Corps de l’article

Introduction

L’expression, récente[1], de « familles monoparentales » désigne des situations qui participent à la diversité des formes familiales françaises et représentent 1,5 million de familles en France métropolitaine en 2011 (Buisson et al., 2015). Selon une enquête de l’Atelier Parisien d’Urbanisme, « à Paris, une famille sur quatre est constituée d’un parent vivant seul avec ses enfants » (Portas et al., 2008 : 1). L’intérêt de travailler sur le territoire parisien est double : c’est un espace sur lequel on observe une concentration de familles dites « monoparentales » et ces parents solos ont des profils variés qui reflètent les différentes facettes de la Capitale. Cela permet ainsi de travailler sur des profils d’individus divers qui font face à une même situation familiale, « la parentalité solo » mais dans des conditions variées (conditions de séparation, logement, catégorie socio-professionnelle, âge, etc.). Cette forte présence des familles dites « monoparentales » dans les aires urbaines et notamment à Paris est en partie à mettre en regard avec l’offre et la proximité des services en termes de transport public, d’équipement d’accueil des jeunes enfants et des aides socioéducatives (Portas et al, 2008). Ce territoire est également pertinent lorsqu’on travaille sur les espaces, puisque la Capitale présente les caractéristiques des grandes villes prisées, avec des loyers élevés et difficilement accessibles aux familles et plus encore aux familles dites « monoparentales ». Ainsi, « la proportion d’enfants demeurant dans un logement surpeuplé est la plus forte dans les espaces les plus urbanisés, en particulier à Paris et dans la petite couronne […] » (Chardon et Daguet, 2009 : 4).

Dès les années 1970, des sociologues (Lefaucheur, 1985) se sont intéressés à cette structure familiale et à ses caractéristiques. La monoparentalité est une situation familiale complexe à appréhender du fait qu’elle « recouvre une grande diversité de situations » (Letablier, 2011 : 6). Cette hétérogénéité amène à interroger la pertinence d’une désignation critiquée depuis plusieurs années (Letablier, 2011). L’objectif recherché à travers cette expression était de déstigmatiser une forme familiale jusqu’alors présentée comme « bancale » (Lefaucheur, 1991) et d’adapter le vocabulaire scientifique aux nouvelles représentations sociales (Neyrand, 2001) en donnant une visibilité institutionnelle et sociale à cette configuration. Cependant, l’expression « famille monoparentale » tend à minimiser, voire à nier l’existence de l’autre parent, alors qu’il est souvent présent dans la vie de l’enfant (appels téléphoniques, droits de visite et d’hébergement notamment). L’expression indigène de « parents solos » est utilisée dans cet article pour deux raisons principales. D’une part, le terme de « solo » renvoie à la métaphore du soliste qui joue seul sur le devant de la scène mais avec l’appui en arrière-plan de l’orchestre (ici des tiers aidant le parent au quotidien), d’autre part, cette expression est fréquemment employée par les parents eux-mêmes pour qualifier leur situation.

Nous abordons ici la perception que ces parents solos ont de leur intimité familiale et conjugale et ses « reformulations » (Martial, 2016) depuis l’entrée en parentalité solo (Bessin, 2009). Nous nous appuierons sur la conception de l’intimité de Murard (2002) selon laquelle, « l’intimité [est] ce rapport de soi à soi, peuplé d’autrui significatifs, imprégnée des jugements et des sanctions que dispensent au quotidien la vie professionnelle et la vie privée » (p. 123). Comment sont construites les frontières de l’intimité (Luhmann, 1982 ; Dancause, 1993 ; Laé et Proth, 2002) ? Comment sont-elles (re)formulées ? Quels sens ont-elles pour ces parents ?

L’article porte sur un groupe spécifique d’individus : hommes et femmes divorcés, veufs ou célibataires devenus parents « gardiens », assumant la majeure partie de l’éducation de leur enfant. En analysant en quoi leur parentalité solo entraine une redéfinition des frontières de l’intimité et de nouveaux rapports aux temps et aux espaces, nous formulons l’hypothèse d’une parentalité solo qui serait vectrice d’une plus grande réflexivité face à l’intimité et aux frontières spatio-temporelles (Piesen, 2017).

Méthodologie d’enquête

Cet article, issu d’une recherche doctorale de sociologie[2], étudie les parents solos, définis comme parents habitant sans conjoint(e) avec leur(s) enfant(s) âgé(s) de moins de 18 ans, dans la même résidence principale. Les enfants passent en général une partie du temps (moins de la moitié) avec l’autre parent[3]. Cette définition restreint de fait les parents solos enquêtés aux parents ayant la résidence quotidienne. Les situations de garde alternée sont donc écartées de cette étude.

S’inscrivant dans une sociologie compréhensive (Kaufmann, 2011 ; Ramos, 2015), la méthode retenue pour réaliser cette recherche a été celle de l’entretien semi-directif compréhensif, mené avec le parent « gardien » (celui ayant la résidence quotidienne de son enfant à son domicile). Selon Le Borgne-Uguen (2001), « le fait d’être parent “gardien” fait peser sur ce dernier le poids de l’autorité parentale. Les devoirs de parent et le métier de parent sont plus lourds » (p.118). Les entretiens abordent la parentalité depuis l’entrée en parentalité solo selon les pratiques parentales quotidiennes (tâches ménagères, tâches parentales, relations avec l’enfant, activités communes, etc.) et la perception de la situation familiale (représentation des rôles parentaux, perception de la situation par l’entourage familial, amical, professionnel, etc.). Nous avons choisi les entretiens semi-directifs compréhensifs afin d’essayer de saisir au mieux le sens que les acteurs donnent à leurs actions. Le positionnement du chercheur au cours des entretiens était neutre et accompagnant. Les données recueillies ont été anonymisées.

Quatre modes de prise de contact ont été utilisés : appel à témoins sur des sites consacrés aux différentes formes familiales, appel aux réseaux familial et d’interconnaissances et prise de contact avec une association.

54 parents solos (36 mères et 18 pères) ont été rencontrés entre 2012 et 2016. Les mères avaient en moyenne 1,72 enfant et les pères 2. Les entretiens ont duré d’1h30 à 2h30 et se sont déroulés dans un lieu choisi par l’enquêté (domicile, café, lieu de travail), principalement en région parisienne. Les parents solos rencontrés se composent essentiellement d’individus ayant eu des relations conjugales avec des personnes de sexe différent (52 sur 54), une mère et un père ont déclaré avoir eu des relations conjugales avec des personnes de même sexe.

Les pères solos rencontrés étaient âgés de 40 à 54 ans et avaient en moyenne 42 ans au moment de l’entretien et étaient solos depuis 5,6 ans. Les mères solos quant à elles, étaient âgées de 23 à 65 ans, avaient en moyenne 44 ans, et étaient solos depuis 8,4 ans en moyenne. Cette méthodologie par entretiens présente plusieurs limites : le corpus reste restreint (54 entretiens), ce qui ne permet pas de généraliser nos propos. Les entretiens peuvent présenter un risque d’illusion biographique (Bourdieu, 1986) puisque les parents ont la possibilité de donner une version lissée de leur histoire. Par ailleurs, nous n’avons rencontré que les parents solos « gardiens ». « L’autre » parent n’a pas pu être rencontré, notamment parce que les situations ayant conduit à la parentalité solo étaient souvent conflictuelles. Les enfants n’ont pas non plus été rencontrés. Cette vision unilatérale présente un certain nombre de faiblesses puisque de nombreuses recherches montrent combien une même situation peut être perçue différemment selon le sexe de l’individu et les circonstances (Cf. les travaux de Cadolle sur les familles en résidence alternée notamment). Dans la même optique, Smyth souligne également ces différences de perceptions selon le genre et le statut du parent (gardien ou non). Ainsi, selon lui, « more than three decades ago, Bernard (1972) pointed out that every marriage actually comprises two marriages – « his » and « hers ». The same could hold for divorce » (Smyth, 2005 : 6).

Pour analyser nos entretiens, nous avons croisé les réponses et les trajectoires des différents parents solos rencontrés en fonction des thématiques. Cela nous a permis de faire ressortir différents comportements face à une « même » situation.

Parmi les parents solos rencontrés, nous avons pu identifier deux configurations spécifiques qui caractérisent les pères et les mères[4]. La volonté de distinguer à l’intérieur de ces deux groupes, les hommes et les femmes, repose sur le postulat qu’aujourd’hui encore, les attentes en matière de parentalité restent différenciées selon le sexe du parent. Dès lors, ne pas dissocier les hommes des femmes dans l’analyse reviendrait à nier l’impact du genre dans la compréhension de la parentalité contemporaine.

La première configuration que nous avons appelée « parents solos mixtes » regroupe les parents qui ont obtenu la résidence habituelle de l’enfant à leur domicile et dont l’ex-conjoint(e) est encore (plus ou moins) présent(e). Ces parents doivent définir leur rôle parental au regard de l’autre parent. En effet, bien que le « parent gardien » soit celui chez qui la résidence a été fixée, l’autorité conjointe reste toutefois appliquée. Ainsi, les deux ex-conjoints doivent faire perdurer le couple parental même si le couple conjugal a rompu, voire divorcé. La situation de parents « solos mixtes » pose plusieurs questions concernant la gestion du quotidien, la construction de l’identité parentale face à l’autre parent, la question de la norme, etc.

Contrairement à la première configuration, la « parentalité solo stricte » a pour particularité sa dimension « solitaire ». Alors que dans la parentalité « solo mixte », le second parent est toujours (plus ou moins) présent, ce n’est plus le cas dans cette seconde configuration. Le choix d’employer le qualificatif de « strict » plutôt que celui d’« exclusif » repose sur une dimension soulignée par Modak et Palazzo (2002) dans leur étude sur les différents modèles de paternité. Ces deux auteures développent l’idée selon laquelle le terme « exclusif » met en avant une mise à l’écart volontaire de la mère par le père. Dès lors, reprendre ce qualificatif dans notre recherche, c’était s’inscrire dans l’idée selon laquelle le parent « solo strict » mettait volontairement à distance le parent « non-gardien », ce qui n’est pas le cas dans le corpus enquêté. Le qualificatif « strict » a donc été préféré, illustrant davantage la dimension solitaire de cette parentalité, sans accentuer sa dimension volontaire de la part du parent « gardien ».

Résultats

Devenir parent solo : des conditions d’entrée variées

Quand on rencontre des parents solos, un premier élément ressort : la variété des trajectoires ayant mené ces parents (hommes et femmes) à la parentalité solo.

Une configuration plus « choisie » pour les femmes ?

La modalité d’entrée en parentalité solo semble plus « choisie » chez les mères. Cette surreprésentation peut s’expliquer par un fait biologique : les mères peuvent avoir un enfant seule selon plusieurs modalités (relation de passage, PMA, insémination, adoption, etc.), d’autre part, les femmes sont plus souvent à l’initiative de la séparation et/ou du divorce (Singly, 2011). Les situations ayant conduit à la parentalité solo féminine sont variées (pas de mise en couple, séparation, divorce, veuvage, etc.).

Les mères solos rencontrées sont principalement devenues solos suite à une séparation (20 sur 36). Cette modalité est la plus fréquente sur le territoire national, puisque « parmi les familles monoparentales avec au moins un enfant mineur, 79 % sont issues d’une séparation » (Buisson et al., 2015 : 2). Les séparations pendant la grossesse sont également nombreuses, elles représentent 60 % des cas de séparation des mères rencontrées. Dans notre corpus, la deuxième situation la plus courante conduisant à la parentalité solo féminine est celle qui suit un divorce (15 mères sur 36). Pour une mère, cette situation s’est produite en raison d’un veuvage.  

Ces circonstances d’entrées, associées à l’âge et au diplôme, impactent la vie quotidienne de ces mères solos et leur articulation vie familiale/vie professionnelle. Les études menées sur les familles dites « monoparentales » soulignent l’importance du diplôme. Ainsi, « les femmes n’ayant aucun diplôme et, dans une moindre mesure, celles ayant au maximum un brevet d’études professionnelles (BEP), vivent depuis plus longtemps en famille monoparentale que les titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme de l’enseignement supérieur » (Buisson et al., 2015 : 3).

Une situation plus « subie » pour les hommes ?

Contrairement aux mères solos, les pères semblent avoir davantage subi la situation de parentalité solo (Piesen, 2016). « En 2011, les hommes représentent 15 % des parents de famille monoparentale. En moyenne, ils sont dans cette situation depuis 4,2 ans contre 5,6 pour les femmes. 53 % des pères de famille monoparentale le sont depuis moins de trois ans alors que c’est le cas de 40 % des mères » (Buisson et al., 2015 : 4). Sur les 18 pères solos rencontrés, l’entrée en parentalité solo est variée : divorce, veuvage, abandon du domicile familial, le plus souvent à l’initiative de la mère. Aucun des pères rencontrés ne s’est retrouvé en situation de parent solo à la naissance de son enfant. Ainsi, neuf des dix-huit pères rencontrés étaient divorcés, huit étaient séparés et un était veuf.

Seuls deux pères ont déclaré que l’attribution de la garde s’était déroulée dans de « bonnes » conditions.

Le registre de la mère défaillante ou « insuffisamment » investie est souligné par la plupart des pères. Le père apparaît alors comme le plus qualifié pour assurer la fonction de « bon » parent qui va désormais s’occuper au quotidien de son enfant (Martin, 2014).

Sans obligatoirement dénigrer les compétences maternelles de leur ex-conjointe, certains pères avancent leur plus grande compétence dans l’organisation quotidienne d’une « bonne » vie familiale (Le Pape, 2014), telle que la préparation de repas équilibrés, l’importance de coucher l’enfant à un horaire raisonnable et adapté à son âge, la vérification des devoirs, l’hygiène corporelle, etc. L’enquête menée par le Collectif Onze en 2013, souligne que « la résidence socialement “inversée” passe alors par une nécessaire disqualification de la mère, qui se trouve judiciairement déchue de ses prérogatives sur les enfants, tandis que, parfois, s’effectue symétriquement la requalification d’un père meilleur éducateur – ou en tous cas “moins mauvais” éducateur que la mère » (p.199).

En conclusion, les modalités d’entrée en parentalité solo sont variées et marquées en termes de genre. Si les femmes sont très majoritairement à l’initiative de la rupture, les hommes quant à eux, subissent cette parentalité solo.

L’entrée en parentalité solo comme moment de redéfinition des temps et des espaces de l’intimité conjugale et familiale

Une intimité familiale à repenser et à redéfinir

Suite à leur entrée en parentalité solo, les pères et les mères ont adapté leurs rapports au temps et à l’espace (Martin, 2001). En effet, la nouvelle configuration familiale bouscule le rythme établi auparavant. Désormais, la notion de temps n’est plus appréhendée de la même manière par les parents (Smyth, 2005). Selon Smyth (2005) qui a travaillé sur les perceptions du temps suite aux séparations et les différentes façons de le repenser, « these data suggest that is not so much respondent’s gender that predicts attitudes to 50/50 but parent’s residence status (resident or not resident) » (p. 7). Malgré l’importance du statut du parent dans la perception du temps, il faut souligner la dimension genrée des perceptions temporelles. Ainsi, « most studies show that a chasm often exists between women’s and men’s experience of time at home with children (Thompson and Walker, 1991) » (ibid., p. 8). Cette dimension genrée est à mettre en regard avec la répartition des temps autour de l’enfant avant la parentalité solo. Certains parents peu investis en termes de temps avant la séparation peuvent, suite à celle-ci, décider d’opérer un changement dans leurs pratiques parentales en consacrant davantage de temps à leur famille et à l’enfant. Cette situation, plus souvent masculine, peut induire une incompréhension, voire une désapprobation de la part des mères, qui ne comprennent pas ce subit souhait d’investissement auprès de l’enfant (Smyth, 2005).

La création de rituels

Certains parents ont modifié leur rapport au temps en créant ce qu’ils appellent des rituels. Ceux-ci ont pour objectif de donner à l’enfant de nouveaux repères, qui peuvent s’inscrire dans différents types de contenus et prendre des formes variées. Des rituels ont pour objectif un moment de détente commun, alors que d’autres visent à répondre à un besoin spécifique, comme celui de verbaliser à propos de leur situation familiale par exemple.

« Il y a des choses que j’aime bien regarder et que je ne veux pas louper non plus. Après on a quelques émissions en commun. Ça nous réunit toutes les trois, sur l’ordinateur on peut voter, on le fait et c’est sympa. » (Anaïs, 50 ans, 2 F, 14, 12 ans)

Dans l’organisation de cette mère, les soirées se dessinent selon les envies de chacune. Un moment commun se renouvelle toutes les semaines, une émission de télé-crochet pendant laquelle les deux générations se retrouvent pour la soirée. Au-delà du simple visionnage de l’émission, cette mère et ses deux filles votent également pour leur candidat(e) préféré(e). Ce temps commun n’est pas uniquement fondé sur une activité « passive » (le fait de regarder la télévision), il s’agit également de « sauver » un candidat, et donc de présenter ses arguments.

Pour d’autres parents, le rituel peut avoir un objectif moins récréatif.

« J’ai fait ça tout de suite après que leur maman soit partie. J’appelais ça “nos confidences”. J’avais dit “on va faire un jeu, chaque soir on va se donner une confidence”, donc ça c’était avec la petite, et on a fait ça pendant quelques semaines, quelques mois. Elle aimait beaucoup, et mon but à moi était qu’elle verbalise. » (Romain, 49 ans, 2 F, 21, 14 ans)

Ce rituel vise à répondre à un besoin spécifique né de la séparation, c’est une invention parentale qui n’existait pas auparavant.

Pour certains, les rituels permettent aussi de se fixer des temps familiaux partagés malgré les aléas du quotidien.

« [Vous arrivez à partager des petits moments avec elle par exemple le soir, vous lui lisez une histoire au moment de la coucher ?] Alors ça fait vraiment partie du rituel. J’essaie vraiment de limiter et de la protéger le plus possible en fait. Donc il y a le petit rituel du soir et le petit rituel du matin, qui ne sont jamais zappés. Le soir, elle me raconte sa journée, on discute, ces moments-là sont vraiment très importants pour toutes les deux je pense, et c’est du temps que je prends quitte à travailler moi, jusqu’à 2h du matin mais ces moments-là, c’est vraiment pour elle… » (Anne, 35 ans, 1 F, 4 ans)

Cette mère a une configuration professionnelle atypique, elle est la seule du corpus à avoir repris ses études suite à sa parentalité solo. Les horaires de sa formation à l’Institut de Formation pour les Soins Infirmiers (IFSI) l’amènent à avoir une organisation quotidienne variable d’une semaine à l’autre selon qu’elle est en stage ou à l’école. Dans ce cas, les rituels reprennent leur fonction première, celle de repères temporels, et rythment le temps familial. Ils s’inscrivent dans une logique de protection de l’enfant face aux aléas des emplois du temps, et de l’instabilité qui peut y être associée.

Le rituel du matin ne se limite pas à la prise du petit-déjeuner en commun. Il recouvre l’habillement et le coiffage de l’enfant. En agissant ainsi, la mère assure son rôle parental et l’affirme vis-à-vis de sa fille et de la nounou. Il en est de même pour le rituel du soir. L’histoire racontée est un prétexte pour partager un moment de discussion.

Qu’il s’agisse de rituels liés à des moments de détente ou des besoins plus spécifiques, il y a un nouvel investissement des parents solos dans les temps familiaux après l’entrée en parentalité solo. Alors qu’ils n’étaient auparavant même pas envisagés, ces rituels sont maintenant élaborés pour remplir une fonction jugée nécessaire.  En effet, « separation may expose what was once experienced as a given : the presence (or a least the availability) of children as part of daily routines of family life » (Smyth, 2005: 8).

Un « nouvel » investissement de certains temps familiaux

Conscients de l’instabilité que la séparation et/ou le divorce ont pu entrainer, les parents solos sont plus attentifs aux différents moments du quotidien et à l’écoute de leur enfant. Le coucher concentre ces craintes parentales. Lorsque l’enfant va se coucher, le parent lui raconte souvent une histoire. À partir d’un certain âge, cette possibilité n’est plus envisageable, il s’agit alors pour les parents solos de développer des stratégies pour démontrer à leur enfant qu’ils restent disponibles et à leur écoute.

« Comme elle est timide, certains soirs, quand sa petite sœur était couchée, je lui disais de venir, et je lui disais que si elle voulait discuter, elle n’hésite pas. » (Anaïs, 50 ans, 2 F, 14, 12 ans)

Prenant en compte les différences d’âge et de tempérament entre ses deux filles, cette mère adapte son comportement parental aux temporalités de ses filles et profite des interstices de la vie familiale (Giraud et Singly, 2012).

Lorsque l’entrée en situation de parentalité solo a succédé à une vie de couple sous tension, elle peut être réinvestie avec plus de plaisir et de légèreté. Chaque moment partagé en famille devient alors un temps d’expression d’une liberté « retrouvée » et d’un moment plus serein.

« [Finalement, vous prenez plus part à une vie familiale maintenant que vous êtes toutes les trois ?] Oui. [Et par exemple le soir, vous prenez plaisir à vous organiser des repas toutes les trois ?] Oh on est toujours toutes les trois pour ainsi dire. » (Océane, 42 ans, 2 F, 17, 14 ans)

Alors que cette mère a passé les deux dernières années de sa vie de couple à mettre en place des stratégies d’évitement pour ne pas être au domicile en même temps que son ex-mari afin de limiter les disputes, elle profite davantage de son « chez soi » depuis qu’il n’est plus là.

Nous observons que ce qui relevait de l'impensé avant l’entrée en parentalité solo devient objet de réflexion. La séparation est en elle-même porteuse d’une attention particulière accordée à l’enfant, et les parents solos mettent en place des stratégies afin qu’ils expriment leurs ressentis.

Il y a également une volonté des parents « d’être dans le moment présent ». Nous reprenons ici l’expression développée par Smyth « being-in-the-moment-time » (2005). Cet auteur souligne la difficulté pour les parents d’être pleinement dans le moment, notamment en raison de la charge mentale que demande la gestion de l’enfant, mais également les autres activités de leur vie quotidienne (travail, amis, entretien de la maison, etc.).

Cet investissement vise également à maintenir l’identité parentale des individus puisque parmi les significations qui peuvent être rattachées au temps, il y a l’idée que :

« Time to develop more closeness with a child ; time to continue or generate an intimate satisfying relationship ; time to-strengthen, enhance or even maintain one’s identity as a « father » or mother » ? » (Smyth, 2005 : 9).

Cependant, étant le seul parent quotidien, les parents solos ne souhaitent pas devenir le père ou la mère quotidien(ne) qui punit face aux « mamans/papas du dimanche ». L’expression « papas du dimanche » qui est ici « neutralisée », désigne habituellement les pères qui ont un droit de visite et d’hébergement classique auprès de leur enfant. Ces derniers, appelés également « Disneyland dads » (Stewart, 1999) et présentés comme peu autoritaires, essaient d’optimiser le (peu de) temps qu’ils passent avec leur enfant. Pour ces pères qui n’ont plus la possibilité d’exercer leur paternité au quotidien, chaque moment passé avec leur(s) enfant(s) devient un moment à « réussir à tout prix ». Il faut que l’enfant soit satisfait du temps passé avec son père, qu’il ne reste pas plusieurs jours avec une « mauvaise impression ». L’idée pour les parents solos est de trouver le « bon » équilibre dans les temps partagés avec l’enfant. Cet équilibre est d’autant plus réalisable lorsque les parents solos bénéficient de temps variés, ce que Smith (2005) qualifie de « range of time-space experiences » (p. 9).

Bien que ces parents évoquent le plaisir qu’ils éprouvent à partager ces moments avec leur enfant, nombreux sont ceux qui expriment les difficultés à « trouver » du temps personnel pour envisager ces temps.

Comment articuler intimité familiale et conjugale ?

Un inégal partage des temps ?

Lorsqu’on s’interroge sur les questions d’intimité ressort la notion d’espace, comme nous avons pu le voir précédemment, mais également celle du temps personnel pour accéder à une intimité. Or, ce temps disponible n’est pas égal entre les différents parents solos. Il existe des inégalités temporelles qui peuvent être liées aux circonstances d’entrée en parentalité solo (séparation, divorce, veuvage) du parent, à son sexe, son âge, celui de l’enfant, son activité professionnelle et ses possibilités de s’appuyer sur son entourage pour le soutenir. Ainsi, les parents solos ont beaucoup moins de temps disponibles pour eux que les parents « non-gardiens ». Cette distinction était déjà soulignée par Smyth (2005) qui indiquait que « after separaion, time can be a lock – and a key. Some resident mothers may be locked into a long periods of time with children with little room for respite and reflection » (p. 10). On retrouve à nouveau la perception genrée qui s’ajoute au statut du parent. Comme le suggèrent les propos de Smyth évoqués au début de son article, il serait pertinent de construire une typologie des différents temps partagés entre parents et enfant. C’est ce que nous avons réalisé à travers la proposition des expressions « solos mixtes » et « solos strictes ». Cependant, malgré cette tentative de typologie, il reste à souligner que les expériences temporelles restent subjectives et mouvantes dans le temps et dans l’espace. Il est essentiel de garder à l’esprit cette notion de « plasticité » des temps (Hachet, 2014).

Dans leur étude sur les familles à Paris, Giraud et Singly (2012) identifient trois sens de la notion de « temps » :

« Les notions de “temps à soi” ou de “temps personnel” sont difficiles à appréhender. Elles renvoient à trois significations différentes. La première est le “reste” du temps, quand on retire de la journée le travail professionnel, le travail domestique et éducatif. […] La deuxième signification est plus subjective : il s’agit des activités que l’individu accomplit à titre personnel, même si elles sont aussi contraintes. …]. Enfin un troisième sens – celui que nous considérons ici – existe : les moments à soi correspondent aux situations pendant lesquelles l’adulte se retrouve sans son conjoint, sans ses enfants. Le principal critère est l’absence de rôle de parent, de conjoint pendant ces moments-là. La femme ou l’homme est délesté provisoirement, et a l’impression de respirer. » (p.129).

Chez les parents solos, plusieurs éléments sont des freins pour s’accorder du temps personnel. Dans le cas de cette mère, c’est un ensemble de facteurs qui l’amènent à faire un bilan mitigé sur le temps personnel dont elle dispose au quotidien.

« J’ai ma mère, j’ai ma sœur aussi qui n’est pas loin et qui habite le quartier. Je lui demande si elle peut s’en occuper un soir, parce que de toutes les façons, pour le moment, il est hors de question que je les laisse toutes seules le soir dans la maison. […] À partir de 15/16 ans peut-être mais là non. » (Anaïs, 50 ans, 2 F, 14, 12 ans)

Le fait d’être une mère de deux collégiennes à 50 ans l’amène à limiter les sorties et donc son temps personnel. La nécessité de devoir faire appel à un(e) baby-sitter apparaît comme un frein. Les sorties sont limitées pour ne pas ternir l’image de la « bonne » mère attentive et disponible pour ses enfants (Martin, 2014).

D’autres parents solos n’envisagent pas de s’accorder du temps personnel parce qu’ils n’ont pas les ressources relationnelles nécessaires à son organisation. Cassandre qui a déménagé avec son fils dans une région qu’elle ne connaissait pas, pour des raisons professionnelles, se trouve dans cette situation. Alors qu’elle est seule au quotidien avec son fils et qu’elle partage son temps entre son activité professionnelle et son enfant, cette mère reconnait que du temps personnel lui serait bénéfique, mais qu’elle ne dispose pas des ressources financières et temporelles lui permettant d’externaliser la garde de son fils. Pour les parents solos qui ne peuvent pas déléguer la garde de leur enfant à un proche ou à un tiers rémunéré, le temps personnel doit alors s’inscrire à l’intérieur du domicile.

« J’essaie de le coucher vers 20h et ensuite ma vie commence, ma vie à moi. C’est vrai que le soir je suis assez crevée donc je suis rarement couchée après 22h30. Donc le temps personnel est rapidement passé. D’autant que la contrainte que j’ai aussi, c’est que je ne connais absolument personne sur Angers, ce n’est pas comme si ma famille pouvait [le garder] éventuellement quand la nourrice est malade ou des amis pour faire tampon et me garder Antonn. » (Cassandre, 27 ans, 1 G, 2 ans)

Bien que le fait d’être « solo mixte » semble être plus aisé à concilier au quotidien, cela ne permet pas forcément au parent solo d’avoir davantage de temps pour lui et son intimité personnelle. Même lorsque les relations entretenues avec l’ex-conjoint sont cordiales, il n’est pas toujours aisé pour le parent « gardien » de faire comprendre à l’autre qu’il pourrait être plus présent et aidant auprès de l’enfant.

« Il m’appelle tous les deux trois jours pour savoir si tout va bien, s’il y a un souci, je l’appelle. Il ne m’aide pas dans le sens où j’aimerais que de temps en temps il me dise “je vais le récupérer à l’école”. Il a des gros horaires mais bon, j’ai aussi un boulot. » (Nawel, 37 ans, 1 G, 4 ans)

Âgée de 37 ans, Nawel cumule un temps plein d’assistante d’éducation et des extras dans la restauration. Le fait que cette mère occupe un emploi précaire au sein de l’Éducation nationale, qui lui permet toutefois d’avoir les vacances scolaires, joue sur la participation de son ex-compagnon dans la prise en charge de leur fils. L’ex-conjoint se montre présent par les nouvelles qu’il demande régulièrement, par son appui moral, mais il n’est pas aidant physiquement. Lorsque cette mère aborde avec lui la nécessité qu’il prenne davantage leur fils avec lui, notamment pendant les vacances afin qu’elle puisse souffler un peu, son ex-conjoint n’est pas réceptif.

Cet exemple remet en question l’idée courante selon laquelle le parent « solo mixte » serait plus disponible que le parent « solo strict ». Si, en théorie, le parent « solo mixte » peut compter sur l’autre parent pour prendre soin de l’enfant, ce partage des responsabilités suscite cependant des négociations, parfois complexes.  Singly et Giraud abordaient déjà cette réalité dans leur étude sur les familles à Paris :

« Les femmes seules avec enfant(s) bénéficient de moments pour elles-mêmes quand les enfants sont avec leur père, qu’il s’agisse de garde alternée ou de weekend. Mais lorsque le père joue peu son rôle, ces femmes sont presque toujours avec eux. Les rares moments personnels correspondent au sommeil des enfants, ou lorsque ces derniers sont occupés par la télévision ou leurs jeux. » (Giraud et Singly, 2012 : 138).

La métaphore de la course contre la montre

Comme le souligne Smyth (2005), « time is a lock and a key » (p. 9). Qu’ils soient « solos stricts » ou « solos mixtes », tous les parents solos déclarent avoir un quotidien très rythmé et minuté, une course contre le temps. Ils cherchent à optimiser leur organisation comme s’ils avaient conscience que les choses à faire n’étaient pas réalisables dans une journée de vingt-quatre heures. La temporalité est accélérée avec l’entrée en parentalité solo. Ce qui pouvait théoriquement être partagé auparavant ne l’est plus. Dès lors, dans un même temps, le parent doit réaliser des activités plus nombreuses, d’où cette impression de concentration du temps.

Alors que cette mère « solo stricte » a un nombre important de tâches à accomplir quotidiennement entre son activité professionnelle et son fils, elle souligne que ce quotidien rythmé est obligatoire. Les parents « solos stricts » n’ont pas le choix.

« Le problème quand on est seule avec un enfant, c’est que le temps qu’on a, on le passe H 24 avec, il y a un temps au travail mais le temps où on est avec lui, avec toutes les tâches qu’on a à faire, j’ai l’impression que je ne profite pas vraiment bien de mon fils, même si je suis avec lui, vu qu’il y a tout à faire. » (Cassandre, 27 ans, 1 G, 2 ans)

Les parents solos qu’ils soient « stricts » ou « mixtes » abordent l’angoisse qu’ils ressentent au quotidien. Ils n’ont jamais l’impression d’être pleinement investis dans leurs activités (Smyth, 2005).

D’autres mères « solos strictes », comme Kheira, déclarent que ce rythme a engendré des angoisses quotidiennes.

« Je prenais le RER A pour aller travailler et je regardais toujours ma montre et c’était un stress permanent avec la garderie, les écoles, la trouille de retrouver ses enfants sur le trottoir parce qu’il y avait la menace, de les retrouver au commissariat “vous viendrez les chercher au commissariat”, tout ce stress permanent et pareil au travail. » (Kheira, 46 ans, 1 F, 16 ans, 1 G, 14 ans)

Réussir à mener toutes ces activités au quotidien, qu’il s’agisse du travail ou des tâches parentales et domestiques relève du défi pour tous les parents solos et encore plus pour les « solos stricts ». La conciliation travail-famille est d’autant plus délicate que l’activité professionnelle a une double signification pour les parents solos : c’est à la fois une bulle d’oxygène pour respirer et sortir de son rôle de parent (Giraud et Singly, 2012), et une nécessité économique. Même si les horaires ne sont pas toujours adaptés à la situation familiale, les parents solos essaient au maximum de répondre aux attentes (Luhmann, 2001) qu’elles soient relatives à leur activité professionnelle ou à leur rôle parental. Selon Luhmann (2001), « les gens sont plus attachés à un contexte social fixé [ici le monde des parents solos], mais doivent avoir accès à tous les sous-systèmes fonctionnels de la société dont ils dépendent simultanément » (p. 28). Luhmann (1990) précise que :

« la théorie des systèmes ne traite pas seulement d’objets déterminés, c’est-à-dire de systèmes, par opposition à d’autres objets. Elle traite du monde comme il est appréhendé au travers d’une différence spécifique, celle du système et de l’environnement. […] Il s’agit d’une théorie du monde qui n’omet rien de ce qui est ; mais il s’agit aussi en même temps d’une distinction bien définie qui exclut qu’on s’occupe d’un nombre infini d’autres distinctions ; ce qui oblige à indiquer chaque fois très précisément quelle est la référence systémique dont on part et ce qui est l’environnement de ce système déterminé » (p. 282).

Comme indiqué précédemment, la plupart des pères sont « solos stricts ». Les circonstances de leur entrée en parentalité solo les amènent parfois à avoir un regard différent de celui des femmes sur le temps et leur organisation familiale quotidienne.

« [Et vous vous organisez comment pour aller les chercher le soir ?] Je les récupère à la garderie à 17h45, on arrive à la maison, je prépare souvent le soir pour le lendemain les repas, et les vêtements sont prêts aussi le soir pour le lendemain matin. » (Alexis, 40 ans, 4 F, 18, 13, 7, 5 ans)

Selon ce père, cette organisation rigoureuse permet une routine qui facilite la réalisation de toutes les activités quotidiennes.

« C’est un sacré rythme, il faut être organisé. Il faut savoir où sont rangés les affaires, les papiers. Il ne faut pas s’amuser le matin à savoir où j’ai mis mes clés, ou mon portable. Donc tout est bien rangé, c’est le cadre comme à l’armée, c’est une organisation mais après ça se passe bien. C’est un rythme à prendre. » (Alexis, 40 ans, 4 F, 18, 13, 7, 5 ans)

Dans le cas de ce père, le bien-être du collectif (au sens de la famille) prime sur l’individuel.

La mise en retrait de l’intimité conjugale

Toutes les mères solos déclarent donner la priorité à leur enfant. La dimension maternelle de leur identité prend le dessus sur la vie professionnelle ou la vie amoureuse.

« [Pour le moment, tu as l’impression de mettre plutôt ton rôle de mère en premier ?] Oui, tout à fait. Que ce soit pour ma vie professionnelle ou pour ma vie sentimentale…Ce n’est pas ce qu’il faudrait non plus. J’en ai parlé avec ma mère, et elle me dit « il ne faut pas non plus que tu oublies que tu n’as que 23 piges et que tu es une jeune femme »…C’est pour ça aussi que je me suis remise un petit peu à sortir et au sport parce qu’il y a eu un moment où je m’étais complètement isolée. (Lucie, 24 ans, 1 G, 2 ans)

L’équilibre est difficile à maintenir pour ces mères solos, partagées entre la volonté d’être présentes et disponibles pour leur enfant et la conscience qu’elles ne peuvent pas et ne « doivent » pas construire un lien trop fusionnel avec l’enfant au risque de « s’oublier » soi-même.

Comme le souligne Guilmaine (2012), cette recherche de performance peut amener à un surmenage, voire à un burn-out et/ou à une dépression, et aller à l’encontre de l’objectif initial recherché : le bien-être de l’enfant. La mise en retrait de la vie sentimentale peut signifier pour le parent un domaine à concilier en moins et donc potentiellement du temps en plus pour les autres sphères, et notamment celle de la parentalité. Il est important de souligner que la parentalité de la génération X n’est plus la même que celle des décennies précédentes. Les évolutions de la deuxième moitié du XXe siècle ont participé à redéfinir les contours de la « bonne » parentalité contemporaine (Martin, 2014). Les parents solos issus de cette génération X, sont davantage axés sur l’enfant et son bien-être que les générations antérieures. La consécration du principe de la coparentalité et l’institution de la résidence alternée en France par la loi du 4 mars 2002, nouvelle réforme du divorce par la loi du 26 mai 2004, soulignent encore cette centralité de l’enfant.

Cette focalisation sur l’enfant et son bien-être conduit certaines mères solos à envisager de se remettre en couple plus tard, lorsque les enfants seront plus âgés et donc plus indépendants.

« [Et vous envisageriez de réhabiter avec quelqu’un ?] J’avoue que maintenant, je suis beaucoup plus contente de rentrer chez moi, je me sens beaucoup plus à l’aise. Après ça dépend de ce qui peut arriver, mais je suis très bien comme ça. Revivre à deux, c’est à nouveau devoir faire des concessions. » (Anaïs, 50 ans, 2 F, 14, 12 ans)

Vivre à nouveau avec quelqu’un serait synonyme de remise en cause de l’équilibre retrouvé suite à l’entrée en parentalité solo, et par conséquent de « prise de risques ».

S’ajoute au « peu » de temps personnel disponible du parent solo, la crainte de ne pas rencontrer « la bonne personne » et par conséquent d’introduire auprès de leur enfant un(e) conjoint(e) qui ne leur conviendrait pas. C’est à nouveau l’équilibre familial qui est interrogé. Le parent solo est dans une logique de protection de son enfant. Ne pas se projeter dans une nouvelle relation, c’est participer au maintien de l’équilibre familial post-séparation et donc au bien-être de l’enfant.

En conclusion, l’entrée en parentalité solo comme moment de redéfinition des temps et des espaces de l’intimité conjugale et familiale permet de relativiser « l’état » de parentalité solo et de souligner la dimension réflexive qui accompagne cette configuration familiale. Bien plus qu’un « état », la parentalité solo semble être un épisode plus ou moins provisoire que de plus en plus d’hommes et de femmes seront amenés à rencontrer au cours de leur vie (Buisson, et al. 2005). L’autre élément fondamental est la remise en cause de l’idée selon laquelle les pères solos se remettraient plus souvent en couple que les mères. Si statistiquement parlant, les hommes se remettent plus rapidement en couple que les femmes, les pères solos (de notre corpus) semblent faire exception. On a pu noter des traits communs dans les discours des mères et des pères tels que le nouveau rapport aux différents temps de la vie familiale, une mise en retrait de la vie amoureuse, et la priorité accordée à l’enfant. L’intérêt familial prime sur les postures individuelles. La vie sentimentale et l’intimité conjugale sont souvent mises en retrait au profit de la vie familiale.

Les territoires mouvants de l’intimité

Pour les familles solos, la question de l’espace est cruciale puisqu’elles sont le plus souvent dans des situations de « surpeuplement » (Chardon et al., 2008). Dans leur article sur les strates de l’intime conjugal, Janne, Reynaert et Lamy-Bergot (2009) soulignent que

« L’intime suppose un état ou une situation qui n’a pas de caractère public, et évoque dès lors d’emblée […] la notion de frontière, que l’on retrouve même matériellement métaphorisée dans la notion de “secret d’alcôve”, l’alcôve délimitant matériellement par une cloison le “dedans” en le distinguant du “dehors” » (p.467).

Des logements aux espaces exigus

Les logements des parents solos sont souvent exigus. Les familles solos vivent plus souvent que les autres dans un logement surpeuplé, 20 % d’entre elles habitent un logement où il manque une ou deux pièces, notamment à Paris (Chardon et al., 2008). Selon Drieux et al. (2016), « la moitié des mères seules vit en logement social, quel que soit le département francilien (contre 30 % pour les pères seuls et 22 % pour les couples avec enfant(s)) » (p.4). Certains parents solos ayant un enfant ou plus à charge habitent dans des studios et utilisent la pièce à vivre comme chambre pour la nuit. Selon un portrait statistique récent, « malgré un accès plus favorable au logement social, plus d’un tiers des mères monoparentales vit dans un logement suroccupé, contre un quart des pères monoparentaux » (Drieux et al., 2016 : 4). C’est notamment le cas de Nawel, qui vit avec son fils de 4 ans dans un studio de trente mètres carrés à Paris.

« Je le couche à 20h30 quoiqu’il arrive, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente. J’ai une machine à faire, étendre le linge, ranger, plier, préparer mes papiers parce que j’ai X Y trucs à faire, c’est même pas du temps de libre, et j’ai une petite demi-heure où je me pose, où je vais parler au téléphone. Lundi, je me suis couchée il était 19h45. J’étais K.O. » (Nawel, 37 ans, 1 G, 4 ans)

Lorsque l’enfant est couché, cette mère solo peut « souffler », mais le « temps libre » n’est pas immédiat puisque le parent a souvent des tâches ménagères à effectuer. Ce n’est qu’après avoir terminé ces activités que, s’il lui reste de l’énergie, il peut prendre du temps personnel.

« Non mais j’arrête de vivre. Une fois qu’il est couché, comme j’ai une seule pièce, une salle de bain normale, donc la télé bien sûr, mais, c’est fini, on ne regarde plus la télé alors que j’adorais la télé quand j’étais jeune. Je ne regarde plus la télé, il regarde un petit dessin animé de temps en temps. J’éteins la télé, je me pose dans mon lit, lui dans le sien. J’attends qu’il s’endorme, une fois qu’il s’est endormi, je me relève si j’ai le courage, je vis dans la salle de bain (rires). » (Nawel, 37 ans, 1 G, 4 ans)

Le studio ayant une cuisine ouverte, cette mère ne peut pas l’utiliser comme espace personnel. C’est donc la salle de bain qui sert de « salon » une fois son fils couché. La fonction de cette pièce change selon la temporalité.

Selon Ramos (2002), « la porte est un élément médiateur entre deux espaces : elle établit à la fois la séparation entre l’espace familial et l’espace individuel et en même temps elle les relie » (p. 52). La salle de bain est la seule pièce du studio qui ait une porte, offrant la possibilité à cette mère de la fermer et de se retrouver dans un lieu clos où elle peut créer son espace personnel en bénéficiant d’une relative intimité. L’étude de Kaufmann sur les portes, verrous et clés, nous éclaire sur l’importance symbolique de la porte comme « frontière ». Selon Kaufmann (1996), « l’action consistant à repousser la porte derrière soi est très souvent chargée d’un sens diffus mais très fort, la fermeture de la porte symbolisant le caractère intime et bien délimité du chez-soi ainsi constitué » (p.282). Pour cette mère, « la porte repoussée délimite et constitue l’intimité », c’est la frontière qui marque le début d’une autre vie, plus personnelle. Laé et Proth (2002) soulignent la difficulté de savoir comment définir les territoires de cette intimité. Ainsi, « la question de savoir où cette frontière [de l’intimité] fait trace est loin d’être simple à résoudre, sinon d’avoir recours à la métaphore de la propriété matérielle, une “extension de soi”, avertit Simmel [1996] ; une simple différence de degré de possession de notre corps, comme “bien premier” dont la violation blesse le “centre du moi” » (Laé et Proth, 2002 : 6).

Des territoires de l’intimité à géométrie variable

La plupart des parents solos parisiens évoquent la difficulté à gérer une promiscuité avec leur enfant. Lorsque les parents se retrouvent seuls avec leur enfant au quotidien, ils n’ont pas toujours la possibilité d’avoir leur propre chambre. Ainsi, « la suroccupation des logements est la plus forte à Paris, pour les familles monoparentales comme pour les autres familles : 49 % des mères monoparentales et 40 % des pères résidant en HLM ont un logement trop petit pour leur famille » (Drieux et al., 2016 : 4). Ce sont souvent les enfants qui occupent la ou les chambres du logement, le parent solo occupant alors la pièce à vivre. Or, pour réaliser des activités personnelles, il faudrait pouvoir bénéficier d’une chambre à soi, « pièce sacrifiée dans nombre de logements où vivent des femmes seules avec leur enfant (Singly, 1998) » (Giraud et Singly, 2012 :138). Malgré cette absence d’espace à soi, Djaoui (2006) souligne :

« Le domicile offre une enveloppe protectrice qui isole. […] Il définit un cadre avec des règles. Ces deux aspects sont nécessaires à la vie de groupe. L’enveloppe isole l’intimité familiale des espaces extérieurs et sert de contenant rendant possible la constitution d’une intimité personnelle (espace de sécurité, de pensée, de rêverie, de liberté, de subjectivité) au bénéfice de chacun [des membres de la famille] » (p.22).

« Je préfère qu’il dorme dans sa chambre, et puis moi [dans le salon] parce que ça me fait plus d’intimité. Mais quelque part, on manque quand même d’intimité parce que parfois je vais me changer dans sa chambre. Et puis si moi, j’ai envie d’aller me reposer, d’être au calme parce qu’il est dans le salon et regarde la télé ou utilise l’ordinateur, ou pour écouter de la musique ou manger, c’est compliqué parce que si je vais me reposer dans sa chambre, et qu’après il a envie d’y aller. » (Nora, 48 ans, 1 G, 13 ans)

Dans ses travaux, Hachet (2014) développe l’idée d’une plasticité du cadre temporel de la résidence alternée en étudiant la manière dont un parent peut entrer dans le territoire de l’autre (autre parent, beau-parent, ou enfant). L’idée est de comprendre comment s’organisent les déplacements au sein d’un même territoire selon les moments de la journée et les acteurs concernés.

« En fait, ça devient très compliqué pour nous parce que je ne cache pas que j’ai envie de partir, de déménager pour avoir quelque chose de plus grand parce que ce n’est pas adapté. À un moment donné Kevin a commencé à piquer sa crise. Il a commencé à me dire « oui, j’en ai marre d’ici, de l’appartement, tu me dis toujours qu’on va déménager mais ça fait des années que tu dis ça. » (Nora, 48 ans, 1 G, 13 ans)

Malgré les demandes, l’accès à un logement social plus grand n’aboutit pas. La promiscuité est difficile à gérer pour cette mère et son fils. Alors que la « transition, moment où les enfants changent de domicile, est également un moment de changement de territoire temporel et exige le passage symbolique d’une frontière » (Hachet, 2014 : 31) dans les situations de résidence alternée, lorsque la résidence est quotidienne, cette frontière est régulièrement franchie par les différents membres de la famille. Le binôme n’a que peu d’espoir de déménager pour un logement plus grand. Comme évoquée précédemment, la suroccupation des logements à Paris est très fréquente pour les familles dites « monoparentales » (Drieux et al., 2016).

Le rapport à l’espace est davantage illustré par les mères qu’elles soient « solos strictes » ou « solos mixtes ». Cela s’explique par différents éléments : les mères solos se retrouvent souvent à entrer en parentalité solo alors qu’elles n’ont pas de ressources financières stables et suffisantes, elles sont souvent plus jeunes que les pères et donc moins installées dans leur(s) activité(s) professionnelle(s), etc. De plus, « les pères seuls sont plus fréquemment propriétaires de leur logement (39,5 %) mais la proximité de Paris et la cherté des logements en petite couronne les contraignent plus souvent que les couples à choisir la location dans le parc privé ou le parc social » (Drieux et al., 2016 : 4). Par ailleurs, « en Seine-Saint-Denis, les mères monoparentales sont moins de 19 % à être propriétaires de leur logement ; c’est 2,5 points de moins qu’à Paris et 7 points de moins que dans la région » (Ibid.).

Ainsi, les pères solos, « stricts » ou « mixtes » sont moins souvent en situation financière précaire que les mères, ce qui leur permet pour la plupart de conserver leur logement ou d’en trouver un dans lequel chacun aura sa chambre.

« J’ai refait tout l’appartement. On a un trois-pièces dans une cité de Montreuil, donc les enfants étaient dans la même chambre et mon ex-épouse et moi avions notre chambre. Dès que j’ai été tout seul avec eux, je leur ai donné ma chambre et je me suis installé dans le salon. Maintenant, ils ont chacun leur chambre et donc leur espace. Ils sont à un âge où ils ont besoin d’intimité. » (Marco, 1 F, 13 ans, 1 G, 10)

Ces changements d’occupation de l’espace font écho à la mise en retrait de la vie sentimentale et de l’intimité amoureuse suite à l’entrée en parentalité solo évoquée plus haut (Dancause, 1993).

L’exiguïté du logement amène souvent les parents à essayer d’optimiser l’espace et de mettre en place des stratégies, notamment en donnant plusieurs fonctions à une même pièce selon le moment de la journée (Garcia Amado, 1989).

Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes intéressés au nouveau rapport que les parents solos entretiennent avec le temps et l’espace suite à la parentalité solo et aux manières dont ces nouvelles relations impactent les frontières de l’intimité familiale et conjugale. Plusieurs éléments ressortent, notamment une évolution similaire des parents solos dans leur rapport au temps et à l’espace. Si certaines distinctions de genre peuvent être soulignées, tous s’accordent sur la mise en retrait de leur potentielle intimité conjugale au profit de l’intimité familiale, plus conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant.

Une accélération du rapport au temps ressort également des entretiens. Qu’il s’agisse de pères ou de mères solos, « stricts » ou « mixtes », tous ont déclaré développer une nouvelle appréhension du temps, notamment une impression de perpétuelle course contre la montre. Il s’agit de s’organiser au mieux pour optimiser le temps dont ils disposent pour remplir leur rôle parental et répondre aux attentes (Luhmann, 2001).

Ce nouveau rapport au temps nous a amenés à nous interroger sur le temps personnel de ces parents solos. Celui-ci varie selon les profils rencontrés et selon les circonstances ayant conduit à la parentalité solo. Ainsi, ce sont moins les différences de genre qui sont ressorties que celle de statuts : parent « gardien » versus « non-gardien », et « solo mixte » versus « solo strict », même si cette deuxième dimension est plus à nuancer comme nous avons pu le noter. Les ressources dont disposent ces parents solos pour obtenir des temps personnels varient également d’un parent à l’autre. Certains bénéficient de ressources relationnelles leur permettant de confier facilement leur enfant à un proche (famille, amis, voisins, etc.), alors que d’autres doivent externaliser cette aide. Au-delà de la disponibilité temporelle nécessaire à la réalisation du temps personnel, le parent doit également avoir les ressources financières lui permettant d’envisager des sorties payantes (un restaurant, cinéma, etc.). Là encore les possibilités financières varient selon le sexe du parent, son statut (« solo mixte » ou « solo strict »), sa situation professionnelle et les circonstances d’entrée en parentalité solo. Ces différences apparaissent, pour quelques-unes d’entre elles, comme une reconduction de certaines inégalités déjà présentes au moment d’entrer dans cette configuration familiale. Ainsi, les pères solos bénéficient de meilleures conditions de vie que les mères solos. Ces variations s’expliquent par des âges et des diplômes différents, mais également des conditions économiques peu comparables. Alors que les mères sont très souvent dans des HLM ou des logements suroccupés à Paris, c’est moins le cas des pères. Bien que les parents solos aient des rapports à l’espace et à l’intimité comparables quel que soit le sexe, ils en ont un accès inégal.

On note également le caractère fluctuant des frontières de l’intimité conjugale selon les disponibilités temporelles et les ressources spatiales et économiques des parents solos. Les espaces réduits des logements induisent des fonctions évolutives des pièces de vie selon le moment de la journée et donc des frontières évolutives et mouvantes. La parentalité solo développe une adaptabilité des territoires de l’intimité familiale et conjugale. Ces derniers sont à géométrie variable selon les temporalités. Il y a des redéfinitions continues entre ces deux formes d’intimité selon l’évolution de la vie familiale. Ces frontières doivent faire sens pour l’ensemble des acteurs concernés (Luhmann, 1982 ; Dancause, 1993) et s’adapter à chaque changement d’acteurs et/ou de temporalité. Bien que ces frontières soient fluctuantes et adaptables, un élément ressort, celui de la mise en retrait de l’intimité conjugale au profit de l’intimité familiale, quel que soit le sexe du parent. Les frontières collectives priment sur les frontières des territoires de l’intimité individuelle, qu’elle soit personnelle ou amoureuse.

Il est important de souligner l’aspect très contextuel de ces données. En effet, les parents solos rencontrés appartiennent à la génération X au sein de laquelle s’est opérée une forte focalisation sur le bien-être de l’enfant. Ainsi, les parents solos de cette génération, contrairement à leurs prédécesseurs, priorisent le bien-être de leur enfant parmi l’ensemble de leurs préoccupations.

Par ailleurs, certains parents solos, parfois isolés ou en proie aux doutes sur certains comportements à adopter avec leur enfant à des périodes spécifiques comme la puberté par exemple, et ne bénéficiant pas d’un entourage qu’ils estiment compétent et/ou disponible, peuvent avoir recours aux nouvelles technologies pour échanger autour de leurs pratiques parentales. Si ces pratiques ne sont pas systématiques, elles ont été évoquées dans certains entretiens par des parents solos en recherche de validation de leurs façons de faire et comportements. Ce sont alors les sites ou les forums consacrés à la parentalité solo qui sont fortement plébiscités pour évoquer les questionnements et les doutes. On peut supposer que l’anonymat des forums, ajouté au fait que tous les parents intervenants soient également solos, participe d’une plus grande liberté de parole, mais également d’une moindre crainte d’être qualifié de « mauvais » parent.