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Dans le roman Au bonheur des ogres[1], le narrateur Benjamin Malaussène joue le rôle d’un « contrôleur technique » d’un grand magasin, qui est confronté aux plaintes récurrentes des clients insatisfaits. Dans une mise en scène répétitive et savamment orchestrée, il est chaque fois menacé par son directeur d’être licencié, devant les clients mécontents qui, compatissants devant le malheur que leur plainte risque d’entraîner, la retirent et se contentent d’un échange du produit défectueux. Ainsi sa vraie fonction est de susciter une compassion qui désamorce les récriminations : la menace qui pèse sur lui fait chuter la colère des clients. Cet exemple illustre plusieurs dimensions de la compassion : elle a à voir avec la « victime » (réelle ou fantasmée, peu importe) ; elle engage l’action ; enfin, c’est un sentiment complexe qui peut apparaître, disparaître, voire être instrumentalisé dans les organisations. Certes cette compassion est ici totalement mise en scène au service de la gestion du magasin – nous sommes loin d’un sentiment moral et dénué de tout intérêt personnel, tel que spontanément on pourrait l’attendre – mais on verra aussi combien la compassion peut être, justement, mise en avant dans la vie des entreprises, car elle est perçue comme capable, potentiellement, de « réduire » la souffrance d’autrui comme de soi-même, et donc d’être « bénéfique » pour le travail.

Le sujet de la compassion est multiple du côté de la gestion[2]. On sait que c’est un sujet largement et anciennement débattu dans les travaux sur le « care » et les métiers spécifiques du soin. C’est par ces activités du « care » et du soin que la notion de compassion a pu commencer à entrer dans les recherches en gestion, car l’univers du soin et le travail médico-hospitalier constituent des « activités » en soi qui posent des problèmes spécifiques de management et de liens interpersonnels au sens large (sans parler des problèmes de contrôle de gestion, de mesure de l’activité, etc.). Je ne parlerai pas ici de ces métiers spécifiques du care où la notion de compassion est plus ou moins vécue comme une des dimensions de l’activité. En revanche, j’évoquerai la question du « charity business » ou « social business », dont le discours compassionnel est de longue date inscrit dans les modes de communication, et qui correspond à des formes d’institutionnalisation de la compassion : les publicités des ONG qui luttent contre la faim dans le monde, ou les catastrophes naturelles, appellent les dons à travers un sentiment de compassion dont on attend des conséquences financières généreuses.

Ce qui m’intéresse ici, c’est la place de la compassion en gestion dans les activités « hors care », c’est-à-dire dans l’univers de la gestion et du management au sens large. On verra que la compassion occupe une place ambivalente en gestion, à la fois comme outil managérial, comme activité institutionnalisée et aussi comme « solution », parce qu’elle semble permettre, ou promettre, à travers l’attention et l’aide à l’autre, un remède aux problèmes qui surviennent. Derrière son invocation, elle témoigne, en creux, de certaines formes de déshumanisation dans le monde du travail et la modernité, induisant une critique indirecte du système économique capitaliste dans lequel évoluent les organisations.

La compassion, une notion aux frontières indécises

Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux. De cette sorte est la pitié ou la compassion, c’est-à-dire l’émotion que nous sentons pour la misère des autres, que nous la voyions ou que nous soyons amenés à la concevoir avec beaucoup de vivacité[3].

De quoi parle-t-on quand on parle de compassion ? La Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith s’ouvre sur un premier chapitre consacré à la sympathie, où dès les premières lignes, sympathie, pitié et compassion sont associées. De façon générale, les frontières du mot apparaissent assez floues et semblent désigner de multiples façons de faire attention à l’autre, par exemple dans les travaux en gestion autour de la sollicitude[4], de la bienveillance[5], du respect et de la reconnaissance, notamment à partir d’Axel Honneth[6], ou du côté des sciences cognitives et de la psychanalyse, où l’empathie[7] participe du dispositif clinique. Il n’y a pas en gestion de définition précise, communément admise par la discipline, de ces différentes notions : au contraire, comme on le verra plus loin, selon les références théoriques, philosophiques, religieuses ou anthropologiques des auteurs, selon les terrains, et selon les traductions, les usages imposent des pratiques sans toujours définir les frontières des termes employés.

Le dictionnaire francophone du TLF[8] nous indique que son origine latine (de compatior – compatir, littéralement souffrir avec) en fait en quelque sorte l’équivalent du sym-patheia grec, qui va donner notre sympathie. Il y a donc un lien entre sympathie et compassion : ils partagent une relation avec autrui, une « empathie », mais sur deux modes, un qui nous semble plus positif de nos jours (sympathie), et un qui est issu d’une réalité négative, la compassion. D’une langue à l’autre, les mots diffèrent, mais avec une origine latine souvent commune. On la retrouve dans la compasiòn espagnole, issue de compadecer (exacte traduction de notre compatir), mais l’espagnol utilise aussi làstima qui signifie aussi pitié, plainte, dommage. L’anglais utilise compassion mais aussi sympathy – et le mitgefuhl (littéralement « être touché avec ») ou le mitleid (« peine avec ») allemand traduit cette même idée du souffrir avec.

Désignée comme un « sentiment qui incline à partager les maux et les souffrances d’autrui », la compassion est donc quelque chose qui s’éprouve – plus que quelque chose qui se décide ou un « comportement » volontaire –, ce à quoi les sciences de gestion tendent à l’assimiler, comme on le verra plus loin. Comme synonyme, on nous propose « apitoiement, commisération, miséricorde, pitié » ; comme antonyme « dureté, indifférence, insensibilité ». La compassion suppose donc 1) la souffrance, 2) qu’elle touche autrui et 3) qu’on y soit sensible. Il n’y a pas de débat sur le point 1, dans la mesure où la nature même de la compassion suppose une souffrance. En revanche, le point 2 peut être nuancé : cet autrui est aussi source d’interrogation, car ce sentiment de compassion peut être tourné vers soi, par exemple dans certains textes de gestion, qui ont fait de « l’auto-compassion » la condition nécessaire pour dépasser un échec – formule qui semble décliner la référence à Ricoeur et à son Soi-même comme un autre. Le troisième point, la sensibilité à la souffrance de l’autre, est le plus partagé, car c’est lui qui installe la relation à autrui, qui met en lien la compassion avec les notions voisines de charité ou bienveillance, et permet de passer du constat et du partage à l’action éventuelle.

Dans les perspectives occidentales, la compassion suppose déjà de porter le regard sur la souffrance d’autrui, de ne pas être indifférent : on compatit avec ceux, ou pour ceux qui, d’une certaine façon, nous concernent et dont la douleur nous fait réagir. La compassion est ainsi reconnaissance et appel. C’est un sentiment qui se déploie en soi mais presque « malgré soi » : « c’est une douleur à voir la douleur de l’autre. Ce saisissement que je n’ai pas cherché et qui s’impose à moi malgré moi[9]. » Ricoeur considère que c’est d’ailleurs dans cet élan vers autrui que réside la différence entre pitié et compassion, car dans la pitié « le soi jouit secrètement de se savoir épargné[10] », alors que la compassion fait partie des « sentiments spontanément dirigés vers autrui[11] ». La distinction n’est en définitive pas si claire, et dans les traductions du chapitre VIII de la Rhétorique d’Aristote, on emploie le plus souvent le terme de « pitié » là où d’autres comme Audi lisent « compassion[12] ». Il y a au reste un vrai débat sur la nature réelle de la compassion – et de la pitié –, que l’on retrouve chez Lévinas et Audi. En effet, la compassion est-elle véritablement du côté d’un élan vers l’autre, de « l’amour » de l’autre, comme le pense Lévinas[13], ou au contraire faut-il considérer, avec Audi qui reprend l’expression de Kundera, qu’« aimer quelqu’un avec compassion, ce n’est pas l’aimer vraiment[14] » ? Car, en effet, la compassion ne crée-t-elle pas un sentiment de surplomb, de supériorité – qui en réalité entache cet élan vers l’autre d’une satisfaction personnelle qui entame son désintéressement ? De plus, elle penche aussi du côté des sentiments plus répréhensibles, comme l’apitoiement ou la commisération, et s’offre ainsi à la critique : l’apitoiement n’est guère positif, et la commisération peut confiner au mépris. D’ailleurs le dictionnaire indique aussi que « faire compassion » signifie « encourir le mépris »…

Il y a donc une véritable dualité axiologique de la compassion : le sentiment est plutôt positif, voisin de la bienveillance, mais il est sur une ligne de crête qui pourrait le faire tomber du côté dépréciatif du surplomb méprisant. La compassion n’est donc pas une figure d’évidence éthique, et ce, d’autant qu’elle peut aussi être affaire de situation et de perception, voire de manipulation : S. Paugam montre bien que, en France, la pauvreté a été source de compassion dans l’opinion publique dans les années 1980, avec la création du RMI, puis de culpabilisation[15], montrant ainsi que la même situation (pauvreté, précarité) peut susciter, ou non, de la compassion en fonction du contexte[16]. Plus récemment, pour S. Tisseron[17], la compassion suscitée par les malheurs des uns peut être exploitée pour le plus grand bonheur économique des autres – nous verrons au reste plus loin que c’est un des leviers du social business.

La compassion apparaît ainsi comme profondément ambiguë, à la fois par le flou de ses acceptions, parce que c’est un sentiment à la fois positif et négatif, fluctuant, et qui peut – comme tout sentiment au reste – être suscité et manipulé. Pourtant, elle semble a priori, dans la vie courante, avoir une certaine consistance morale, du fait notamment de son héritage religieux dans la perspective occidentale des religions du livre. On voit bien, du côté des synonymes, cette filiation religieuse, que l’on retrouve dans miséricorde, pitié… On ne s’étonne donc pas que la compassion nous renvoie à une revendication de bonne conscience : partager les souffrances d’autrui, c’est toujours plus défendable d’un point de vue religieux que l’inverse, et les antonymes de la compassion (la dureté, l’indifférence ou l’insensibilité) ne figurent pas comme des impératifs moraux, du moins dans les traditions monothéistes occidentales. Dans le bouddhisme en revanche, la centralité de la compassion est une attitude qui vise à apporter le bonheur et rend possible l’éveil, de soi comme des autres. D’une certaine façon, la compassion est à la racine de toute méditation[18], mais le sujet compatissant ou de celui auquel on compatit est presque secondaire, car la compassion est plutôt une mise à distance de la situation et du « moi » de l’individu souffrant, par sa réinscription dans le cours général des choses et de la vie, et le rappel de l’inéluctabilité de la mort, comme de la nécessité de se détacher des choses et des êtres. S’il y a des liens qui ont été évoqués entre Hegel et la pensée bouddhiste, dans le bouddhisme nous ne sommes pas dans « le sentiment douloureux de la conscience malheureuse[19] », mais bien dans le dépassement de cette sensation initiale négative face aux malheurs du monde – et assez loin de cet élan empressé vers autrui des traditions monothéistes occidentales.

La compassion au travail, du sentiment à l’action

Teneau et Dufour[20], dans la lignée de Clark[21], ont théorisé les trois étapes, et dimensions, de la compassion dans l’univers du travail : remarquer, éprouver et agir. En cela, ils ne s’éloignent guère de ce que disait déjà la tradition philosophique en soulignant que la compassion commence par une attention à l’autre, préalable au sentiment même de la compassion, et qu’elle débouche sur l’action. Ces étapes sont significatives en ce que chacune s’oppose à ce qui serait le contraire de la compassion, en l’occurrence ne pas faire attention à la souffrance d’autrui, ne pas la partager, ne pas chercher à essayer de trouver des solutions. Présentée comme une « compétence », elle est décrite comme gratifiante pour le manager, qui peut avoir le sentiment d’avoir « agi pour le bien-être des employés, combattant la douleur en vue de faciliter la coopération[22] ». Cela nous montre l’écheveau de sentiments et d’actions proches de la compassion, tels que l’on peut les retrouver dans les organisations : l’entraide, la bienveillance ou la solidarité supposent aussi de remarquer les difficultés d’autrui, de les éprouver et, ensuite, de passer éventuellement à l’action. On se souvient que chez Ricoeur, la compassion était, à l’inverse de la pitié, tendue vers l’autre, dans une relation plus active, plus « proactive » diraient les gestionnaires. Il ira plus loin dans un autre texte, car pour lui la compassion, « n’est pas un gémir avec, comme la pitié, la commisération, figures de la déploration, pourraient l’être ; c’est un lutter-avec, un accompagnement[23] ». Zielinski dira de façon voisine que « La compassion nous apparaît […] comme un affect qui fait agir[24] ». Les récits du travail[25] abondent de ces moments d’entraide où les individus essaient de compenser les malheurs de certains, quitte à prendre des libertés avec les règles de l’organisation. On voit ainsi que ce qui relève de la compassion dans le monde du travail n’a pas véritablement de frontières fixes, mais qu’il s’agit plutôt d’un continuum où l’on retrouve ces trois dimensions d’attention à l’autre, d’empathie et de passage à l’action.

Un point concerne l’acceptation ou non, du caractère juste ou injuste de la souffrance, et qui semble très pertinent pour le monde du travail. Aristote signale que le point de départ de la pitié (ou compassion) est la souffrance qui atteint quelqu’un qui ne mérite pas cette souffrance[26] et dont on est témoin. Ainsi la pitié serait liée à une injustice perçue – cela sous-entend que si la souffrance est juste, par exemple dans le cas d’un châtiment mérité, la pitié n’est pas convoquée. On pourrait dire que la compassion commence peut-être au-delà du sentiment d’injustice – elle serait juste et pleinement reconnaissante de la souffrance d’autrui, de ce qu’il/elle endure, quelle qu’en soit la justification de la souffrance : dans le care par exemple, le fait de savoir que c’est le comportement passé du malade qui a induit largement sa pathologie ne sera pas un obstacle à un sentiment de compassion. On a plutôt, et à l’inverse de la position d’Aristote, le sentiment que la compassion suppose une forme de suspension du jugement, de mise à distance de ce qui est antérieur à l’épisode de souffrance auquel on est confronté.

Le « tournant opérationnel » de la compassion comme valeur managériale : de l’émotion ressentie au rôle à jouer

Dans les récits qui concernent le travail (je parle toujours ici hors « care »), la compassion se présente soit comme un sentiment qui relèverait d’un « altruisme[27] », d’un don sans retour[28], soit d’un comportement, d’une manière d’être qui s’inscrit dans un cadre d’action managérial. La question de la réciprocité de la compassion est réelle : la compassion n’apparaît pas, en premier lieu, strictement dans la réciprocité[29], car elle suppose presque ab ovo un qui souffre et un qui ne souffre pas et compatit. Si on en reste à cette dichotomie entre « celui qui souffre » et « celui qui est sensible à cette souffrance, et cherche à y porter remède », alors la relation paraît largement dissymétrique. Ainsi l’échange maussien du don/contre-don serait impossible dans ce cas, créant un « don sans retour » qui fausserait pour certains l’échange social normal qui doit avoir cours dans les organisations – mais en même temps cela oublie la dimension temporelle de l’événement : ainsi celui qui compatit aujourd’hui au malheur survenu à un proche peut lui-même plus tard être confronté à des événements personnels qui susciteront la compassion. Dans le monde du travail, on trouve des formes de circulation de la compassion et de l’entraide, qui témoignent de la force du groupe de travail et de sa solidarité, du moins face à certaines situations, par exemple dans les récits de Georges Navel[30] ou Robert Linhart[31]. Ainsi, loin d’échapper à l’économie du don/contre-don, l’attention à l’autre que la compassion suppose crée une véritable mise en commun des souffrances vécues par chacun, et cette attention à l’autre participe de la dynamique même des groupes[32].

De plus, derrière ce sentiment qui semble sans contrepartie, ne se cache-t-il pas une récompense, même symbolique – voire d’autant plus active et prégnante que cachée ? Le plaisir qui en vient, la bonne conscience de soi, ne serait-il pas autant une satisfaction secondaire pour l’individu compatissant ? En effet, le constat du malheur d’autrui peut s’associer avec ce que Hegel appelait la conscience malheureuse, et Carreiteiro souligne bien que la compassion peut venir d’un sentiment de culpabilité, de solidarité et de responsabilité, voire d’une identification spécifique à l’autre[33].

Mais c’est en tant que principe d’action que la compassion est souvent présentée, comme une composante de la gestion et du « bon management[34] ». Pour la plupart des auteurs, les bénéfices sont évidents, à la fois pour le dirigeant qui se trouve aidé dans son leadership, comme pour ses équipes qui trouveraient un surcroît de satisfaction lié à une plus grande reconnaissance. Ainsi, faisant une synthèse des approches du coaching, Persson et Rappin évoquent les travaux de Boyatzis et le « coaching compatissant », présenté comme un « allié de la santé et du renouveau »[35] : « le coaching compatissant favorise un leadership durable, avec moins de stress, parce que le fait de prendre en compte leurs collaborateurs avec compassion permet aux leaders de bénéficier d’une croissance et d’une santé naturelles[36] ». On remarquera qu’ici la compassion est tout sauf un acte gratuit, mais bien un comportement intéressé en vue d’un bénéfice pour celui qui compatit.

Cette nouvelle compétence, caractéristiques d’un management performant, est souvent analysée comme un processus vertueux aux bénéfices considérables. Elle apparaît dès lors comme une sorte de panacée managériale, et Teneau et Dufour considèrent que :

le processus de compassion permet notamment : une meilleure croissance des revenus et un plus grand retour sur l’investissement, un taux plus élevé de satisfaction de la clientèle, un taux de roulement des employés moins élevé, une plus grande stabilité en vue de mieux relever les défis, un sentiment d’accomplissement, un moral des employés plus élevé, un nombre plus bas d’absences et de journées de travail perdues en raison d’accidents ou de maladies, une meilleure prévention des blessures sur le lieu de travail, des employés davantage concentrés sur la direction future et les stratégies de l’organisation […]. La compassion en entreprise est une ressource à déployer pour stimuler l’autonomie, la prise en charge, la responsabilisation individuelle et pour amener l’individu à piloter son devenir personnel et professionnel. Aborder la compassion en entreprise, c’est s’atteler au quotidien et à l’avenir de nos organisations. Elle constitue en effet un des leviers pour aider les individus à rebondir, à faciliter le changement organisationnel, à traverser les turbulences liées à une crise[37].

Il semble difficile de surenchérir sur ce tableau idyllique des bienfaits de cette compassion managériale mise en oeuvre. Ce n’est pas ici un sentiment qui sourdrait de l’intérieur de l’individu, indépendamment de sa volonté, mais bien un rôle que l’on endosse, un type de comportement que l’on revendique, une manière d’être dont la mobilisation est loisible à chacun. La capacité de compassion n’est plus une simple qualité personnelle mais un comportement qui doit être encouragé comme une compétence ou une capacité spécifique. Il y a là un véritable « tournant opérationnel » qui intrigue : cette compassion n’est plus un sentiment qui apparaît naturellement, une réaction émotive et non réfléchie du corps et de l’esprit, mais un rôle joué sciemment, presque un jeu. Dans ce contexte, la compassion n’est pas l’injonction morale d’une tradition chrétienne, mais la convergence entre cette injonction et un intérêt bien compris – cela nous rappelle la compassion manipulée des clients mécontents chez Pennac, mais à la différence qu’ici c’est celui qui compatit qui décide de sa compassion.

Le manager compassionnel devient alors une sorte de super-héros auquel tout réussit – on ne peut s’empêcher de trouver des élans bibliques sous-jacents dans cette hagiographie du manager compassionnel. Cette propension à « professionnaliser » la compassion comme comportement volontaire se développe au point que certains théorisent le rôle des toxic handler[38], « générateurs de bienveillance[39] » qui sont chargés de « catalyser les angoisses[40] » dans les organisations, et censés aider chacun à mieux s’épanouir dans son travail – autre forme d’instrumentalisation de la compassion, mais dans une perspective plus directe que dans le cas de Malaussène, car on ne cherche pas, par des stratagèmes, à susciter la compassion d’autrui ; en la prônant comme un mode de management, on cherche à réduire la souffrance vécue par autrui.

Une fonction de réparation et de résilience

Ce désir de réduire la souffrance liée au travail donne une dimension quasiment thérapeutique, de réparation et de résilience, à la compassion. La reconnaissance préalable d’une souffrance, sur laquelle repose le principe de la compassion, permet un partage de la parole et une communication, qui peut être non verbale, et qui va permettre à la souffrance de ne pas se murer dans le silence, d’être reconnue comme telle – et au sujet souffrant de se constituer ou se réaffirmer comme sujet dans un échange avec autrui : « pour pouvoir se reconnaître soi-même comme sujet, il faut être confirmé en ce sens par la relation intersubjective[41] ». La compassion se présente donc comme échange sur ce qui est vécu, partage de la souffrance. Mais que partage-t-on réellement ? Partage-t-on vraiment la souffrance d’autrui ? La souffrance de l’autre, nous rappelle Zielinski, est « inatteignable[42] ». N’est-ce pas un partage imaginaire, qui induirait des sentiments (tristesse, souffrance) en miroir de celui ou celle qui souffre « vraiment », voire un partage simulé, tel que pourrait la devenir une compassion présentée comme une vertu managériale ? Même s’il est sincère, ce partage peut demeurer symbolique car je ne suis jamais réellement à la place de l’autre : mes capacités de reviviscence de son vécu sont limitées à ce que j’aurais pu vivre de similaire de mon côté dans le passé.

En cela, la compassion peut « faire réparation », mais jusqu’à un certain point, comme le procès en justice peut faire en quelque sorte réparation par la narration qu’il installe et qui reconnaît officiellement un préjudice subi. Mais cette réparation n’est jamais complète, car elle n’annule pas le préjudice : elle est plutôt du côté d’un support, d’une aide à traverser un moment difficile, qui peut même se retrouver dans un dimension corporelle et « s’incarner »[43]. C’est un « souffrir avec », mais de façon symbolique et imaginaire, en se mettant « à la place » de l’autre, dans les implications corporelles ou psychiques, et on sent bien dans certains cas que l’on est aux marges d’un souffrir à la place, d’un souffrir pour ou au nom de… Dans cet écheveau de sens, la compassion est du côté de la tendresse, et s’oppose ainsi à l’indifférence ou à l’insensibilité – autant de sentiments qui soulignent la proximité du rapport au corps.

Cette tendresse peut être adressée à soi-même, et on voit apparaître en gestion la notion « d’auto-compassion », qui se présente comme une « bienveillance à l’égard de soi ». C’est dans l’univers des entrepreneurs que cette notion est principalement évoquée, et Shepherd et Cardon[44] la voient comme une technique de résilience pour le dirigeant face à l’échec, et l’auto-compassion est pour eux

synonyme de bienveillance envers soi-même, de pleine conscience et d’une appartenance commune à l’humanité. C’est une méthode pour se libérer des pensées et des émotions négatives consécutives à une erreur ou un échec. Faire preuve d’auto-compassion, c’est se manifester de l’indulgence et de la compréhension lorsqu’on analyse les raisons d’un échec. En se considérant avec bienveillance et en s’offrant un réconfort inconditionnel, on évite de tomber dans les schémas destructeurs de l’auto-flagellation et de l’autocritique[45].

On pourrait retrouver des accents bouddhistes dans cette perspective managériale qui vise à une acceptation de ce qui est. Cette auto-compassion, et l’empathie, sont ainsi vues comme des comportements de nature à éviter le burn-out et l’épuisement au travail[46], en installant une bienveillance à soi et aux autres susceptible de désamorcer l’exigence quotidienne d’excellence. Au-delà de cette « méthode » entrepreneuriale, on voit plus largement dans l’univers du travail des évocations d’une situation vécue comme difficile ou lamentable (au sens premier – « qui suscite des lamentations ») par les individus, et qui peuvent apparaître comme autant de figures de l’auto-compassion. Ainsi chez Georges Navel, quand il relate ses multiples expériences ouvrières dans la France des années 1930 : « L’immense banlieue parisienne, dans des quartiers où on met le pied pour la première fois, est déprimant. On sort un plan pour s’y diriger, les rives de la Seine bordées d’usine crachent du cirage. L’air sent mauvais, empuanti par les hautes cheminées. On se sent le coeur misérable dans la laideur industrielle[47]. » C’est la reconnaissance par soi de ce moi affligé par ce « coeur misérable » qui nous met dans la compassion : effectivement, il n’y a pas indifférence, ni soumission à un environnement inacceptable, mais reconnaissance de cette souffrance qui nous submerge.

La compassion, une critique indirecte du monde de l’entreprise

Cette capacité à l’action porte en elle-même une dimension critique par rapport à la situation initiale : puisqu’il y a de la souffrance et qu’il faut y porter remède, toute compassion contient nécessairement une dimension critique, par exemple face aux conditions de travail, à l’injustice faite à certains, aux rythmes de travail exigés ou plus globalement face à la modernité et à la globalisation[48]. Ainsi l’exhortation à la compassion suppose une critique indirecte, que l’enthousiasme managérial de nombreux auteurs ne suffit pas à masquer. Le fait même que l’attention à autrui soit un effort, une discipline que doit s’imposer le manager ou le dirigeant, établit une critique implicite des formes de management usuelles des organisations. En effet, si on y réfléchit bien, il s’agit in fine d’une simple humanité qui est demandée au manager : cela suppose donc en retour qu’a priori il en est dépourvu, ou immergé dans une sorte d’indifférence individualiste à la souffrance au travail qui a probablement partie liée avec le système de compétition et d’évaluation permanente dans lequel il évolue. C’est en cela que l’injonction à la compassion peut être vue comme une critique indirecte du management ou du capitalisme, par l’humanité qu’elle requiert et dont elle déplore l’absence a priori.

Mais il y a un autre problème, qui provient de la situation quasi paradoxale de cette injonction à la compassion en gestion. Certes, elle peut être présentée comme une panacée à tous les problèmes de l’organisation, mais en réalité il n’y a pas d’incitation véritable à la compassion ni même à la simple bienveillance dans les modes d’évaluation des individus dans la plupart des entreprises, malgré les tentatives de certaines d’entre elles de prôner des valeurs comme la « bienveillance ». L’impact des modes d’évaluation sur l’organisation du travail, et la course au résultat qui en découle, ont été démontrés depuis longtemps[49]. Dans ce contexte, il n’y a guère de place a priori pour la compassion, et très souvent les individus sont pris par cette pression au résultat et ce « management par objectifs », qui réduisent la possibilité d’une attention à l’autre, condition première de la compassion. Certes, il y a aussi la possibilité du « beau geste », de passer outre la pression existante pour porter attention, et peut-être aide, à autrui. Comme dans les autres cas de « beaux gestes » que nous avions étudiés[50], il y a dans ces actes hors norme une volonté de transgression, un recours à un registre esthétique ou moral qui, à un moment donné, va se porter comme critique par rapport à la rationalité économique dominante du système dans lequel les porteurs de « beaux gestes » évoluent. Mais, comme le soulignait Simone Weil[51] dès les années 1930, ces actes de bienveillance ne sont pas courants dans le monde du travail, car ils supposent de pouvoir s’affranchir du cadre dans lequel on se situe.

Tous victimes ? L’institutionnalisation de la compassion

De la bienveillance vis-à-vis de soi à la complaisance, voire à la revendication égoïste, il y a des graduations dont la modernité n’est pas sans exemples. « Un égoïste est quelqu’un qui ne pense pas à moi », disait-on finement au XIXe siècle[52]. On est en droit de se demander, dans ces périodes de revendications élargies, où nous sommes peu ou prou « tous victimes[53] » de quelque chose (de la pollution, des entreprises, du travail, des partis politiques, etc.), si les différentes formes de l’injonction à la compassion ne se répandent pas dans nos sociétés occidentales contemporaines du fait même que le statut de victime devient central. La « société du risque[54] » dans laquelle nous serions sous-entendrait alors que nous sommes tous des victimes potentielles ou en sursis… Dans L’homme compassionnel, M. Revault d’Allonnes[55] constate le formidable développement de la compassion et du discours de la souffrance au sein de l’espace politique et social, au détriment des thématiques plus traditionnelles du conflit ou de la lutte des classes, débouchant sur un « zèle compatissant » des politiques et des formes de surenchères dans la compassion. Mais cela touche tout autant les sciences sociales que le politique ou l’économique : certains comme R. Boudon parlent même « d’intellectuels compassionnels[56] » comme d’un phénomène nouveau, et il est vrai que la défense et justification de l’esclavage dans la Politique d’Aristote ne nous semblera pas très compassionnelle, alors que chez beaucoup de penseurs issus du Siècle des Lumières, de Voltaire à Marx, Engels, et leurs successeurs, se dessine clairement un ensemble de préoccupations où la compassion semble effectivement centrale. La « question sociale » telle qu’elle se développe au XIXe siècle, par exemple dans le Capital de Marx ou dans les projets utopistes des saint-simoniens, se fonde toujours sur un désir d’améliorer le sort de la classe ouvrière et de réduire la pauvreté – rappelons à ce sujet que le programme-manifeste publié en 1844 par le candidat aux élections Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, s’intitulait L’extinction du paupérisme. En littérature, cette préoccupation compassionnelle des problèmes sociaux, qui devient un sujet politique, va irriguer une bonne partie des productions littéraires du XIXe siècle, et on la retrouve chez Dickens (Oliver Twist), Hugo (Les Misérables, Les Travailleurs de la Mer), Zola (Les Rougon-Macquart), Beecher-Stowe (La case de l’oncle Tom), etc.

On peut faire l’hypothèse que la conséquence de ce mouvement de fond d’une prise de conscience compassionnelle se retrouve dans le formidable développement du charity business, que l’on traduit souvent en organisations de charité ou organisations caritatives[57], et qui s’apparente au développement plus global du social business dans notre monde occidental moderne. Toutes ces activités sont « issues de la compassion » pourrait-on dire, parce qu’elles en ont suivi les étapes, mais à un niveau institutionnel et non plus individuel, et en essayant de trouver des solutions. De ce fait, elles entrent aujourd’hui de plein droit dans les modes de gestion des organisations, et certains y voient même les sources d’un renouvellement de la pensée managériale[58], car n’étant pas mues par le seul intérêt financier, elles cherchent à faire coexister préoccupations éthiques, contraintes extérieures et nécessités économiques, créant de nouveaux modes d’organisation et de développement stratégiques, qui en retour intéressent les organisations plus classiques. Ainsi les ONG spécialisées dans les situations de crises (Médecins du Monde, etc..) ont développé des capacités de mobilisation rapide d’effectifs importants, comme des techniques marketing pour l’appel aux dons, qui ont contribué à la réflexion managériale pour des entreprises dans d’autres secteurs[59].

La compassion ici devient un marché, que les différentes formes d’aide (ONG, fondations, etc.) structurent, en se faisant les intermédiaires entre donateurs, privés ou publics, et bénéficiaires. Ces activités, qui collectent le plus souvent des dons privés, relèvent de ce que l’on pourrait appeler d’une forme de compassion institutionnelle, qui crée une sorte d’instance intermédiaire entre un « moi-donateur » et « ceux qui souffrent ». On peut imaginer que cette médiation, officialisant une prise de conscience du donateur, permet éventuellement l’accès à une bonne conscience, ou une « meilleure conscience ». Si la logique de l’aide nécessaire, voire indispensable dans les cas de catastrophe naturelle, est centrale dans ces approches, l’efficacité réelle et le bien-fondé de certaines politiques d’aides sont régulièrement questionnés. Les activités « charité, solidarité, mutualité et assistance » ont donné lieu à de nombreux débats sur la finalité des entreprises, leurs responsabilités sociétales, et la sincérité de leurs engagements[60], que l’on retrouve dans les travaux en gestion de la RSE (Responsabilité Sociale de l’Entreprise) et du développement durable. Ainsi, de nombreuses études, plus ou moins controversées, ont fait état ces dernières années des effets économiques pervers issus quelquefois de ces politiques : l’aide déployée peut devenir un facteur paradoxal de pauvreté, dans la mesure où elle fait disparaître de petites activités locales peu concurrentielles qui se trouvent submergées par des produits équivalents donnés par les généreuses institutions internationales et les ONG ; de même le micro-crédit peut s’avérer contre-productif pour diminuer la pauvreté ou les inégalités de genre[61], etc. De plus, les belles intentions peuvent paver le chemin de l’enfer : la mafia dominant certains trafics de migrants et les réseaux de prostitution en Europe[62], les associations d’aide aux migrants deviennent les alliés objectifs d’activités souterraines illégales, immorales et fort rémunératrices… Et ce, sans parler évidemment des scandales récurrents de la mauvaise gestion ou des détournements de fonds – qui relèvent ici de la simple délinquance en col blanc de ceux qui les dirigent –, comme dans le cas de l’ARC (Association pour la Recherche contre le Cancer), en France[63].

Conclusion : La compassion entre impératif moral et activité prospère – et surtout le signe même d’une souffrance au travail

On peut voir dans le développement de la compassion, à la fois comme valeur managériale et comme activité économique, la conséquence du développement du « compassionnel » dans le monde moderne qui est constaté[64]. La compassion est « là », et elle nous encombre à plus d’un titre. Au-delà de sa proximité avec la pitié ou la charité, tout d’abord, elle pâtit, si on ose écrire, de son origine religieuse. La mainmise du discours religieux a obéré le rapport à l’autre qui pourrait se construire en dehors d’un rapport à la transcendance – il n’est pas neutre au reste, que ce soient des philosophes ancrés dans les monothéismes, comme Levinas, Ricoeur ou Audi, qui s’y sont intéressés. Elle nous encombre aussi par son ambivalence : elle est certes positive par l’attention à l’autre qu’elle suppose, par le « souffrir ensemble » et l’action qu’elle engage, mais elle demeure suspecte par le parfum de supériorité qui se dégage de celui qui compatit : supériorité de celui qui se sent bonne conscience de compatir, et capable d’agir. Il peut y avoir aussi le soulagement de ne pas être dans la même difficulté : on pense au début du Livre II du De Natura Rerum de Lucrèce : « Il est doux, quand il y a une tempête en mer, de regarder du rivage les effort des marins ; non pas que la souffrance des autres nous plaise mais parce qu’il est agréable de voir ce à quoi on échappe[65]. » Oui, il est doux d’être compatissant, dans la tradition occidentale, de se sentir à la fois bienveillant, « capable » et protégé. Le fourmillement des ONG et autres associations de lutte contre les inégalités nous montre à quel point les gratifications secondaires sont probablement présentes, et permettent d’échapper à la conscience malheureuse qui nous guette. Celui qui compatit s’estime déjà de compatir, pourrait-on dire en paraphrasant Nietzsche. Suffira-t-elle à nous donner bonne conscience – si c’est cela que l’on vient y chercher ?

Encombrante enfin par son périmètre, son élargissement potentiel sans fin. En définitive, en tant qu’« êtres vers la mort » (Heidegger), ne sommes-nous pas tous éligibles à la compassion, qui devient notre revendication première ? Comme le dit Paul Audi : « qui ne voit que c’est à tout le genre humain qu’il incombe de se montrer compatissant, puisque c’est l’humanité tout entière, sans faire acception de personne, qui se montre, en tout dernier ressort, pitoyable – du moins potentiellement[66] ? » Alors, tous compatissants, de tous ? Mais dans cette généralisation, la notion ne perd-elle pas ce qui faisait non pas sa force, mais sa caractéristique – i.e. la frontière entre celui qui compatit et celui qui en est l’objet ? Le chemin est étroit entre la difficulté à en « faire quelque chose » qui échappe à l’inéluctabilité du voeu pieux, et les chausse-trapes des effets pervers de l’aide ou des facilités de « l’idéologie de la compassion[67] ». On ne peut certes décemment pas ne pas être compatissant, mais la compassion ne pourvoit-elle pas, quelquefois, une bonne conscience à peu de frais ? Comment s’extraire de ce « zèle compatissant[68] » qui nous envahit, comment repenser la compassion, la dépasser, et pour quoi ? Peut-on considérer avec C. Lasch que « la compassion est devenue le visage humain du mépris[69] », dans la mesure où elle dégrade les objets même de son attention, et qu’il faut définitivement lui préférer la notion de respect ? Peut-on imaginer une « compassion vivifiante » qu’E. Enriquez appelle de ses voeux à la suite de Steiner[70] ? Faut-il essayer inlassablement de faire le tri entre les bons et les mauvais usages de la compassion[71] ?

Ne nous trompons pas : si la compassion est encombrante, elle vaut toujours mieux que l’indifférence, le cynisme ou la simple domination de l’intérêt. La généralisation de la souffrance au travail dans ces trente dernières années, et son corollaire le développement de dépressions et de burn-out, nous montre bien qu’il y a un réel besoin d’empathie, de bienveillance et de compassion dans l’univers du travail, et que les institutions étatiques sont inopérantes, ou le sont avec beaucoup de retard : rappelons que les dirigeants de France Télécom viennent d’être condamnés à de légères peines de prison, 10 ans après une vague de 35 suicides qui sont directement imputés à leur management[72]… Certes, il y a un progrès dans la reconnaissance juridique du « harcèlement moral institutionnel », mais cela vient plus de 40 ans après les premiers travaux sur le sujet, et des années de drames liés à cette souffrance au travail.

Une tragédie de la modernité serait que la compassion soit devenue uniquement un « business » ou une règle managériale, et ne soit plus un « beau geste », un acte volontaire et critique de l’individu. Car tout beau geste est aussi résistance, critique de ce qui est, espoir vers un mieux, et c’est ce qui lui donne sa saveur. Face à la désertion politique sur le sujet, à la lenteur judiciaire et législative, l’individu surgit alors, actif et engagé dans le monde. Ici la compassion est possibilité de quelque chose d’autre, d’un rééquilibrage du monde. Kant disait dans une phrase marquante que « dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité[73] ». Il serait bon que la compassion soit toujours du côté de la dignité.