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1. Introduction

Pour un lecteur qui rechercherait dans l’oeuvre de David Hume des éléments explicatifs des mécanismes décisionnels, la section de la troisième partie du livre I du Traité de la nature humaine qui fait suite aux trois sections sur les probabilités (THN1.3.11-13)[1] et à la section qui abrite la double définition de la cause (THN1.3.14), la section 15 consacrée aux « règles par lesquelles juger des causes et des effets », paraîtra rétrospectivement décevante. Là où on attendait un ensemble d’énoncés permettant de contenir le scepticisme prêté à Hume, de le rendre vivable, on rencontre une succession d’injonctions assez fades qui convainc qu’en dépit de sa puissance argumentative le Traité, par endroits, avait assez mal vieilli et méritait une lecture plus indulgente. Après tout, pourquoi pas ? Les « règles » de la section 15 sont loin d’avoir suscité l’enthousiasme : même si la littérature secondaire y a parfois reconnu la source d’une interprétation de la cause à travers une théorie de la régularité (T. Beauchamp et A. Rosenberg 1981), elle se contente le plus souvent de les rappeler et, au mieux, de les énumérer, si bien que leur mise en perspective historique par D. F. et M. J. Norton dans les matériaux qu’il joint à son édition critique du Traité (D. F. et M. J. Norton 2007 : 768-769) semble être la plus grande concession que puisse leur accorder une attention érudite.

Cet article adopte pourtant un parti pris inverse et s’efforce de montrer que les règles de la section 15 valent moins pour elles-mêmes, pour l’expression qui leur est donnée dans le Traité, que pour l’architecture dans laquelle elles s’insèrent. Une architecture dont l’objet est de faire comprendre, avec le philosophe que décrit Hume et qu’il compare volontiers au vulgaire, comment nous pouvons faire de notre raison le meilleur usage possible.

Ce meilleur usage procède de l’idée selon laquelle l’utilisation de règles générales pour produire des règles inductives ne suffit pas. Il faut encore un retour de la raison sur elle-même, un dispositif par lequel elle se contrôlerait : c’est le rôle que jouent les règles introduites dans la section 15, portées par le personnage emblématique du philosophe. Ce personnage, chez Hume, mérite une attention particulière. Au premier abord, il est multiple et recouvre les figures les plus diverses qui, si l’on s’en tient à la philosophie de la connaissance, voient leurs positions discutées dans la partie 4 du livre I du Traité ou font l’objet de regroupements dans les Essais, opposant typiquement, selon les titres des essais concernés, l’Épicurien, le Stoïque, le Platonicien et le Sceptique, sans que les positions d’aucun de ceux-ci (y compris le Sceptique[2]) se laissent réduire à celle de Hume. Si bien que le « philosophe » auquel nous nous référons ici n’est que l’une de ces figures : celle du « vrai » philosophe, dans laquelle Hume se retrouve manifestement, qui emprunte parfois l’habit d’un artisan-horloger (THN1.3.12.5) ou d’un homme sage (THN1.3.13.12 ; EHU10.1.4) et que, dans la partie 4 du livre I du Traité, il oppose à la fois à la « fausse » philosophie et au vulgaire :

En considérant ce sujet, nous pouvons observer une gradation de trois opinions qui s’élèvent l’une au-dessus de l’autre, selon que les personnes qui les conçoivent acquièrent de nouveaux degrés de raison et de connaissance. Ces opinions sont celle du vulgaire, celle de la fausse philosophie et celle de la vraie

THN1.4.3.9

De sorte que lorsque Hume discute, par exemple, les différentes variantes des probabilités « non philosophiques » (THN1.3.13) qui représentent autant de manières d’échapper aux « règles par lesquelles juger des causes et des effets », c’est la « vraie » philosophie qui donne sens à l’épithète. Et lorsque, dans les exemples qui suivront et illustrent la diversité de nos attitudes vis-à-vis des règles générales, il oppose le philosophe au vulgaire, c’est encore de ce « vrai » philosophe, qui lui ressemble tant, qu’il s’agit.

Le point de départ de cette investigation sur les règles générales est familier : il réside dans l’argumentation bien connue du livre I du Traité qui, d’un côté, montre qu’il serait illusoire de chercher à fonder en raison l’inférence inductive, ce qui donne ses meilleures armes au scepticisme radical mais, d’un autre côté, met pourtant à jour les mécanismes émotionnels, les « impressions de réflexion » dans le vocabulaire de Hume, qui nous incitent à entériner le principe d’uniformité de la nature et, tout de même, à accepter l’idée de cette irrépressibilité des inférences inductives (section 2).

C’est ce même caractère d’irrépressibilité des inférences inductives qui fait apparaître qu’elles ne se suffisent pas à elles-mêmes à travers leur simple existence et que leur hiérarchisation s’impose. En empruntant l’expression à Charles Peirce, nous désignerons comme « inférences abductives » ces inférences qui dominent les autres inférences possibles[3]. À défaut d’être fondées en raison, les inférences abductives caractérisent les processus mentaux de ce personnage que Hume désigne comme le « vrai » philosophe et représentent des inférences efficaces (voir infra note 14, p. 202) au regard d’une double origine : une origine émotionnelle, qui répond au malaise éprouvé face à l’éventualité d’une faille dans l’uniformité de la nature, et une origine cognitive, qui contient les possibles débordements de l’imagination sur le jugement (section 3).

Hume désigne sous le nom de « règles générales » le dispositif voué à traiter les inefficacités d’origines émotionnelle et cognitive. Un consensus grandissant depuis quelques décennies dans la littérature tant francophone  (G. Deleuze 1953, A. L. Leroy 1953) qu’anglophone (Th. Hearn 1970) fait apparaître à la base de ce dispositif la distinction entre deux sortes de règles, les unes extensives et les autres correctives. La mise en oeuvre, universelle, des règles extensives ne permet pas de réaliser des inférences abductives. En revanche, ce sont elles qui permettent d’aller au-delà de la seule réalisation d’une expérience singulière pour en dériver une inférence inductive dont la portée est plus large. Les huit règles correctives décrites dans le Traité (THN1.3.15) ont pour effet de contrôler et de rectifier ce que nous réalisons en utilisant les seules règles extensives, de façon à éliminer les inefficacités d’origines émotionnelle et cognitive et à réaliser des inférences abductives (section 4).

Enfin, nous concluons en revenant sur ce qui différencie le philosophe et le vulgaire — la capacité de traiter les manifestations des inefficacités. Celles-ci sont illustrées par la « contingence de la cause » pour les inefficacités d’origine émotionnelle, par le « préjugé » et les « causes superflues » pour les inefficacités d’origine cognitive. Le philosophe, tel que Hume le présente, est celui qui saura, mieux que le vulgaire, écarter la contingence des causes, les préjugés et les causes superflues. Ce sera l’horloger, face au paysan, pour comprendre pourquoi une montre, parfois, ne fonctionne pas (THN13.12.5). Simplement en se soumettant aux règles correctives. Très peu de chose, mais qui font que le philosophe a un peu plus raison que le vulgaire (section 5).

2. La raison de l’inférence inductive

Une lecture rapide du premier livre du Traité de la nature humaine comme de l’Enquête sur l’entendement humain suggère la possibilité, dans l’oeuvre de David Hume, d’un investissement de la raison dans deux types de relations dites « philosophiques[4] » : les relations d’idées et les relations de faits[5]. Ce qui justifie cette appréciation, c’est que dans l’un et l’autre cas il s’agit de distinguer le vrai du faux : que ce soit à travers la démonstration, à l’oeuvre dans ces relations d’idées qu’il désigne comme « proportion de quantité et de nombre », ou à travers la preuve qui sous-tend ces relations de faits dites de « causalité[6] ».

Se tenir à ce rapprochement conduirait cependant à ignorer une différence de nature entre la démonstration et la preuve à l’établissement de laquelle nous conduit la causalité : là où la première semble se suffire à elle-même en ce qu’elle constitue une connaissance certaine, dont on ne peut concevoir qu’elle soit fausse, la seconde demande encore à être fondée. Hume rappelle que ce fondement ne saurait être d’ordre déductif — c’est-à-dire relevant des relations d’idées :

Il n’y a pas d’objet qui implique l’existence d’un autre, si nous considérons ces objets en eux-mêmes et ne regardons pas au-delà des idées que nous en formons. Une telle inférence équivaudrait à une connaissance [certaine] et impliquerait qu’il y eût contradiction et impossibilité absolues à concevoir quoi que ce fût de différent

THN1.3.6.1

Il reste alors à explorer la voie portée par la causalité comme relation de faits, représentée par ce que l’on appelle aujourd’hui « inférence inductive ».

2.1. La question du fondement en raison de l’inférence inductive

On sait que la critique humienne de l’inférence inductive constitue un thème majeur du livre I du Traité, repris dans l’Abrégé puis dans l’Enquête sur l’entendement humain. Une représentation, aujourd’hui couramment admise, en fait apparaître l’architecture sous forme d’un graphe décrivant la structure argumentative construite à partir de l’articulation entre les propositions établies tout au long de la troisième partie du livre I du Traité (voir, au sein d’une abondante littérature, D. Stove 1965 : 194sqq., J. L. Mackie 1974 : 6-11, Y. Michaud 1983 : 164-8) ou, de façon plus concise, dans la quatrième section de l’Enquête. Le point essentiel de l’analyse de Hume peut être restitué de la manière suivante :

L’inférence inductive consiste à prédire un fait à venir non observé à partir d’un fait observé. Sa justification s’appuie sur l’argument selon lequel la répétition passée de la conjonction entre le fait observé et le fait non observé (l’expérience) explique que les occurrences futures du fait observé soient suivies du fait non observé :

C’est donc par l’expérience seulement que nous pouvons inférer l’existence d’un objet de celle d’un autre. La nature de l’expérience est la suivante. Nous nous souvenons d’avoir eu des exemples fréquents de l’existence d’une espèce d’objets ; et nous nous souvenons aussi que des objets individuels d’une autre espèce les ont toujours accompagnés et ont existé suivant un ordre régulier de contiguïté et de succession par rapport à eux. […] Nous rappelons pareillement à l’esprit leur conjonction constante dans tous les cas passés. Sans autre cérémonie, nous nommons l’un cause et l’autre effet, et de l’existence de l’un, nous inférons celle de l’autre

THN1.3.6.2

Cependant, cette explication par l’expérience repose sur l’idée selon laquelle ce qui a été, sera — l’uniformité de la nature. L’Abrégé le rappelle de manière synthétique :

[T]ous les raisonnements tirés de l’expérience sont fondés sur la supposition que le cours de la nature continuera en étant uniformément le même. Nous concluons que des causes semblables, dans des circonstances semblables, produiront toujours des effets semblables

ATHN13

Fonder en raison l’inférence inductive revient alors à montrer qu’un principe, celui de l’uniformité de la nature, est lui-même fondé en raison :

Si la raison nous déterminait, elle procéderait d’après le principe que les cas dont nous n’avons pas eu d’expérience doivent ressembler à ceux dont nous avons eu l’expérience, et que le cours de la nature demeure toujours uniformément identique

THN1.3.6.4

Or, Hume montre que cette uniformité de la nature ne peut être établie ni de manière déductive, ni de manière inductive :

  1. L’uniformité de la nature ne peut être établie de manière déductive par la démonstration, puisque nous pouvons concevoir que la conjonction entre le fait observé et le fait non observé ne se reproduit pas, sans pour autant que ce soit contradictoire :

    [I]l ne peut y avoir d’arguments démonstratifs prouvant que les cas dont nous n’avons pas eu d’expérience ressemblent à ceux dont nous avons eu l’expérience. […] [N]ous pouvons concevoir un changement dans le cours de la nature, ce qui suffit à prouver qu’un tel changement n’est pas absolument impossible

    THN1.3.6.5 ; voir aussi EHU 4.2.18

    L’argument est repris dans l’Abrégé :

    Il est évident qu’Adam, avec toute sa science, n’aurait jamais été capable de démontrer que le cours de la nature doit continuer d’être uniformément le même et que le futur doit être en conformité avec le passé

    ATHN14
  2. Elle ne peut, non plus, être établie de manière inductive, puisque cela supposerait que l’expérience constitue un argument permettant de justifier l’uniformité de la nature, c’est-à-dire qu’un effet soit sa propre cause — ce qui serait, là encore, contradictoire :

    Le même principe, écrit Hume, ne peut être à la fois la cause et l’effet d’un autre

    THN13.6.7 ; voir aussi EHU 4.2.18

    L’Abrégé développe l’argument de la façon suivante :

    Mieux ! J’irai plus loin et j’affirmerai qu’Adam ne pouvait pas même prouver par aucun argument probable que le futur doit être en conformité avec le passé. Tous les arguments probables sont construits sur la supposition qu’existe cette conformité entre le futur et le passé ; ils ne sauraient donc en aucune manière la prouver

    ATHN : 14

L’inférence inductive n’est donc pas fondée en raison, ni d’un point de vue déductif, ni d’un point de vue inductif.

Le consensus relatif autour de l’absence de fondements en raison de l’inférence inductive recouvre toutefois d’importantes divergences. Malgré la diversité des analyses, celles-ci peuvent être regroupées en relation avec la manière dont elles considèrent le scepticisme prêté à Hume : le scepticisme radical ; l’antirationalisme ; l’élaboration positive.

Le scepticisme radical, comme prolongement de l’impossibilité de justifier rationnellement l’inférence inductive, représente vraisemblablement l’interprétation la plus ancienne et la mieux assise. Elle constitue une position moins revendiquée par Hume que prêtée à lui-même par ses premiers adversaires lecteurs du Traité. On la retrouve ainsi dans le montage de citations réalisé par William Wishart afin de compromettre la candidature de Hume à l’Université d’Édimbourg dans les années 1744-1745. Et c’est à cette interprétation de son oeuvre que Hume répond dans la Lettre à un ami. Si l’on suit E. Mossner (1980 : 299sqq.), on la rencontre vingt ans plus tard dans l’Enquête sur l’esprit humain de Thomas Reid (1764), où ce dernier pense réfuter le scepticisme humien. Les dénégations de Hume, victime du « zèle bigot » (EHU Advertisement) de ses contemporains et contraint par ses propres ambitions universitaires, sa revendication d’un « scepticisme mitigé » (EHU12.3.1) en réaction à ce même scepticisme radical (L. Jaffro 2011) semblèrent, au contraire, convaincre le lecteur que tel était bien le fond de sa pensée. De sorte qu’elle constitue le défi que J. M. Keynes (1921) essaya de relever et que F. Ramsey (1926) jugeait indépassable. On la retrouve dans des interprétations plus récentes, comme celles d’Y. Michaud (1983) ou de R. Fogelin (1985). En même temps qu’est rappelée l’impossibilité d’accorder un fondement rationnel à l’inférence causale, c’est sa valeur qui se trouve remise en question, et c’est le rôle des mécanismes psychologiques par lesquels Hume en expliquerait l’existence qui est habituellement minoré.

L’identification d’un scepticisme radical chez Hume a pu, chez ses commentateurs du xxe siècle, se révéler aussi peu charitable à l’égard du projet humien que ce fut le cas chez les premiers lecteurs du Traité : D. Stove (1973) prête ainsi à Hume une utilisation défectueuse du faillibilisme inductif — selon lequel aucun argument inductif ne peut rendre une conclusion certaine — pour parvenir à un scepticisme inductif — selon lequel aucun argument inductif ne peut accroître la probabilité d’une conclusion.

D’autres travaux (A. Flew 1961, T. Beauchamp et A. Rosenberg 1981, ou A. Baier 1991) ont placé l’accent sur l’anti-déductivisme de Hume, dont l’objet aurait alors été de montrer en priorité que les prédictions relatives aux faits ne pouvaient être obtenues à l’aide d’une argumentation déductive. Le scepticisme de Hume n’en est pas pour autant remis en question, mais son objet se trouve circonscrit : en se limitant à la raison démonstrative, il confirme le caractère définitif du clivage entre les propositions relatives aux idées et les propositions relatives aux faits. Cette interprétation permettrait de reconnaître chez Hume l’origine d’un antirationalisme que l’on rencontrera, par exemple, au sein du Cercle de Vienne, selon lequel une proposition synthétique a priori relèverait de la métaphysique et ne pourrait faire l’objet d’une connaissance scientifique.

Enfin, sans nécessairement revenir sur le scepticisme humien en ce qu’il concerne les explications tant déductives qu’inductives de l’inférence inductive, certaines contributions invitent à abandonner le point de vue illustré par Y. Michaud, selon lequel la démarche de Hume se révélerait « sans point fixe » (Michaud 1983 : 272). C’est au contraire un point fixe qu’elles recherchent et qu’elles trouvent dans le naturalisme ou dans le sentimentalisme de la tradition écossaise pour y voir la manifestation d’une élaboration positive. Leur origine commune, au moins dans la littérature anglo-saxonne, peut être rapportée à la publication de l’ouvrage de N. Kemp Smith (1941) qui, en discernant dans l’oeuvre de Hume les traces de l’influence décisive de F. Hutcheson, invite à promouvoir une interprétation sentimentaliste du Traité, par laquelle notre sens moral ou nos jugements esthétiques ne reposent ni sur la raison ni sur l’expérience, mais sur nos sentiments. Ce sentimentalisme n’est pas toujours aussi affirmé chez des auteurs plus récents (D. Garrett 1997, J.-P. Cléro 1998, H. O. Mounce 1999 ou H. Noonan 1999) qui ont cependant en commun de placer l’accent sur le projet d’une « science de l’homme », que Hume appelait de ses voeux dans l’introduction du Traité.

Il est remarquable que ces interprétations ne s’excluent pas nécessairement. En particulier, ce que l’on a nommé « élaboration positive » se retrouve alors même que les interprétations habituellement retenues privilégient le scepticisme radical ou l’anti-rationalisme. La démarche de J. M. Keynes dans le Traité des probabilités, qu’il publie en 1921 dans le prolongement de sa thèse, est à cet égard tout à fait exemplaire, au point de constituer ce que l’on pourrait reconnaître comme une réponse humienne au scepticisme de Hume. On peut identifier dans l’itinéraire intellectuel de Keynes (D. Andrews 1999) un changement de perspective entre la tentative de relever le défi de l’inductivisme sceptique dans le Traitédes probabilités et le ralliement à la position qu’il prête à Hume. Comme l’ont reconnu de nombreux commentateurs (voir ainsi J. Klant 1985 ; B. Bateman 1987 ; R. O’Donnel 1989 ; J.-M. Ponsonnet 1997 ; D. Andrews 1999) et en dépit de quelques réserves de circonstance[7], la dette intellectuelle de Keynes à l’égard de son prédécesseur est incontestable[8].

Dans le Traité des probabilités, Keynes lit le livre I et l’Enquête à travers la grille de lecture, alors dominante sinon exclusive, d’un scepticisme radical qui n’épargnera pas non plus F. Ramsey (1926 : 196-7), aussi critique fût-il à l’endroit des thèses développées par son aîné. L’enjeu réside dans ce constat bien connu de Hume :

De la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée nouvelle et originale, comme celle de connexion nécessaire ; et le nombre d’impressions n’a, dans ce cas, pas plus d’effets que si nous nous en tenions à une seule

THN 1.3.6.3

C’est effectivement ce défi que Keynes s’efforce de relever afin de fournir à l’inférence inductive les fondements qui lui auraient fait défaut. Pourtant, la distance entre Hume et Keynes en 1921 est encore plus réduite que celle que suggère une réponse alternative à une question commune. D’une manière générale, on peut ainsi soutenir que l’écart que Keynes essaie de réduire entre Hume et lui-même en proposant une issue au scepticisme radical relève des élaborations positives où Hume inscrivait sa propre démarche.

Cette parenté de démarche que l’on reconnaît rétrospectivement entre Hume et Keynes est encore confirmée par des proximités plus analytiques. On relèvera ainsi que, de la même façon que Hume, Keynes (1921 : 242) reprend sous le nom d’« induction pure » l’argument de son prédécesseur selon lequel la répétition d’expériences absolument identiques et conduisant au même résultat ne saurait renforcer la conclusion que nous aurions tirée de la première expérience. Comme Hume encore, dans la section du Traité consacrée à l’établissement des « règles par lesquelles juger des causes et des effets » (THN1.3.15), il recherche la méthodologie permettant de valider les régularités issues de l’expérience, et la découvre dans l’« analogie négative » (Keynes 1921 : 243). Cette dernière, qui désigne des différences non essentielles entre les expériences[9] est approchée par Hume d’abord à travers sa compréhension de la relation de ressemblance, qui traduit la présence d’éléments hétérogènes pourtant traités de façon identique[10] ; ensuite, dans l’énoncé de règles méthodologiques concernant la relation de causalité (THN1.3.15) ; enfin, dans la référence à « l’opération secrète de causes contraires » (THN1.3.12.5). Ce que, par la suite, Keynes appelle « induction universelle » et « corrélation inductive » (Keynes 1921 : 244) recouvre ce que Hume nomme « preuve » et « probabilité ». Si bien que là où Hume cherche à identifier ce qui fonde la croyance qui nous permet de souscrire à une inférence inductive, Keynes fait émerger le « poids d’un raisonnement » dans une inférence inductive.

2.2. Prendre au sérieux l’inférence inductive : le résultat d’une impression de réflexion

Si à l’instar de Keynes on s’engage dans la voie d’une élaboration positive qui viendrait répondre au scepticisme de Hume, ce qui paraissait d’abord une faiblesse de l’analyse — l’émergence d’une explication cognitive ou psychologique de l’inférence inductive, afin de compenser l’absence de fondements épistémologiques[11] — témoigne désormais de sa fécondité. L’investigation se déplace ainsi de la quête de justifications rationnelles d’une expression de la raison que constituerait l’inférence inductive vers la recherche des conditions de son émergence et de ses manifestations :

À considérer la chose comme il le faut, insiste Hume dans la section consacrée à la “raison des animaux”, la raison n’est qu’un instinct merveilleux et inintelligible présent dans notre âme, qui nous conduit à travers un certain enchaînement d’idées qu’il dote de qualités particulières, en fonction de leurs situations et relations particulières

THN1.3.16.9

La démarche qui, pour certains commentateurs, conduisait au scepticisme radical n’apparaît plus alors comme une remise en question de la valeur des conclusions de l’inférence inductive, mais comme une étape dans la recherche de ce qui la détermine. Une étape qui permet d’abord de comprendre, négativement, ce qui ne nous détermine pas à réaliser des inférences causales : la raison n’est pas son propre motif et l’inférence inductive n’est fondée ni déductivement ni inductivement. Au demeurant, le coût intellectuel de ce résultat négatif est plus réduit qu’on ne l’imaginait : si le principe d’uniformité de la nature sur lequel s’appuie l’inférence inductive avait été établi démonstrativement, il n’y aurait plus lieu de distinguer les relations de fait des relations d’idées ; s’il avait été établi inductivement, la connaissance qui en aurait procédé n’accéderait pas pour cela à la certitude que procure la raison démonstrative. Il n’est donc pas surprenant que, dans la section sur « le scepticisme à l’égard de la raison », Hume affirme son rejet d’un scepticisme radical auquel il avait pourtant donné ses armes les plus offensives :

Si l’on me demandait ici […] si je suis réellement un de ces sceptiques qui soutiennent que tout est incertain et que notre jugement ne possède pour rien aucun critère de vérité et d’erreur, je répondrais que cette question est entièrement superflue et que ni moi, ni personne ne fûmes jamais sincèrement et constamment de cette opinion. La nature, par une nécessité absolue et incontrôlable, nous a déterminés à juger, comme à respirer et à sentir, et nous ne pouvons pas plus nous empêcher de regarder certains objets dans une lumière plus vive et plus pure à cause de leur connexion coutumière avec une impression présente, que nous ne pouvons nous empêcher de penser quand nous sommes éveillés, ou de voir les corps qui nous entourent, si nous tournons nos regards vers eux en plein soleil

THN1.4.1.7

Mieux encore, on peut rappeler la manière dont Hume répond, dans la Lettre à un ami, à l’accusation de scepticisme qui est portée contre lui :

[Le] seul dessein [d’un philosophe qui affecte de douter des maximes de la raison commune], à travers ces doutes, est de rabattre l’orgueil des purs raisonneurs humains en leur montrant que même en ce qui concerne les principes qui semblent les plus clairs et que les instincts naturels les plus forts les contraignent à adopter, ils ne sont pas capables de parvenir à une constance parfaite et à une certitude absolue. Modestie et humilité à l’égard des opérations de nos facultés naturelles, telle est donc la conséquence du scepticisme ; mais pas un doute universel, lequel est impossible à soutenir pour quiconque, et que le premier et le plus trivial accident, au cours de l’existence, vient nécessairement et immédiatement déconcerter et détruire. […] Il est évident qu’un doute aussi extravagant que celui que peut sembler recommander le scepticisme, en détruisant toute chose, en vérité n’en affecte aucune, et que jamais il n’a été destiné à être pris au sérieux

LG21-22

Que la raison ne soit pas fondée en raison ne met alors pas plus en question sa nécessité et son efficacité que, par exemple, la nécessité et l’efficacité de la respiration ou de la vision ne sont remises en question par l’impossibilité de fonder la première, en respiration, et la seconde, en vision. Il est donc d’autant plus aisé d’envisager, positivement cette fois, ce qui détermine cet exercice de la raison que constitue l’inférence causale.

Pour une part, l’argumentation était en place dès la section 6 de la partie 3, où se trouvaient pourtant rassemblées les composantes de la critique opposée à l’inférence inductive, lorsque Hume observait que le mouvement de l’esprit de la cause vers l’effet « n’est pas déterminé par la raison mais par certains principes qui associent l’une avec l’autre les idées de ces objets et qui les unit dans l’imagination » (THN1.3.6.12) — ce qui revient à rappeler que la causalité comme relation philosophique (la causalité qui compare) se fonde sur la causalité comme relation naturelle (la causalité qui associe ; voir supra note 6, p. 193). L’accent se trouve ainsi déplacé vers cette « détermination » qui conduit l’esprit d’un événement mental à un autre. C’est dans la section 14, consacrée à l’idée de connexion nécessaire, que la question reçoit un éclairage nouveau — du moins en ce qui concerne l’intention de Hume :

[A]près une répétition fréquente, je constate qu’à l’apparition de l’un des objets, l’esprit est déterminé par la coutume à considérer son concomitant habituel, et à le considérer sous un jour plus vif en raison de sa relation avec le premier objet. C’est donc cette impression, ou cette détermination, qui me donne l’idée de nécessité

THN1.3.14.1

La question de savoir si cette idée de nécessité dont parle Hume renvoie à une réalité extérieure que nous peinerions à reconnaître a été cruciale dans l’émergence, depuis les années 1990, de cette entreprise de relecture de la théorie de la connaissance de Hume désignée comme le « New Hume » (K. Winkler 1991). Mais on s’attachera plutôt ici au fait que la détermination par la coutume est assimilée par Hume à une impression. Un peu plus loin, d’ailleurs, Hume précise que l’impression dont procède l’idée de nécessité est une « impression de réflexion » (THN1.3.14.22). Cela ne doit pas être sous-estimé : notre engagement dans cette manifestation de la raison que constitue l’inférence inductive ne résulte pas d’un argument que la raison aurait produit, mais d’une impression de réflexion[12].

À ce titre, elle relève du même ordre de perceptions que les passions : elle fonctionne comme une passion — plus précisément, comme un désir. Le « jour plus vif » sous lequel nous considérons l’effet à venir d’une cause que nous observons est celui-là même qui peut nous rendre un objet désirable. Cette intimité du raisonnement inductif et des passions transparaît peut-être plus encore dans la présentation plus synthétique de la première Enquête. Ainsi, lorsque Hume veut illustrer l’absence de fondements rationnels à la formation de l’idée de connexion nécessaire, il évoque « un enfant [qui] a ressenti la sensation de douleur parce qu’il a touché la flamme d’une chandelle » et la mécanique qu’il suggère pour expliquer que cet enfant « aura soin de ne pas placer sa main près d’aucune chandelle » (EHU4.2.23) est de même nature que la double relation qui explique l’émergence ou les transformations des passions indirectes. Ainsi encore, lorsqu’il se soucie d’expliquer la régularité des comportements humains dans la relation entre leurs motifs (les passions) et la volonté, il les rapproche de la relation de cause à effet dans les opérations de la nature :

[L]a conjonction entre les motifs et les actes volontaires est aussi régulière et uniforme que celle qui se trouve entre la cause et l’effet en toute partie de la nature

EHU8.1.16

L’argument peut évidemment être regardé de façon symétrique : c’est la relation de cause à effet — sans doute relative à la nature, mais qui n’en prend pas moins place dans notre esprit — qui obéit aux mêmes principes que ceux qui régissent la détermination passionnelle de l’action. Il faut alors voir dans notre disposition à accepter le principe d’uniformité de la nature l’homologue du principe qui nous incite à écarter cette douleur spécifique que suscite l’incertitude, quand bien même les issues qu’elle propose seraient indifférentes : « des objets peuvent bien en eux-mêmes nous être indifférents, écrit Hume, leur changement n’en crée pas moins en nous un malaise » (THN2.3.10.12). Et c’est l’évitement de ce même malaise qui nous conduit à discipliner notre imagination, à l’empêcher de s’arrêter sur ce que notre raison ne nous interdit pourtant pas de concevoir, mais qui rompt la régularité de la nature. C’est l’évitement d’un malaise, c’est-à-dire cette émotion[13] particulière que constitue pour Hume la passion directe de l’« aversion », un désir en négatif, qui nous conduit à croire que le futur reproduira le passé, justifiant ainsi l’inférence inductive.

3. Avoir vraiment raison : la formation d’inférences abductives

En même temps que la qualité émotionnelle de l’inférence inductive la rend irrépressible et que l’on doit admettre l’impossibilité de ne retenir que celle qui serait fondée en raison, la question de son évaluation devient décisive, comme c’est le cas pour ce que l’on désigne depuis Peirce comme une inférence abductive — au sens d’une inférence qui en viendrait à s’imposer face à d’autres types d’inférences concevables. On pourra alors comprendre l’inférence abductive comme une inférence efficace face aux autres inférences. Ce qui revient à voir dans les écrits de Hume une discussion des sources d’inefficacité des inférences, dont on distinguera deux types, les inefficacités d’origine émotionnelle et les inefficacités d’origine cognitive[14].

3.1 De la relation naturelle à la relation philosophique : n’être ni sot, ni fou

De la même façon que la ressemblance et la contiguïté, la causalité relève tant des relations naturelles que des relations philosophiques[15]. Comme relation naturelle, une cause est ainsi

un objet antérieur et contigu à un autre et si uni à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée de l’autre, et l’impression de l’un à former de l’autre une idée plus vive

THN1.3.14.31 ; voir aussi EHU7.2.29

Comme relation philosophique, elle est

un objet antérieur et contigu à un autre, et de telle sorte que tous les objets qui ressemblent au premier soient placés dans des conditions semblables d’antériorité et de contiguïté à l’égard des objets qui ressemblent au second

THN1.3.14.31 ; voir aussi EHU7.2.29

Loin d’être purement verbale, cette appartenance à deux types de relations révèle une construction dont on sait qu’elle culmine, dans le livre I du Traité et de la première Enquête, avec une double définition de la cause. On en retiendra ici une imbrication, dans laquelle

  1. les relations naturelles sont les supports des relations philosophiques ;

  2. les relations philosophiques font naître dans l’imagination des mouvements de l’esprit qui deviennent à leur tour des relations naturelles.

Le premier moment de l’imbrication conduit à revenir sur la causalité en tant que relation philosophique. Celle-ci est décrite comme un mécanisme mental auquel concourent la « contiguïté », la « succession » et une « conjonction constante » que nous percevons comme une « connexion nécessaire » (THN1.3.2.4-11, 1.3.6.2-12). Ce qui revient à en faire ce que l’on appellerait aujourd’hui une théorie de la régularité[16]. Mais en amont de cela, pour que nous puissions reconnaître comme inférence causale ce mécanisme qui mobilise notre réflexion, pour que la simple conjonction constante nous apparaisse comme une connexion nécessaire, il faut cette disposition préalable de notre imagination que constitue la causalité en tant, cette fois, que relation naturelle. Plus généralement, pour « juger bon » de relier des objets[17] que notre imagination n’était pas prédisposée à relier (pour établir une relation philosophique), il faut que notre esprit puisse mobiliser un principe général de connexion (établisse une relation naturelle). Ainsi, la causalité que nous établissons à travers un raisonnement inductif s’appuie sur une causalité qui en est indépendante :

[B]ien que la causalité soit une relation philosophique, en tant qu’elle implique la contiguïté, la succession, et la conjonction constante, néanmoins, ce n’est que dans la mesure où elle est une relation naturelle et produit une union entre nos idées que nous sommes capables de raisonner d’après elle ou d’en tirer une inférence quelconque

THN1.3.6.16

Le mouvement réciproque qui va, cette fois, des relations philosophiques aux relations naturelles s’impose également à l’analyse. On a cru parfois déceler chez Hume une conception passive de la connaissance, dans laquelle il semblerait impossible qu’une idée nouvelle naisse des relations naturelles. C’est le cas, par exemple, chez A. Flew (1961 : 128) qui évoque « un point de vue de paralytique[18] ». Mais il s’agit, au contraire, de la description d’une dynamique ouverte d’apprentissage. Le principe d’habitude qui naît des expériences passées à l’aide desquelles nous reconnaissons une conjonction constante se révèle, dit Hume, identique au principe d’association des idées :

Lorsque tout objet individuel d’une espèce donnée apparaît, à l’expérience, constamment associé à un objet individuel d’une autre espèce, l’apparition d’un nouvel objet individuel appartenant à l’une des espèces conduit naturellement la pensée à son concomitant habituel. […] D’elle-même, l’imagination prend la place de cette réflexion […].

Mais, si je reconnais que c’est là un véritable principe d’association entre les idées, j’affirme qu’il est exactement identique à celui qui est entre les idées de cause et d’effet […]. [N]ous constatons toujours que les objets reçoivent de cette conjonction constante une union dans l’imagination

THN1.3.6.14-15

Ce qui se trouve décrit, c’est la manière dont l’expérience devient active et sollicite notre apprentissage. La manière dont une comparaison, impliquant une réflexion qui permet l’identification d’« espèces » d’objets allant au-delà de l’observation singulière, conduit à une association, qui en est dépourvue : les objets que nous avons d’abord rapportés l’un à l’autre sous une circonstance particulière — une comparaison, réalisée par une relation philosophique — sont désormais rapprochés l’un de l’autre par un mouvement spontané de l’imagination — une association, réalisée par une relation naturelle. En d’autres termes, une action de la raison prenant la forme d’une inférence inductive — soutenue, tout de même, par une disposition de l’imagination qui n’en dépend pas — a produit une inférence désormais routinière qui se contente d’associer ce qui était préalablement comparé.

Cette dernière inférence présente une particularité. Même si, directement, elle ne procède pas plus de la raison que toute autre relation naturelle de causalité, elle s’y trouve en quelque sorte enfermée, au sens où certaines de ses transgressions — mais pas toutes — ne sauraient constituer des inférences causales compatibles avec l’expérience. Ce sont de telles transgressions que Hume envisage lorsqu’il imagine le cas d’un ami qui lui rendrait visite et dont il « sai[t] certainement qu’il ne mettra pas sa main au feu et qu’il ne l’y maintiendra pas jusqu’à complète consomption » (EHU8.1.20)[19]. Une telle transgression ne serait évidemment pas irrationnelle au regard de la raison démonstrative (il n’y a aucune contradiction dans les termes à ce que mon ami laisse sa main se consumer entièrement). Elle ne l’est pas, non plus, face à l’inférence causale que nous allons finalement privilégier puisque, précisément, elle est une éventualité qui ne peut jamais être complètement écartée. Mais elle s’éloigne suffisamment de la raison pour que Hume puisse dire que « personne, sinon un sot ou un fou, ne [prétend] jamais discuter l’autorité de l’expérience » (EHU 4.2.20). Ces inférences routinières, alors, pour n’être pas des manifestations de la raison, ne s’en opposent pas moins à cette sottise ou à cette folie qui, ne reconnaissant pas l’autorité de l’expérience, entravent l’exercice de la raison dans le domaine des relations de faits. Rechercher ce qui permet de les engendrer conduit alors à circonscrire la catégorie d’inférences au sein de laquelle se trouveront ce qu’à l’instar de Charles Peirce, on a désigné comme des inférences abductives.

3.2 Réduire les inefficacités d’origines émotionnelle et cognitive : comment rendre abductive l’inférence inductive

En comparant des espèces d’objets — pour reprendre la formulation de Hume — les unes aux autres au moyen de relations philosophiques, nous acceptons tout ce qui, dans l’expérience, ne contrevient pas au principe d’uniformité de la nature et, au-delà, nous acceptons ce qui ne se donne pas immédiatement à voir et permet de passer de l’objet à l’espèce d’objet. Les inférences qui en résultent deviennent routinières lorsqu’elles nous conduisent à associer — et non plus à comparer — lorsqu’elles se naturalisent à travers les mouvements de l’imagination qui les détachent du socle que constituait le jugement d’opportunité de la comparaison. Chacune de ces opérations fait alors apparaître la possibilité d’inférences inductives multiples où des inférences abductives côtoient des inférences non abductives. Ces dernières peuvent être comprises comme inefficaces face aux inférences abductives, relativement à deux critères — émotionnel et cognitif. On distinguera alors deux sources de non-abductivité, l’inefficacité d’origine émotionnelle et l’inefficacité d’origine cognitive, qui serviront de guide dans la suite de cet article :

  1. L’inefficacité d’origine émotionnelle — Comme on l’a déjà vu (supra pp. 201-2), c’est l’évitement d’un malaise qui conduit à accepter le principe d’uniformité de la nature. On désigne comme inefficacité d’origine émotionnelle les situations où le malaise éprouvé face à certaines absences d’uniformité est trop réduit pour être déterminant, si bien que nous les acceptons sans trop de peine.

  2. L’inefficacité d’origine cognitive — Lorsque les mouvements de l’imagination prennent le pas sur le jugement, les « espèces » d’objets concernés par l’inférence inductive sont déterminées par ces mouvements au détriment du jugement. Il en résulte une connexion imparfaite entre la coutume qui donne naissance à l’inférence routinière et l’expérience dont elle procède.

La question du rapport entre inférences abductives et non abductives et celle, corrélative, du rôle des deux sources d’inefficacité, apparaît à travers la confrontation à laquelle Hume invite son lecteur entre les deux personnages emblématiques que l’on a déjà évoqués, le philosophe et le vulgaire. La distinction revient, de manière récurrente, dans le livre I du Traité et dans la première Enquête (voir, par exemple, THN1.3.12.5-6 ; EHU8.1.13-15). Le philosophe, au sens pour Hume du « vrai » philosophe qu’il fait intervenir explicitement dans la section 3 de la quatrième partie du Traité, y apparaît comme un homme dont le jugement ne se laisse pas abuser par l’imagination (efficacité d’origine cognitive), dont le discernement ne se laisse donc pas prendre en défaut lorsqu’il tire de l’expérience les leçons nécessaires à l’établissement d’inférences inductives et qui n’est pas disposé à accepter l’idée d’une rupture dans l’uniformité de la nature (efficacité d’origine émotionnelle). Le personnage du vulgaire est moins aisé à appréhender. Son accord avec le philosophe est plus répandu qu’on pourrait le penser, surtout lorsqu’un partisan de ce que Hume désigne comme la philosophie ancienne vient se mêler à leur débat[20] : sur l’idée de durée (THN1.2.3.11), par exemple, ou sur l’existence distincte et continue des impressions relatives aux qualités premières des objets (THN1.4.2.12) ; et dans la vie courante, leurs inférences routinières sont le plus souvent convergentes. Pas plus que le philosophe, le vulgaire n’est irrationnel au sens de la raison démonstrative : là où le philosophe ne reconnaît dans une table ou une cheminée que des « perceptions particulières », il y voit des objets qui « peuvent exister, et existent, séparément » (THN A.13) ; or, bien qu’il confonde l’existence et la perception, cela n’entraîne aucune contradiction. Il n’est pas non plus irrationnel au sens où il refuserait l’autorité de l’expérience :  ce n’est ni un sot, ni un fou. Mais c’est la faiblesse même de son esprit qui entrave l’exercice de cette autorité dans la formation des inférences inductives. Ce n’est pas qu’il soit incapable de construire des inférences inductives, mais celles-ci doivent s’accommoder, comme on l’a noté, d’une inefficacité d’origine émotionnelle ou cognitive.

4. Les règles générales et la sélection des inférences abductives

Échapper aux effets des inefficacités constitue l’objet de ce que Hume désigne sous le nom de « règles générales ». Il les conçoit à la façon d’un dispositif tantôt sélectif — qui éliminerait alors les inférences non abductives — tantôt insuffisamment sélectif — les règles générales elles-mêmes étant défaillantes, ce qui autoriserait la formation d’inférences non abductives.

La défaillance des règles générales, c’est-à-dire non l’abandon de toute règle, mais la mise en oeuvre de règles qui ne contribuent pas à former des inférences abductives, résulte soit d’une inefficacité d’origine cognitive dans laquelle le jugement se trouve débordé par l’imagination, de sorte que la relation de causalité elle-même s’en trouve affectée à travers une altération de l’inférence routinière, soit d’une inefficacité d’origine émotionnelle qui rend acceptable le défaut d’uniformité de la nature et conduit, comme on l’a déjà vu, à admettre le caractère contingent des causes. Comme les règles générales sont discutées par Hume, dans le livre I du Traité, principalement au sein de la section 13 de la partie 3 consacrée aux « probabilités non philosophiques », on peut être tenté de privilégier la défaillance comme constituant leur mode de fonctionnement privilégié. Cette conclusion serait cependant hâtive et l’ensemble du dispositif construit par Hume invite à la rejeter.

4.1 Règles extensives et règles correctives

Les règles générales auxquelles Hume se réfère avant la section 15 de la partie 3 du livre I sur les « règles par lesquelles juger des causes et des effets » ne constituent que l’une des deux catégories de règles générales qu’il met en oeuvre — une catégorie de règles qu’à la suite de G. Deleuze (1953 : 30) on désignera sous le nom de « règles extensives ». Ces règles permettent de construire une inférence causale à partir de deux principes : l’expérience constitue un premier principe qui les « instruit des diverses conjonctions d’objets dans le passé » ; la coutume, ou l’habitude, est le second principe qui les « détermine à attendre la même chose à l’avenir » (THN1.4.7.3). La coutume crée alors la croyance[21], c’est-à-dire ce qui fait qu’une idée, corrélative à l’impression produite par un objet, sera ressentie avec plus de force et de vivacité[22]. Mais cette croyance ne transpose pas seulement le passé vers le futur en s’appuyant sur le principe selon lequel la nature est uniforme : elle le transforme. Et c’est dans ce mouvement de transposition et de transformation qu’interviennent les règles générales extensives[23].

Communes au philosophe et au vulgaire, elles permettent d’étendre le champ d’action de la coutume au-delà de la répétition rigoureusement identique du fait qui a constitué l’objet de l’expérience. Elles agissent au moyen des relations naturelles de l’entendement — les associations fondées sur la ressemblance, la contiguïté et la causalité. Ainsi, ces règles générales, qui influencent et étendent notre jugement, viennent-elles

des principes mêmes dont dépendent tous nos jugements au sujet des causes et des effets. […] Or la nature de la coutume, c’est non seulement d’opérer de toute sa force quand se présentent deux objets qui sont exactement identiques à ceux auxquels nous avons été accoutumés, mais c’est aussi d’opérer à un degré inférieur lorsque nous en découvrons de semblables

THN1.3.13.8

Cependant, bien que les règles extensives soient ce qui nous permet de vivre dans ce monde sans que chaque instant soit porteur d’une nouveauté radicale qui viendrait s’ajouter à des connaissances accumulées inutilisables puisque rien — ou si peu — ne se ressemblerait, elles sont aussi porteuses d’illusion. Une illusion qui les conduira à élaborer des inférences non abductives dont, au premier rang, le vulgaire sera la victime. Alors même que, lorsque nous nous référons à des règles générales extensives, nous sommes enclins à opérer « à un degré inférieur » (qui entérine l’extension des résultats de l’expérience à des objets non seulement identiques, mais plus généralement semblables), ce degré se révèle parfois trop élevé relativement à son objet initial. C’est en ce sens que Hume mentionne, parmi les « espèces de probabilités non philosophiques », les « règles générales que nous formons imprudemment pour notre usage, et qui sont la source de ce que l’on nomme proprement préjugé » (THN1.3.13.7). C’est en ce sens, également, qu’il avertit son lecteur que :

[q]uand apparaît un objet qui ressemble à une cause par des circonstances très notables, l’imagination nous porte naturellement à concevoir vivement l’effet habituel [c’est-à-dire, à former une croyance], bien que l’objet soit différent de cette cause par les circonstances les plus importantes et les plus efficaces

THN1.3.13.12

L’intérêt des règles extensives vient de ce qu’elles permettent d’atténuer l’extrême pauvreté qui serait celle de nos jugements, dès lors que ceux-ci s’en tiendraient au simple jeu de l’expérience. Si l’on accepte d’interpréter la conception humienne de la cause comme une théorie de la régularité, les règles extensives pourraient se comprendre comme une tentative spontanée de notre imagination afin de déborder du cadre trop strict d’une répétition à l’identique pour étendre la relation de causalité vers des objets semblables — et non plus identiques. Mais la contrepartie de ce débordement risque d’être coûteuse : le gain en extension que ces règles procurent se paie en effet d’une perte d’efficacité dans la formation des inférences inductives, liée aux mouvements de l’imagination qui viennent orienter notre jugement.

C’est cette défaillance possible bien que non nécessaire des règles extensives qui justifie l’apparition, chez Hume, d’une seconde catégorie de règles que, toujours à la suite de Deleuze (1953 : 30) on appellera « règles correctives » (THN1.3.15). L’année même où Deleuze introduisait cette distinction, les deux types de règles étaient appelées « règles de l’imagination » et « règles de l’entendement » par A.-L. Leroy (1953 : 71-2). Plus tard, les règles correctives seront nommées « règles réflexives » (reflective rules) par Th.K. Hearn (1970 : 410) qui, en introduisant la dualité des règles dans la littérature anglo-saxonne, notera après avoir passé en revue les contributions qui précédaient la sienne (typiquement, Passmore, 1952) qu’il n’avait trouvé que chez Leroy la distinction entre deux sortes de règles (Hearn 1970 : 411n.). À la suite de l’article désormais classique de Hearn, la dualité des règles générales sera d’autant plus aisément reconnue qu’elle accompagne souvent un intérêt pour les questions de normativité chez Hume[24]. Ce dispositif combinant les deux types de règles générales, extensives et correctives, rend moins périlleux notre recours aux règles extensives puisque les secondes, les règles correctives, empêchent l’émergence d’inférences non abductives en agissant sur l’imagination et sur l’entendement.

La façon dont Hume envisage d’endiguer le débordement de l’imagination sur l’entendement lorsqu’il se révèle coûteux — les mécanismes intellectuels qu’il prête au philosophe — mérite une attention particulière :

[Q]uand nous examinons de nouveau cet acte de l’esprit et le comparons avec les opérations les plus générales et les plus authentiques de l’entendement, nous constatons qu’il est d’une nature irrégulière et ruine les principes de raisonnement les plus établis, cause pour laquelle nous le rejetons. C’est une seconde influence des règles générales [règles correctives], et elle implique la condamnation de la première [l’influence des règles extensives]

THN1.3.13.12

Le dispositif qui en résulte est puissant, puisqu’il peut nous conduire à résister à nos croyances, voire à l’impression de nos sens. Pour le lecteur qui n’en aurait pas pris la mesure, Hume y revient et l’illustre dans l’Appendice :

Une réflexion […] sur les règles générales nous retient d’augmenter notre croyance à chaque fois qu’augmentent la force et la vivacité de nos idées. Quand une opinion n’admet aucun doute, aucune probabilité contraire, elle entraîne notre entière conviction, bien que le défaut de ressemblance ou de contiguïté puisse rendre sa force inférieure à celles d’autres opinions. C’est ainsi que l’entendement corrige les apparences des sens et nous fait imaginer qu’un objet qui se trouve à vingt pieds semble, même pour l’oeil, aussi grand qu’un objet de dimensions identiques se trouvant à dix pieds de nous

THN1.3.10.12

La lecture que propose Hume de notre propre démarche mentale est d’une grande habileté. Si, d’un côté, l’expérience nous donne la connaissance la plus élevée que l’on puisse atteindre dans le domaine des relations de faits et si, d’un autre côté, les mouvements de l’imagination sont susceptibles d’altérer cette connaissance, il s’agit de soumettre à l’expérience ces mêmes mouvements de l’imagination, ce qui revient à retourner la règle générale sur elle-même pour en faire apparaître une nouvelle catégorie : des règles vouées à contrôler les règles elles-mêmes, les règles générales correctives dont nous attendons qu’elles nous gardent « de faire reposer une assurance quelconque sur ces percées momentanées de lumière qui naissent dans l’imagination, d’une ressemblance et d’une contiguïté fictives » (THN1.3.9.6). Distinguer ainsi les règles extensives et correctives permet de lever le paradoxe que Hume soumet complaisamment à son lecteur dès lors que l’on s’avise qu’il découle simplement des domaines d’action respectifs de règles extensives et de règles correctives qui ne sont pas désignées de façon différente :

Suivre les règles générales [extensives], c’est une espèce de probabilité très peu philosophique ; et pourtant ce n’est qu’en les suivant [les règles générales correctives] que nous pouvons corriger cette probabilité non philosophique

THN1.3.10.12

Il faut alors prendre la mesure de cette disjonction entre les deux types de règles. Elle signifie qu’une relation de causalité peut, elle-même, constituer l’effet d’une relation de causalité de degré supérieur — une relation corrective de causalité. Or il n’y a aucune raison de supposer que l’une et l’autre ne fonctionnent pas de la même manière. La relation corrective de causalité en particulier peut, elle aussi, s’entendre comme une relation soit naturelle, soit philosophique. Dans le premier cas, elle s’appuie sur une règle méthodologique préexistante pour associer, par un mouvement spontané de l’imagination n’impliquant pas de jugement d’opportunité préalable, tel fait observé et telle relation de causalité particulière qui se trouvera étendue de façon à le prendre en considération. Dans le second cas, la même opération sera réalisée à l’aide d’un jugement d’opportunité, d’une comparaison dont émergeront ces règles méthodologiques correctives qui interviennent dans la relation naturelle. Ainsi, l’inférence routinière, que l’on a abordée ci-dessus à travers l’imbrication des relations naturelles et philosophiques de causalité, peut être étendue à la méthodologie de l’inférence causale.

4.2 L’architecture des règles correctives

Hume rassemble les règles correctives qui en résultent dans la section 15 de la troisième partie du livre I du Traité, consacrée aux « Règles par lesquelles juger des causes et des effets » (THN1.3.15). Ces huit règles apparaîtront, à bien des égards, désuètes[25]. Elles ne sont reprises ni dans l’Abrégé ni dans l’Enquête à la suite de la seconde partie de la section 7 où on pouvait supposer qu’elles avaient leur place — même si elles trouvent un écho dans une note de bas de page à la fin de la section 9 sur « La raison des animaux » (EHU9.5 note 20). Elles méritent, toutefois, une attention plus généreuse.

Règles 1, 2 et 3

  1. La cause et l’effet doivent être contigus dans l’espace et le temps.

  2. La cause doit être antérieure à l’effet.

  3. Il doit y avoir une union constante entre la cause et l’effet. C’est principalement cette qualité qui constitue la relation.

THN 1.3.15.3-5

Les trois premières règles correctives sont des rappels des éléments constitutifs de la causalité comme relation philosophique. Il s’agit :

  1. de la contiguïté spatiale et temporelle de la cause et de l’effet (première règle) ;

  2. de l’antériorité de la cause sur l’effet (deuxième règle) ;

  3. et de la conjonction constante (troisième règle).

Au premier abord, ces rappels sembleront superflus. C’est cependant par leur intermédiaire qu’il est possible de souligner la spécificité du fonctionnement intellectuel du philosophe, tel que l’entend Hume. Le philosophe ne se réduit pas à un personnage enclin à la comparaison, là où le vulgaire se satisfait de l’association : si la contiguïté, l’antériorité et la conjonction constante, qui concourent à la formation d’une inférence causale comme relation philosophique, sont aussi des règles générales, celles-ci vont modeler la relation naturelle qui conduit l’imagination à reconnaître tel fait comme une cause et tel autre comme son effet. De sorte que le philosophe n’est pas seulement celui qui compare : il associe, sans effort réflexif délibéré, de la même manière que s’il avait dû produire cet effort afin de comparer. Il est ce mécanicien qui règle et répare sans vraiment y réfléchir un moteur défaillant dont le dépannage exigerait de son apprenti un effort soutenu pendant plusieurs heures.

Règle 4

4. La même cause produit toujours le même effet, et le même effet ne naît jamais que de la même cause. Ce principe, nous le tirons de l’expérience et il est la source de la plupart de nos raisonnements philosophiques. En effet, lorsque, par une expérience claire, nous avons découvert les causes ou les effets d’un phénomène, nous étendons aussitôt notre observation à tous les phénomènes du même genre, sans attendre la répétition constante d’où provient la première idée de cette relation.

THN 1.3.15.6

La quatrième règle est plus composite. Elle combine trois énoncés :

  1. l’identification de la cause non seulement à une condition suffisante de la production de l’effet (« [l]a même cause produit toujours le même effet »), mais également à une condition nécessaire (« le même effet ne naît jamais que de la même cause ») ;

  2. de nouveau le principe d’uniformité de la nature, pour justifier la transposition de l’expérience vers des faits non encore observés (« [c]e principe, nous le tirons de l’expérience »), c’est-à-dire, l’émergence de la coutume ; ce principe d’uniformité se trouvera d’ailleurs sollicité, directement ou indirectement, par les deux règles suivantes ;

  3. l’extension des faits singuliers vers les « phénomènes du même genre ».

Le premier énoncé représente l’un des rares passages où Hume se fait l’avocat d’une conception de la cause qui semble menacer de compromettre l’ensemble de l’édifice en conduisant à réputer logiquement équivalents la cause et l’effet[26], mais dont on verra en discutant les deux règles suivantes qu’elle peut s’y intégrer de façon satisfaisante. Le deuxième énoncé prend la suite des trois premières règles pour rappeler une caractéristique majeure de l’inférence inductive. Le troisième énoncé, enfin, annonce les types de réponses des partisans de la théorie de la régularité contre leurs détracteurs[27], en soutenant que l’inférence inductive ne concerne pas les seuls événements rigoureusement identiques aux causes et effets observés, mais des événements semblables.

C’est à cette identification des classes d’événements semblables (là où les mouvements de l’imagination sont le plus susceptibles de compromettre le jugement) que sont vouées les cinquième et sixième règles.

Règles 5 et 6

5. Il y a un autre principe qui dépend de celui-là, et c’est que lorsque plusieurs objets différents produisent le même effet, ce doit être au moyen d’une certaine qualité dont nous découvrons qu’elle leur est commune. Car, puisque des effets semblables impliquent des causes semblables, nous devons toujours attribuer la causalité à la circonstance en laquelle nous découvrons la ressemblance.

6. Le principe qui suit se fonde sur la même raison. La différence des effets de deux objets ressemblants doit procéder de la particularité par laquelle ils diffèrent. Car, puisque des causes semblables produisent toujours des effets semblables, quand, dans un cas, nous trouvons notre attente déçue dans un autre cas, nous devons conclure que cette irrégularité procède d’une différence entre les causes.

THN1.3.15.7-8

Si la réalisation du projet peut aujourd’hui sembler discutable, son intention n’en est pas moins claire. Hume a évidemment conscience des limites d’une théorie de la causalité, entendue comme une théorie de la régularité, qui se contenterait de soumettre à l’expérience des faits individuels. Aussi propose-t-il d’élaborer des règles en soumettant à l’expérience un ensemble de faits candidats à la cause et à l’effet. Cette démarche prend quelques libertés avec l’atomisme logique, où l’expérience viserait à établir une relation de causalité singulière, que l’on tend pourtant aujourd’hui, dans la lignée de Russell, à associer à l’héritage épistémologique de Hume. Si bien qu’en aval de cette procédure ce sont des classes de faits semblables qui sont reliées par les relations de cause à effet.

La question de savoir si, pour Hume, la cause est seulement une condition suffisante à la réalisation de l’effet, ou une condition nécessaire et suffisante, perd ainsi de son acuité. La démarche qu’il emprunte conduit à comprendre la cause à travers la structure logique qui se dégage des relations entre des classes de faits semblables, les unes représentant les causes, les autres les effets. Dans ce contexte, la recherche d’une implication réciproque entre deux classes de faits (qui, comme dans le cas de la causalité à la Granger, ne conserverait alors que l’antériorité comme marque distinctive de la cause et de l’effet) ne compromet pas l’identification plus traditionnelle de conditions suffisantes. Pour prendre — et modifier — un exemple classique, si l’expérience me montre que frotter une allumette (pour simplifier, le seul objet que je perçoive comme susceptible de prendre feu) de différentes manières l’enflamme dès lors que l’action est réalisée sur une surface rugueuse et ne l’enflamme pas lorsqu’elle est réalisée sur une surface lisse, j’aurai identifié une classe de faits qui constitue une cause, au sens d’une condition suffisante pour que l’allumette s’enflamme (règle 6). Maintenant, si des expériences additionnelles me permettent d’identifier ce que Hume nomme la « qualité » commune des diverses circonstances qui placent une allumette en condition d’ignition (règle 5), j’aurai isolé une classe de causes, plus restreinte que la précédente (en ce qu’elle exclurait, par exemple, l’occurrence d’un milieu ambiant humide) et constituant désormais des conditions nécessaires et suffisantes, à ce que l’allumette s’enflamme.

Règles 7 et 8

7. Quand un objet croît ou diminue en même temps que croît ou diminue sa cause, il est à considérer comme un effet composé, issu de l’union de plusieurs effets différents qui naissent des diverses parties de la cause. L’absence ou la présence de l’une des parties de la cause est ici supposée s’accompagner toujours de l’absence ou de la présence d’une partie proportionnée de l’effet. Cette conjonction constante suffit à prouver qu’une des parties est la cause de l’autre. Nous devons pourtant faire attention à ne pas tirer une telle conclusion d’un nombre réduit d’expériences. Un certain degré de chaleur procure du plaisir ; si vous diminuez la chaleur, ce plaisir diminue, mais il ne s’ensuit pas que si vous l’augmentez au-delà d’un certain degré, le plaisir augmentera pareillement, car nous constatons qu’il dégénère en douleur.

8. La huitième et dernière règle que je noterai, c’est qu’un objet qui existe un certain temps dans sa pleine perfection sans aucun effet n’est pas la seule cause de cet effet, mais requiert l’assistance d’un autre principe susceptible d’en favoriser l’influence et l’exercice. Car puisque des effets semblables suivent nécessairement des causes semblables, et dans une contiguïté de temps et de lieu, leur séparation d’un moment montre que ces causes ne sont pas des causes complètes.

THN1.3.15.9-10

La septième règle s’applique à des ensembles d’objets sur lesquels il est possible de définir une mesure. La relation de causalité s’entend alors comme une application fonctionnelle entre une variable représentant la cause et une autre variable représentant l’effet. Indiquer, comme le fait Hume, que cette application n’est pas obligatoirement monotone, revient à souligner son caractère injectif, ce qui rappelle, dans ce cas particulier, que la cause est une condition suffisante à l’effet.

La huitième règle achève le dispositif de construction de classes d’événements semblables en faisant apparaître l’existence de causes conjointes, l’une d’entre elles seulement ne pouvant prétendre accéder isolément au statut de « cause complète ». Cette huitième règle est encore prolongée par la discussion sur laquelle s’achève cette section du Traité :

Il n’y a pas de phénomène, dans la nature, qui ne soit composé et modifié par tant de circonstances que, pour parvenir au point décisif, nous devions soigneusement écarter tout le superflu et rechercher, par de nouvelles expériences, si toutes les circonstances de la première expérience lui étaient essentielles. Ces nouvelles expériences sont sujettes à une discussion du même genre, en sorte que la plus grande constance est nécessaire pour nous faire persévérer dans notre enquête, et la plus grande sagacité pour choisir la bonne voie parmi toutes celles qui se présentent

THN1.3.15.11

Le rapprochement de la huitième et de la septième règle n’est pas si trivial. Il renvoie à une opposition aujourd’hui familière en sciences sociales, principalement en économie. On y retrouve ainsi une préfiguration de débats méthodologiques ayant opposé respectivement, dans les années 1940, des chercheurs du NBER et de la Cowles Commission[28]. L’approche empirique des premiers, soupçonnés par Koopmans (1947) de promouvoir une « mesure sans théorie », se retrouve aujourd’hui, au sein des modèles VAR, dans la recherche d’influences causales qui ne préjugent pas de la forme précise des relations entre les variables. Elle fait écho à la huitième règle énoncée par Hume. Au contraire, l’approche économétrique des seconds devait conduire à la formulation des conditions de résolution du problème d’identification des équations structurelles d’un modèle — ce que Hume semble chercher à travers la septième règle. Il serait, bien sûr, excessif de voir dans les deux dernières règles énoncées par Hume autre chose qu’une formulation embryonnaire de ce qui allait beaucoup plus tard structurer un domaine disciplinaire. En revanche, leur coexistence témoigne que l’opposition entre deux grandes traditions qui dominent encore l’économétrie pourrait ne pas être aussi tranchée qu’elle le paraît : tandis que la huitième règle et le commentaire qui la suit recommandent de dégager le réseau des relations causales à la Granger de données enchevêtrées, la septième règle invite à ne pas renoncer à accompagner l’exploration des données d’une résolution, lorsqu’elle est possible, du problème d’identification des équations structurelles du modèle. Un tel éclectisme — dont l’amorce, pour prolonger l’analogie avec l’économie, était au moins esquissée par Vining (1949) — répond sans doute à la pratique quotidienne des économètres. Il n’était pas pour autant acquis que des prescriptions vieilles de deux siècles et demi lui accordent une justification supplémentaire.

5. Conclusion : pourquoi le philosophe aurait-il plus raison que le vulgaire ?

La construction de Hume est remarquable. Au-delà du sentiment d’arbitraire à la lecture des huit règles correctives, la construction d’ensemble est d’une redoutable efficacité. Admettre que l’inférence inductive n’a pas à être fondée en raison permet de faire passer au premier plan un fonctionnement mental qui vise à sélectionner les meilleures inférences sur la base particulièrement réduite de deux opérations. La première est le respect du principe d’uniformité de la nature, la seconde l’immunisation du jugement face aux possibles débordements de l’imagination. Et c’est tout. Comme s’il n’y avait que des considérations pédagogiques qui exigeaient une présentation plus détaillée, distinguant les règles extensives et les règles correctives, puis énumérant ces dernières. C’est à la fois ce caractère épuré et l’architecture à deux étages combinant règles extensives et règles correctives qui singularise l’approche de Hume. La manière dont il tire lui-même la leçon de cette succession de règles par lesquelles « juger des causes et des effets » confirme cette interprétation :

Voilà toute la logique que je juge bon d’employer dans mon raisonnement, et peut-être même n’était-elle pas bien nécessaire, et les principes naturels de notre entendement auraient pu en tenir lieu

THN1.3.15.11

Face au vulgaire, le personnage du philosophe reste le mieux armé pour en tirer parti. Les règles correctives permettent au premier de réviser ses croyances. Leur absence en empêche le second. Dans ce dernier cas, l’existence d’inefficacités d’origines émotionnelle ou cognitive va susciter l’émergence d’inductions non abductives que Hume regroupe en trois catégories : a) la contingence de la cause (THN1.3.12.5-9) ; b) le préjugé (THN1.3.13.7-8) ; c) les causes superflues (THN1.3.13.9-11).

5.1 Les inefficacités d’origine émotionnelle : la contingence de la cause

La contingence de la cause est abordée au sein de la section sur la « probabilité des causes » (THN1.3.12). Faisant suite à une section sur la « probabilité des chances » (THN1.3.11), où la probabilité procède d’une opération de dénombrement, Hume y étend le modèle initial au jugement statistique qui repose, précisément, sur le principe d’uniformité de la nature qui permet de transférer vers le futur les régularités observées lors d’expériences passées. La contingence de la cause correspond au cas où une source émotionnelle d’inefficacité est à l’origine d’inférences non abductives qui contreviennent à ce principe d’uniformité. Il permet à Hume de placer en opposition le philosophe et le vulgaire :

Le vulgaire, qui prend les choses selon leur apparence première, attribue l’incertitude des événements à une incertitude propre aux causes, qui fait qu’elles n’exercent pas toujours leur influence habituelle, même si, dans leur action, elles ne rencontrent ni obstacle ni empêchement. Mais les philosophes […] trouvent qu’il est au moins possible que la contrariété des événements ne provienne pas d’une contingence propre à la cause, mais de l’opération secrète de causes contraires. L’observation ultérieure convertit cette possibilité en certitude, quand ils remarquent qu’à un examen précis, une contrariété d’effets trahit toujours une contrariété de causes et provient de leur interférence et de leur opposition réciproques

THN1.3.12.5 ; voir aussi EHU8.1.13

Le philosophe, ici, en vient à comparer parce qu’il s’en tient au principe d’uniformité de la nature et que celui-ci l’invite à rechercher la cause qui expliquera que l’effet réalisé soit distinct de l’effet attendu. Le vulgaire, au contraire, continue à associer parce qu’il se refuse à remettre en question le caractère causal de l’événement observé initialement. De sorte que c’est le principe même d’uniformité de la nature qu’il atténue ou compromet en considérant que la cause est contingente. Si, comme on l’a vu précédemment, l’acceptation de ce principe a une source émotionnelle et procède du souci d’éviter un malaise, les différences de comportement que l’on vient de relever traduisent seulement le fait que l’aversion suscitée par la peine de rechercher une cause est pour le philosophe, à l’inverse du vulgaire, plus faible que l’aversion que provoquerait l’absence d’uniformité de la nature. Sans doute cette passion propre au philosophe, que Hume appelle « curiosité » ou « amour de la vérité » (THN2.3.10), joue-t-elle ici un rôle souvent décisif pour atténuer l’aversion vis-à-vis de la recherche des causes, voire pour l’inverser en désir. Pourtant il n’est pas nécessaire d’admettre que la recherche des causes engendrerait une aversion absolue d’autant plus forte pour le vulgaire que ses capacités intellectuelles ne seraient pas à la hauteur de celles du philosophe : il suffit que son aversion vis-à-vis de la recherche des causes soit plus élevée que son aversion face à l’absence d’uniformité de la nature. Face à la possible contingence de la cause, c’est ainsi cette différence de sensibilité entre deux types d’aversions (et non une différence de conformité à la raison) qui fonde le contraste entre les deux personnages, rendant la détermination émotionnelle des inférences inefficace pour le vulgaire et efficace pour le philosophe.

Est-il, cependant, aussi prononcé que Hume semble le penser ? Le cas de figure typique de la contingence de la cause qu’il propose invite plutôt à en douter :

Un paysan ne peut donner de meilleure raison à l’arrêt d’une horloge ou d’une montre que de dire qu’ordinairement elle ne fonctionne pas bien ; mais un artisan saisit facilement qu’une force identique, contenue dans le ressort ou dans le balancier, a toujours une influence identique sur les rouages, mais qu’elle manque à son effet ordinaire, en raison, peut-être, d’un grain de poussière qui fait obstacle au mouvement tout entier

THN1.3.12.5 ; voir aussi EHU8.1.13

Ce que l’artisan (ici, image du philosophe), et Hume lui-même, remettent en question, c’est la thèse selon laquelle le mouvement de l’horloge serait causé par un mécanisme qui serait tantôt actif, tantôt inactif. L’idée d’un aléa intrinsèque à la cause est étranger à la démarche de Hume — c’est notre ignorance qui simule l’aléa (voir EHU6.1). En effet, l’exemple de l’horloge n’est pas si différent de cet autre exemple, introduit quelques pages plus loin, où Hume discute la probabilité pour un navire de revenir au port (THN1.3.12.11). Il n’y a ici nulle cause par nature incertaine : je peux estimer la probabilité de retour d’un bateau, mais cette probabilité traduit uniquement mon ignorance de la présence ou de l’absence d’une cause que j’ai pourtant identifiée et qui empêcherait le bateau de regagner son port. À l’inverse, dire que le retour du bateau obéit à une probabilité de dix-neuf sur vingt, ou dépend d’une cause qui est active dix-neuf fois sur vingt, revient à ce point de vue du vulgaire selon lequel « ordinairement, [l’horloge] ne fonctionne pas bien ».

On reconnaîtra sans peine qu’au-delà des dénominations que leur accorde Hume, les deux personnages du philosophe et du vulgaire renvoient à deux attitudes qui, non seulement ne contreviennent pas à la raison, mais peuvent aujourd’hui l’une et l’autre prétendre à la scientificité. Ainsi le point de vue du philosophe conduirait-il à interpréter le terme aléatoire qui figure, par exemple, dans une équation de régression comme l’expression de l’influence de causes inconnues — y compris les erreurs de mesures — sur la variable expliquée, et non comme la manifestation de sa nature aléatoire. Au contraire, en s’appuyant sur la même formalisation, le point de vue du paysan consisterait à interpréter le même terme aléatoire comme exprimant un hasard intrinsèque, irréductible à une simple ignorance de causes inconnues. Hume reconnaît cette convergence de points de vue en l’imputant explicitement au rôle joué par un hasard fantasmé qui fonctionnerait comme notre ignorance :

Bien qu’il n’y ait rien de tel que le hasard dans le monde, notre ignorance de la cause réelle d’un événement a la même influence sur l’entendement et elle engendre la même sorte de croyance ou d’opinion

EHU6.1

Ainsi, si l’on s’en tient aux seules conséquences, le vulgaire a tout autant raison que le philosophe. Mais il n’a pas raison pour de bonnes raisons.

De sorte que la différence entre les deux personnages face à la possible contingence des causes semble bien souvent s’estomper. Les deux se rejoignent dans leurs conclusions : l’horloge, parfois, ne fonctionne pas ; les bateaux rentrent au port dans quatre-vingt-quinze pour cent des cas. La seule différence tient à l’effet cognitif d’une inefficacité d’origine émotionnelle, et c’est elle qui permet à l’homme de l’art de réparer l’horloge et l’interdit au paysan. Le premier, le philosophe, connaît les limites de son savoir ; le second, le vulgaire, les ignore.

L’efficacité ou l’inefficacité d’origine émotionnelle constitue ainsi un premier trait distinctif du philosophe ou du vulgaire, qui s’incarne dans l’acceptation pour l’un, le rejet pour l’autre, d’une contingence de la cause. Il ne les empêchera pourtant pas de s’accorder sur un premier diagnostic : après tout, l’homme de l’art et le paysan comme figures emblématiques du philosophe et du vulgaire conviennent que parfois l’horloge ne fonctionne pas. Leur opposition tient à l’explication de ce parfois : à l’aléa intrinsèque qui fait que le paysan suppose l’action d’une cause contingente, c’est-à-dire une rupture d’uniformité de la nature dans la relation de causalité qu’il établit entre le fait de remonter l’horloge et son bon fonctionnement, l’homme de l’art va substituer l’action de causes additionnelles qui ne contreviendraient pas au principe d’uniformité de la nature et permettraient d’expliquer l’apparence erratique du fonctionnement de l’horloge — et, au-delà, de la réparer.

5.2 Les inefficacités d’origine cognitive : préjugés et causes superflues

Toutefois, dans cette opération, l’homme de l’art n’a écarté que l’une des raisons qui entravent la formation d’une inférence abductive : l’éventualité d’une absence d’uniformité de la nature qui conduirait à penser les causes comme contingentes — une absence qui n’est elle-même envisageable qu’en raison d’une inefficacité d’origine émotionnelle. Cela ne suffit pas à garantir que l’homme de l’art a formé une inférence abductive qui pourrait lui permettre de réparer l’horloge. Encore faut-il qu’il échappe aussi aux effets de l’inefficacité d’origine cognitive, comme il a échappé à ceux de l’inefficacité d’origine émotionnelle.

Les préjugés et les causes superflues sont abordés au sein de la section du Traité consacrée aux « probabilités non philosophiques » (THN1.3.14), qui correspondent à des jugements de probabilité dans lesquels l’efficacité d’origine cognitive fait défaut si bien que, l’imagination prenant le pas sur l’entendement, des inférences non abductives sont construites sur l’identification défaillante des classes de faits (les « espèces d’objets », pour reprendre la formulation de Hume) reliées par la relation de causalité.

Dans le cas de ce que Hume nomme « préjugé », le vulgaire qui en est victime se conforme à une règle extensive préétablie, qu’il met en oeuvre sans réaliser l’effort réflexif qui la soumettrait à une règle corrective ou sans bénéficier du caractère devenu routinier de cette règle corrective qui le dispenserait de la délibération préalable. C’est une telle règle extensive qui le conduit à conclure qu’« [u]n Irlandais n’aura pas d’esprit, un Français manquera de profondeur » (THN1.3.13.7).

Et l’absence de recours aux règles correctives laissera intacte l’inférence initiale. Le vulgaire associera, mais la comparaison qui aurait pu justifier cette relation d’association est elle-même défaillante au regard de ce que les règles correctives enseignent. Et à défaut de celles-ci, même de nouvelles expériences demeurent stériles et sont sans effet sur la rigidité intellectuelle du vulgaire. Qu’il rencontre un Irlandais et un Français à la conversation « agréable » pour le premier, « judicieuse » pour le second, ne saurait constituer une expérience susceptible de le conduire à réviser ses croyances en rendant caduque la règle extensive sur laquelle elles s’appuient : « nous avons entretenu contre eux un tel préjugé qu’il faut qu’ils soient des sots ou des fats en dépit du bon sens et de la raison » (THN1.3.13.7).

Le jeu des « circonstances superflues », qui conduit l’imagination à leur prêter un rôle causal, constitue un autre exemple de l’action différenciée des règles générales chez le philosophe et le vulgaire, selon que les règles correctives y sont ou n’y sont pas opérantes :

Dans presque toutes les sortes de causes, il y a un mélange complexe de circonstances dont certaines sont essentielles et les autres superflues ; certaines sont absolument nécessaires à la production de l’effet, et les autres seulement associées par accident. Or nous pouvons observer que, lorsque ces circonstances superflues sont nombreuses, remarquables et fréquemment associées aux circonstances essentielles, elles ont une telle influence sur l’imagination que même en l’absence de ces dernières, elles nous portent à concevoir l’effet habituel et donnent à cette conception une force et une vivacité qui la rendent supérieure aux pures fictions de la fantaisie

THN1.3.13.9

Hume illustre son analyse en mentionnant l’exemple d’un homme suspendu dans une cage de fer qui, en dépit de la solidité du matériau qui le maintient en sécurité, « ne peut s’empêcher de trembler à la vue du précipice qui est au-dessous de lui » (THN1.3.13.10). Il va de soi, cependant, que la perspective ouverte est plus générale et va au-delà de ce que suggère cette illustration : si l’importance que nous accordons à certaines circonstances superflues suffit à nous faire concevoir l’effet en l’absence même de ce que Hume nomme les « circonstances essentielles », c’est qu’en dehors du contrôle des règles correctives l’expérience peut nous porter à les confondre avec la cause de l’effet observé.

La contingence des causes, les préjugés, les circonstances superflues : ces caractérisations d’inefficacités d’origines soit émotionnelle dans le premier cas, soit cognitive dans les deux autres, n’empêchent pas le vulgaire de former des inférences inductives. Elles empêchent cependant ces inférences d’être soumises à ce retour de la raison sur elle-même que constitue, au sein des règles générales, le jeu des règles correctives face aux règles extensives. C’est là, sans doute, que se situe la différence entre les jugements portés par le vulgaire et portés par le philosophe : ceux de l’un et de l’autre peuvent être considérés comme des produits de la raison. Mais seul le dernier les soumet à son contrôle.

Être plus sensible à l’éventualité d’un malaise et échapper ainsi aux inefficacités d’origine émotionnelle qui nous permettent de douter de l’uniformité de la nature ; disposer des inférences routinières qui nous font soumettre nos inférences aux règles correctives, ou être en mesure de réaliser l’effort approprié pour les acquérir et écarter ainsi les inefficacités d’origine cognitive. C’est dans ce modeste supplément de raison que se tient ce qui sépare le vulgaire et le philosophe. À tout prendre, si peu de chose…