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Introduction[1]

Dans le contexte contemporain, on a eu tendance à définir la conservation de la nature comme l’ensemble des stratégies et des actions institutionnelles encouragées par l’État visant l’entretien des paysages et, éventuellement, la restauration de leur intégrité (Peluso 1993 ; Wilshusen et al. 2002). Les espaces protégés sont devenus, dès le moment de leur première formulation moderne durant le dernier quart du XIXe siècle, l’un des principaux dispositifs orientés vers cet objectif, autant au moyen de la régulation des activités qui s’y développent que d’actions ponctuelles impliquant une gestion active des processus environnementaux (Neumann 1998 ; Vaccaro, Beltran et Paquet 2013). La conservation est, cependant, un processus plus complexe dans lequel interviennent des instances, des pratiques et des acteurs qui vont au-delà des actions parrainées par les agents de l’Administration à l’intérieur des parcs et des réserves (Guha 1997). L’analyse ethnographique de cette dynamique met en relief l’importance des populations locales et de leurs activités (Anderson et Berglund 2003).

Dans cet article, nous nous concentrons sur l’analyse des dynamiques complexes de la conservation contemporaine dans les Pyrénées qui ont été mises en évidence dans le contexte de la crise économique mondiale de 2008 qui a particulièrement frappé l’Espagne. Le nombre élevé d’aires protégées que cette chaîne de montagnes du sud de l’Europe regroupe aujourd’hui est le résultat d’une intervention délibérée des États français et espagnol pour sa reconversion en territoire touristique. L’examen de l’activité agropastorale traditionnelle et des initiatives écotouristiques qui ont surgi au cours des dernières années dans les comarques catalanes des Pyrénées centrales, le versant méridional de la chaîne montagneuse, met en évidence le besoin de problématiser la conception dominante de la conservation et d’y inclure les pratiques locales qui favorisent le maintien des ressources environnementales.

La conservation gouvernementale dans les Pyrénées

Les Pyrénées regroupent actuellement une grande quantité d’espaces protégés qui se distribuent sur une importante superficie de ce territoire montagneux. Autant dans le cas français que dans le cas espagnol, en vertu d’une idéalisation des paysages de haute montagne, c’est dans cette région que seront décrétés certains des premiers parcs nationaux (catégorie II de l’Union internationale pour la conservation de la nature [IUCN]) de ces pays, qui occupent aujourd’hui 75 216 hectares. En Espagne, le Parc national de la vallée d’Ordesa a été créé en 1918 au cours de la première vague de politiques de conservation en Europe (en 1982, il a été agrandi et il a adopté le nom de Parc national d’Ordesa et du Mont-Perdu [Parque nacional de Ordesa y Monte Perdido]). Sur le même versant méridional, la création du Parc national d’Aigüestortes et Estany de Sant Maurici a eu lieu en 1955. La France, pour sa part, créait le Parc national des Pyrénées en 1967. Huit parcs naturels (catégorie V : paysages protégés) créés dès les années 1980 se trouvent également dans cette chaîne de montagnes. Ils couvrent un total de 571 552 hectares (auxquels il faut encore en ajouter 252 126, qui correspondent aux zones périphériques de protection des parcs nationaux ayant un niveau de protection comparable à ceux de cette catégorie). La portée territoriale de la conservation dans les Pyrénées est encore plus grande si d’autres figures de protection reconnues par la législation des pays concernés y sont ajoutées, des parcs communaux d’Andorre aux réserves naturelles françaises en passant par les espaces d’intérêt naturel établis par la Generalitat, l’organisation politique autonome de la communauté espagnole de la Catalogne.

Tableau I

Parcs nationaux et parcs naturels dans les Pyrénées

Parcs nationaux et parcs naturels dans les Pyrénées
Source : Inventaire national du patrimoine naturel (https://inpn.mnhn.fr), gouvernement de la Catalogne[2] (http://parcsnaturals.gencat.cat) et ministère de la Transition écologique et du Défi démographique de l’Espagne (http://www.mapama.gob.es/es/red-parques-nacionales/).

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Les comarques de l’Alt Pirineu catalan sont un bon exemple de la transformation connue par ces territoires lors du déclin des activités traditionnelles, particulièrement depuis le deuxième tiers du XXe siècle[3]. Jusque-là, la population locale s’était consacrée majoritairement à des activités primaires liées à l’utilisation agropastorale des ressources de la montagne dans des exploitations à caractère familial. L’utilisation intensive de ressources déterminées (comme celles exploitées par l’industrie minière ou les activités forestières) et, éventuellement, les avantages que pouvaient offrir certains types de productions spécialisées à certains moments (comme la production de laine ou de vin) ont contribué à limiter l’ampleur de la migration saisonnière des populations qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, avait été très importante, surtout dans les localités situées à plus haute altitude. Bien que, dans certaines vallées, lors de la seconde décennie du siècle passé et beaucoup plus couramment entre les années 1950 et 1970, les travaux de construction de plusieurs centrales hydroélectriques aient tout d’abord contribué à retenir la population locale, la fin des travaux a finalement accéléré une migration massive vers les centres urbains du littoral qui étaient alors en plein développement industriel. Dans l’ensemble, la région a perdu 40 % de ses habitants entre 1857 et 1991, moment où le minimum démographique de l’époque contemporaine est atteint. Dans certaines comarques, ce dépeuplement atteint plus de 70 %.

Conjointement à la diminution de la population, la transformation démographique liée à ce processus entraînera des changements considérables sur le plan de la distribution territoriale. La concentration de la population dans les capitales des comarques et dans les villes situées au fond des vallées est un indicateur du déclin généralisé de l’activité agraire, mais également de changements importants concernant le paysage. Le déclin démographique affectera surtout les localités situées en haute altitude et celles qui se trouvent hors des artères principales de communication. Les hauts des vallées connaîtront alors une reforestation progressive causée par l’abandon de l’agriculture et par une spécialisation de l’élevage au sein de quelques exploitations qui maintiennent leurs activités.

Bien que la création du Parc national d’Aigüestortes et Estany de Sant Maurici, en 1955, réponde à une décision capricieuse du général Franco et qu’elle ait eu lieu dans un contexte historique très particulier, elle visait déjà explicitement à favoriser le tourisme dans cette zone montagneuse. Mais l’instauration massive d’aires protégées dans les comarques pyrénéennes ne commencera que trente ans plus tard et s’étendra pratiquement jusqu’à aujourd’hui : le dernier parc naturel a été décrété il y a seulement trois ans (il est situé dans les Pyrénées orientales). La somme des 22 espaces du réseau Natura 2000 (mis en place par l’Union européenne) qui se trouvent dans la zone représente une superficie de 256 653 hectares. En raison de ce processus, 46 % du territoire de la région catalane de l’Alt Pirineu est aujourd’hui considéré comme protégé, un pourcentage qui représente jusqu’aux deux tiers de la superficie de certaines comarques[4].

Tableau II

Superficie des espaces protégés dans l’Alt Pirineu par comarques (en hectares)

Superficie des espaces protégés dans l’Alt Pirineu par comarques (en hectares)

* PEIN : Plan d’espaces d’intérêt naturel[5] ; réseau créé par le gouvernement de la Catalogne en 1992.

Source : Institut statistique de la Catalogne[6] (2019).

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Les politiques de conservation parrainées par l’État au moyen de la déclaration d’aires protégées sont un élément important de son action en faveur de la reconversion des Pyrénées en destination touristique (Vaccaro et Beltran 2007). Après des origines historiques plus élitistes liées aux sports de montagne et à la pêche sportive, la première impulsion donnée au tourisme de montagne sera associée à la pratique du ski alpin (Jiménez 1999). Les comarques de cette région finiront par regrouper jusqu’à une dizaine de stations de ski de taille moyenne. Multiplié par huit au cours des trente dernières années du XXe siècle, le nombre de résidences secondaires sera une autre preuve de l’importance croissante de ce secteur économique (Lasanta, Beltran et Vaccaro 2013).

La création de parcs naturels, de réserves et d’aires faisant partie d’autres catégories d’espaces protégés coïncide avec cette transformation. Contrairement à l’instauration de telles zones protégées dans d’autres secteurs du pays qui sont soumis à une forte pression urbanistique ou industrielle, cette initiative ne répond ni à une demande locale ni à une mobilisation citoyenne. En harmonie avec les valeurs dominantes de la population urbaine, le déploiement de la conservation dans l’Alt Pirineu s’oriente vers le renforcement du rôle de cette région en tant qu’espace touristique destiné, de préférence, au marché intérieur. La décroissance des activités primaires laisse vacantes de grandes étendues de terrain. La promotion de l’écotourisme, qui est explicite dans les textes juridiques liés à la création de nouvelles aires protégées, prétend contribuer à diversifier et à compléter tant l’offre d’activités de loisirs de plein air (comme le ski et le rafting) que le patrimoine culturel.

La gestion de la faune sauvage est un domaine qui permet de reconnaître les ressources qui orientent cet effort de conservation. L’exploitation agropastorale des montagnes pyrénéennes a contribué à la formation et au maintien d’un paysage en mosaïque, favorable à la prolifération de certaines espèces comme le lapin (Oryctolagus cuniculus) ou la perdrix grise (Perdix perdix), entre autres. Par contre, la réduction des peuplements forestiers continus et des terrains ouverts, jumelée à la chasse de subsistance, limitera les conditions de viabilité des autres populations fauniques comme celle des ongulés. Les informations historiques concordent et rapportent la disparition d’espèces comme le cerf (Cervus elaphus), le daim (Dama dama) ou le chevreuil (Capreolus capreolus) entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, qui coïncide avec le moment où la pression démographique et productive était maximale. D’autres animaux, comme le chamois (Rupicapra rupicapra) et le bouquetin ibérique (Capra pyrenaica), compteront, au milieu du siècle dernier, des populations très affaiblies. Dans ce même contexte, les mammifères considérés comme de grands prédateurs (l’ours brun [Ursus arctos], le loup gris [Canis lupus] et le lynx boréal [Lynx lynx]), mais également certains oiseaux de proie (comme le gypaète barbu [Gypaetus barbatus], le vautour fauve [Gyps fulvus], le vautour moine [Aegypius monachus] et le vautour percnoptère [Neophron percnopterus]), ont été l’objet d’un effort systématique de la population locale visant à simplifier la chaîne trophique et à encourager leur extinction au profit des activités agropastorales (Vaccaro et Beltran 2009).

Les actions de l’Administration en lien avec la faune sauvage ont été orientées vers le rétablissement de la situation antérieure à l’exploitation agropastorale maximale des ressources de la montagne, tout d’abord au moyen d’une régulation de la chasse (avec la création de plusieurs réserves nationales qui occupent aujourd’hui jusqu’à un tiers du territoire de l’Alt Pirineu), puis par la réintroduction d’individus d’espèces considérées comme cynégétiques et, finalement, à l’aide de programmes visant le renforcement des populations plus limitées, plus particulièrement celles de certains grands carnivores comme l’ours brun et des oiseaux nécrophages tels le vautour moine et le gypaète barbu. À l’heure actuelle, des ressources publiques sont consacrées au suivi de loups solitaires errants provenant des montagnes italiennes de même qu’à l’étude de la viabilité de la réintroduction du lynx boréal. Conformément à cette idée, le modèle de la biodiversité pyrénéenne imposé par le conservationnisme technocratique correspond à celui qui était en vigueur il y a plus de 250 ans et non à celui instauré et maintenu par les gens du pays jusqu’au deuxième tiers du siècle dernier.

Élevage traditionnel et gestion du paysage

Sur les deux versants des Pyrénées, le régime d’exploitation pastorale a historiquement impliqué un effort de la population locale en ce qui concerne l’administration des ressources de la montagne. Bien que la régulation ne repose pas sur des connaissances scientifiques et qu’elle ne soit pas formulée dans un langage technique formel (Santamarina et Beltran 2016), l’existence d’une régulation précise des pratiques de gestion du bétail illustre le caractère intentionnel (et non simplement spontané) des actions posées par la population. Les normes en ont été fixées plusieurs fois dans des codes écrits pour faire suite aux résolutions adoptées par les assemblées vicinales devant les situations qui surgissaient. Souvent, par contre, elles sont arrivées jusqu’à nous en tant que pratiques établies par habitude, en vertu de traditions transmises oralement.

Les animaux domestiques constituent une partie importante des patrimoines familiaux. Selon les lieux et les moments, les maisons, en tant qu’exploitations domestiques, avaient une quantité variable de brebis, de vaches, de chèvres et de chevaux, en plus d’autres animaux de basse-cour (porcs, poules et lapins). Le nombre et la composition même du bétail possédé étaient de bons indicateurs de la position sociale de chaque famille. Habituellement, durant les mois d’été, les animaux domestiques se trouvaient dans les pâturages qui se formaient chaque année dans les strates supérieures de la montagne à la suite de la disparition de la neige et de la glace. Conjointement avec les forêts et les autres terrains improductifs, ces pâturages alpins s’étendaient sur les terrains communaux, où tous les voisins avaient des droits d’utilisation reconnus pour leurs propres animaux.

La majeure partie des éleveurs étaient de petits propriétaires et ils regroupaient leur bétail en troupeaux collectifs qui se formaient dans chaque village afin de profiter en commun de ces pâturages. Les maisons plus imposantes pouvaient engager des bergers et amener les animaux à la montagne par leurs propres moyens. Dans certaines vallées, avec l’arrivée du mauvais temps, la pratique de la transhumance de longue distance, jusque dans les basses plaines du centre de la Catalogne, a été conservée par quelques-uns jusqu’à il y a peu d’années, alors que dans d’autres endroits le bétail s’alimentait durant l’hiver avec le fourrage cultivé dans les prés des particuliers. Dans ce cas, l’utilisation égalitaire des pâturages communaux n’était pas équitable entre voisins puisqu’elle dépendait, finalement, de la capacité de production de leurs propriétés individuelles.

Tant qu’une forte charge en bétail a été maintenue, chaque village s’accordait sur un circuit rigoureux qui guidait les mouvements de ses troupeaux à travers les différentes sections de la montagne où les pâturages étaient localisés. En fonction des conditions environnementales de chaque localité (essentiellement l’altitude, le relief et l’orientation), le bétail avait l’habitude de suivre un itinéraire ascendant au printemps, qui commençait dans la cour des fermes des villages, pour atteindre, au début de l’été, la strate alpine, au-delà de la limite de la forêt. Le calendrier établi fixait des dates concrètes pour le retrait de certaines zones et pour l’entrée dans d’autres qui, jusque-là, étaient considérées comme interdites d’accès. Cette planification favorisait une exploitation ordonnée, qui déterminait les tâches et synchronisait les actions des différents acteurs, particulièrement en raison de la nécessité de satisfaire en même temps les besoins du travail agricole et ceux des autres professions complémentaires à l’élevage.

Avant l’arrivée du froid, en automne, moment où ils retournaient pâturer sur les versants afin de profiter du chaume une fois que les récoltes dans les champs étaient terminées, les animaux étaient conduits à travers une succession de parcelles dans les montagnes de leur village. Chaque fois, en fonction des conditions locales, la spécificité de l’itinéraire répondait à l’ordre des pâturages et à la capacité de support de ces derniers (mis à part d’autres facteurs tels que l’accessibilité des prés ou la disponibilité même de l’eau). Dans les moments de pression plus importante, surtout dans le cas du gros bétail, les troupeaux pouvaient être divisés non seulement en fonction de l’espèce, mais également en fonction de l’âge des animaux et des besoins associés à la gestion de leur reproduction. L’introduction des brebis et des chèvres après les vaches et les juments favorisait aussi une exploitation plus complète puisque ces animaux profitaient ainsi de l’herbe plus courte et de celle située dans les endroits plus dénivelés et rocheux. Dans les villages où il y avait des montagnes plus productives, la gestion des mouvements du bétail permettait de réserver quelques parcelles pour la location à des troupeaux étrangers ou même pour la vente aux enchères de la deuxième croissance de la végétation une fois que les animaux locaux y avaient déjà pâturé.

Au-delà des implications économiques que suppose une utilisation maximisant les ressources disponibles (non seulement celles des pâturages, mais également la force même de travail), les circuits et les calendriers traditionnels d’exploitation des pâturages ont eu des conséquences environnementales importantes. Élaborées sur la base des conditions écologiques locales, les pratiques établies pour la gestion des montagnes freinaient l’expansion des forêts (souvent, en raison de brûlages contrôlés en plus de l’alimentation par broutage des animaux domestiques) et contribuaient à la santé même des prés alpins en empêchant le surpâturage.

Les ordonnances vicinales incluent aussi des directives relatives à l’utilisation d’autres ressources locales. Les utilisations permises de l’eau et sa distribution ou les exploitations forestières sont également indicatives de cette même dynamique visant à favoriser une administration prudente des biens fournis par l’environnement. Dans les forêts communales, les arbres qui pouvaient servir à se ravitailler en bois de chauffage et ceux qu’il fallait réserver pour la fabrication de poutres et de madriers (en tenant compte non seulement de leur espèce, mais également de leur emplacement, de leur taille ou de leur âge) étaient souvent soumis à une régulation stricte. La planification de procédures de surveillance et de sanctions permet d’interpréter ces règles locales comme des éléments d’un effort collectif pour la gestion de l’environnement.

Autant les directives collectées dans les règlements écrits que les actions s’appuyant sur les utilisations traditionnelles doivent être interprétées comme des pratiques à caractère conservationniste. Dans l’Alt Pirineu, l’exploitation des ressources qui s’est maintenue jusqu’au second tiers du siècle dernier reposait sur un environnement administré à des fins de production et sur sa conservation. Bien que le recul radical de l’activité agropastorale des dernières décennies ne se manifeste pas par le biais d’un langage formel et de termes scientifiques (et encore moins par une évaluation simplement esthétique de l’environnement), mais plutôt au moyen de références à la durabilité de la production des ressources et à la préservation de l’ordre social local, il a ouvert la voie à une reforestation et à une homogénéisation relative des paysages et a mis en évidence l’importance de l’empreinte humaine sur la configuration de ces derniers au fil de l’histoire. Les populations pyrénéennes du passé ne se sont pas limitées à inscrire leur témoignage sur le paysage par le biais de la construction d’infrastructures de production ou de la pression exercée sur des espèces animales déterminées. Les utilisations de la montagne associées à ces mêmes formes de vie s’ajustaient aux possibilités et aux limitations imposées par leur environnement ; en même temps, elles ont conditionné la configuration de cet espace physique pour favoriser leurs propres objectifs.

La reconversion du territoire pyrénéen

Le déclin de l’activité pastorale dans l’Alt Pirineu s’est traduit par une réduction du nombre de têtes de bétail et, surtout, du nombre d’exploitations qui, bien qu’elles conservent leur caractère familial antérieur, se limitent maintenant à bien peu de maisons dans chaque village. Cette transformation a affecté la composition et l’orientation vers la productivité même des granges, avec des changements favorables, selon les moments, au gros bétail et à la production de viande par rapport aux ovins et à la production de lait. Les variations qui ont eu lieu dans le régime d’exploitation pastorale constituent cependant ce qui a le plus affecté le paysage et l’écologie de la montagne. À la suite de la disparition des troupeaux communaux et de la conversion de la transhumance en un phénomène presque marginal (Nadal, Iglesias et Estrada 2010), les décisions relatives au bétail et à la gestion des lieux de pâture priorisent aujourd’hui la réduction des coûts de la main-d’oeuvre et non pas l’exploitation complète et durable des pâtures. Les pâturages les plus éloignés et inaccessibles ont été abandonnés au profit de ceux qu’il est possible d’atteindre facilement en voiture et, très souvent, les animaux sont laissés dans la montagne sans surveillance pendant les mois d’été. Les pratiques d’élevage se sont simplifiées et, jusqu’à un certain point, homogénéisées. S’ajoutant à la chute de la pression pastorale dans l’espace supraforestier, le déclin de l’activité agricole et de l’exploitation même des forêts a favorisé la colonisation progressive par la forêt des anciens espaces ouverts, de même que l’accroissement général de la superficie arborée.

La mise en oeuvre de politiques conservationnistes par l’État au cours des dernières décennies coïncide complètement avec cette évolution (Beltran et Vaccaro 2014). En accord avec une tendance mondiale, les équipes de gestion des nouveaux espaces protégés reconnaissent l’importance de l’empreinte humaine sur le territoire, qui n’est pas limitée à la présence de nombreux éléments patrimoniaux dans les aires décrétées (comme des églises ou des infrastructures d’élevage d’intérêt ethnologique), mais également rattachée à la structure des paysages et aux ressources écologiques destinées à être préservées. Dans le cas du Parc naturel de l’Alt Pirineu, par exemple, l’importance accordée aux activités traditionnelles liées au secteur primaire et à l’existence séculaire d’une exploitation ordonnée des ressources naturelles mène à l’affirmation, dans son décret de création, que « le lien existant entre les valeurs culturelles, l’activité économique et les valeurs naturelles doit mener à un traitement conjoint et intégral du patrimoine » (Portal jurídic de Catalunya 2003).

Malgré cela, les parcs et les réserves deviennent les principales instances qui mettront en oeuvre une gestion technocratique de la montagne favorable à l’exploitation touristique en remplacement d’une administration par la population locale qui est orientée vers des fins productives. La biodiversité et les paysages qui sont favorisés et dont on fait la promotion répondent à un paradigme naturaliste sur lequel s’accordent autant les techniques de conservation que les bénéficiaires potentiels de l’offre écotouristique, qui proviennent des zones urbaines et qui sont motivés par les valeurs de l’hypermodernité (Catalan, Ninot et Mercè Aniz 2017). La régression des exploitations traditionnelles n’est pas l’unique facteur qui intervient dans le processus de renaturalisation, mais, souvent, ce dernier est renforcé par des actions concrètes.

Bien qu’une préoccupation pour la démocratisation de la gouvernance des aires protégées se soit manifestée ces dernières années et que celles-ci aient incorporé des mécanismes pour favoriser la participation des différents secteurs sociaux qu’elles touchent, cela se traduit souvent par une application concrète limitée et peu effective. Malgré l’importance dont jouissaient les propriétaires d’exploitations d’élevage au sein du gouvernement de l’ancienne organisation communale, ils sont maintenant devenus un agent parmi tant d’autres. Les organes de participation des parcs intègrent leurs représentants conjointement avec des membres d’organismes consacrés à la randonnée, des entreprises touristiques, des écologistes et des chasseurs, entre autres.

La légitimité que s’accordent les éleveurs dans ce contexte, s’appuyant sur leur importance historique en ce qui a trait à la conservation des ressources naturelles de la montagne, contraste avec le poids politique limité qu’ils ont en réalité et cela représentera un motif de malaise émergeant de façon périodique. Les programmes gouvernementaux pour la réintroduction des grands prédateurs mettent en évidence les intérêts opposés des éleveurs et des tenants de la conservation et ils génèrent un conflit ouvert. Pour les agents de la conservation, il s’agit d’initiatives d’ingénierie environnementale orientées vers la restauration de l’intégrité de la biodiversité en haute montagne. Par contre, selon les propriétaires de bétail, ces programmes traduiraient une plus grande préoccupation de l’Administration pour les menaces envers la faune sauvage que pour celles qui affectent la population locale. Dans tous les cas, l’élevage extensif continue d’avoir des effets sur la modélisation des paysages de l’Alt Pirineu et sur sa conservation, bien que ce soit à une échelle plus réduite et que ça ne coïncide pas toujours avec les critères du conservationnisme dominant.

Organisations et entreprises dans le milieu de la conservation

Dans les Pyrénées, l’importance de l’Administration quant à la conservation n’est pas seulement remise en question par rapport au rôle des éleveurs dans la gestion des ressources naturelles. L’émergence d’une préoccupation sociale au sujet de la dégradation environnementale et le poids croissant des activités de loisir dans la nature en tant que secteur économique ont favorisé, au cours des dernières années, une augmentation exponentielle des initiatives conservationnistes sous la responsabilité de nouveaux acteurs.

La présence croissante d’entreprises et d’organismes dans le milieu de la conservation, de longue tradition dans certains pays, a souvent été interprétée comme une réponse aux manquements de l’État. Dans ce même contexte, la crise financière de la dernière décennie aurait favorisé une augmentation du poids du secteur privé dans la gestion des services publics à la suite de processus d’externalisation ou de privatisation. Par contre, le cas des comarques de l’Alt Pirineu (en fait, celui de l’ensemble de la Catalogne) semble contredire cette interprétation. L’émergence d’initiatives encouragées par des agents particuliers dans le milieu de la conservation ne répond pas à l’absence d’une conservation publique. En même temps, le rôle des entreprises et des organisations non gouvernementales dans ce domaine, souvent placées sur le devant de la scène par des personnes provenant de l’activisme social, a eu tendance à décroître — et même à s’effondrer — dans les dernières années en conséquence, justement, de la situation économique du pays.

La Fondation Territoire et paysage[7] a été l’un des gestionnaires les plus remarquables sur ce terrain. Créée en 1997 par Caixa Catalunya, la seconde société financière catalane en ordre d’importance à ce moment-là, qui s’est inspirée du modèle de la National Trust britannique, la Fondation visait la protection du « patrimoine naturel et [du] paysage par l’acquisition et la gestion durable d’espaces d’intérêt, le soutien de projets de conservation de la nature et l’éducation environnementale[8] ». En peu d’années, elle a acheté plus d’une vingtaine de propriétés (pour une superficie totale de près de 8000 hectares, dont 6000 dans les comarques pyrénéennes) afin de les gérer en fonction de ces objectifs. D’autre part, elle a établi un programme de subventions ouvert aux organismes de toutes sortes pour financer des projets de conservation et d’éducation environnementales, distribuant plus de 3,5 millions d’euros au cours de ses dix premières années d’existence à près de cinq cents projets différents (depuis des études pour la gestion d’espèces emblématiques jusqu’au balisage d’itinéraires et la préparation de publications).

En 2002, la Fondation Territoire et paysage a inauguré MónNatura Pirineus, une installation de plus de 3 000 m2 qui propose des séjours et des activités s’adressant à un public familial et scolaire et visant à « sensibiliser la société au développement durable et à la conservation de la nature et du paysage moyennant des activités d’éducation environnementale[9] ». À cheval entre l’éducation environnementale et le tourisme de nature (le centre offre des services d’hébergement et de restauration), MónNatura Pirineus propose un vaste catalogue d’activités reliées au milieu naturel dans lesquelles la faune autochtone a un rôle important. Les actions orientées vers la recherche et la gestion des habitats (plans de reboisement et d’amélioration forestière, mise en valeur des prés et des pâturages) et de la biodiversité (recensement de la faune, réintroduction, maintien et renforcement des populations, entre autres) sont priorisées dans les propriétés acquises à la Cerdanya et à l’Alt Urgell. Ces propriétés font partie d’espaces considérés comme étant d’intérêt naturel par l’Administration, et les initiatives qui s’y déroulent sont supervisées par cette dernière. En 2013, à la suite de la crise financière, la Fondation a été intégrée dans une autre société (la Fondation Catalunya La Pedrera), perdant ainsi son autonomie. Au cours des dernières années, elle a cessé d’acquérir de nouvelles propriétés et elle a priorisé de plus en plus la commercialisation de services écotouristiques.

Financée au moyen de contributions provenant de particuliers et d’entreprises ainsi que de subventions publiques, la Fondation Natura ne s’est pas consacrée à l’acquisition de propriétés, mais à la gestion de projets de conservation et à la réalisation de campagnes de sensibilisation. Fondé en 1997 et présent dans beaucoup d’autres territoires, cet organisme a pris en charge un projet dans l’Alt Pirineu pour favoriser la conservation de l’ours brun et de son habitat qui est surtout destiné à rendre compatible la présence de cette espèce avec la population locale et les formes de vie traditionnelles, de même qu’à renforcer l’écotourisme comme moteur de développement de la zone des comarques de l’Alt Pirineu catalan. Jusqu’à sa récente dissolution, cette fondation a encouragé la création d’un centre d’interprétation consacré au plantigrade, où un programme d’activités de sensibilisation environnementale visant à concilier la vie de la population locale avec la réintroduction de cet animal a été mis en avant, allant ainsi au-delà de son offre aux visiteurs.

En prenant comme modèle le travail réalisé par la Land Trust Alliance aux États-Unis et d’autres organismes nord-américains et européens, le Réseau d’intendance du territoire[10] a vu le jour en 2003 avec la mission de promouvoir l’intendance du territoire (land stewardship) « comme une stratégie de participation de la société à la conservation et à la gestion des milieux naturels, ruraux et urbains » (Xarxa per a la Conservació de la Natura s. d.). L’organisation impulse des ententes volontaires entre organismes et propriétaires de terrains qui ont un intérêt particulier pour la faune et la flore qu’ils accueillent, le patrimoine culturel ou les paysages, des ententes en vertu desquelles les uns et les autres font des compromis en vue de maintenir ou de rétablir leurs valeurs naturelles (et aussi, éventuellement, culturelles). Lors de son recensement de 2015, le Réseau culminait un total de 122 accords dans les comarques de l’Alt Pirineu représentant 13 426 hectares[11].

Ces initiatives de la société civile manifestent une volonté explicite de compléter le rôle joué par l’administration publique dans la conservation et elles ne prétendent pas se substituer à cette dernière. Leur objectif est d’accroître les effets de l’action gouvernementale au moyen de démarches qui sont hors de la portée de l’État (comme l’achat de terrains), mais, surtout, d’offrir aux citoyens l’occasion d’être plus impliqués dans la conservation (comme c’est le cas avec les accords passés avec les propriétaires ou le fait d’encourager le bénévolat). En agissant souvent à l’intérieur ou près des espaces protégés par décret, les organismes comme la Fondation Territoire et paysage, la Fondation Natura ou le Réseau d’intendance du territoire assument souvent des fonctions spécifiques au sein de programmes encouragés par l’État. Dans tous les cas, leurs initiatives s’inscrivent toujours dans la législation et dans les politiques publiques en matière de conservation. Comme l’indique le Réseau d’intendance du territoire :

Conserver les nombreux services et bénéfices que nous apportent les espaces naturels, maintenir les paysages auxquels nous nous identifions et dont nous nous délectons tant, et arrêter la perte d’espèces animales et végétales sont les défis qu’affronte l’humanité depuis déjà des décennies et qui se sont traduits par divers accords internationaux et lois nationales. Relever ces défis dépend de tout le monde, pas seulement des administrations publiques et des gouvernements[12].

La crise économique a entraîné la réduction du financement de ces organismes, faisant en sorte qu’ils privilégient des initiatives susceptibles de générer des revenus. Les activités écotouristiques ont gagné du poids par rapport à d’autres interventions comme celles liées à la recherche et à la gestion du milieu naturel (Igoe et Brockington 2007). Malgré cela, les initiatives encouragées par ces organismes maintiennent les acquis de l’éducation environnementale. Elles reposent sur le discours scientifique et elles souhaitent toujours promouvoir les valeurs du patrimoine naturel auprès des citoyens. Cela contraste avec le tourisme reposant sur une utilisation purement économique des paysages de montagne, comme celui promu par des entreprises offrant des services hôteliers ou de transport, qui sont le fruit d’une certaine tradition dans la zone. Au cours de la dernière décennie, d’autres propositions résultant d’une spectacularisation de la nature s’y sont ajoutées (Igoe 2010). Par exemple, depuis 2010, quatre parcs fauniques ont été créés dans l’Alt Pirineu, suivant une formule répandue également dans d’autres régions qui récupère, dans un format actualisé, le modèle préservationniste de la conservation du XIXe siècle (Marvin 2008). Le discours commercial que leurs gestionnaires utilisent pour vendre ces parcs et pour s’adresser à leurs clients potentiels ainsi que l’idée même d’un zoo où il est possible de contempler les mammifères sauvages les plus emblématiques des Pyrénées s’éloignent de façon considérable des approches conservationnistes et de la diffusion des valeurs environnementales.

De la contemplation à la gestion

D’autres initiatives ayant proliféré au cours des dernières années dans l’Alt Pirineu ont un caractère plus personnel que celles mises en oeuvre par des organisations et des entreprises dans le milieu de la conservation. Il s’agit de démarches impulsées surtout par des jeunes d’origine urbaine installés dans les comarques de montagne pour y vivre dans le cadre d’un projet de vie (et qui sont connus dans la zone comme des « néoruraux »). Contrairement à ceux qui ont participé à d’autres mouvements associés à une idéalisation de la vie rurale, de type communautaire et qui, en général, ont eu une existence très éphémère, les nouveaux venus d’aujourd’hui disposent habituellement d’une formation universitaire et d’une volonté de se professionnaliser, bien qu’ils puissent partager avec leurs prédécesseurs des valeurs d’origine urbaine. Dans ce contexte, l’écotourisme est devenu une importante niche d’emplois (tout en contribuant également à générer une vaste demande de services).

Même si elles n’adoptent pas souvent la forme officielle d’une entreprise, il s’agit toujours de démarches d’auto-occupation ou à petite échelle qui visent à offrir un large éventail d’activités de loisir et de formation en lien avec le milieu naturel. Ces activités nourrissent une dimension importante de la conservation, comme c’est le cas de la sensibilisation visant le développement d’attitudes favorables au milieu environnemental. Initialement, le personnel des espaces naturels protégés avait pris en charge ce type d’activités. À l’heure actuelle, ce modèle se maintient partiellement seulement dans le Parc national d’Aigüestortes et Estany de Sant Maurici, qui compte sur des guides engagés pour la saison. Par contre, les parcs naturels de la zone des comarques de l’Alt Pirineu externalisent l’ensemble de leur offre. Ils accréditent les gens et les entreprises qui les réalisent et, surtout, les coordonnent et en font la promotion. Dans tous les cas, s’agissant d’initiatives privées, elles ne sont pas assujetties au domaine d’action des espaces protégés ni aux objectifs établis par ceux-ci.

L’éventail des activités proposées montre une différenciation pas toujours claire entre le tourisme actif dans la nature, l’écotourisme et l’éducation environnementale, mis à part la segmentation du marché selon d’autres critères plus transversaux comme le pouvoir d’achat ou le type de public auquel ces activités s’adressent (familial, scolaire, général). Bien qu’elles puissent s’accompagner d’un discours qui souligne leur nature existentielle et expérientielle, surtout par le biais de l’intervention de guides de montagne, les activités de tourisme actif (comme les traversées, l’ascension de sommets, le canyonisme ou le rafting) sont fondamentalement orientées sur la pratique sportive et elles s’adressent à des personnes ayant des aptitudes physiques déterminées.

Le chevauchement du tourisme de nature et de l’éducation environnementale est beaucoup plus évident. Selon l’IUCN, l’écotourisme réfère à

des voyages et des visites écologiquement responsables dans des aires naturelles relativement peu altérées, afin d’apprécier la nature et d’en profiter (ainsi que de toutes les manifestations culturelles qui lui sont associées — passées et présentes) qui favorisent la conservation, ont un impact environnemental faible et permettent une participation socioéconomique active et bénéfique des populations locales[13].

Les projets écotouristiques incluent habituellement des aspects interprétatifs et éducatifs qui visent à conscientiser les touristes à la nécessité de la conservation et à les en informer (Climent 2010). Ils répondent en outre au désir de contempler et de connaître le milieu naturel et le paysage et d’en profiter, et sont gérés dans l’objectif d’améliorer les conditions de vie des populations locales et de réduire les impacts négatifs sur l’environnement.

L’offre écotouristique de l’Alt Pirineu comprend les activités suivantes : l’observation de la faune (oiseaux, mammifères, papillons), de la flore, de forêts et d’arbres singuliers, d’éléments géologiques, de paysages et d’astres, la photographie de nature et des itinéraires et circuits balisés au moyen de panneaux d’interprétation ou commentés par des guides. Les activités éducatives, les activités de recherche et le bénévolat dans les espaces naturels peuvent éventuellement être pris en considération pour ce même type d’activités. Quelques-unes reposent sur l’existence d’installations qui facilitent l’observation, la découverte ou l’interprétation des valeurs naturelles et qui ont été fournies par l’Administration ou par des organismes : belvédères et aménagements fauniques, panoramiques et géologiques (généralement signalisés et libres d’accès), sentiers d’interprétation, musées et centres d’interprétation, observatoires astronomiques, gisements paléontologiques, jardins botaniques et espaces d’interprétation (IDAPA 2010).

De façon cohérente avec le petit format de ces mêmes projets écotouristiques, les activités ne sont pas destinées à de grands groupes et elles évitent expressément la massification. Par conséquent, le traitement familier et personnalisé des utilisateurs est souligné dans les publicités, de même que l’engagement, la sensibilité et l’expertise des guides et des interprètes. Les messages faisant la promotion des forfaits qui composent l’offre associent habituellement les éléments de la nature et le paysage pyrénéen avec les idées de découverte, d’expérience et de connaissance, et ils traduisent une approche authentique et respectueuse de la nature. Bien que quelques entreprises combinent les aspects culturels et les aspects naturels, elles se concentrent majoritairement sur ces derniers. L’observation de la faune est un produit qui se démarque, en particulier celle de ces espèces qui, devant la faiblesse de leurs populations, ont été l’objet de programmes spécifiques visant leur rétablissement (comme les ongulés ou les oiseaux nécrophages). Dans ce contexte, une offre croissante d’expériences, stimulée par l’improbable possibilité de l’apercevoir, est générée par l’ours brun, par exemple le fait de se déplacer dans les territoires fréquentés par cet animal et de découvrir ses traces.

Les liens entre l’écotourisme et des mesures de conservation provenant d’autres activités, finalement, ne se limitent pas seulement au fait d’encourager les connaissances et de favoriser les valeurs associées à la nature, mais incluent également des actions directement rattachées à la gestion. Les entreprises qui disposent de caches pour la prise de photos se trouvant près de charniers (des points d’alimentation) destinés aux oiseaux de proie représentent le cas le plus évident. Si la présence de touristes a un impact sur le comportement de la faune forestière, l’approvisionnement en restes d’animaux (provenant des déchets de l’industrie de la viande) dans des endroits et à des moments préétablis dans le but d’attirer des oiseaux nécrophages suppose une intervention délibérée visant à influencer leur conduite. Ce type de photographie de la faune fait l’objet d’une supervision étroite de la part de l’Administration tout en contribuant aux travaux de suivi des populations menés par cette dernière. Malgré tout, c’est une activité qui ne se limite pas à l’utilisation passive du milieu naturel, mais qui entraîne une intervention active sur ce milieu à des fins commerciales. Selon l’expérience d’autres pays, ce type d’observatoires photographiques, qui visent à rentabiliser la conservation, a un grand potentiel de croissance dans les Pyrénées.

Conclusion : la dynamique locale dans la conservation

Dans ses analyses, l’anthropologie de la conservation a eu tendance à se pencher principalement sur deux acteurs : l’État et les populations locales dans les milieux où la conservation se développe (Agrawal 2005). L’administration publique (parfois avec l’appui des ONG) assumerait activement le rôle principal dans la dynamique conservationniste devant la résistance ou l’adaptation passive des populations locales aux changements mis en oeuvre (Beltran et Santamarina 2016). Dans le même ordre d’idées, ce serait dans le contexte de la crise économique de 2008, à la suite des processus d’externalisation et de privatisation qui affecteraient l’ensemble des services publics, que le domaine de la conservation se serait complexifié en raison de la concurrence générée pour sa gestion entre opérateurs privés (Cortés, Valcuende et Alexiades 2014).

Toutefois, le cas des comarques catalanes de l’Alt Pirineu fournit divers arguments qui remettent en question ces interprétations. D’une part, il faut considérer les activités que la majeure partie de la population de cette zone a maintenues pendant une bonne portion du dernier siècle comme un exercice visant non seulement à garantir la productivité des exploitations agropastorales, mais également à créer des paysages déterminés et à renouveler leurs ressources (Berkes 2008 ; Peterson et al. 2010). Pour utiliser les termes qui sont aujourd’hui courants dans le cadre de l’analyse écologique, nous dirons que la gestion de la montagne cherchait à favoriser une biodiversité spécifique de même que sa durabilité. L’existence de règlements écrits et de normes fixées par la tradition visant à réguler les utilisations locales nous empêche de considérer les impacts environnementaux des pratiques associées à l’agriculture, à l’élevage et à l’exploitation forestière comme s’ils étaient simplement accidentels. Les paysages historiques des Pyrénées sont le produit d’un effort délibéré pour agir sur le milieu physique. L’élevage extensif continue de contribuer considérablement à la dynamique environnementale de la zone, mais ses effets ont diminué en raison du déclin général des activités primaires et de l’importance acquise par le programme conservationniste de l’État.

De plus, dans l’Alt Pirineu, l’émergence du secteur privé (organisations et entreprises) dans le milieu de la conservation est antérieure à l’affaiblissement des politiques publiques de la dernière décennie. En fait, la présence de grands organismes dans ce domaine est devenue discutable à la suite de la crise financière. Au cours des dernières années, les produits écotouristiques dynamisés par des initiatives à petite échelle, y compris à caractère personnel, ont proliféré malgré cela. Bien que leurs effets n’aient pas la portée ni la transcendance des politiques publiques, le tourisme de nature qu’ils encouragent a une incidence considérable au niveau local et a contribué à répandre les valeurs de la conservation.

La conservation de la nature n’implique pas uniquement la gestion des processus écologiques qui ont lieu dans le milieu naturel par le biais d’actions comme la création d’espaces protégés ou le renforcement des populations animales menacées. Les actions visant la sensibilisation de la population et l’éducation environnementale renforcent les attitudes favorisant les valeurs associées à la nature. L’écotourisme fait également la promotion de la conservation au moyen de l’attribution d’une valeur marchande aux éléments naturels et de la mise sur pied de formules pour les commercialiser. Au-delà de leur importance patrimoniale et environnementale, des activités aussi diverses que l’observation de la faune forestière pyrénéenne dans son habitat ou l’utilisation des anciens chemins vicinaux offrent des occasions d’émergence à des initiatives privées et elles contribuent à avaliser les efforts conservationnistes devant l’opinion publique.

Autant les activités traditionnelles maintenues par les populations locales que celles générées dernièrement par le tourisme de nature dessinent un panorama où la conservation n’est pas seulement une technologie qui se trouve entre les mains de l’Administration, mais également un domaine où interviennent divers acteurs, à différents niveaux et avec des conséquences écologiques mais également sociales variables. Pour cela, il est nécessaire de remettre en question — et même d’étendre — la définition de la conservation au-delà de son acception technocratique afin d’inclure des pratiques quotidiennes qui passent souvent inaperçues face à la perspective conservationniste dominante. La discussion des raisons pour lesquelles certaines initiatives se considèrent comme conservationnistes et d’autres pas tourne non seulement autour de leur caractère écologique, mais nous oblige également à analyser des questions relatives à l’asymétrie de pouvoir, à la légitimité des acteurs sociaux et à l’économie politique.