Corps de l’article

Introduction

Au cours des dernières décennies, des critiques spécialistes de l’environnement ont attiré l’attention sur la division que les ontologies occidentales modernes ont historiquement imposée entre nature et culture (Latour 2004 ; Haraway 2013). Dans cette perspective, la nature est souvent considérée comme un domaine discret existant en dehors de la culture et de l’histoire (Williams 1980 ; Cronon 1995 ; Anker 2001 ; Tsing 2005). Plusieurs ont noté que cette vision d’une nature non peuplée a souvent été présentée comme un idéal-type pour les initiatives relatives aux aires protégées dans le monde et a contribué à l’exclusion et parfois à l’expulsion de populations qui ont historiquement tiré leurs moyens de subsistance de ces lieux (Neumann 2004 ; West, Igoe et Brockington 2006). Cet accent mis sur l’exclusion forcée des personnes afin de protéger la nature — que Dan Brockington (2002) appelle « fortress conservation » (« sanctuarisation de la nature ») a souvent créé de graves problèmes pour de nombreux habitants de zones rurales qui dépendent fortement de la récolte de subsistance et de la récolte commerciale à petite échelle pour survivre.

Les tensions entre la conservation et la préservation des moyens de subsistance ont une origine ancienne dans de nombreuses communautés rurales du littoral de Terre-Neuve (Overton 1996 ; Lien 1999 ; MacEachern 2001 ; Davis, Walhen et Neis 2006 ; Bavington 2010). Si la plupart de ces localités sont habitées depuis 200 à 400 ans par des colons d’origine britannique, irlandaise, française ou mi’kmaw, et si toutes ont été liées aux marchés capitalistes mondiaux de la morue, du saumon et d’autres espèces marines pendant la quasi-totalité de cette longue période, cela ne constitue qu’une partie de l’histoire. Contrairement au discours conventionnel selon lequel l’intégration capitaliste donne lieu à une croissance et à un développement linéaires, la marginalisation économique chronique de cette région a fait que la pêche artisanale basée sur la parenté est restée le mode de production dominant durant la majeure partie du 19e et du 20e siècle. En raison des faibles revenus découlant de cette industrie, la survie dans les zones rurales a toujours nécessité de combiner la pêche commerciale du poisson à diverses pratiques de subsistance, notamment la chasse aux mammifères marins, aux oiseaux de mer, aux lièvres, aux caribous et aux orignaux, la pêche à la truite, au saumon et autres espèces de poissons de mer non commerciales, la recherche de baies et autres aliments sauvages, l’élevage et l’entretien de petits jardins potagers (Sider 1976). Bien que les régions rurales de Terre-Neuve ne doivent pas être confondues avec un « passé intemporel » ou un état romancé de la nature, la plupart des habitants de ces communautés, tout comme ceux d’autres communautés autochtones et non autochtones établies de longue date ailleurs au Canada, ont conservé des liens historiques et culturels beaucoup plus profonds avec leurs paysages locaux que leurs homologues plus urbains ou les agriculteurs (Murton, Bavington et Dokis 2016). En raison de la forte dépendance à l’exploitation des ressources tirées de l’environnement local, les efforts déployés pour créer des zones protégées interdites à l’exploitation à Terre-Neuve ont souvent suscité la méfiance depuis les controverses entourant la création des parcs nationaux Terra-Nova et du Gros-Morne dans les années 1950 et 1960 (MacEachern 2001).

Ces dernières années, un nouveau modèle a vu le jour, qui laisse présager une remise en cause de plusieurs des suppositions qui caractérisaient la « sanctuarisation de la nature ». À la suite du Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992, de nombreux projets de conservation autour du monde ont commencé à mettre davantage l’accent sur la nécessité pour les « parties prenantes » de participer activement à la conservation « axée sur la communauté », arguant que les utilisateurs des ressources devraient jouer un rôle central dans la gouvernance (Conca et Dabelko 1998). Divers chercheurs ont examiné comment cette intention de gestion participative et les efforts déployés pour prendre en compte les préoccupations sociales et économiques parallèlement aux objectifs de conservation qui l’ont accompagnée se sont développés dans diverses régions maritimes du monde entier (Cinner 2007 ; Klein et al. 2008 ; Augustine et Dearden 2014). Bien que de telles approches puissent permettre de mettre en place une approche plus holistique et inclusive de la gouvernance environnementale, de nombreux critiques ont souligné que ce nouveau modèle a évolué parallèlement à l’influence croissante des idéologies néolibérales dans de nombreux pays, dont le Canada, qui se sont engagés à réduire la taille des agences gouvernementales ainsi qu’à embrasser les mécanismes de marché et l’opinion selon laquelle le secteur privé devrait jouer un rôle central dans le financement et la gestion des projets de conservation (Bernstein 2002 ; Castree 2010 ; Ryan et Harrison 2017). De plus, on a souvent reproché à la rhétorique de la conservation axée sur la communauté de s’appuyer sur une compréhension naïve et simpliste de la communauté qui minimise souvent les différences internes et les relations de pouvoir (Brosius, Tsing et Zerner 1998).

Cet article examine la manière dont les tensions entre la promesse d’une conservation axée sur la communauté et les doubles menaces de réduction et de négligence gouvernementales ont convergé autour des efforts visant à mettre sur pied un programme d’aires marines protégées (AMP) dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador. En 2002, le Canada s’est engagé au niveau international à établir un réseau national d’AMP au plus tard en 2012 (Pêches et Océans Canada 2011), en s’appuyant sur les dispositions législatives introduites par la Loi sur les océans du Canada (Canada. Ministère de la Justice 1996). L’accent mis sur l’engagement des parties intéressées et la gestion participative devait constituer un élément central de cette nouvelle vision politique. Dans la pratique, toutefois, le programme d’AMP n’a reçu aucun nouveau financement, ce qui l’a obligé à réaffecter des fonds provenant d’autres activités et à mettre fortement l’accent sur la collecte de fonds dans le secteur privé et sur la main-d’oeuvre bénévole. Je porte une attention particulière aux défis rencontrés par un projet d’AMP attenant à la communauté de Leading Tickles sur la côte nord de Terre-Neuve. Bien que les pêcheurs locaux aient initialement envisagé d’utiliser le programme d’AMP comme moyen de réaffirmer leurs liens avec l’environnement côtier et de pérenniser les communautés et les ressources marines locales, des attentes contradictoires, des réductions radicales imposées à des agences de gestion fédérales, des tensions avec d’autres résidents de la région et, en particulier, un héritage de méfiance entre les pêcheurs et les gestionnaires fédéraux des pêches ont finalement contribué à l’abandon du projet en 2007.

Méthodologie

Cet article est le fruit d’une longue période de travail ethnographique multisite sur le terrain entre 2003 et 2006 axé sur l’élaboration et la mise en oeuvre de la nouvelle stratégie politique océanique du Canada. Dans le cadre de ce projet, 41 entretiens ont été menés auprès de hauts fonctionnaires et de fonctionnaires subalternes à Ottawa (18 entretiens), à St. John’s (17 entretiens) et à Halifax (6 entretiens) chargés de développer de nouveaux projets de gouvernance de l’océan, y compris des AMP. La plupart des travaux sur le terrain à Leading Tickles se sont déroulés sur une période de deux semaines à l’automne 2004, au cours de laquelle je suis resté dans la communauté et où j’ai interviewé neuf pêcheurs locaux, six autres résidents de la région liés au projet d’AMP ainsi que quatre scientifiques régionaux et planificateurs du développement économique qui ont travaillé sur le projet. Toutes les personnes interviewées ont été trouvées par le biais d’articles de journaux locaux et d’autres rapports écrits sur le projet que j’avais rassemblés avant mon arrivée ou par le bouche-à-oreille. Les entrevues ont duré entre une et cinq heures et la plupart ont eu lieu dans des maisons privées. J’ai continué à communiquer avec plusieurs participants clés de façon intermittente au cours de la décennie qui a suivi par téléphone et par courrier électronique pour suivre l’évolution de la situation. Des recherches supplémentaires ont été menées sur la péninsule d’Eastport, dans la baie de Bonavista voisine (10 entretiens), où un autre projet pilote d’AMP était en cours et où un grand projet de conservation marine avait échoué quelques années auparavant. J’ai également utilisé divers documents d’archives, documents législatifs et comptes rendus de réunions liés au développement du projet d’AMP de Leading Tickles et du programme d’AMP plus généralement, que j’ai principalement rassemblés à St. John’s et à Ottawa, en plus de plusieurs articles sur le projet parus dans The Coastal Current, un bulletin d’information publié par la division régionale de Pêches et Océans Canada qui rend compte régulièrement des initiatives de gouvernance des océans dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Autant que possible, j’ai confirmé l’exactitude des informations rapportées dans ces publications en effectuant un suivi auprès de contacts locaux.

Aires marines protégées à Terre-Neuve-et-Labrador

Au moment de la fin de cette recherche, le ministère fédéral Pêches et Océans Canada continuait de faire face à de nombreuses critiques à Terre-Neuve-et-Labrador pour sa mauvaise gestion de la pêche au poisson de fond, qui avait entraîné l’effondrement des stocks de morue et la déclaration d’un moratoire complet de la pêche à la morue dans la province (mis en place en 1992). Ce moratoire a entraîné la plus grande mise à pied de l’histoire canadienne et a eu un impact dévastateur sur les collectivités rurales de la province (Davis 2014). De nombreux fonctionnaires fédéraux que j’ai interviewés au milieu des années 2000 ont reconnu que la méfiance généralisée des pêcheurs ruraux à l’égard du gouvernement constituait un obstacle majeur à surmonter pour que le programme d’AMP soit un succès.

La création d’AMP a été de plus compliquée par l’échec public d’une autre agence fédérale, Parcs Canada, qui n’avait pas réussi à créer une grande aire marine nationale de conservation (AMNC) à Terre-Neuve peu de temps auparavant. L’agence avait reçu le mandat de créer 29 AMNC dans différentes régions du pays dans le but de « protéger et conserver des zones marines représentatives pour le bénéfice, l’éducation et le plaisir des peuples du Canada et du monde » (Canada. Ministère de la Justice 2002). En 1994, Parcs Canada a mené des consultations informelles le long de la côte nord-est de Terre-Neuve dans le but de créer éventuellement une AMNC pour représenter la région du plateau de Terre-Neuve (Macnab 1996 ; Lien 1999). Il a été décidé que l’AMNC occuperait idéalement une superficie d’environ trois mille kilomètres carrés incluant l’ensemble de la baie de Bonavista et la moitié est de la baie de Notre-Dame (Lien 1999). Environ 60 000 personnes vivaient dans la zone visée, dont 2 000 détenaient un permis de pêche commerciale (ibid. : 5). Cette superficie couvrait également la majorité de l’aire de production de moules d’élevage à Terre-Neuve. De nombreuses personnes interrogées ont convenu que l’idée d’une AMNC avait été initialement bien accueillie par la plupart des habitants de la région, principalement en raison de sa capacité à attirer les touristes, mais avec le temps des groupes clés ont commencé à s’y opposer, soulignant qu’elle imposerait des restrictions indues à la fois aux activités maritimes commerciales et à celles de subsistance. Les plus notables opposants ont été l’Association de l’industrie aquacole de Terre-Neuve[1], le Syndicat des travailleurs du poisson, de l’alimentation et des secteurs connexes[2] et l’Association pour les droits ruraux et les propriétaires de bateaux[3] (ibid.). Le projet est rapidement devenu un tremplin pour critiquer l’échec des politiques de pêche du gouvernement fédéral et la réticence de Parcs Canada à respecter plusieurs des engagements pris envers les habitants lors de la création du Parc national Terra-Nova près de quatre décennies plus tôt (MacEachern 2001). Les tensions au sein du comité mis sur pied pour travailler à la création de la zone de conservation marine de Parcs Canada ont rapidement entraîné l’abandon total de la proposition d’AMNC en 1999 (Lien 1999).

C’est dans ce climat tendu que les premiers projets d’AMP de Pêches et Océans Canada ont vu le jour. En 1999, la Direction des sciences, des océans et de l’environnement[4] a été créée au bureau régional de Pêches et Océans Canada à St. John’s et a été chargée de coordonner l’application de la Loi sur les océans dans la province. Alors que la plupart des fonctionnaires des autres régions se concentraient sur des projets à grande échelle, ceux de la région de Terre-Neuve se concentraient sur des projets à petite échelle « axés sur la communauté » avec un soutien considérable « au niveau local » déjà en place, de sorte que les AMP ne soient pas considérées comme une imposition venant de l’extérieur.

L’un de ces projets a été le fruit des efforts d’un groupe de pêcheurs de la péninsule d’Eastport (dans les limites du projet d’AMNC qui n’avait pas vu le jour) pour protéger les riches stocks de homards de la région contre la pression croissante de la pêche (Davis et al. 2006). Les membres du Comité de protection du homard de la péninsule d’Eastport[5] ont créé une frontière autour de la totalité de la péninsule et ont donné aux pêcheurs locaux des droits exclusifs de pêche au homard. En retour, ces derniers se sont abstenus de pêcher au-delà de la frontière. Dans la zone exclusive, les pêcheurs de homards ont collaboré avec Pêches et Océans Canada pour établir des zones fermées « interdites à la capture » dans des endroits censés offrir un bon habitat pour le frai. Ils ont également mis au point d’autres stratégies de conservation pour tenter de stimuler la production des oeufs, notamment la pratique du marquage par encoche en V des homards femelles porteuses d’oeufs. Cela implique de couper une petite entaille dans la queue du homard avant de le relâcher afin que d’autres le remettent à l’eau s’ils le repêchent. Il est maintenant illégal de vendre un homard présentant une entaille en V partout dans la province. Le groupe a ensuite cherché à faire reconnaître les zones fermées en tant qu’AMP.

Un deuxième projet d’AMP était situé dans la baie Gilbert, sur la côte sud-est du Labrador. Très différent de celui d’Eastport, il est né d’une tentative d’offrir une protection spéciale à une sous-espèce de morue génétiquement distincte. Ces morues se distinguaient par leur couleur brun doré unique et par le fait qu’elles résidaient dans la baie toute l’année plutôt que de migrer dans les eaux du large en hiver pour frayer (Green et Wroblewski 2001). Alors que le projet de la baie Gilbert avait également des répercussions sur la pêche commerciale, les promoteurs ont aussi eu tendance à souligner le potentiel de la « morue dorée » en tant qu’attraction touristique. Les sites d’Eastport et de la baie Gilbert ont tous deux été identifiés comme des zones d’intérêt pour les aires de protection marines en 2000 et ont reçu la désignation officielle d’AMP en 2005.

La proposition d’AMP de Leading Tickles

Bien que les représentants des communautés de Leading Tickles et de Glover’s Harbour aient été le premier groupe de la province à soumettre une proposition d’AMP à Pêches et Océans Canada, le développement du projet a été plus lent que celui de leurs homologues d’Eastport et de la baie Gilbert. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi, un employé de l’agence a supposé que c’était dû au fait qu’il lui manquait une « espèce renommée », ce qui rend plus difficile l’obtention d’un soutien au niveau national et d’un financement. Alors que le homard et la morue dorée étaient respectivement devenus synonymes des projets d’Eastport et de la baie Gilbert, les habitants de Leading Tickles et de Glover’s Harbour souhaitaient que leur projet ait une portée plus large, visant un éventail d’espèces, de manière à avoir un impact plus considérable sur la santé de l’environnement local. En dépit de ce défi, la région a été désignée zone d’intérêt pour une AMP par Pêches et Océans Canada en juin 2001. En 2003, un comité directeur multipartite a été mis en place pour superviser les activités liées au projet.

Comme c’est le cas pour de nombreuses autres communautés côtières de Terre-Neuve, la riche pêche locale de la morue a toujours joué un rôle central dans la vie sociale et économique de Leading Tickles. Alors que les habitants de la localité utilisaient de petits bateaux et pêchaient près des côtes, la région environnante faisait également l’objet d’une pêche intensive par de gros chalutiers depuis les années 1950 — d’abord des flottes européennes, puis des navires provenant des grandes villes de Terre-Neuve. La forte pression de la pêche a finalement contribué à la baisse du taux de capture des pêcheurs locaux dans les années 1980, et la plupart étaient convaincus qu’un moratoire sur la pêche à la morue était nécessaire plusieurs années avant qu’il ne soit finalement déclaré en 1992.

À la fin des années 1990, les populations locales étaient devenues extrêmement dépendantes des revenus issus de la pêche côtière au crabe, combinés à l’assurance-emploi. Dans de nombreux cas, des couples mariés faisaient équipe pour pêcher ensemble à bord d’un seul navire. La ville avait une usine de traitement du poisson, mais celle-ci était très désavantagée par rapport aux autres usines, car la région n’avait pas accès à un système de courant triphasé. Étant donné que c’est nécessaire pour les opérations hautement mécanisées de traitement et de congélation rapide des usines modernes de transformation du poisson frais, l’usine a plutôt dû survivre grâce à la production de poisson salé. Selon le directeur de l’usine, l’installation a permis à quelque 30 personnes d’être employées pendant la haute saison, mais n’a pu fournir qu’à quelques-unes un nombre suffisant d’heures pour les rendre admissibles aux prestations d’assurance-emploi. Au moment de ma visite, en 2004, l’usine transformait et salait du maquereau et du lompe qui étaient livrés à différents endroits. Elle servait également de lieu de débarquement pour le crabe des neiges, le homard et le capelan, capturés par les pêcheurs locaux puis transportés ailleurs par camion pour être transformés.

En 2006, le taux de chômage des personnes résidant à Leading Tickles était de 53,1 %, comparativement à 18,6 % dans le reste de la province (Statistique Canada 2006). La situation a très peu évolué depuis ce temps. Environ la moitié des personnes employées vivant dans cette ville tiraient principalement leurs revenus de la pêche ou de la transformation du poisson (ibid.). Puisqu’il y a peu de possibilités d’emploi, certains travaillent deux heures par jour à Grand Falls-Windsor, souvent au centre d’appels, à l’hôpital ou dans le petit secteur des services. D’autres encore ont quitté Terre-Neuve de manière saisonnière ou permanente pour travailler sur le continent canadien, principalement dans l’industrie pétrolière de l’Alberta. Alors que la population de Leading Tickles atteignait un sommet de plus de 1000 personnes à la fin des années 1970, elle a connu une baisse constante depuis, en particulier après le moratoire sur la pêche à la morue. Entre 1991 et 2006, la population de Leading Tickles est passée de 564 à 407 personnes (ibid.). Cela représente une baisse de près de 28 % depuis l’annonce du moratoire. En 2016, la population avait encore diminué pour ne plus compter que 292 personnes (id. 2016). La plupart des personnes qui partent sont assez jeunes par rapport à celles qui restent, ce qui soulève de sérieuses questions quant à la capacité de la ville à perdurer. Alors que les détenteurs de permis de pêche au crabe et certains migrants économiques saisonniers avaient connu une décennie de prospérité relative au moment de l’achèvement de cette recherche, la ville était confrontée à un certain nombre de défis majeurs, notamment la réduction de l’assiette fiscale et les coupes touchant les services provinciaux et municipaux qui menaçaient sa viabilité à long terme. Les résidents se plaignaient d’un déneigement insuffisant et d’un très mauvais entretien des routes, deux éléments essentiels dans un lieu où de nombreux moyens de subsistance dépendent de la capacité de se rendre ailleurs en voiture pour travailler pendant les hivers rigoureux.

Je suis arrivé pour la première fois à Leading Tickles par une journée fraîche du début novembre 2004, un ciel couvert ne masquant guère la beauté de la région. J’avais l’intention de parler aux gens des raisons pour lesquelles ils avaient choisi d’obtenir le statut d’AMP. Lorsque j’ai commencé à appeler des personnes que je savais impliquées dans cette démarche, cependant, la plupart ont vite souligné que la demande avait été initiée par un homme du nom de Hazen Chippett et m’ont encouragé à lui adresser directement mes questions.

J’ai rencontré Chippett le lendemain matin. On m’avait fourni un ensemble de directives plutôt grossières pour me rendre à son domicile. On m’avait dit de marcher vers le bord d’une falaise proche donnant sur l’océan, puis de descendre le sentier étroit et escarpé jusqu’à ce que j’atteigne le rivage. Comme je marchais avec précaution sur la piste, les yeux fixés fermement sur mes pieds, je fus accueilli par une voix tonnante : « Comment ça va ? » Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre que la voix n’émanait pas d’en bas, mais plutôt d’en haut. Chippett était perché sur le toit de sa maison partiellement construite, un marteau à la main et un large sourire au visage. Il se présenta chaleureusement, comme s’il m’attendait, et me souhaita la bienvenue à la ville. Même s’il était pressé d’achever les travaux sur son toit avant une période de mauvais temps imminente, nous avons convenu de nous revoir plus tard dans la semaine pour poursuivre notre conversation.

Au cours des jours qui ont suivi, j’ai mené des entretiens avec d’autres personnes vivant dans la région et j’en ai appris davantage sur l’existence de Chippett. Issu d’une longue lignée de pêcheurs côtiers prospères, il avait vécu toute sa vie à Leading Tickles. Après le moratoire, il avait émergé en tant que leader de la communauté, luttant pour maintenir la ville à flot contre des obstacles apparemment insurmontables. Il a assumé un rôle de premier plan au sein du Comité des pêcheurs de Leading Tickles et de Glover’s Harbour[6] et a représenté les deux communautés lors de réunions tenues par le Syndicat des travailleurs du poisson, de l’alimentation et des secteurs connexes. Il s’est battu pour maintenir l’usine de transformation du poisson en activité et a pu obtenir un financement pour la rénover et lui permettre de traiter un plus grand nombre d’espèces. Il avait tenté sans succès de démarrer une exploitation mytilicole puis avait développé un projet pilote d’aquaculture visant à capturer des morues sauvages et à les élever en captivité, qui fut finalement abandonné. Il est devenu le premier membre de la communauté à faire de la plongée sous-marine à la recherche d’oursins, et a créé avec succès un nouveau pavillon de chasse et une pourvoirie destinés aux chasseurs de gros gibier des États-Unis, du Canada continental et d’Europe à la recherche d’orignaux et d’ours noirs.

Hazen Chippett est éventuellement devenu maire de la ville et a profité de cette situation pour tenter de transformer Leading Tickles en destination touristique. Il a obtenu une subvention pour développer Oceanview Park, une vaste étendue de terrains de camping offrant tous les services en bord de mer et des points d’attache pour les roulottes, avec un petit casse-croûte préparant de la nourriture à emporter et le seul point d’accès à la téléphonie mobile de la région. Dans le but d’attirer les visiteurs, il a fait campagne pour la construction d’un nouveau « Seaquarium ». Cet établissement devait être un musée sur le thème de l’océan, avec des réservoirs illuminés simulant l’environnement marin local, un centre d’interprétation et une boutique de cadeaux. Bien que ce projet ait échoué en raison de l’incapacité de Chippett à convaincre les investisseurs de le soutenir, son intérêt à tirer parti de l’intérêt pour le milieu marin afin de revitaliser l’économie locale est demeuré une préoccupation majeure lors des années suivantes. Cette détermination l’a amené à demander le statut d’aire marine protégée en 1997.

Leading Tickles se trouvait juste à l’extérieur de l’AMNC proposée par Parcs Canada, mais de nombreux pêcheurs locaux ont suivi le processus de près, estimant que cela pourrait avoir une incidence sur leurs moyens de subsistance si l’aire était agrandie ou si les personnes qui pêchaient dans les limites de l’AMNC devaient déplacer leurs activités vers l’ouest. En 1997, alors qu’il était maire, Chippett a été informé de la nouvelle Loi sur les océans et est devenu convaincu que le programme d’AMP était bien adapté à la région. Interrogé sur ses motivations à se mobiliser pour cette idée, il a fait une pause, puis a réfléchi aux défis auxquels sa ville était confrontée :

Je pense beaucoup à ma communauté. Beaucoup de gens partent et emmènent leurs enfants. Ils parlent sérieusement de fermer l’école… Nous nous sommes battus pour la sauver, mais on dirait que c’est probablement une cause perdue à présent. Lorsque cela se produira, vous devrez les conduire en bus et cela coûtera plus cher. Nous avons déjà vu beaucoup de magasins fermer. Cet été, la station-service a fermé ses portes. Je ne serais pas surpris que dans cinq ou dix ans la population diminue suffisamment pour qu’il n’y ait même plus de conseil municipal ou d’eau potable. Je vais peut-être devoir creuser un puits si je veux rester ici.

Malgré les incertitudes indéniables quant à l’avenir, il s’est toutefois engagé à continuer à pêcher aussi longtemps que possible et à faire de son mieux pour que les autres aient la possibilité de faire de même :

Je construis une maison parce que je pense et espère que Leading Tickles va continuer pendant longtemps, mais honnêtement je ne sais pas. J’ai décidé de la construire au bord de l’eau parce que j’adore l’océan. J’adore pêcher. Ce n’est pas l’argent qui compte. C’est juste une partie de moi. Il y a des années, quand ils rachetaient des pêcheurs, j’aurais probablement pu vendre. J’aurais trouvé quelque chose, mais je savais que je ne pourrais tout simplement pas l’abandonner. Je l’adore. Ma famille a fait ça pendant des centaines d’années. Mon père y est resté presque jusqu’à son tout dernier jour. C’était sa vie, son travail, son plaisir, tout. Je pense toujours que si le printemps de l’année arrivait et que je ne pouvais pas sortir en bateau sur l’océan, je deviendrais fou. J’adore être là-bas. Je pense mieux. Je me sens mieux. Les choses me viennent mieux. Ça me fait me sentir bien. Les gens compliquent les choses, mais tant que vous vous sentez bien quand vous vous levez le matin, c’est tout ce qui compte… Si ce qui est devant moi va aussi vite que ce qui est derrière moi, alors il ne me reste plus beaucoup de temps. Vous devez donc faire en sorte que chaque jour compte et faire des choses qui vous rendent heureux et tenter de faire une différence positive dans le monde.

Cependant, il a exprimé sa préoccupation devant le fait que de nombreux habitants de Leading Tickles perdaient le contact avec ce qui en a fait un lieu de vie si unique :

Les petits bateaux sortant des quais et revenant à leurs familles… c’est ce que Terre-Neuve est pour moi. Quand j’étais enfant, j’ai vu tellement de morues et de capelans que je n’avais jamais pensé que tout cela pouvait être attrapé ! Maintenant, il y en a à peine assez pour continuer tout ça. Il fut un temps où vous pouviez descendre à ce quai, [et que] vous ne pouviez pas faire votre travail tellement il y avait de gens et de jeunes et tout ce qui se trouvait autour ! Maintenant, les gens disent qu’ils pourraient se noyer là, certains jours, car il n’y a personne d’autre autour. C’est très triste. C’est un mode de vie qui disparaît sous nos yeux. Les gens ici sont ce qu’ils sont parce qu’ils sont si étroitement liés et c’est ce qui se perd. À l’heure actuelle, à Leading Tickles, si quelque chose arrivait aux gens, d’autres s’en occuperaient. Si leur maison était incendiée et qu’ils n’avaient pas d’assurance, les gens reconstruiraient leur maison pour eux. Et je sais que si quelque chose m’arrivait, les gens seraient là pour moi et je serais là pour eux. C’est un bon sentiment. Vous n’avez tout simplement pas accès à cela dans des endroits plus grands… et les gens commencent même à le perdre ici.

Chippett considérait le projet d’AMP comme un moyen possible de faire en sorte que l’industrie de la pêche et du tourisme puisse continuer à fournir des moyens de subsistance modestes aux personnes qui souhaitaient rester à Leading Tickles :

J’espère que cette AMP assurera la protection de la pêche et aidera la communauté à long terme. Cela fera une différence, et toute différence dans la région rurale de Terre-Neuve est un atout en ce moment. Les gens de l’extérieur peuvent jeter un coup d’oeil et voir que les gens ici s’occupent de leur environnement et que cela améliore l’image de la communauté. Il y a donc peut-être une possibilité que des gens s’installent ici. Nous espérons également que l’AMP favorisera le tourisme. Maintenant, vous pouvez vous arrêter pour acheter de la nourriture ou dépenser quelques dollars au magasin ou rester au parc ou ailleurs. C’est un pas dans la bonne direction.

Îles de la pérennité : l’écologie politique des AMP

La reconnaissance du site en tant que domaine d’intérêt a permis aux personnes impliquées de recevoir des fonds de recherche par le biais de Pêches et Océans Canada afin de recueillir des données de référence. En 2004, une enquête sur les plantes et les algues a été réalisée (Pêches et Océans Canada 2005a). La même année, Leading Tickles a été sélectionnée pour participer à un projet de conservation du homard basé sur le modèle d’Eastport (id. 2005b). Plusieurs zones fermées ont également été définies pour protéger le lieu de frai du homard et, après 2006, de nouvelles zones ont été créées afin de protéger également le lieu de frai du capelan (id. 2006c).

En 2005 et 2006, cette recherche a été étendue. Pêches et Océans Canada, en collaboration avec l’Université Memorial de Terre-Neuve, a financé de nouvelles études visant à déterminer de bonnes zones de frai pour le homard, le capelan et le hareng, ainsi que des enquêtes visant à estimer la densité des oeufs produits par chacune de ces espèces dans la région de Leading Tickles (id. 2005c). Pêches et Océans Canada a également installé onze thermographes dans les eaux entourant Leading Tickles et le port de Glover’s afin de déterminer la température de l’eau à 30 pieds (9 mètres) sous la surface et de prendre des photographies sous-marines (id. 2006a). Les pêcheurs ont reçu de petites sommes d’argent pour les encourager à participer à ces projets de recherche et à emmener des scientifiques dans divers lieux à bord de leurs bateaux. Dans la région de Leading Tickles, certains pêcheurs ont également été invités à partager leurs connaissances avec des scientifiques afin de leur permettre de mieux comprendre la région. Plusieurs personnes interrogées ont indiqué qu’elles ont apprécié leur participation à ces programmes et espéraient qu’elles auraient la possibilité de continuer à le faire à l’avenir. Plusieurs ont toutefois exprimé leur inquiétude par rapport au fait qu’à l’exception du homard et du crabe, les scientifiques s’intéressaient à des espèces hautement migratrices très difficiles à étudier.

Dans le but de mieux protéger les espèces capturées à des fins commerciales, les pêcheurs ont de nouveau suivi le modèle d’Eastport en cherchant à obtenir un accès exclusif à des zones particulières afin de pouvoir développer leur propre approche de la conservation. Alors que les responsables de Pêches et Océans Canada travaillaient avec d’autres divisions du Ministère pour fournir aux pêcheurs locaux un certain type d’accès exclusif, il semblait évident que le projet d’AMP serait également assorti d’attentes claires quant à la manière dont il devrait fonctionner à l’avenir. Un responsable de Pêches et Océans Canada qui a travaillé sur l’initiative de Leading Tickles a expliqué :

Pêches et Océans Canada ne va tout simplement plus payer pour tout. Si ces projets doivent être axés sur la communauté et qu’ils [les membres de la communauté] veulent avoir leur mot à dire, ils devront assumer une partie du fardeau financier. Avec les droits viennent les responsabilités. Nous exigeons maintenant une collaboration à tous les niveaux… Des régimes volontaires d’autorégulation sont en train de devenir bien établis et acceptés par l’industrie, les gouvernements et les consommateurs, et c’est ce que ces projets tentent de réaliser… Nous payons une grande partie des frais accessoires, mais quand il s’agit de payer les salaires des coordinateurs et de sensibiliser le public, ce genre de choses, le financement devra venir de ceux qui utilisent la zone. Donc, la réalité est que si un projet de ce type doit réussir, il devra toujours être à la recherche de nouvelles sources de financement.

Cette philosophie représente une rupture radicale par rapport à l’approche plus hiérarchique, financée par l’État, qui avait été adoptée au cours des époques précédentes. Au lieu d’assumer toute la responsabilité de maintenir les projets d’AMP vivants, les responsables de la mise en oeuvre de la Loi sur les océans ont été invités à développer une approche décentralisée où les acteurs non étatiques sont censés jouer un rôle de premier plan. La plupart des personnes impliquées dans le projet de Leading Tickles semblaient accepter cette nouvelle réalité et certaines exprimaient de la sympathie pour les représentants locaux de Pêches et Océans Canada qui, à leur avis, avaient fait tout ce qu’ils pouvaient avec les budgets limités dont ils disposaient. Charlie, un pêcheur employé dans le cadre du projet de marquage du homard, a déclaré :

Les gens de Pêches et Océans Canada me disaient à quel point ils ont dû travailler durement pour obtenir de l’argent cette année et à quel point ils devront travailler pour en obtenir plus l’année prochaine, en espérant que le projet ne va pas simplement mourir. C’est le genre de chose où, si vous ne continuez pas, c’est inutile. Ce serait un peu triste si cela s’arrêtait, car nous y avons mis beaucoup d’efforts. Je ne vois tout simplement pas l’utilité de la recherche pour nous si nous ne faisons pas les mêmes choses l’année prochaine que cette année, mais ce n’est pas si facile quand on ne peut pas se préparer à l’avance et qu’il faut toujours penser à comment vous allez obtenir plus d’argent pour l’année suivante.

Certains des pêcheurs étroitement associés au projet avaient cherché à mettre au point des moyens de réduire les coûts associés à son exécution. Cela incluait la surveillance volontaire de la zone pour s’assurer que personne ne braconnait. Des discussions ont également eu lieu sur les moyens de collecter des fonds, incluant la possibilité d’organiser une baignade polaire[7].

Les représentants de Pêches et Océans Canada ont pris des mesures pour aider les personnes impliquées dans les trois projets d’AMP à trouver un soutien financier externe, soulignant que la philanthropie des entreprises était considérée comme une source essentielle de financement pour maintenir à flot ces projets d’AMP axés sur les communautés. En 2003, ils ont travaillé avec une firme de design de St. John’s pour créer des logos de type commercial pour les sites d’AMP proposés, de manière à les rendre plus attrayants pour les touristes et les investisseurs potentiels. Ils ont également sollicité l’aide du Legacy Nature Trust de Terre-Neuve-et-Labrador, un organisme à but non lucratif basé à St. John’s qui a pour mandat de collecter des fonds auprès du secteur privé pour soutenir des projets de conservation dans la province. L’organisation a finalement réussi à obtenir de l’argent pour financer diverses activités associées aux trois projets d’AMP. Le Fonds pour l’environnement Shell Canada, une division philanthropique de Royal Dutch Shell, a versé des fonds pour aider à la recherche scientifique et pour payer une petite partie du salaire d’un coordonnateur à temps plein embauché pour assister les comités directeurs des projets de Leading Tickles et d’Eastport. Une autre société pétrolière, Petro-Canada, a contribué au financement de la recherche à Eastport et à la baie Gilbert et a versé 10 000 dollars pour la production de panneaux et de brochures faisant la promotion du projet d’Eastport qui mettaient aussi bien en évidence le logo de la compagnie (Pêches et Océans Canada 2006b). Lors d’une entrevue à l’été 2004, le directeur du Legacy Nature Trust de Terre-Neuve-et-Labrador a déclaré que pour certains donateurs du secteur privé, le fait que le projet puisse être présenté comme étant « axé sur la communauté » constituait un argument de vente intéressant :

Certains bailleurs de fonds disent explicitement qu’ils veulent l’angle du communautaire. Pour de nombreux bailleurs de fonds, ce qui rend le projet attrayant, c’est qu’il est dirigé par la communauté. Comme le Fonds environnemental de Shell qui voulait explicitement que son argent soit utilisé pour un projet axé sur la communauté.

Cette focalisation sur des projets qui ne sont pas pilotés par le gouvernement reflète bien les idéaux fondamentaux des créateurs du mouvement de la responsabilité sociale des entreprises. Celui-ci se caractérise par une préférence pour une approche de la conservation plus ouvertement « axée sur le marché », dans laquelle le gouvernement joue un rôle moins important et où les communautés, les universités et les entreprises privées prennent une importance accrue (Welker 2009 ; Kirsch 2014).

Alors que la plupart des volontaires locaux étaient prêts à contribuer pour que tout fonctionne sans heurts à l’avenir, plusieurs ont exprimé leur crainte que le passage récent aux projets axés sur la communauté ne se fasse au détriment de la responsabilité historique de Pêches et Océans Canada de faire respecter la réglementation liée à la pêche et de mener des recherches. Ces deux fonctions ont été sévèrement érodées lors des réformes néolibérales des années 1990 et peu — voire rien — a été fait pour y remédier. Bon nombre des pêcheurs interrogés ont également souligné que Pêches et Océans Canada n’avait pas réinvesti dans la recherche océanographique à plus grande échelle. Certains ont noté que cet accent mis sur des projets à petite échelle tels que les AMP semblait se faire au détriment d’autres types de recherche. Le résultat a donné un mouvement vers de « petites îles de pérennité » au sein de ce que beaucoup ont considéré comme une économie océanique en grande partie non durable. Un pêcheur du nom de George a fait remarquer que, sans que la moindre étude scientifique ait eu lieu dans de nombreux domaines, la tendance avait été d’extrapoler, de partir des recherches effectuées dans un domaine pour prendre des décisions dans un autre, ce qui donnait souvent une image inexacte de ce qui se passait. Cela a souvent débouché sur une approche uniforme pour l’établissement de quotas de pêche qui semblait souvent déconnectée de l’expérience des pêcheurs :

C’est une blague !... Il semble que le gouvernement veuille maintenant que les communautés fassent toutes les recherches à sa place, mais les communautés ne peuvent pas tout faire. Elles n’ont pas d’argent. Elles ne peuvent même pas se permettre de s’occuper de l’eau et des égouts ! La plupart des communautés de pêcheurs de Terre-Neuve sont déjà dénudées jusqu’à l’os.

Plusieurs des fonctionnaires interviewés ont admis que les compressions budgétaires avaient sérieusement limité la capacité des chercheurs de terrain et des agents de l’ordre à faire leur travail efficacement. Bien que le financement des entreprises puisse être utilisé pour compenser certaines de ces réductions, les dons philanthropiques ont tendance à être destinés à des initiatives de petite taille et hautement commercialisables qui produisent des bénéfices locaux et visent à améliorer la réputation de la compagnie auprès des clients et des actionnaires potentiels. Les entreprises n’ont pas tendance à financer le type d’études à long terme que réalisaient auparavant les ministères pour tenter d’anticiper des changements dans les phénomènes océaniques plus importants.

Le début de la fin du projet d’AMP de Leading Tickles

Les partisans du programme d’AMP au Canada ont eu tendance à affirmer qu’il représentait l’antithèse de l’ancienne approche de conservation hiérarchique, dans la mesure où les communautés sont maintenant « habilitées » à gérer leurs propres affaires. Cependant, dans la pratique, de nombreuses populations locales ont été frustrées par le fait que cela impliquait souvent d’assumer des responsabilités croissantes en matière de gestion, avec un minimum de transparence quant au poids qu’elles auraient dans la prise des grandes décisions et quant à savoir si les priorités en matière de conservation imposées par le gouvernement fédéral pourraient avoir un impact négatif sur leurs moyens de subsistance à l’avenir. Lorsque je me suis entretenu pour la première fois avec Hazen Chippett, il a clairement indiqué que sa tentative de création d’une AMP l’avait obligé à consacrer un temps considérable à calmer les craintes des personnes qui pensaient que cela entraverait éventuellement leur capacité à gagner leur vie de la pêche et à participer à des activités de subsistance. De nombreux pêcheurs considéraient ce projet d’AMP comme un prolongement de l’initiative de la création d’AMNC de Parcs Canada qui avait été tentée quelques années auparavant et ils craignaient que cela permette au gouvernement fédéral de prendre davantage de contrôle et d’imposer de nouvelles restrictions. Chippett a décrit les difficultés qu’il a rencontrées pour tenter de convaincre les gens que l’AMP était ancrée dans une approche de gestion très différente qui pourrait s’avérer bénéfique pour les habitants de la région :

Les gens la confondent avec le cas de Parcs Canada. Beaucoup de gens la confondent avec ça. Cette expérience a rendu cela beaucoup plus difficile. Je leur dis que cela n’a rien à voir avec Parcs Canada, mais vous entendez cela constamment… Certains pêcheurs craignent beaucoup que Pêches et Océans Canada obtienne davantage de contrôle avec l’AMP, mais je leur dis simplement que Pêches et Océans Canada a le contrôle total à présent, alors nous n’avons rien à perdre. Au moins, de cette façon, nous avons au moins un mot à dire. J’ai dû en parler un million de fois, mais beaucoup de gens ne veulent toujours rien entendre.

Plusieurs pêcheurs locaux, y compris ceux qui étaient devenus des participants clés du projet d’AMP, ont souscrit au témoignage de Chippett, notant que même eux, ils avaient toujours été sceptiques quant aux véritables intentions de Pêches et Océans Canada relativement à l’AMP. George, un pêcheur local, a affirmé qu’il était extrêmement dubitatif au sujet du projet d’AMP au début : « Nous pensions que c’était mauvais pour nous et que nous perdrions notre pêche si nous allions de l’avant. Les gens pensaient qu’il y aurait de plus en plus de pêcheries fermées… » Un autre pêcheur du nom de Charlie partageait ces sentiments :

Beaucoup de gens dans la communauté ne sont toujours pas sûrs de cela. Ils craignent que cela ne conduise à la fermeture d’une plus grande partie de la zone. Je ne suis plus vraiment contre cela, mais, au fond de moi, je me demande encore s’ils ne nous disent pas tout.

Rick, un mytiliculteur qui exploitait plusieurs sites à proximité de l’AMP proposée, a également déclaré que ce programme était simplement la continuation du programme fédéral qui avait caractérisé l’initiative de la création d’AMNC. Il estimait que le gouvernement fédéral s’était rangé à l’idée qu’il était politiquement nécessaire de commencer par de petits projets, mais que son objectif ultime était toujours de faire évoluer ces projets dans le cadre d’une vision beaucoup plus large des zones fermées et de faire fi des souhaits des populations locales :

Ce sont des bougres sournois. Ce qu’ils font, c’est englober les promontoires supérieurs pour exactement la même zone de conservation qu’ils voulaient il y a trois ou quatre ans. Ils essaient de le faire par la porte arrière. Une fois que certains de ces éléments seront en place, ils pourront lentement l’étendre. Il suffit d’attendre… En fin de compte, je pense que c’est l’objectif, même s’il est dirigé par certains des pêcheurs. Le gouvernement obtiendra ce qu’il veut d’une manière ou d’une autre. Ils auront le contrôle… Mon impression est que ce que le gouvernement fédéral fait est ce qui est bon pour le gouvernement fédéral, mais ce n’est pas bon pour nous. Et je ne pense pas que ce soit bénéfique pour les pêcheurs ou toute personne qui a recours à l’environnement océanique.

Les inquiétudes des pêcheurs quant au véritable contrôle qu’ils pouvaient exercer devinrent plus apparentes pour moi lors de mon séjour en ville. Bon nombre de pêcheurs étaient devenus profondément méfiants à l’égard de la pratique du marquage par encoche en V qui consiste à couper des encoches dans la queue des homards femelles portant des oeufs. Cette pratique avait été encouragée par les responsables de la gestion des pêches de Leading Tickles et d’autres lieux de la province après avoir été popularisée par le projet d’Eastport. De nombreux pêcheurs de Leading Tickles craignaient que les entailles en V ne portent atteinte à la santé des homards et qu’elles puissent nuire à leur capacité de reproduction. Certains se sont plaints du fait que, en raison des compressions budgétaires, le gouvernement ne leur avait pas fourni d’encochoirs en V spécialisés, avec pour résultat que certains avaient utilisé des couteaux et d’autres objets ayant causé de sérieuses blessures à de nombreux homards. Une tension encore plus grande était née d’une récente décision du gouvernement fédéral en vertu de laquelle avoir un homard à encoches en V à bord de son bateau serait considéré comme un délit. Beaucoup estimaient que les gestionnaires des pêches de Pêches et Océans Canada confondaient les homards blessés avec des homards à entailles en V, ce qui avait amené des innocents à se faire accuser à tort.

De nombreux pêcheurs de Leading Tickles, y compris ceux impliqués dans le projet d’AMP, ont vu dans les lois qui régissent les entailles en V la preuve que Pêches et Océans Canada ne prenait pas au sérieux les préoccupations des habitants et certains ont déclaré que cela contredisait l’accent mis par Pêches et Océans Canada sur l’inclusion des connaissances locales dans la gestion des pêches. Même si le programme de marquage par encoches en V était administré par une autre division de Pêches et Océans Canada et avait techniquement très peu à voir avec l’AMP, certains pêcheurs ont vu dans la controverse sur ce type de marquage une indication des événements à venir et se sont inquiétés de ce qu’on pourrait leur demander de faire d’autre après l’entrée en vigueur officielle de l’AMP.

Tout en partageant l’opinion selon laquelle la récente insistance sur l’application stricte de la règle des entailles en V était une grave erreur, Chippett considérait que cette question était simplement la dernière d’une longue liste de plaintes formulées par les pêcheurs locaux au sujet de l’AMP. Lorsqu’on lui a demandé si les préoccupations des pêcheurs de la région pourraient entraîner la chute du projet, il a déclaré :

J’y ai maintenant consacré tellement de temps et d’efforts que je ne voudrais pas le laisser partir, mais je représente les pêcheurs et je vais faire ce qu’ils voudraient que je fasse… Je dis aux gens que je fais ceci pour eux et pour la pêche et la région, mais les pêcheurs se méfient toujours de Pêches et Océans Canada et cela constituera probablement toujours un problème. Je dis aux gens de prendre la parole et que nous allons tout arrêter s’ils n’en veulent pas… Quelquefois, j’ai simplement dit aux gens : « Soyez honnêtes ! Voulez-vous le faire ou pas ? » Et, pour la plupart, les gens apportent leur soutien.

Ces tensions se sont finalement avérées responsables de l’abandon du projet peu de temps après. Au début de 2007, Leading Tickles se préparait à présenter une demande de désignation officielle en tant qu’AMP. Une « réunion d’intention réglementaire » était prévue pour se prononcer sur les limites de l’AMP et décider des réglementations afférentes (Pêches et Océans Canada 2006d). Le comité directeur devait produire un « document d’intention réglementaire » décrivant les activités pouvant ou non avoir lieu dans l’AMP. Ce document devait ensuite être transmis au ministère de la Justice pour qu’il entame le processus de création des réglementations permanentes (id. 2007a).

Le jour de la réunion, les événements ont pris une tournure inattendue. Après la déclaration liminaire d’un animateur professionnel embauché pour superviser la réunion, Hazen Chippett « a pris la parole pour annoncer une décision prise par les représentants du Comité des pêcheurs de Leading Tickles et de Glover’s Harbour […] selon laquelle l’AMP n’avait pas le soutien nécessaire de la communauté pour aller de l’avant » (id. 2007b). Chippett a expliqué que « le sentiment général était que Pêches et Océans Canada voulait aller au-delà de ce avec quoi les pêcheurs de Leading Tickles et de Glover’s Harbour étaient à l’aise » et que de graves inquiétudes existaient au sujet de « nouvelles mesures, en particulier les restrictions éventuelles de la pêche des [poissons] pélagiques » comme le capelan et le hareng. Une autre préoccupation était qu’« une fois l’AMP créée, un nouveau gouvernement, un nouveau ministre ou tout changement de fonctionnaire au plus haut niveau pourraient signifier des changements imprévus dans le programme d’AMP qui toucheraient toutes les AMP » (ibid.). Tout en louant le personnel de Pêches et Océans Canada et le travail accompli jusque-là dans la région, et regrettant de ne pas avoir reçu suffisamment de soutien pour la création d’une AMP, Chippett a insisté pour que le processus prenne fin immédiatement (ibid.).

Conclusion

Alors que les approches plus traditionnelles des zones protégées étaient caractérisées par une vision hiérarchique de type « sanctuarisation de la nature » qui considérait les êtres humains comme extérieurs à la nature et les décrivait comme une menace pour l’environnement, le nouveau programme d’AMP mis en oeuvre par Pêches et Océans Canada à Terre-Neuve-et-Labrador promettait de transcender cette division et d’adopter une approche axée sur la communauté. Au lieu d’imposer des priorités de conservation provenant des dirigeants, des tentatives ont été menées pour encourager les membres des communautés côtières, en particulier les pêcheurs commerciaux, à s’approprier les projets d’AMP et à jouer des rôles formels dans leur gouvernance. Cela incluait la création de nouveaux efforts de collaboration pour mener des recherches scientifiques.

Dans la pratique, cependant, à l’instar du projet d’AMNC qui l’a précédé, le projet d’AMP de Leading Tickles s’est finalement révélé infructueux. La confiance en ce projet a été sapée par le fort accent mis sur le volontariat et les partenariats avec le secteur privé comme moyens de financer et de gérer le projet. Cela a conduit à accorder de l’importance à des initiatives de petite taille et hautement commercialisables, tandis que la perspective de travailler à des objectifs de conservation plus vastes semblait de plus en plus impossible en raison de budgets limités ou du retrait du soutien gouvernemental. En outre, malgré les avantages économiques que l’AMP avait promis d’apporter grâce à l’augmentation du tourisme et à la valorisation de la pêche, la méfiance envers les possibles motivations secrètes du gouvernement fédéral a conduit certains pêcheurs à se retourner contre le projet, estimant que ce dernier serait préjudiciable à leurs intérêts à long terme en restreignant davantage leurs activités de pêche et de recherche de nourriture. Des inquiétudes ont surgi devant un renforcement éventuel de l’intervention du gouvernement dans la gestion de l’AMP, qui pourrait permettre un retour progressif à la « sanctuarisation de la nature » et menacer à terme leurs moyens de subsistance déjà précaires, qui avaient déjà été durement touchés par la restructuration gouvernementale de la pêche et la volatilité des marchés internationaux des fruits de mer. Cela a finalement renversé l’opinion publique, qui s’est opposée au projet, ce qui a entraîné son abandon. Malgré le noble objectif d’utiliser la gestion axée sur la communauté comme un mécanisme permettant de transcender le fossé nature-culture et de faire participer les communautés côtières à la gestion du milieu marin, ce cas montre que cette vision est peut-être trop simple et soulève des questions quant à savoir si des changements plus fondamentaux pourraient en fin de compte être nécessaires afin de créer des moyens de subsistance plus durables sur le littoral.