistes qui habitent encore beaucoup son univers professionnel : « Il y a tellement de gens qui me disent : “Ah alors, c’est depuis que vous êtes maman que vous faites des livres ?” Euh, non ! “C’est vos enfants qui vous inspirent ?” [Rires] Euh, non ! J’aime beaucoup mes enfants mais alors, depuis que je les ai, je travaille au moins quatre ou cinq fois moins ! » Louise, comme Anaëlle, trace une frontière assez nette entre son travail et sa vie de famille. Cette frontière demande une solide organisation (déjà évoquée), notamment en ce qui concerne les modes de garde des enfants sur des horaires atypiques, puisque son conjoint a, lui aussi, un emploi artistique prenant : « Il faut trouver quelqu’un qui les garde le week-end parce que mon conjoint travaille aussi le week-end... […] Il y a de la souplesse mais il y a aussi des impératifs, et j’ai pas mal de déplacements. » Comme Sandrine, Louise souligne, malgré ces impératifs matériels, la « souplesse » que lui permettent ses conditions de travail.

À travers l’ensemble de notre recherche, nous avons pu constater que, globalement, le statut d’artiste entraînait des difficultés assez concrètes à mener une vie de famille. Contrairement à d’autres professions, celle d’artiste est marquée par des horaires atypiques, une flexibilité, voire une insécurité de l’emploi, et une grande variabilité des revenus (Ravet, 2011). Tout cela pèse, nous le voyons, sur le choix des femmes d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir. Nous soulignerons, ici encore, la forte proportion du panel d’enquêtées qui n’a pas d’enfant, par choix ou par défaut. Le rôle du compagnon ou de la compagne est souvent celui d’un facteur de stabilité au sein du ménage, assurant une certaine régularité au foyer, en termes de présence et de revenus financiers, voire accompagnant parfois (comme dans le cas de Pauline) le développement des projets artistiques. Pour celles qui ont des enfants ou une vie de couple, il reste à réaliser un équilibre entre temps professionnels et temps familiaux, qu’elles estiment toutes finir par trouver. Nous relèverons enfin que, parmi les enquêtées, celles qui considèrent être parvenues à cet aménagement sont dans des configurations familiales variées mais affirment toutes que leur profession, si elle est contraignante, leur apporte aussi une forme de liberté ou de souplesse organisationnelle qui peut être perçue comme un « plus » dans la gestion de la vie de famille par rapport au monde du travail, plus « traditionnel ».

Vie privée et carrière

Contraintes et rétributions de la « vie d’artiste »

Les artistes interrogées ressentent une imbrication, parfois très grande, de leur vie privée dans leur carrière. La majorité des femmes rencontrées ont adopté, en même temps qu’une profession, un mode de vie correspondant aux exigences liées à leur métier. Parfois, ce mode d’existence est raconté comme une contrainte.

Faustine (38 ans, chorégraphe et danseuse-interprète) explique que le fait même d’être artiste rend son existence « compliquée » à tout point de vue. Cela a des conséquences sur sa vie privée, ses finances, son confort matériel, le regard que les autres membres de la société portent sur elle... Faustine semble accorder foi à l’idée que devenir artiste est un mode de vie et que celui-ci n’est pas compatible avec d’autres exigences de la vie privée. Elle soulève, en particulier, l’exemple de la maternité comme une question « parmi d’autres », mais c’est surtout l’instabilité de sa situation (en termes de revenu, d’horaires, etc.) qui semble lui peser.

Berthille voit son projet de chansons comme une œuvre « 100 % personnel[le] ». Il n’existe pas de limite, affirme-t-elle, entre sa vie privée et son travail, « zéro, il n’y en a pas ! » Ses textes sont racontés comme directement porteurs d’une forme d’« intimité ». Le projet artistique de Berthille lui paraît tellement personnel qu’elle ne parvient pas à intégrer des musiciens à ses créations. En cela, elle contribue à lier très étroitement ses œuvres à sa personnalité, nourrissant la figure mythique de l’artiste (Heinich, 1995). Elle se rapproche également de la théorie de Heinich (2005) selon laquelle la solitude de l’artiste est une des marques de son statut, à partir du XIXe siècle.

Les enquêtées estiment que, par comparaison avec un autre travail, être artiste entremêle vie privée et vie professionnelle au point de susciter parfois l’incompréhension des proches. Ainsi, la famille de Gisèle (26 ans, plasticienne) s’interroge sur les motivations de cette dernière quand elle accepte des expositions non rémunérées. L’ensemble de ses proches (hormis sa famille) contribue au déroulement de sa carrière : en effet, ses amis et son réseau professionnel sont indistincts l’un de l’autre. Pour elle, les frontières ne sont pas fixes et c’est ce qui l’aide à se sentir à l’aise dans les mondes de l’art.

Pour la plupart des enquêtées, comme pour Gisèle, le fait qu’il existe peu ou pas de limite entre vie privée et vie professionnelle ne constitue pas une contrainte. Bien au contraire, vivre de sa passion est considéré comme un atout et le travail n’est pas toujours perçu comme une coercition. Ainsi, Rosalie explique qu’elle a « l’impression de ne jamais travailler » tant son emploi l’intéresse. Elle choisit donc les missions qu’elle réalise en fonction d’une certaine conception du travail, qui doit lui paraître « agréable » et ne pas s’apparenter à une « contrainte ». Rosalie joue donc ici sur l’image de l’art comme se situant à l’opposé du monde du travail traditionnel, où l’on n’a pas toujours le choix du « faisceau de tâches » à exécuter et dans lequel il existe toujours une part de « sale boulot » (Hughes, 1996).

De la même façon, Ielena ne conçoit pas de réelle frontière entre sa profession et sa vie privée, et cela fait partie des antagonismes qu’elle relève en comparaison avec tout emploi plus ordinaire. Elle oppose ainsi son rapport au travail à celui que peut avoir son père, qui a multiplié les « petits boulots », ou à celui d’un salarié dans une entreprise. Ielena remarque pourtant que le fait de ne pas dresser de frontière entre sa vie privée et sa carrière l’entraîne à privilégier des choix personnels qui ne vont pas faciliter son accès à l’emploi. En effet, elle vient tout juste de changer de région pour suivre son compagnon mais perçoit bien que ce déracinement va entraîner un redémarrage « à zéro » de son essor professionnel, l’obligeant à recréer les contacts nécessaires à la création de ses œuvres.

Pour Louise, les contraintes familiales et le fait de devoir s’occuper de ses enfants l’amènent à reconsidérer sa carrière, d’envergure nationale. Elle souhaiterait effectivement se recentrer sur des projets régionaux afin de se rapprocher de son bassin de vie. Pourtant, ce choix peut avoir des retombées réelles sur sa carrière et limiter son accès à la reconnaissance. Cependant, Louise affirme ne pas choisir ses projets en fonction de ses impératifs familiaux mais en fonction de ce qui lui plaît : « Ah, je choisis les projets en fonction de s’ils me plaisent ou non. Vu que les projets ne rapportent pas d’argent [rires], il faut qu’ils plaisent. » Estimant tirer de maigres revenus de certaines de ses productions personnelles (hors édition), elle se décide à réaliser les œuvres qui répondent à ses aspirations personnelles, entremêlant, ici encore, travail, envie et plaisir.

La spécificité de la profession artistique va de pair avec un ensemble de contraintes et de rétributions mêlant intimement vie privée et travail. En effet, être artiste complexifie les conditions matérielles d’existence mais donne aussi une impression de liberté vis-à-vis des contraintes du monde du travail « traditionnel ». Les notions de goût et de plaisir entraînent les enquêtées à décrire leur travail comme une véritable vocation, dont la source de motivation serait assez intime et personnelle.

Dangers de l’absence de frontière et stratégie de protection

Cette étroite imbrication entre carrière et vie privée peut comporter des dangers (Buscatto, 2004). Si les réussites professionnelles sont valorisées comme des accomplissements personnels, les échecs peuvent engendrer de profondes remises en question personnelles. Conséquemment, certaines des femmes artistes rencontrées ont choisi de « se protéger » en traçant, bien que cela soit malaisé, une limite nette entre leur emploi et leur intimité.

Anaëlle, par exemple, qui vient de vivre une rupture professionnelle douloureuse, relit son parcours en affirmant que son métier et sa vie privée ont toujours été bien séparés. Elle compare ce cloisonnement à celui qu’effectuerait un « représentant de commerce », c’est-à-dire à celui qui existe dans les professions non artistiques. Nous pourrions dans un premier temps penser que la séparation entre carrière et vie privée qu’expose Anaëlle la confine dans un rôle de simple « exécutante » ; se concevant comme une interprète, elle n’a pas à entretenir le mythe de l’artiste « habitée » par sa passion et qui ne peut s’en séparer totalement (Heinich, 2000). Pourtant, en examinant ses propos de plus près, nous nous apercevons qu’il ne s’agit pas de cela. En fait, elle estime qu’au moment précis où elle ferme à clé son domicile pour se rendre en tournée, elle devient « disponible à 100 % » pour son rôle d’instrumentiste. Elle admet donc qu’il s’agit d’un métier « envahissant » qui demande un « engagement » spécifique (Becker, 2006 [1960], p. 183) et une grande « disponibilité ». Anaëlle souligne, par ailleurs, la commodité de cette rupture, la facilité avec laquelle elle trace une ligne nette avec sa vie de famille, se coupant ainsi, peut-être, des préjugés qui pourraient autrement peser sur elle en tant que mère et artiste.

Claudine (70 ans, chorégraphe) se définit, quant à elle, comme une personne dont le cerveau se structure en « cases » ou en « tiroirs ». Elle estime ainsi être parvenue à ne jamais mêler sa vie personnelle avec sa vie professionnelle : « Je ne mélange rien. » Claudine désigne le fait de trop imbriquer vie privée et carrière comme une source de danger potentiel. Elle croit que la limite entre professionnel et personnel doit être franche et imperméable.

Pourtant, malgré la volonté de certaines enquêtées d’établir une frontière nette entre deux aspects de leur existence, les choses finissent parfois par s’entremêler. Ainsi, pour Inès, « la vie te rattrape » et on ne peut pas toujours faire abstraction de la difficile condition des femmes dans l’art car elle est, selon elle, souvent liée à une inégalité au sein du couple. Inès se représente les femmes comme assignées à des rôles, au sein du couple notamment, qui ne leur laissent pas forcément l’occasion de réaliser leurs ambitions. Ainsi, d’après cette jeune artiste, le fait d’être une femme aggrave la pression que peut exercer la vie privée sur le déroulement d’une carrière. Pour elle, un homme, réalisateur en particulier, ne sacrifiera pas sa carrière pour se consacrer à sa vie personnelle mais une femme sera plus systématiquement portée à le faire.

L’ensemble de ces enquêtées, nous le constatons, a bien du mal à séparer vie privée et vie professionnelle. Certaines essayent cependant de tracer une frontière nette entre ces deux domaines de l’existence. Pour les femmes en particulier, cet entremêlement du travail et de l’intimité pèse sur leurs choix de carrière ou sur leurs engagements familiaux, car elles estiment qu’on n’attend pas d’elles la même chose que d’un homme exerçant la même profession. Le rôle que les femmes rencontrées jouent dans leur sphère intime semble encore souvent freiner l’essor de leur carrière artistique puisqu’elles peinent souvent à s’affirmer haut et fort comme des professionnelles dans un milieu ou l’autodéfinition est capitale.

Conclusion

Bien qu’appartenant à tous les domaines de la création, les femmes artistes interrogées pendant ces dix ans d’enquête composent un même type de profil pertinent pour poser la question des frontières de l’intime. En effet, toutes ont une carrière d’envergure limitée géographiquement (carrière régionale avec, chez certaines, des éléments ponctuels de légitimité à l’échelle nationale). Elles sont semblables par le degré de reconnaissance qu’elles ont pu acquérir. Elles sont toutes dans une position professionnelle à la fois affirmée mais précaire. Elles peuvent se définir elles-mêmes comme artistes vivant de leur art. Cependant elles peinent à trouver du travail, des commandes, des expositions ; elles doivent donc ménager une partie de leur temps pour des réalisations plus « alimentaires ». La spécificité de ce terrain d’enquête, qui s’intéressait à un ensemble de femmes artistes n’ayant pas acquis une légitimité inconditionnelle, pose de manière cruciale la question des frontières entre vie privée et vie professionnelle. En effet, cette faible reconnaissance les contraint à s’affirmer comme professionnelles pour se maintenir dans cet univers de travail artistique, tout en ménageant leur vie personnelle afin de s’assurer une forme de stabilité au jour le jour. Nous avons ainsi pu esquisser un portrait de femmes artistes françaises contemporaines et de la façon dont elles tracent les frontières de l’intime dans l’exercice quotidien de leurs rôles de femme et de créatrice.

Nous remarquons que pour les femmes artistes rencontrées, il est important de déterminer des temps et des lieux propres à la création. Si ces lieux et ces temps ne sont pas toujours délimités concrètement, ils existent dans chaque cas au moins symboliquement. Le fait d’être artiste en général semble nécessiter de s’abstraire du quotidien en société pour pouvoir produire des œuvres. Pour les femmes créatrices, la nécessité d’avoir des lieux et des temps consacrés à leur activité paraît particulièrement cruciale puisqu’elles portent encore, dans beaucoup de cas, l’image de celles qui, au sein du ménage, doivent se consacrer aux tâches domestiques. Dans le cas où elles n’ont pas fondé de foyer, les femmes artistes trouvent dans les espaces-temps dédiés à la création des occasions de renforcer leurs réseaux professionnels partiellement affaiblis par l’entre-soi masculin régnant dans certains milieux. Pour celles qui travaillent chez elles ou n’importe quand, il semble que cela leur permette d’acquérir une forme d’autonomie et d’indépendance parfois encore difficile d’accès pour les autres femmes de la société occidentale. Dans le cadre de notre échantillon, cette nécessité de délimiter une frontière est encore plus cruciale puisqu’en tant qu’artistes « intermédiaires » – ni amatrices, ni mondialement connues –, les femmes rencontrées ont besoin d’espaces-temps qui leur permettent de se définir comme artistes mais aussi d’entremêler plus facilement contraintes privées et épanouissement professionnel.

Les femmes artistes rencontrées étaient, au moment de l’enquête, peu nombreuses à avoir des enfants, et peu nombreuses à vivre une relation de couple stable ou durable. La maternité ou le couple peuvent être conçus comme des paramètres incompatibles avec la notion d’« engagement artistique » (Becker, 2006 [1960]). Plusieurs difficultés se posent matériellement aux femmes interviewées pour mener de front vie familiale et essor professionnel ; celles qui arrivent à une conciliation entre ces deux pôles bénéficient de nombreux soutiens. Dans le cas des femmes en couple, nous percevons le rôle déterminant du conjoint dans le maintien, voire le développement, de leur activité artistique. Dans le cas des mères, nous constatons l’importance d’une solide organisation et d’un réseau de proches élargi et fiable afin d’assurer en particulier la garde des enfants sur des temporalités atypiques.

Enfin, il nous faut rappeler que la plupart des femmes artistes rencontrées entremêlent assez étroitement leur vie privée et leur carrière. Certaines essaient pourtant de tracer des frontières nettes entre les deux, afin de se dégager des difficultés que peut entraîner une telle imbrication. Pourtant, dans la majorité des cas rencontrés, nous pouvons déduire que la proximité entre vie privée et vie professionnelle agit souvent pour les femmes au détriment de leur carrière, les poussant parfois à limiter leurs ambitions professionnelles.

Par comparaison à leurs homologues masculins, les femmes artistes que nous avons pu interroger sont donc sans arrêt confrontées à la perméabilité des frontières de leur vie intime et de leur métier. Là où les « frontières des mâles » sont fixes et impénétrables (Villagordo, 2012), les créatrices sont soumises à une série de choix et de renoncements cruciaux. La force de ces femmes artistes est donc de savoir élaborer diverses stratégies pour réussir à créer en dépit des impératifs liés au rôle de femme qui leur incombent. Le prochain défi à relever dans la professionnalisation des femmes artistes serait alors celui de ne plus avoir à se poser cette question de la conciliation au moment de construire leur parcours professionnel.