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Au seuil de la nouvelle édition anglophone — longtemps attendue ! — du mythique Saturn and Melancholy, les éditeurs Philippe Despoix et Georges Leroux nous informent que le présent volume, auquel ils ont aussi participé, peut être considéré comme un livre d’accompagnement (companion[1]) de l’opus magnum préparé par Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl. Ce collectif offre en effet un accompagnement fort utile pour comprendre le terreau intellectuel hautement fertile qui a présidé — entre autres — à la conception de cet ouvrage légendaire, et ce, plus particulièrement à l’égard du rôle crucial qu’y a joué Klibansky (dorénavant K.) que nous avons eu la chance d’accueillir à Montréal de 1946 jusqu’à son décès en 2005.

Comme le précisent cependant Despoix, Leroux et Jillian Tomm dans leur introduction, cette entreprise collective n’est pas une hagiographie de l’ex-professeur de logique et de métaphysique de McGill, mais plutôt un portrait de groupe qui cherche à situer K. dans la « Sainte Famille », si j’ose dire, de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek (KWB) fondée à Hambourg par Aby Warburg au début du xxe siècle. Cette publication fait suite à une journée d’études sur la place de K., dans le « réseau Warburg », qui a eu lieu à l’Institut du même nom à Londres en juin 2015. Le volume a cependant fait objet d’un travail d’édition rigoureux qui lui permet de transcender le genre convenu des actes de colloque. Les auteur.e.s y font appel aux ressources méthodologiques combinées de la philosophie et de l’histoire de l’art, des études littéraires et des études classiques, de la bibliographie matérielle et de l’histoire des religions pour tracer la topographie intellectuelle de ce réseau transeuropéen, puis transatlantique dont K. constituait un des pôles essentiels.

La première partie s’intéresse aux figures les plus importantes de ce regroupement — né à la KBW de Hambourg, déplacée à Londres en 1933 sous la pression du nazisme (à l’initiative du jeune K. et d’Edgar Wind) — en portant une attention particulière aux sources manuscrites et imprimées disséminées en trois lieux : au Warburg Institute (WI) bien sûr, dans le Deutschen Literaturarchiv à Marbach (DLM) qui a hérité du fonds Klibansky, ainsi que dans la Raymond KIibansky Collection (RKC) à McGill qui accueille la riche bibliothèque personnelle de K. (laquelle avait fait l’objet d’une magnifique exposition à la BAnQ en 2013[2]). Le souci méthodique accordé ici aux sources matérielles de transmission de la pensée de K. et de ses collègues fait honneur à la démarche de ce « philologue-philosophe », paléographe, codicologue et chercheur infatigable de documents rares et précieux dans toutes les bibliothèques du monde.

Elizabeth Sears se concentre d’abord sur la figure importante de Gertrud Bing (directrice de l’Institut Warburg entre 1955 et 1959) et sur ses relations avec deux amis de jeunesse entrés, comme elle, tôt à la KWB, l’énergique K. et son ami Walter Solmitz, restés tous les deux fidèles au feu initial du projet de Warburg malgré la tangente différente que prendra plus tard l’Institut à Bloomsbury. À partir de la correspondance de K. avec Bing et Saxl (directeur de la Warburg de 1929 à 1948), Martin Treml démontre ensuite l’importance cruciale de l’héritage du judaïsme allemand dans cette aventure intellectuelle, et ce, même si le fondateur de la KWB s’était lui-même distancié de son identité juive. Des passages troublants de lettres concernant des collaborateurs de la KBW devenus des collaborateurs nazis illustrent les enjeux dramatiques de l’identité juive pour ces représentants exemplaires de la pensée judéo-allemande. Graham Whitaker explore, quant à lui, un autre versant du réseau de K., soit celui de ses nouveaux contacts britanniques des années 30 et 40 (des médiévistes surtout), parcours qui témoigne de l’infatigable ténacité du jeune K. qui jouera notamment un rôle central dans l’édition d’un prestigieux Festschrift consacré à Cassirer en 1936[3]. Enfin, Jillian Tomm, codirectrice de ce volume, explore le réseau warburgien à partir d’une série de documents conservés pour la plupart dans la collection RKC : le repérage qu’elle propose, illustré par une douzaine d’images de documents importants (bien que pas toujours parfaitement lisibles), ouvre plusieurs pistes de recherche autant en ce qui concentre les années weimariennes de K. que londoniennes et montréalaises autour de plusieurs figures intellectuelles marquantes et amitiés déterminantes (le cas du professeur de littérature Friedrich Gundolf, proche du poète Stefan George, de Cassirer, de Jaspers et de la veuve de Max Weber, est particulièrement intéressant).

Il importe de s’arrêter plus longuement à la seconde partie de l’ouvrage qui intéressera peut-être davantage les lecteurs de cette revue puisqu’elle traite de la contribution plus proprement philosophique de K. à l’égard surtout de son travail inlassable pour mettre en lumière la continuité de la tradition platonicienne au Moyen Âge, époque généralement mieux connue pour l’héritage aristotélicien qui a marqué la pensée scolastique. Regina Weber, dans un texte bref mais riche, brosse le portrait de l’influence des grands intellectuels juifs allemands (Hoffmann, Cassirer, Saxl) sur K. qui sera lui-même poussé à devenir un outsider, une sorte de « philosophe errant » hautement original dans les marges des approches philosophiques alors dominantes (néokantiennes, existentialistes) qui, selon K., « négligeaient l’histoire ». La comparaison du cercle de Warburg à l’Académie platonicienne de Florence, liant le néoplatonisme de la Renaissance au développement de la notion moderne de liberté — comme l’argumente Cassirer, en 1927, dans son célèbre ouvrage sur cette époque[4] (qu’il dédie à Aby Warburg et en annexe duquel on trouve la première publication de K. à 22 ans) —, permet de mieux comprendre les idées et méthodes de recherche de K. qui le mèneront à faire des découvertes bibliographiques majeures et à remonter la filière platonicienne jusqu’au Moyen Âge (à l’école de Chartres au xiie siècle notamment), fondement de son ambitieux projet de Corpus Platonicum Medii Aevi sur lequel Georges Leroux — avec sa faconde, sa générosité et son érudition habituelles — se penche plus en détail dans la contribution suivante.

Le philosophe montréalais s’intéresse à la série des quatre volumes du Plato Latinus (trois volumes du Plato Arabus ont également été publiés) et, plus spécifiquement, au troisième volume qui contient la traduction latine d’une partie du Parménide accompagnée du monumental Commentaire de Proclus (co-dirigé par K. et son amie L. Labowsky) dont K. avait trouvé — dans un manuscrit de la bibliothèque de N. de Cues — une version latine contenant la dernière partie du Livre VII, absente des originaux grecs et considérée comme perdue jusque-là, alors qu’il s’agirait d’un passage important pour comprendre la perception qu’on avait de Platon au Moyen Âge, ainsi que pour l’histoire de la dialectique. On doit savoir gré à Leroux d’avoir présenté en toute franchise, en dépit de son amitié pour K., les critiques à l’égard de la thèse défendue par ce dernier sur l’importance de la transmission directe des idées platoniciennes au Moyen Âge (on ne trouve effet que cinq occurrences du Parménide de Proclus, et pas beaucoup plus de manuscrits des traductions du Phédon et du Ménon). Seul le Timée — dont on connaît de 138 à 189 manuscrits de la traduction ou du commentaire de Chalcidius — témoigne d’une transmission directe importante, ce qui explique l’importance que lui accordera K. en lui consacrant le quatrième volume (dirigé par J. H. Waszink) de sa série du Plato Latinus.

Par un heureux hasard — qui n’en est sans doute pas un — c’est justement cette question cruciale de la transmission qui fait l’objet du chapitre suivant où Eric Méchoulan propose une réflexion stimulante sur la question de la matérialité de la conception qu’avait K. du procès de la transmission. En effet, l’attention méticuleuse que porte K. au travail des copistes, traducteurs, éditeurs, commentateurs et imprimeurs ayant contribué à la transmission des textes anciens témoignerait d’un souci de l’autre qui permet à Méchoulan de relier ces questions apparemment purement méthodologiques aux travaux plus tardifs de K. sur la tolérance. K. tenterait en effet de recouvrer non pas tant l’authenticité de ce qui a été transmis que de témoigner de l’authenticité de sa transmission en elle-même, comme le montre l’attention qu’il porte à la continuité médiévale des idées platoniciennes sous des formes pas toujours traditionnelles : en marge des milieux universitaires, dans diverses langues et cultures (arabe, byzantine…), dans la littérature, dans les images et les symboles, etc. Cette conception — tout à fait warburgienne — de la transmission n’entraîne cependant pas pour autant un désengagement envers l’établissement rigoureux du texte source chez K. qui défendrait plutôt ce que Méchoulan appelle une « éthique de la lecture », laquelle serait aussi une « éthique de la discussion » inspirée en partie par l’enseignement humaniste de Jaspers et qui se manifestera dans ses nombreux travaux sur la tolérance[5].

La troisième et dernière partie du volume s’intéresse à la généalogie complexe des diverses éditions de Saturne et la mélancolie avec cinq contributions extrêmement instructives malgré leurs inévitables recoupements. La présentation schématique que propose d’entrée de jeu Elisabeth Otto permet d’avoir une très utile vue d’ensemble de cette fascinante aventure éditoriale, du premier article de Karl Giehlow en 1903 sur la gravure de Dürer qui a inspiré les travaux de Warburg jusqu’à l’édition allemande de 1990, en passant par le Dürers ‘Melencolia I’ de Panofsky et Saxl en 1923, l’édition allemande non publiée de 1939 (où K. devait être « collaborateur ») et les éditions augmentées ou remaniées diversement en anglais (1964), puis en italien (1983) et en français (1989) de ce projet en perpétuelle mutation qui a traversé tout le xxe siècle et pour lequel K. a joué un rôle dont l’importance n’a cessé de croître.

La contribution éclairante de Claudia Wedepohl permet d’avoir une meilleure appréhension des origines de cette aventure intellectuelle dans les travaux de l’historien de l’art viennois Giehlow dont l’interprétation de la gravure de Dürer va fortement influencer Warburg et mener, après une série de malheurs (proprement saturniens !) — mort précoce de Giehlow en 1913, problèmes de communication avec sa succession, internement de Warburg, destruction des épreuves du texte de Giehlow après la chute des Habsbourg, etc. —, au livre de 1923 puis, après l’entrée en scène de K. et une série de nouveaux « accidents » de l’histoire — mort de Warburg en 1929, montée du nazisme, exil américain de Panofsky, déménagement de la KBW, conflits entre les trois éditeurs, etc. — à l’édition allemande de 1939 terminée… mais dont les plaques d’impression seront perdues pendant la guerre !

Philippe Despoix, coéditeur de la nouvelle édition du livre en anglais, reprend et poursuit le récit de cette entreprise éditoriale « maudite » (« a cursed business from beginning to end », écrit Labowsky à K. en 1949) dans un texte précis, accompagné d’une dizaine d’illustrations précieuses, qui permet d’avoir aussi une appréhension des enjeux philologiques et philosophiques de ce projet herculéen soumis à l’influence funeste de Saturne connu pour sa propension à retarder tout ce qui est sous sa gouverne. Despoix met notamment en relief la différence entre l’interprétation de Warburg — qui voyait dans la gravure de Dürer une protection (Trostblatt) humaniste contre Saturne — et celle de Panofsky — qui la lit comme un « avertissement » (Warnungsblatt). Grâce à une étude attentive des jeux d’épreuves de l’édition allemande inaboutie de 1939, Despoix met ensuite en lumière ces conflits d’interprétation — et de personnalité — entre les éditeurs, ainsi que les autres enjeux des phases suivantes dont il trace le parcours jusqu’à la première édition complète en anglais en 1964, puis aux éditions subséquentes des années 80 et 90 en Italie, en France et en Allemagne.

Davide Stimilli approfondit de manière brillante la question des enjeux de l’attribution du livre. Panofsky ne sort pas grandi de cette étude, d’autant que sa résistance (jusqu’en 1955) à l’idée d’accorder le plein statut d’auteur à K. trouve des échos dans ses efforts pour effacer la contribution des historiens de l’art viennois Giehlow et Weixlgärtner dans le livre de 1923. L’intérêt de la réflexion de Stimilli réside cependant dans les hypothèses qu’il développe sur la notion même d’auteur en convoquant Burton, Benjamin (lui aussi malmené par Panofsky) et Barthes pour montrer que ce « tissu de citations » à la paternité complexe qu’est Saturne et la mélancolie avait peut-être consacré la « mort de l’auteur » trois ans avant l’épitaphe que lui consacre le penseur structuraliste français…

Enfin, Jean-Philippe Uzel conclut l’ouvrage en suivant à la trace les travaux plus tardifs de K. sur la mélancolie. Uzel montre comment l’approche de K. — toujours en quête de nouvelles sources et perspectives — rappelle davantage la méthode plus ouverte et expérimentale d’un Warburg que celle de l’iconologie panofskyenne qui tentait de fixer la signification des oeuvres selon une logique circulaire dénoncée dès les années 1960 par Carlo Ginzburg. En bouclant ainsi la boucle (infinie ?) de l’interprétation, Uzel rappelle que l’influence du dieu planétaire qui paraît ralentir les projets qui lui sont associés peut aussi les alimenter sur le très long terme, comme en témoigne la nouvelle édition de 2019 de l’ouvrage préparée par Despoix et Leroux plus d’un siècle après le début de cette incroyable aventure intellectuelle.

Dans leur bref Afterword, Despoix et Méchoulan encouragent la poursuite de cette course de fond en identifiant d’autres filons encore peu exploités du réseau Warburg-Klibansky, et ce, tout en mettant en relief ce qui est sans doute la plus grande qualité de cet ouvrage fort bien édité et accompagné d’une très riche bibliographie, de plus de trente illustrations, ainsi que d’un utile index des auteurs. Ce volume très riche propose en effet une forme d’histoire intellectuelle, transdisciplinaire et interculturelle, beaucoup moins centrée sur les individus que sur les interactions de groupe, moins sur les méthodologies que sur leurs transpositions dans de nouveaux contextes géographiques, historiques, culturels, et ce, dans une attention constante et rigoureuse au processus profondément humaniste de la transmission — matérielle et intellectuelle — auquel ce livre apporte lui-même une contribution significative ab effectu.