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Introduction

Dans le contexte idéologique et pragmatique actuel, la conservation environnementale est un outil important généralement mis en oeuvre par des institutions étatiques qui s’exerce principalement par l’instauration d’aires protégées et de politiques de gestion spécifiques. Au Québec, la conservation est mise de l’avant par le gouvernement qui s’appuie sur les linéaments d’organisations internationales, telle l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), visant plus particulièrement le maintien et la croissance de la biodiversité, le développement d’aires protégées et de leur connectivité. Cependant, dans le sud du Québec, et plus particulièrement dans la région du Bas-Saint-Laurent, la conservation environnementale est encore peu développée.

Des voix se font entendre pour faire valoir la portée d’une approche de la conservation différente et complémentaire de la conservation conventionnelle institutionnelle et de son avatar le plus répandu, les aires protégées. Plus particulièrement est proposée la production d’aliments par des méthodes qui mettent de l’avant à la fois la protection de la nature contre la dégradation — engendrée notamment par des intrants chimiques ou l’érosion — et une plus grande biodiversité, en favorisant entre autres la diversité des espèces cultivées, des espèces fauniques et de pollinisateurs en aménageant les parcelles cultivées en conséquence. Ce type de production alimentaire, dont les caractéristiques correspondent à une écologisation de l’agriculture, contribue à la conservation environnementale et a le potentiel de complémenter les initiatives conventionnelles déjà en place et d’en élargir la portée et la définition normative.

Nous considérerons les démarches de conservation propres à ces méthodes de production par l’examen d’initiatives alternatives locales émergentes dans la région du Bas-Saint-Laurent au Québec. Nous présenterons d’abord une mise en contexte de leur émergence, puis nous décrirons les pratiques et les discours qu’elles promeuvent. Ces initiatives peuvent-elles avoir un impact sur les objectifs de conservation institutionnelle ? Peuvent-elles s’y intégrer ? L’analyse des contraintes structurelles liées à leur déploiement nous permettra d’interroger ces potentialités.

Conservation et nouvelle ruralité

Les études anthropologiques portant sur la conservation environnementale, dont plusieurs ont trait aux aires protégées, ont analysé en profondeur les impacts sociaux, politiques et économiques des changements d’usage et de tenure qu’elles impliquent relativement à la subsistance des populations locales. Elles ont aussi exploré les enjeux relatifs à la propriété foncière, à l’articulation entre les dynamiques sociales et culturelles locales et le système capitaliste, à l’identité et aux rapports à la nature, révélant que les aires protégées constituent un véritable processus social (Vaccaro, Beltran et Paquet 2013 ; Dumez, Roué et Bahuchet 2014 ; Lizée et al. 2014). L’influence croissante des intérêts privés sur l’intendance et les usages des aires protégées est critiquée par plusieurs, qui dénoncent une perversion des valeurs et des significations attribuées à la nature par sa marchandisation et l’imposition de logiques néolibérales (Büscher et Dressler 2007 ; Igoe et Brockington 2007 ; Fletcher 2010).

La conservation environnementale s’appuie généralement sur des cadres législatifs étatiques et est encadrée financièrement par les gouvernements, parfois en collaboration avec des organisations internationales. Ciblant et isolant des composantes fauniques, floristiques ou écosystémiques, ces initiatives de conservation sont guidées par des orientations définies par de grandes agences environnementales transnationales et elles sont le plus souvent concrétisées par la désignation d’espaces protégés qui s’enchâssent dans le territoire national ainsi que par des pratiques d’utilisation correspondant à un cadre aménagiste bien défini (Doyon et Sabinot 2015 ; Denayer, Mougenot et Collard 2016). Ce type de conservation s’inscrit dans une logique d’exclusion qui sépare les humains et la nature, leurs relations étant circonscrites à un intérêt instrumental des sociétés : la nature doit être mise à l’écart, « sous cloche » — présupposant son inévitable exploitation et possible surexploitation (Adams et Hutton 2007).

Deux logiques, dont les mécanismes peuvent opérer isolément ou se chevaucher, sous-tendent cette conservation environnementale conventionnelle (Doyon 2017a) : d’une part, elle contrôle l’utilisation et l’exploitation d’une ressource en la prohibant ou en imposant un taux maximum de prélèvement déterminé comme soutenable, généralement en se fondant sur des modèles économiques mathématiques, comme c’est le cas pour les pêches et l’aménagement forestier, dérégulant pour reréguler ; d’autre part, elle recourt à l’exclusion d’un territoire, notamment par la privatisation des terres, visant à protéger des espaces de l’industrialisation ou du développement immobilier, notamment (Castree 2008).

Ces mécanismes n’ont pas eu que des impacts négatifs, mais d’aucuns ont souligné qu’ils tendent néanmoins à protéger ce qui n’a plus de valeur économique (Brockington et Duffy 2010) tout en faisant porter aux individus la responsabilité des dégradations environnementales plutôt que de prendre en compte le contexte structurel et politique. La conservation conventionnelle s’inscrit dans un imaginaire de rapports naturalistes à l’environnement, c’est-à-dire une nature universelle, inanimée et dépourvue d’agencéité que l’humain peut objectifier, posséder, maîtriser et comprendre au moyen des méthodes scientifiques positivistes (Descola 2014).

De leur côté, les initiatives de production alimentaire « alternative » proposent par leurs pratiques une mise en valeur de la nature mettant de l’avant le développement de la biodiversité et la protection des écosystèmes par un engagement des humains envers la nature et dans le territoire, le développement du savoir local et un développement local (Veteto et Lokyer 2008 ; Mormont 2009 ; Calvário et Kallis 2017).

Ces caractéristiques incarnent des formes alternatives de conservation qui sont explorées par les recherches portant sur les nouvelles ruralités du « Nord global[1] », s’intéressant plus particulièrement aux mouvements de repaysannisation ancrés dans des perspectives d’adaptation au milieu, de résistance et d’autonomie par le truchement des systèmes d’alimentation locale (Van der Ploeg 2009 ; Roseman, Prado Conte et Pereiro Pérez 2013 ; Trauger 2014 ; Narotzky 2016 ; Calvário 2017). Ces recherches examinent les initiatives de production alimentaire locales et engagées dans des territoires précis, et plus particulièrement la seconde et plus récente vague du mouvement de retour à la terre (Monllor i Rico et Fuller 2016). Ce mouvement s’engage dans la production à petite échelle et la commercialisation locale, la diversité, la conscience environnementale, la coopération, l’innovation, et témoigne d’un engagement social et communautaire (Halfacree 2007 ; Richárdson 2008, 2010 ; Ribas, Sanamaña et Pavón 2016 ; Chaves et al. 2018). Les chercheurs travaillant sur les questions de la nouvelle ruralité suggèrent que les pratiques et les imaginaires qu’elle déploie induiraient un changement paradigmatique (Nogué 2016) relativement à nos relations naturalistes à l’environnement. Nous proposons d’en explorer les ramifications par le truchement de la conservation environnementale alternative.

Conservation institutionnelle, pratiques alternatives et engagement environnemental au Bas-Saint-Laurent

L’examen anthropologique de la conservation environnementale et des aires protégées québécoises est encore timide : ce sont la sociologie, la géographie et la biologie qui ont davantage abordé ces questions. Les aspects les plus documentés concernent les catégorisations, statuts et zonages vocationnels (Gagnon et Gagnon 2006 ; Boisvert et Marchand 2007 ; Brisson 2007 ; Lequin 2009 ; Lapointe 2011) telles les aires polyvalentes et de biodiversité (Nature Québec 2008 ; Deshaies 2014 ; Roy-Malo 2017), les paysages humanisés (Audet 2006 ; Domon 2009), les divers modes de tenure foncière sur lesquels elles sont établies (Craig-Dupont et Domon 2015) ainsi que la place et le rôle des communautés locales dans la participation à la conservation (Gagnon 1998 ; Gagnon et Fortin 1999 ; Brisson 2007 ; Lequin 2009) et les enjeux de développement régional (Audet 2006 ; Bisaillon, Marois et D’Amours 2008 ; Cazelais 2008 ; Marois 2008 ; Côté et Gerardin 2009 ; Courcier et Domon 2009 ; Roy-Malo 2017 ; Roy-Malo et Doyon 2019).

Le Bas-Saint-Laurent fait face à divers enjeux. D’une part, la superficie de la région ne compte que 4,68 % d’aires protégées (Québec. MDDELCC 2017), la plupart consistant en de petites étendues éparses et morcelées dont la moitié est regroupée dans la zone côtière, soit un nombre nettement inférieur à ce que le gouvernement s’est engagé à protéger, les objectifs étant passés de 8 % à 12 %, puis à 15 %, voire à 20 % en 20 ans. Le taux d’aires protégées est difficile à augmenter dans cette région, car les terres sont presque toutes en tenure privée, alors qu’au Québec ces espaces sont presque entièrement institués comme territoire public (Roy-Malo 2017 ; Roy-Malo et Doyon 2019).

D’autre part, les types de production régionale importants, l’agriculture et la foresterie, rencontrent des résistances à leur maintien et à leur développement (Breton 1979 ; Jean 1987, 1988, 1990 ; Simard 2007, 2008 ; Fortin, Handfield et Rezelman 2010 ; Lewis et Flamand-Hubert 2013 ; L’Italien, Dupont et Laplante 2017). Les enjeux relatifs à la détérioration de la forêt par des causes naturelles (maladies, chablis) ainsi que la diminution de la main-d’oeuvre, les coûts des investissements sylvicoles et les problèmes de mise en marché affaiblissent les activités industrielles forestières (Agence BSL 2013). Quant à l’agriculture, elle est largement fondée sur l’exploitation des sols et des eaux par des monocultures et, en raison des contraintes bioclimatiques nordiques qui lui sont propres, elle peine à faire face à l’intensification de la compétition mondiale. Cette conjecture est appréhendée comme devant empirer avec l’entrée en vigueur des ententes libre-échangistes avec l’Union européenne, signées en 2013, et éventuellement avec les pays du Pacifique (Partenariat transpacifique) et de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique.

L’agriculture bas-laurentienne est pratiquée par des producteurs exploitants. Les productions les plus importantes sont le lait, le sirop d’érable, le boeuf et le porc (L’Italien et al. 2017). Des 181 985 hectares en production, près des trois quarts sont consacrés au fourrage pour la production laitière et 2434 hectares sont en friche (ibid.[2]). Le maraîchage ne couvre qu’un peu plus de 1000 hectares (Québec. MAPAQ 2017) sur les 2386 hectares (qui ne sont pas cultivés de céréales ou protéagineux et de fourrage) consacrés aux fruits, aux légumes, aux cultures abritées, à l’horticulture ornementale et aux autres cultures (idem 2010). Les cultures en régie biologique y sont marginales, à l’image du reste du Québec (3,5 % des exploitations ; voir Statistique Canada s. d.). Par ailleurs, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) et la Table de concertation bioalimentaire du Bas-Saint-Laurent considèrent qu’au moins 8000 hectares de terres sont dévalorisés et ils ont identifié des cultures alternatives qui permettraient de mieux valoriser 80 % d’entre elles (L’Italien et al. 2017).

Si on se fie à l’indicateur de vitalité économique des territoires de l’Institut de la statistique du Québec (2017), qui mesure le taux de travailleurs actifs, le revenu et le taux d’accroissement moyen de la population en cinq ans, le Bas-Saint-Laurent est marginalisé puisque ces facteurs sont tous négatifs dans cette région. Il y a décroissance de la population : entre 1997 et 2015, la région a connu eu une diminution de 4 %. La démographie est caractérisée par l’émigration (exode des jeunes et exode rural), le vieillissement de la population et une baisse de la fécondité. Le nombre d’exploitations agricoles a diminué de 9 %, soit 6 % en moyenne de plus qu’ailleurs au Québec. La région vit difficilement les coupures massives des services gouvernementaux qui ont mené à leur disparition depuis 2015 et le développement structurant des municipalités est un enjeu fondamental (Roy-Malo 2017) faisant l’objet de représentations de la part d’organismes locaux et de l’Union des producteurs agricoles (UPA).

C’est dans ce contexte que se sont établis dans la région des producteurs non conventionnels proposant diverses formes de conservation alternative de la nature par l’écologisation de l’agriculture, plus particulièrement par des pratiques qui favorisent le développement de la biodiversité par une agriculture écologique, le « multi-usage » de l’environnement, la valorisation du territoire et un nouveau partenariat avec la nature. Ces pratiques proposent une approche différente et complémentaire de la conservation conventionnelle par la protection, la préservation et l’amélioration de la nature. Ces producteurs sont cependant encore marginaux dans la région. Nous en présentons ici quelques-uns, qui sont représentatifs de l’hétérogénéité de tous ceux rencontrés dans le cadre de cette recherche[3].

Celle-ci s’appuie sur la recension de 250 cas dans la région du Bas-Saint-Laurent au Québec sélectionnées en raison de pratiques comportant des utilisations et des mises en valeur de la nature qui favorisent la conservation environnementale et qui sont des solutions alternatives aux modes de production conventionnels. Entre 2015 et 2018, l’équipe de recherche a procédé à des entrevues semi-dirigées d’environ 90 minutes auprès de 60 cas bas-laurentiens, sélectionnés afin d’obtenir la plus grande diversité possible de profils d’initiatives. Nous avons interrogé la position de ces producteurs par rapport au système économique global et local, les dimensions de leurs rapports à la nature, à la conservation environnementale et à leur région. Des observations des lieux et des acteurs de ces projets ont également été réalisées pendant cette période, se concentrant sur les caractéristiques de leurs projets et leurs activités quotidiennes. Quarante cas relatifs à l’agriculture et à la cueillette forestière sont mobilisés dans cet article. Nous traitons de ces deux catégories de producteurs alternatifs ensemble et ne distinguons pas ici leurs pratiques de conservation respectives qui, dans l’ensemble, sont très similaires. Parmi les cas agricoles et de cueillette identifiés lors du recensement, 54 % concernent des entreprises maraîchères, 21 % concernent des producteurs de viande, 14 % ont trait à des producteurs laitiers et de céréales pour les animaux et 10 % concernent des cueilleurs.

Portraits d’initiatives bas-laurentiennes

Marie-Claude et François[4] ont acheté leur ferme, déjà certifiée biologique, il y a quelques années et ils tendent à recourir à des pratiques propres à la permaculture qui est axée sur la protection de la nature et la valorisation de la biodiversité. Ils cultivent donc en associations complémentaires (guildes) une sélection de plantes vivaces (dont le houblon et certaines espèces autochtones) en y ajoutant l’élevage d’animaux, des poules et des lapins, en maximisant les synergies des partenariats animaux-végétaux en appliquant des rotations inspirées des techniques que propose l’éleveur états-unien Joel Salatin[5]. Leur projet tend vers l’autosuffisance et la recherche d’aménagements nourriciers résilients et régénérateurs (des sols, notamment) en réponse au modèle dominant de dépendance aux carburants fossiles. Afin d’en arriver à cette autosuffisance, Marie-Claude et François insistent sur l’importance de cultiver des plantes « endémiques et ancestrales ». Ils ont fait le choix conscient de limiter leur clientèle et de distribuer leurs produits à l’échelle locale.

Mireille cultive pour sa part des champignons et des produits forestiers. Elle est originaire de Montréal et, il y a 15 ans, elle a choisi de quitter son travail de biologiste pour s’installer au Bas-Saint-Laurent et créer sa petite entreprise et ne pas « être assise à un bureau toute la journée ». Elle cueille différents produits de la forêt tels que les queues de quenouilles, têtes de violon, boutons de marguerite en plus de champignons. Elle transforme elle-même ses produits à l’aide d’un déshydrateur et de séchoirs, produits qui lui ont valu un prix d’entrepreneuriat féminin. Elle cueille ses produits sur sa terre, dont une partie est forestière, ainsi que sur des terres privées et publiques et elle souhaite demeurer à petite échelle, tant en ce qui concerne la taille de l’entreprise que la distribution de ses produits. Elle veut intégrer son entreprise à la communauté, vendre ses produits aux familles et éviter de tout miser sur le réseau des grands restaurants et de la consommation de luxe pour plutôt sensibiliser les habitants de la région à cette richesse à protéger. Elle offre des visites agrotouristiques de sa ferme et donne des formations sur les herbes sauvages. De plus, sa famille et elle militent contre l’implantation d’un pipeline dans la région et font connaître publiquement leur position à cet égard par des affiches plantées sur leur terrain.

Luc élève des bovins pour la production de viande. Natif d’une autre région rurale du Québec, il a voyagé de par le monde avant de s’installer au Bas-Saint-Laurent. Il élève ses bêtes en régie biologique et biodynamique, car il dit que les règles du biologique ne sont pas assez strictes. Il veut manger une nourriture saine qu’il souhaite partager avec les gens de sa région, bien que la majorité de ses ventes se fasse plutôt, pour le moment, auprès de gens établis dans les grands centres du Québec. Bien que cela fait maintenant près de 40 ans qu’il habite la région, il dit sentir que les habitants locaux le perçoivent encore comme un étranger. Il affirme que la production biologique est pour lui un choix logique, impératif pour protéger la nature en plus de se révéler économiquement intéressant. En effet, grâce à sa production biologique, ses bêtes ne sont plus malades et il n’a plus à assumer de frais de vétérinaire. Ses techniques d’élevage ne nécessitent pas l’achat de coûteux intrants (fertilisants et phytosanitaires). Il raconte qu’un collègue qui était au bord de la faillite a pu sauver ses actifs en optant pour une production biologique similaire à la sienne. Luc s’implique auprès de jeunes producteurs en démarrage d’entreprise maraîchère en leur prêtant gratuitement des parcelles de sa terre qu’il n’occupe pas et en leur fournissant l’eau et l’électricité en échange de légumes. Il dit que cet engagement solidaire est important et nécessaire puisque le « système » n’aide pas les producteurs lors du démarrage d’une carrière, pas plus que lorsqu’elle se termine (une situation inconfortable à laquelle il est confronté en ce moment). Il insiste sur le fait que la société et le gouvernement doivent aider les jeunes producteurs, car ce sont eux qui apportent les nouvelles idées et changent les vieilles habitudes liées à la production conventionnelle.

Jeanne a suivi une formation en agriculture à l’Institut de technologie agroalimentaire en 2007. Au terme de sa formation, elle a loué une terre dans la région avec une camarade d’études, puis elle a profité du démantèlement d’une ferme dans le cadre d’une vente de faillite pour acheter une petite parcelle qu’elle a transformée en production maraîchère biologique (elle vend des paniers que ses clients viennent chercher à la ferme). Jeanne insiste sur l’importance de la certification biologique, malgré le paradoxe qui consiste à payer un certificat qui prouve qu’on protège la nature alors que ceux qui la détruisent « dans le conventionnel » n’ont pas de telle reddition de comptes à faire, puisque sans un cahier des charges bien balisé dans le bio, « les choses se font tout croche ». Elle est persuadée qu’il faut écouter la nature, car « c’est elle, le grand patron » ; son intérêt pour la production biologique est éthiquement fondamental et n’est pas conditionné par l’intérêt lié à la valeur financière ajoutée qu’ont ses produits. Son engagement envers la nature se prolonge dans son implication au sein du mouvement environnementaliste Coule pas chez nous, opposé au passage d’un pipeline dans la région. Sa production est encore de petite taille et elle peine financièrement, notamment parce qu’aucun programme gouvernemental ne peut lui apporter une aide financière si elle ne parvient pas à prouver qu’elle vit essentiellement de sa production. Elle dit que des restructurations profondes devraient être apportées au système environnemental et agraire au Québec pour que des personnes comme elle puissent s’identifier aux institutions qui les représentent, telle l’Union des producteurs agricoles, ce qui n’est pas le cas en ce moment.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un désir d’engagement envers la nature qui diffère des logiques conventionnelles issues de manière générale du productivisme intensif et mécanisé ayant suivi la Seconde Guerre mondiale. Elles sont fondées sur des formations scientifiques, des autoformations, des échanges de connaissances et des expériences empiriques de l’environnement et du milieu. Un peu plus de la moitié de ces initiatives bas-laurentiennes sont menées par des « ruraux », c’est-à-dire des habitants dont la famille est issue de la même région. Une première partie d’entre eux sont des jeunes de moins de 40 ans qui ont repris l’entreprise familiale et qui l’ont transformée pour « l’écologiser », protéger leur environnement et assurer l’avenir de leurs propres enfants sur leur terre, comme ils le disent. Ces initiatives sont localisées et ancrées dans la valorisation et l’attachement au territoire. Elles se structurent autour de pratiques complexes et minutieuses qui requièrent un haut degré de compétences et de connaissances concernant la plupart des composantes des agroécosystèmes qu’elles contribuent à aménager. Une seconde partie des ruraux partagent une démarche similaire à celle des néoruraux[6] qui se sont installés dans la région. Les projets développés par ceux-ci sont issus d’une réflexion fondamentale quant à leur mission de vie et leur rapport à la nature, qui est notamment nourrie par des voyages, des séjours plus ou moins longs à la ville, lors d’études universitaires, et un désir de s’impliquer socialement.

Les néoruraux sont tombés en amour avec la région à la faveur d’un voyage ou lors d’une visite chez des amis. Certains ont fait le choix conscient de s’établir dans cette région particulière après être allés voir différentes autres régions. Ils se sont investis dans leur projet pour vivre leur passion et leurs convictions. Leurs parcours sont hétéroclites : environ la moitié d’entre eux a étudié des enjeux environnementaux et agricoles ou travaillé sur ces enjeux et l’autre moitié a des expériences moins directement associées aux choses concrètes de la terre et est d’abord issue d’une mouvance créative artistique et intellectuelle (qu’il s’agisse d’artistes, d’enseignants, d’architectes).

Les personnes rencontrées nous rapportent toutes s’investir entièrement dans leur projet, sans compter énergie, temps et ressources matérielles et financières. Tous ces projets sont de petite taille[7] ; ils ont pour la majorité émergé depuis les vingt dernières années et quelques employés saisonniers y travaillent parfois. Toutefois, l’accès à la terre par l’achat concret (soit l’achat d’un lot d’une dimension proportionnelle et adéquate au type de projet que ces personnes portent) s’avère d’une complexité grandissante pour les individus qui souhaitent s’établir, en raison notamment de la valeur gigantesque qu’ont atteint les quotas de production (Doucet 2007 ; Dupont 2009 ; L’Italien et al. 2017). Les banques de terres agricoles, un service qui émerge dans la région, sont évoquées comme une solution potentielle pour les nouveaux venus[8] (Sabinot et Doyon 2011).

La majorité est propriétaire de ses terres. Toutefois, certains producteurs ont eu à en louer au moment du démarrage de leur projet et d’autres continuent d’en louer, en plus de celles qu’ils possèdent. Pour l’ensemble des personnes rencontrées, être propriétaire de la terre est fondamental, surtout lorsque leur production est en régie biologique, car cela nécessite de nombreux investissements longitudinaux qui peuvent être faits en vain dans l’éventualité où le propriétaire des terres décide de mettre un terme à la location (ibid.).

En ce qui concerne la tenure, dans le cas de la cueillette forestière[9], les projets étudiés, en plus de la culture et de la cueillette sur des propriétés privées, impliquent la cueillette de plantes en divers secteurs des terres publiques intramunicipales. Ils incluent aussi la cueillette sur certains lots privés avec les propriétaires desquels des relations privilégiées sont établies et des ententes précises conclues. Il n’y a pas d’appropriation sauvage illicite, pas de transgression des propriétés. Cet équilibre est toutefois mis à mal depuis peu alors qu’on nous a rapporté que des sites qui avaient été attitrés de façon informelle à un cueilleur depuis des années sont maintenant investis et décrits comme pillés par des cueilleurs qui viennent de grands centres urbains et vendent leur cueillette à des entrepreneurs de Montréal ou de Québec, et qui mettent des espèces en danger de surexploitation. Pour les producteurs alternatifs rencontrés, l’implication locale est importante. Ils se trouvent cependant souvent en marge des autres acteurs locaux et institutionnels de leur région.

Production alternative et conservation

Les producteurs alternatifs, tant les agriculteurs que les cueilleurs, sont engagés dans une démarche de protection et de préservation de la nature. Les pratiques et les discours liés à ces questions ainsi que la mission de vie déployée permettent de voir les formes de leur engagement et les manières dont ils abordent la conservation de l’environnement.

La conservation en pratique

Les pratiques quotidiennes des producteurs alternatifs, tant agriculteurs que cueilleurs, mobilisent une connaissance fine du territoire. Les producteurs considèrent que la protection de la nature est primordiale car elle assure l’avenir de leur projet, offre une qualité à leur vie quotidienne et un sens à leur place dans la région. Cette connaissance fine du territoire passe par une intimité avec celui-ci. Elle permet de mieux intervenir pour « créer des bénéfices pour les écosystèmes » et « créer un équilibre dans la chaîne du vivant et soutenir la biodiversité », notamment en protégeant l’eau — tant les nappes phréatiques et les rivières que le fleuve Saint-Laurent et les lacs —, ce que la majorité a mentionné comme un aspect fondamental de leurs pratiques quotidiennes.

Certaines initiatives s’inscrivent également dans un programme de protection de la biodiversité et des milieux humides, ces derniers étant nombreux au Bas-Saint-Laurent sous la forme de tourbières et de marais pouvant être volontairement protégés en tant que petites aires privées. Ces aires protégées volontairement sont au coeur de la préservation d’espaces particulièrement fragiles de la région pour lesquels des indicateurs de biodiversité en milieu agricole ont été établis par le Conseil régional de l’environnement du Bas-Saint-Laurent (2017). Leur identification et instauration volontaire dépendent de la conscientisation d’individus quant aux enjeux de protection et ces aires demeurent modestes en termes de superficie dans l’ensemble du territoire (Doyon et Roy-Malo, à paraître).

Les pratiques maraîchères et d’élevage étudiées contribuent à la régénération de la vigueur, de la fertilité, de la biodiversité et de la structure des sols travaillés, favorisant la conservation. Les producteurs utilisent des engrais verts et du compost solide de végétaux ou de déjections animales (plutôt que des lisiers), recourent à des plantes (souvent pérennes et ligneuses) pourvues d’associations symbiotiques permettant de fixer l’azote atmosphérique, évitent le labour nuisant aux bactéries et aux champignons du sol ; ils remplacent les intrants chimiques phytosanitaires par diverses techniques de paillage ou de sarclage mécanique ou manuel et favorisent les cultures en associations de plantes aux traits complémentaires (guildes) ou des rotations de la localisation des cultures de plantes annuelles. Ces pratiques contribuent grandement à structurer des agroécosytèmes qui limitent les impacts négatifs sur les écosystèmes adjacents, particulièrement les écosystèmes aquatiques et riverains. Plusieurs, notamment ceux qui produisent des cultures céréalières, soulignent l’importance de limiter l’érosion des sols en aménageant des zones tampons et de protéger les sols contre le gel en utilisant des couverts végétaux hivernaux.

Tous mentionnent l’importance de la biodiversité dans leurs milieux, où une faune et une flore riches, flore composée d’arbres et de fleurs, peuvent notamment assurer la survie des insectes pollinisateurs. Plusieurs choisissent de garder dans leurs parcelles des plants qui nourrissent les oiseaux de leurs fruits, épargnant ainsi en partie leurs propres cultures. Les nichoirs, les étangs aménagés et les abris pour les pollinisateurs font partie de leurs préoccupations. De plus, certains gardent des parties de leurs terres de toute activité productive en tant que parcelles « témoins ». Cela les assure de préserver la biodiversité dans des parcelles vierges d’interventions anthropiques et leur permet d’être au fait des espèces sauvages locales et des espèces envahissantes qui pourraient s’y développer. Les producteurs favorisent des variétés ancestrales, qui sont valorisées parce qu’elles ont passé l’épreuve du temps, mais ils sont aussi intéressés par les nouvelles variétés sélectionnées adaptées aux rigueurs de la région[10], notamment des variétés d’arbres à petits fruits et à noix. Ils rejettent cependant en bloc les variétés modifiées génétiquement.

L’observation fine de la flore et de la faune — notamment de la phénologie saisonnière et des changements dans les associations et populations — nourrit également un lien intime avec l’environnement. Plusieurs ont évoqué des pratiques contemplatives et ressentent une forte connexion avec les éléments. Plusieurs disent remercier la nature pour sa générosité ; deux le font concrètement après chaque journée de travail et demandent à leurs employés de le faire aussi. Ces personnes soulignent d’ailleurs que la nature « offre ce qu’elle est en mesure de donner » et qu’il est important de l’écouter. Tous les producteurs étudiés ont un rapport réflexif à leurs pratiques envers la nature. Ils se questionnent sur l’impact qu’ils peuvent avoir à long terme en utilisant telle ou telle semence et sur les conséquences de la domestication de plantes sauvages dans certaines de leurs parcelles, et ils ont des scrupules concernant l’impact à long terme de l’introduction d’espèces étrangères — même si elles sont réputées non envahissantes — sur les équilibres écosystémiques de la région. En complément des principes de précaution appliqués aux cueillettes sauvages, des initiatives visent à domestiquer certaines espèces afin de limiter le prélèvement naturel tout en permettant une meilleure planification et la régularité des approvisionnements au fil des saisons et des ans. Un peu moins de la moitié des producteurs rencontrés diffusent leurs connaissances par des visites agrotouristiques sur leurs terres et par des interventions dans les marchés publics régionaux ; ceux qui le font souhaitent ainsi communiquer leur savoir et l’importance de la protection environnementale dans la région.

La conservation au coeur des discours et des missions de vie

Les discours tenus par les personnes rencontrées insistent tous sur le fait que la nature doit être protégée et même aggradée et qu’il faut agir en ce sens quotidiennement par des actions avec l’environnement, et pas uniquement en le mettant sous cloche pour le préserver ou en limitant les interactions. En cela, leurs propositions diffèrent de celles qui sont indissociables des actions de conservation conventionnelle dans les aires protégées, car ce sont leurs pratiques et leurs interventions qui contribuent à la conservation, restaurent les milieux d’accueil et enrichissent la biodiversité. De cette manière, ces producteurs contribuent à protéger les attributs naturels du territoire — principalement les rivières et les forêts — représentant leur richesse collective.

Ces personnes sont préoccupées par des enjeux écologiques en cours dans leur région, plus particulièrement la prolifération d’espèces envahissantes nuisibles (berce du Caucase, phragmite), l’érosion des terres (absence de bandes riveraines), la monoculture d’espèces génétiquement modifiées et l’arrivée de produits introduits par la compagnie Monsanto (par exemple une « luzerne Monsanto » vient de faire son apparition dans la région), la disparition de variétés ancestrales, la contamination par l’épandage de fumier liquide, la cueillette sauvage abusive et irrespectueuse menaçant l’avenir de la vigueur des espèces ainsi que la disposition inconsidérée de déchets hors des réseaux municipaux de traitement (dans les cours d’eau, par exemple), une pollution due à des individus « qui prennent la nature comme un dépotoir ».

Les producteurs sont aussi préoccupés par la consommation d’hydrocarbures fossiles. L’évidence que la situation doit changer est exacerbée par les constats des répondants quant aux changements climatiques dans la région, notamment des vagues de froid plus intenses, des accumulations moindres de neige en hiver et de plus fréquentes et prolongées périodes de sécheresse en été. Certains souhaitent que la population locale profite de la nature autrement que par l’usage de moyens de transport de loisir motorisés, tels les motoneiges et les quads. En ce sens, l’un des producteurs déplore « qu’il semble qu’ici il faut toujours que ça sente le gaz pour avoir du plaisir en nature ». Les personnes rencontrées militent d’ailleurs pour des causes environnementales, particulièrement pour la campagne Coule pas chez nous qui s’oppose au passage d’un pipeline dans la région.

Les pratiques et les discours de ces producteurs sont ancrés dans ce que nous décrivons comme leur mission de vie, qui est cohérente avec une vision pour le futur. Cette mission relève l’importance de contribuer au développement d’un territoire habité « multitâche », c’est-à-dire où se combineraient l’agriculture, la foresterie, la pêche, la mycosylviculture, la production de fruits nordiques, l’agroforesterie. Suivant leur vision de l’avenir, ils souhaitent que la réglementation du zonage agricole soit revue afin de correspondre aux besoins réels et variés de l’ensemble hétérogène des agriculteurs, permettant à de petits producteurs de s’installer sur des « terres à échelle humaine », notamment en autorisant le fractionnement de grandes terres, ce que l’actuelle Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles du Québec ne permet pas. Dans une perspective plus pragmatique, ils souhaitent que soient proposés des aménagements et des dispositifs favorisant une meilleure efficacité du recyclage et de la récupération des rebuts. Pour accroître l’efficience et la cohérence de la gestion de la fertilité des sols, ils souhaitent, par exemple, que soit instauré un réseau de centres locaux de mise en commun de fumiers et de composts biologiques solides et que la possibilité d’utiliser des engrais biologiques provenant des algues du littoral pour amender les terres soit discutée. Ils aimeraient que soient plantés sur diverses propriétés des arbres favorables à la structuration d’écosystèmes fonctionnels autosuffisants, notamment parce qu’ils permettent la production de couvre-sol (bois raméal fragmenté issu de leur élagage) et de bois de chauffage.

Ils veulent une agriculture écoresponsable faite d’une mosaïque de surfaces de polyculture variées qui permettrait de retisser les liens avec les écosystèmes et qui fonderait un nouveau partenariat avec la nature. L’un des producteurs résume ainsi ce souhait : « créer de la complexité qui permet la diversité et la stabilité ». Cette stabilité est au coeur du projet de souveraineté alimentaire, but auquel ils aspirent tous. Ils voudraient valoriser le caractère sauvage de la région et souhaitent que la forêt et le fleuve soient mieux respectés.

Au coeur de ces projets se trouve l’importance du développement régional et de l’économie locale. Plusieurs disent ne pas vouloir vendre leurs produits uniquement à des restaurants gastronomiques ou à l’extérieur de leur région afin que les bénéfices de leurs pratiques soient locaux et profitent directement à leur communauté. Comme les répondants le reconnaissent, cela n’est pas toujours possible, car ils doivent souvent vendre leur production à l’extérieur de la région et, parfois, de la province. Ceux qui ont des employés veulent les rémunérer convenablement et insistent sur le fait que le commerce équitable, ce n’est pas juste pour les pays du Sud. Tous les répondants disent qu’ils ont développé leur projet afin de vivre dignement et « d’avoir du temps », mais pas nécessairement pour gagner un revenu élevé. Vivre en région leur permet d’ailleurs de limiter leurs dépenses, bien que certains coûts fixes demeurent élevés pour ces populations.

Les producteurs veulent que l’engagement individuel et communautaire se fortifie ; ils souhaitent établir des liens avec d’autres entreprises locales et développer des structures municipales plus démocratiques. Ce développement régional permettrait, selon eux, de favoriser les échanges dans la région et de construire des ponts entre les hautes terres et la côte. Les répondants pensent que le développement régional s’ancre dans une plus large distribution de nourriture locale de qualité, que la meilleure nourriture produite sur le territoire devrait y être distribuée, « démocratisée », et non pas confinée au statut de produit fin « seulement pour les riches ». Ils souhaitent ainsi qu’elle soit offerte tant dans les écoles, les hôpitaux, les paniers alimentaires, les marchés publics et les garderies que dans les grands restaurants.

Certains se préoccupent du fait que de nouveaux joueurs se présentent et proposent des produits qui sont copiés sur ceux développés par des pionniers dans la région, par exemple des produits d’herboristerie. Cette inquiétude met en évidence, selon plus d’un, l’intérêt de créer des coopératives de transformation et de vente régionales pour favoriser la collaboration et la mutualisation des frais. De telles initiatives qui contribuent à structurer l’économie régionale vont et viennent au Bas-Saint-Laurent, mais il semble qu’elles soient difficiles à maintenir dans le temps et au fil des saisons.

Production alternative : des contraintes à la conservation de la nature

Les pratiques, les discours et l’imaginaire déployés par les producteurs rencontrés résonnent de concert avec les dimensions qui caractérisent la nouvelle ruralité : occupation du territoire dans sa complexité et sa diversité, production alimentaire locale pour la consommation locale, engagement communautaire, ancrage territorial et engagement environnemental et écologique.

Ce dernier aspect est présent au Bas-Saint-Laurent et s’inscrit dans une réflexion sur la conservation environnementale plus large. D’une part, on observe un engagement pour la protection de la nature non pas dans une logique de quantification et de régulation mathématique de prélèvements, d’exclusion et de séparation entre les humains et l’environnement — où celui-ci serait mis sous cloche —, mais dans une logique de collaboration, de partenariat avec lui. Bien que cette recherche n’ait pas mesuré et quantifié l’apport physique à la biodiversité des producteurs, leurs pratiques s’inscrivent dans une perspective de restauration et d’amélioration de la biodiversité des agroécosystèmes et des milieux habités, de protection de la faune et d’amélioration de la qualité des sols et de l’eau, comme de nombreuses recherches sur les pratiques biologiques, biodynamiques et agroécologiques l’ont montré ailleurs (Mollison et Holmgren 1978 ; Mollison 1991 ; Holmgren 2002 ; Vetteto et Lokyer 2008 ; Galarneau 2011 ; Rivest et al. 2017). Tous ces aspects constituent des actions concrètes en faveur de la protection environnementale et de la biodiversité, comme le reconnait l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) depuis 2010 (Montenegro de Wit 2016), qui pourraient être valorisées comme un complément et un apport aux formes conventionnelles et institutionnelles de conservation au Québec, ce qui n’est pas le cas en ce moment.

Le potentiel de contribution à la conservation de ces initiatives pourrait sans doute être accru par un appui institutionnel. Au contraire, il est contraint par des enjeux économiques et d’accès aux ressources. Ces projets sont tributaires des structures socioéconomiques régionales et nationales, marquées par des problèmes dans le secteur forestier régional et les pertes d’emplois qui y sont associées, les difficultés croissantes d’accès aux terres et aux quotas de production alimentaire ainsi qu’à la dévitalisation générale de la région (L’Italien et al. 2017). Cette situation régionale morose s’accompagne de la fermeture de services étatiques, d’écoles et d’entreprises et occasionne un pessimisme larvé. Les propositions alternatives des projets étudiés et leur essor se voient souvent mis à l’écart pour parer aux urgences dans un contexte que d’aucuns qualifient de « crise latente ».

Les producteurs doivent affronter des défis économiques qui s’ajoutent à la marginalité de leur statut dans la région. Ils ont presque tous dû investir une partie de leurs économies personnelles et assumer les frais de démarrage sans l’appui des organisations subventionnaires en raison de la petitesse de leur projet. En effet, la taille de leur entreprise et les dépenses qu’elle engage ne permettent pas leur intégration dans les filières de vente conventionnelle (voir Dupont 2009) et les faibles investissements en infrastructures ne sont pas suffisants pour que les institutions financières et les programmes de subvention misent sur eux. Plusieurs ont révélé que ce n’est qu’après plusieurs années de fonctionnement, lorsque leur initiative avait une plus grande marge de manoeuvre financière, que ces mêmes institutions les ont approchés en disant qu’elles seraient maintenant disposées à les aider.

Par ailleurs, des politiques visant le développement agricole contribuent à placer les producteurs en contradiction par rapport à la conservation environnementale. D’une part, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles ne favorise pas l’accès à des espaces de culture modestes, à échelle « humaine », destinés à des productions différentes de celles qui sont intégrées et planifiées dans les structures productivistes ou soumises à des quotas. En effet, il existe peu de petites terres munies d’infrastructures (fournissant eau, abri, électricité) permettant une production de petite échelle. Lorsque les producteurs ont accès à la terre, ceux qui réservent des parties de leur terre pour établir des bandes riveraines, des espaces de naturalité ou des espaces volontairement protégés sont pénalisés. Les superficies dédiées sont soustraites des calculs fonciers et l’aide financière qu’ils peuvent recevoir du gouvernement est réduite proportionnellement en raison des politiques favorisant l’augmentation des superficies cultivables.

L’accès aux marchés est aussi un enjeu pour les acteurs rencontrés. Plusieurs développent des produits de niche plus chers à l’achat, qui sont notamment coûteux en raison de l’échelle artisanale de leur production et de leur transformation et du fait qu’ils sont généralement peu connus dans leur région et, conséquemment, moins demandés. Ces produits sont même souvent boudés par les habitants locaux, par exemple du fait de leur originalité et de leur prix, et les producteurs doivent développer des marchés hors de la région, ce qui implique l’existence de réseaux et de contacts conséquents peu évidents à maintenir selon le type d’entreprise et les ressources dont elle dispose (Galarneau, Doyon et Boulianne 2011 ; Doyon 2017b). La mise en marché, notamment en ce qui a trait à la cueillette, est aussi parfois court-circuitée par l’intérêt que la valeur financière de certains produits suscite. Ainsi, l’engouement soudain pour certains produits en accélère la cueillette et cela crée une abondance sur les marchés qui fait casser les prix au détriment des producteurs locaux de longue date, ramenant à l’avant-scène les discussions sur l’intérêt de développer une structure de mutualisation des dépenses et de la mise en marché régionale. D’ailleurs, les meilleurs produits collectés sont souvent exportés et ne restent ainsi pas dans la région ou même dans la province. Ces dynamiques opposent des visions du territoire qui prônent, d’un côté, le bien collectif et régional et, de l’autre, l’appropriation individuelle.

Les producteurs veulent démocratiser les produits qu’ils proposent et par leur consommation locale conscientiser les habitants à la protection de leur milieu. Des marchés publics régionaux se développent et contribuent à faciliter les échanges que les producteurs souhaitent avoir avec les consommateurs, favorisant le développement de la conscience environnementale par le développement régional. Ces démarches s’inscrivent plus largement dans leur éthique du local intéressée par des rapports socioéconomiques justes et équitables indissociables des pratiques écologiques, d’éducation populaire et de luttes environnementales. Beaucoup de travail demeure à faire en ce sens, cependant, et le développement de ces préoccupations environnementales régionales est tributaire du soutien des économies locales et régionales (Urquhart et Acott 2013 ; Doyon 2017b).

Conclusion

Les producteurs alternatifs du Bas-Saint-Laurent s’inscrivent dans un courant d’écologisation de l’agriculture qui valorise la conservation de la nature s’articulant avec une mission de vie. La contribution de ces initiatives à la protection et à l’aggradation de la nature est reconnue. Dans le contexte où, au Bas-Saint-Laurent, les cibles de conservation environnementales fixées par le gouvernement peinent à être atteintes et où les mesures mises en place sont timides, il serait intéressant que les institutions mettent à profit les initiatives des producteurs alternatifs pour atteindre leurs objectifs et qu’elles puissent complémenter les programmes déjà en place.

Procéder à cette intégration de la conservation environnementale impliquerait différents changements aux façons de procéder : les types d’acteurs participant à la conservation seraient plus diversifiés et leurs interventions dans le paysage, valorisées comme nécessaires ; les approches en place pourraient inclure des programmes qui intègrent plus d’une espèce ou d’un attribut pour reconnaître la complexité des écosystèmes où la nature devient un espace de collaboration et non d’exclusion, favoriser économiquement et politiquement les initiatives locales en offrant des incitatifs à la conservation sur les terres des producteurs et, finalement, encourager un milieu de vie et un développement local lié aux relations à la nature. Ces propositions contribueraient à un changement de paradigme. Mais si les freins structurels à cette transformation peuvent être identifiés et aménagés, qu’en est-il des blocages idéologiques ?