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Fruit de 40 ans de recherches ethnoécologiques sur la paysannerie européenne, l’ouvrage d’Alain Bouras, La civilisation des clairières. Enquête sur la civilisation de l’arbre en Roumanie. Ethnoécologie, technique et symbolique dans les forêts des Carpates, bien que centré sur ce qui perdure dans les Carpates roumaines (où l’auteur a mené ses recherches doctorales à la fin des années 1970), présente le foisonnement remarquable d’une approche holiste, interdisciplinaire et transfrontalière. En plus de l’étude des écrits ethnographiques roumanophones et russophones et de l’étymologie (slave, turque, roumaine et germanique) de plusieurs termes fondamentaux, l’auteur a pu bénéficier d’observations non publiées de chercheurs roumains. Ainsi, cet ouvrage consigne des données inédites du point de vue de la francophonie qui invitent à une révision de l’historiographie paysanne roumaine, mais aussi européenne, et à un changement de paradigme dans l’étude de sa civilisation paysanne. La culture paysanne roumaine de la région des Carpates, centrée, jusqu’à tout récemment, sur la pomme et le fromage (en plus des sapins, des épicéas et des hêtres), comporte des traits qui, au cours de plusieurs épisodes historiques successifs (dont la survenue de cavaleries en provenance de l’Est, les diverses vagues de christianisation et le communisme), ont été niés, méprisés, colonisés, voire interdits, notamment en ce qui concerne les chants et contes traditionnels. Tel un lanceur d’alerte, Bouras souhaite stimuler des recherches pluridisciplinaires (de l’archéologie à la psychologie en passant par la foresterie) afin qu’advienne une préservation, voire une renaissance de ce patrimoine matériel et immatériel qu’il décrit comme étant à l’agonie.

Ainsi, les arbres et le bois sont au coeur de la survie des « villages communautaires » de la région à l’étude. À force de vivre aux abords des forêts tempérées, les liens techniques et symboliques que les habitants ont inventés auraient permis d’établir un système agro-sylvo-pastoral viable et équilibré avec les forces régénératrices de la forêt tempérée (la biodiversité, au sein de ces socioécosystèmes traditionnels, aurait été intensifiée par les activités paysannes). Cela aurait été concrètement réalisable par la sacralisation de la terre, des ancêtres, du « commun » et du travail. Selon l’auteur, ces savoir-être et savoir-faire, menacés de disparaître, auraient énormément à apporter non seulement à la recherche de solutions à la crise environnementale mondiale, mais également en ce qu’il y aurait une efficacité technique propre aux rituels saisonniers qui serait apte à maintenir la force morale, la détermination et l’ardeur de chacun à assumer les tâches essentielles (particulièrement dans les épreuves qu’implique le difficile hivernage). Bouras tend à démontrer que les incitatifs et interdits inhérents aux fréquentes fêtes contribueraient à une « homéostasie psychique » du groupe solidaire qui contraste avec les pathologies contemporaines.

Après avoir d’abord outillé le lecteur en lui donnant rapidement des bases conceptuelles ethnologiques issues de la tradition de l’ethnoscience, l’ouvrage présente et discute dans le détail les aspects apparemment fondamentaux des techniques et symboliques de cette paysannerie. Malgré son format encyclopédique (24 chapitres de taille déséquilibrée répartis entre le préambule, trois parties de développement et une discussion-conclusion), il ne s’agit pas d’une collection exhaustive des pratiques sylvo-agricoles de la région à l’étude. L’ouvrage mène plutôt le lecteur au front de tout ce qui reste à connaître, à investiguer et à intégrer. Ainsi avons-nous entre autres à plonger dans les multiples dimensions des arbres de mai, de l’eau neuve, des charmes enforcis par l’enfoncement de coins dans certains tilleuls, des multiples et omniprésents usages des rameaux porteurs de feuilles vertes, des divers bâtons sacrés (de la baguette magique à la poutre maîtresse de la maison, du ballet « volant » psychédélique des guérisseuses au pieu funéraire) et dans certains pans de l’herboristerie. Ces recensions ethnographiques et leur contextualisation au sein des rituels saisonniers ainsi que les discussions audacieuses à leur propos, qui motivent à les appréhender non seulement en tant que socle passé, mais en tant qu’horizon précieux, constituent l’intérêt principal de cet ouvrage. Bouras nous révèle « les faits qui subsistent », en dépit des dissimulations, récupérations et interprétations imposées par les dominations politiques successives et en dépit de l’implantation des monothéismes. Malgré les fréquentes et apparentes digressions du propos, malgré l’aspect éclaté et non conformiste du plan de rédaction, malgré l’apparition in extremis d’éléments cruciaux au coeur de la section finale, malgré les nombreuses erreurs typographiques et quelques références nébuleuses liées aux 170 figures ou photographies, l’enquête de l’auteur parvient à nous convaincre de l’importance de reconsidérer sérieusement cette culture agroforestière. Bouras prend toutefois soin de mettre le lecteur en garde contre la menace de réappropriations maladroites par un ethnotourisme folklorisant et contre de possibles dérives de certaines formes de récupération nationalistes.

Ce livre intéressera les chercheurs friands des disciplines des sciences sociales consacrées aux paysanneries des forêts tempérées. Il est aussi susceptible d’accrocher d’autres types de lecteurs, notamment le public passionné de forêt et de nature ainsi que les forestiers et bergers soucieux de refonder leurs actions.