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« Nul homme n’est une île complète en elle-même chaque homme est un morceau du continent, une part de l’océan […] La mort de chaque homme me diminue car je suis impliqué dans l’humanité. »

John Donne

Par ces quelques vers de John Donne, poète anglais du XVIIe siècle, se donne à lire sans doute l’une des expressions les plus fortes de l’humanité. Une expression que reprendra Victor Schoelcher dans sa lutte contre l’esclavage ou encore Karl Jaspers après les horreurs du nazisme, avec une antienne : nous ne sommes des êtres humains que parce que nous vivons en interaction avec d’autres êtres humains, que parce que nous communiquons, nous partageons, nous collaborons… avec d’autres êtres humains, que parce que nous sommes solidaires et responsables des autres êtres humains. Seul sur son île déserte, Robinson se meurt. Et cette co-appartenance nous oblige. Elle nous oblige au souci-pour-l’autre. Si « la mort de chaque homme me diminue », la blessure de chaque homme me diminue aussi. La misère, la pauvreté, l’injustice sociale me diminuent. Elles me diminuent d’autant plus que Je me revendique homme, femme, enfant des Droits de l’Homme, des Droits de l’homme qui nous obligent, comme l’écrivait fort pertinemment Emmanuel Lévinas. Ils nous obligent à éviter à tout prix à la veuve, l’enfant et l’orphelin, mais en fait à tout homme, femme et enfant, l’errance, la misère, la souffrance, la torture, la dégradation, le mépris, l’invisibilité ou encore l’inexistence sociale. Toutefois, à l’heure d’une remise en cause, assez radicale, des Droits de l’homme et des Lumières, la question de la disparition de cette exigence humaine se pose.

Autrement dit, l’exigence de la reconnaissance de l’humanité de l’Autre homme est-elle vouée à disparaître ? Probablement pas, « l’homme compassionnel » apparaissant comme la grande figure obligée du monde contemporain ! Les événements tragiques qui scandent notre quotidien permettent sans complexe et sans retenue d’afficher notre compassion face aux malheurs d’Autrui. Les victimes sont désormais partout, proches ou lointaines, comme si l’être humain se délectait en quelque sorte de l’événement tragique. Les hommes et femmes politiques l’ont bien compris, se concurrençant pour le plus bel élan compassionnel, à chaque nouveau malheur, qu’il soit national ou international. De même, la télévision qui fait également de l’exploitation de la misère ou de l’émotion, un spectacle qui se joue aux frontières de l’indécence[1]. Relayée et démultipliée aujourd’hui par les réseaux sociaux, elle sacralise le registre compassionnel, sans pour autant conduire à une quelconque prise de distance critique, et prenant le risque de transmettre une vision anecdotique, bien que cruelle, de la vie humaine.

Comme l’écrit Pierre Zaoui, « nul ne peut aujourd’hui se dire humain s’il ne ressent rien devant le spectacle de la souffrance d’autrui[2] ». Or, cette souffrance est désormais omniprésente : sur les affiches ou les campagnes des organisations d’aide, à la télévision, sur les réseaux sociaux… créant en quelque sorte une obligation à répondre. Mais de quelle obligation à répondre s’agit-il ? Sommes-nous au-delà ou en-deçà d’une simple logique de partage de mêmes sentiments ?

L’étalage trop grand, trop fort, trop bouleversant, avec une logique addictive incitant à aller toujours plus loin dans la dramaturgie ou dans la séduction par l’horreur, n’a-t-il pas eu pour effet justement d’inscrire en faux la compassion ou le sentiment de compassion, réactivant de fait ce qu’écrivait Stefan Zweig dans La pitié dangereuse :

Il y a deux sortes de pitié. L’une, molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du coeur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, cette pitié qui n’est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère. Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu’à l’extrême limite de ses forces, et même au-delà[3].

La compassion mérite, en effet, quelque précaution d’usage pour ne pas devenir émotion gratuite et sans lendemain, à tout le moins mérite-t-elle d’être re-conceptualisée à l’aune d’un monde hyperconnecté qui rend visible dans l’immédiateté tout un ensemble d’événements dramatiques, où qu’ils se passent sur la planète, et qui démultiplie, de ce fait, les occasions d’être, ou de paraître, compassionnel, sans qu’il y ait pour autant de changements majeurs dans le quotidien de chacun. Comment, en quelque sorte, échapper à une sorte d’exhibitionnisme émotionnel ?

Dans cette interpellation de la compassion, je voudrais, dans un premier temps, réfléchir à la question de l’impossibilité d’une compassion « universelle », c’est-à-dire d’une compassion qui s’adresserait à toutes les victimes souffrantes sur la planète, posant de ce fait la question des enjeux de la sélectivité des victimes acceptables, pour, dans un deuxième temps, m’arrêter sur la question de la définition limitante de la compassion et terminer, dans un troisième moment, sur la question du mal, comme possible source de ré-interrogation de l’engagement de chacun dans la société.

Un pâtir-avec sélectif

Pâtir-avec ou rester étranger à l’épreuve vécue ? Peut-être que, dans une actualité déjà passée, la critique la plus tonifiante du concept de compassion se situait-elle dans cet article d’un journaliste israélien, Akiva Eldar, publié dans Haaretz et intitulé « La compassion d’Israël à Haïti ne peut cacher notre laideur à Gaza[4] ». Dans cet article, l’auteur évoque la contradiction entre le souci-pour-autrui manifesté pour les victimes du séisme en Haïti, catastrophe naturelle du 12 janvier 2010, et l’indifférence pour les souffrances palestiniennes, catastrophe proprement humaine, puisque infligée par la main de l’homme, qui plus est israélien, donc par un homme marqué par l’une des plus extrêmes violences de l’histoire humaine.

Akiva Eldar souligne l’ambiguïté profonde du terme de « compassion ». Si la compassion dans son sens strict évoque un pâtir en commun, dans lequel Je éprouve dans son corps la souffrance qu’un Autre vit et cherche à agir pour soulager cette souffrance, la compassion se révèle particulièrement sélective. Une sélectivité qui constitue une sérieuse énigme, à l’heure justement où l’injonction de compassion se révèle particulièrement forte, à l’heure où il est de bon ton de se revendiquer compassionnel.

L’exemple le plus évident, bien que cruel, souvent rapporté concerne la différence de dons faits pour les victimes du tsunami, en Indonésie en décembre 2004, et les dons faits pour les victimes du séisme au Cachemire pakistanais quelque dix mois plus tard. Ainsi la Croix-Rouge française, pour ne prendre que cet exemple, aurait reçu 110 millions d’euros pour les premières et 1,8 million pour les secondes victimes. Un questionnement s’est fait jour dans l’année ayant suivi le tsunami de l’usage des fonds normalement seulement assignés aux victimes correspondant à l’appel aux dons, sauf accord des donateurs, certaines organisations (comme Handicap international, Médecins sans frontières…) ayant demandé la réaffectation d’une partie des fonds à d’autres victimes que les seules victimes du tsunami. Un trop-plein de compassion ici, une indifférence là ! Et surtout une sorte d’abîme, parfaitement décrit par Emmanuel Carrère, dans D’autres vies que la mienne, qui nous livre certes une très belle méditation sur l’ouverture aux autres, mais aussi une très belle leçon sur l’indicible de la perte[5].

Il y aurait donc des victimes dignes de notre attention et il y aurait des victimes indignes de notre attention. Il y aurait des victimes auxquelles il serait facile de s’identifier et des victimes trop étrangères à notre mode de vie[6]. Il y aurait des souffrances justes et il y aurait des souffrances injustes. Il y aurait des maux contre lesquels nous pouvons, nous devons, nous pourrions, nous devrions lutter. Et il y aurait des maux contre lesquels nous ne pouvons pas agir ou contre lesquels il n’est pas nécessaire, pertinent, possible d’agir[7].

Qui plus est, à l’homme souffrant, victime, qui envahit notre quotidien, que ce soit par les fils d’actualité, par les émissions de télévision ou par les réseaux sociaux, s’ajoutent désormais le monde animal et, dans une moindre mesure, le monde végétal et le monde minéral, victimes des actions de l’homme. En ce qui concerne le premier, question abondamment traitée par le courant éthique de Peter Singer, notre attention compassionnelle à la vie animale, que ce soit pour combattre les conditions d’élevage et d’abattage des animaux, ou pour combattre la réduction dramatique des espaces de vie de la faune sauvage, nécessaire à la biodiversité, donc à la vie humaine, paraît « presque » acquise, bien qu’insuffisamment. Il en va autrement de notre compassion avec le règne végétal et minéral, perçu comme non vivant, donc non susceptible de souffrir. Et pourtant, pouvons-nous complètement les ignorer de notre préoccupation, dans la mesure où, comme le disent les spécialistes de l’environnement, la vie humaine sur terre est totalement interreliée à la vie minérale, végétale et animale. L’homme, « nanoscule » sur l’échelle de l’univers, n’est qu’un maillon dans le réseau d’interdépendances qu’est Dame Nature. L’oublier constitue sans nul doute l’un des plus grands dangers pour l’espèce humaine, comme le montre chaque jour ou presque le lot d’informations relatives aux effets du changement climatique. Dans une chronique publiée entre 1989 et 1992, Eduardo Galeano pointait, à ce sujet, l’avance des cultures indiennes par rapport à la Terre, « ces cultures, que la culture dominante considère inculture, se refusent à violer la terre, elles ne la réduisent pas en marchandise, elles ne la convertissent pas en objet d’usage et d’abus ; la terre, sacrée, n’est pas une chose[8] ». Aujourd’hui, dès la moitié de l’année (en 2018, ce fut le 1er août), l’humanité a déjà dépensé les ressources de la planète pour l’année, apportant là encore son lot de souffrances, ne serait-ce que par les déplacements forcés pour raisons climatiques (17 188 000 personnes déplacées en 2018, selon les chiffres de The Internal Displacement Monitoring Center)[9].

Mais voilà, il y a tant et tant de souffrances qui semblent envahir chaque seconde de notre vie (ici une personne sans abri, là un enfant affamé, là-bas une famille détruite par un bombardement, plus loin des corps flottants…), que nous ne pouvons répondre à toutes, nous incitant ( ?) à les hiérarchiser. Ou plus prosaïquement, l’excès de souffrances médiatisées nous permet, certes plus ou moins innocemment, de nous cacher derrière l’impossibilité de répondre à toutes et ainsi de devoir les trier ou de les ignorer en toute impunité, puisqu’il est malheureusement impossible de répondre à toutes ces souffrances.

La question de la compassion étant intimement liée à la question de la souffrance, ne serait-ce que par l’étymologie, vient ajouter encore à la confusion, le champ des souffrances (dites, pensées, vues comme) inutiles, ces souffrances qui ont conduit (conduisent encore) au tourisme de la mort. Des formidables progrès de la médecine au rêve d’immortalité, nous en oublions que le pâtir appartient aussi au vivre.

Les injonctions contemporaines à la beauté, à la jeunesse, à la santé, au bonheur inscrivent toute irruption de la souffrance physique (liée à la maladie, à la vieillesse) dans le registre de la culpabilité. Coupables d’être courbaturés, vieux, moches. Coupables d’être souffrants. Coupables pour les plus âgés de coûter cher. Coupables d’être seuls. Et les propos sur la « bonne mort », forme euphémisée de l’euthanasie, s’inscrivent dans ce schéma. C’est ainsi qu’une dame flamande de 93 ans, en 2009, bien que ne correspondant pas au cas-type de la loi belge sur l’euthanasie, a obtenu, après une grève de la faim d’une dizaine de jours, le droit de mourir dans la dignité afin de ne pas risquer la décrépitude de la vie, c’est-à-dire la déchéance physique et mentale[10].

Affronter la mort constitue une expérience douloureuse, aussi souhaitée soit-elle. Et le comité consultatif national d’éthique en France a bien montré les exigences légitimes mais contradictoires posées par la demande de suicide assisté :

D’un côté,

entendre la volonté de chaque personne, ses choix concernant sa liberté, son indépendance et son autonomie, [et de l’autre] assumer et assurer pour le corps social, dont la médecine est, à sa manière, le représentant auprès de tout malade, la défense et la promotion de valeurs, en dehors desquelles il n’y aurait ni groupe, ni société[11],

incluant donc les valeurs du monde médical, marqué par le serment d’Hippocrate et les différents codes éthiques, comme l’engagement à soigner, à protéger la vie, à être dans la non-malveillance, mais aussi celles portées par le corps social, et notamment des valeurs et normes socialement construites et culturellement ancrées, qui aujourd’hui inscrivent la souffrance dans le non-acceptable, le non-vivable, le non-tenable.

D’un côté, le respect de toute vie humaine et la crainte, légitime au regard de l’histoire, de dérives que pourrait engendrer un droit à l’euthanasie, tel le désir de mort par l’entourage et non par la personne elle-même, ou encore telle l’expression d’une rationalité gestionnaire. De l’autre, les tenants d’une vision, souvent lue comme égoïste de la mort selon lesquels

mourir dans la dignité implique un droit qui doit être reconnu à qui en fait la demande. [Dans cette vision], l’individu est seul juge de la qualité de sa vie et de sa dignité. Personne ne peut juger à sa place. C’est le regard qu’il porte sur lui-même qui compte et non celui que pourraient porter les autres. La dignité est une convenance envers soi que nul ne peut interpréter. Elle relève de la liberté de chacun[12].

Mais là encore une liberté souvent soumise à des conditions d’exercice qui peuvent s’avérer précaires.

Confronté à ces positions irrémédiablement opposées, le Comité d’éthique parle d’engagement solidaire, face à des détresses qui en appellent, je cite, à la compassion et à la sollicitude, à ne pas entendre comme demande de pitié, ou de commisération, mais au contraire comme source d’humanité, de sensibilité et de solidarité. Notons, cependant, que cet engagement solidaire s’inscrit dans des situations extrêmes et traduit la décision de « prendre le risque d’agir au moins mal »[13], notamment pour préserver le vivre-ensemble qui exige fraternité et solidarité et non pas égoïsme ou intérêt privé[14].

Regardons encore, par le prisme de la compassion, toutes ces souffrances inutiles abondamment commentées et montrées dans les médias, comme la mort violente d’un enfant ou la mort issue d’un acte terroriste ou de guerre.

Qui ne se souvient de la photographie, à la une des journaux occidentaux en septembre 2015, de ce petit Aylan, gisant un matin sur une plage de Turquie après avoir fui avec sa famille la guerre en Syrie. La compassion fut internationale. Et pourtant, cette mort ne faisait que s’ajouter aux milliers de morts sans sépulture[15], régulièrement annoncés et dénoncés depuis des années par les associations d’aide. Mais cette photographie, crue, sauvage, qui plus est d’un enfant, a donné à l’épreuve vécue et à l’émotion ressentie une autre dimension, une dimension d’appropriation – de type, « et si c’était mon enfant ! » – que nous aurions pu croire agissante, mais qui s’avérerait particulièrement éphémère. Elle n’a pas vraiment changé l’attitude face aux milliers de femmes, d’hommes et d’enfants fuyant leurs terres devenues inhospitalières. Et la polémique, violente, suscitée par les caricatures de Charlie Hebdo à la suite de cette photographie, n’a même pas permis une réelle prise de conscience de l’inertie européenne face aux drames méditerranéens, qui se sont renouvelés des milliers de fois depuis cette image, et dont l’« apothéose » put s’observer dans les errances du bateau Aquarius de l’association SOS Méditerranée cherchant une terre d’accueil pour 629 migrants rescapés en juin 2018, faisant écho à l’errance du bateau Saint-Louis avec ces centaines de personnes juives fuyant, en mai 1939, le régime nazi et que personne ne voulait accueillir, jusqu’au renoncement forcé du bateau Aquarius, à porter assistance aux personnes en détresse en Méditerranée, début décembre 2018[16].

Une photographie qui a rejoint cette madone algérienne, pleurant la mort de ses proches dans un attentat en Algérie à Bentalha en septembre 1997, une piéta… qui représente la souffrance de tous les peuples soumis à l’irruption, dans leur quotidien, de la violence, de la guerre. Une photographie qui a rejoint celle de la petite fille victime des bombardements au napalm pendant la guerre au Viêt-nam au panthéon des souffrances inutiles infligées à l’homme par l’homme. Une photographie qui a rejoint tant d’autres images ou dessins de l’horreur, dont ceux du peintre Zoran Mŭsič, relatant l’expérience traumatisante des camps (Zoran Mŭsič a été déporté à Dachau)[17].

Ici une souffrance esthétisée qui en appelle par-delà le jugement moral au directement émotionnel. La photo est là pour nous faire « vivre » la souffrance, pour nous la faire ressentir au plus profond de notre être et de notre âme. Une souffrance esthétisée qui rejoint celle du poème Melancholia de Victor Hugo dont je n’écris ici que les premiers vers :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?

Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?

Une souffrance esthétisée qui fait écho ici ou là à une souffrance primitive, brutale, impitoyable. Qui se souvient de ce direct télévisé entre un journaliste israélien et un médecin palestinien professionnellement très reconnu en Israël, au moment du bombardement de Gaza par l’aviation israélienne en 2009 ? Un direct qui se termine par la mort des trois filles du médecin dans le bombardement de sa maison et des larmes du journaliste qui quitte le studio[18].

Des milliers de photographies, de vidéos parcourant le monde et représentant la souffrance de la guerre, de la famine, de l’extrême pauvreté, du terrorisme… Que ce soit par l’intercession de l’art ou par la brutalité des images, notre quotidien médiatique est rempli de ces instants de souffrance, appelant la compassion. Mais 3 années après la mort tragique d’Aylan, 10 années après la mort tout autant tragique des filles du médecin palestinien, etc., le bilan permet d’être circonspect. Face aux milliers de réfugiés fuyant leurs pays de souffrance, les pays européens, mais aussi les États-Unis, se sont majoritairement barricadés derrière l’« impossible accueil de toute la misère du monde ». D’un côté, chacun/chacune est appelé à manifester sa compassion envers les victimes, proches ou lointaines, et de l’autre, chacun/chacune se retranche dans son confort douillet, absent de la scène, que ce soit en raison d’une surdose d’histoires dramatiques, d’une faiblesse devant l’impossible agir, d’un désintérêt pour l’Autre ou pour la cause, rejetant justement les victimes dans le no man’s land de la souffrance nue.

Un pâtir-avec limité

Notre monde, contemporain, est donc rempli de lieux où pourrait s’exprimer chaque jour, voire chaque seconde, notre compassion : le World Trade Center, Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice et tous les attentats en Afrique dont nous n’avons que peu d’écho, la guerre en Syrie, au Darfour, à Gaza, les attentats en Afghanistan, la guerre et la famine au Yémen, les meurtres de journalistes, l’extrême pauvreté, l’enfermement des Ouïghours, les persécutions des Yézidis (en Syrie et en Irak), celles des Rohingyas, celles des peuples indigènes qui défendent leurs terres, celles des membres de la communauté LGBTIQ, les marches des Honduriens, quittant leur terre pour fuir la violence et chercher un eldorado inexistant, les enfants soldats, les victimes du trafic humain, les esclaves du monde moderne, les enfants travailleurs… Autant de lieux où la souffrance humaine est absolue, où l’être humain n’est plus qu’« un objet aux yeux des autres hommes[19] ». Autant d’événements, de drames quotidiens qui illustrent au moins trois principes : 1. la faible « civilisation des moeurs » qui peine à éviter le « penchant naturel au mal » ; 2. l’incapacité des Nations unies à imposer un ordre international respectueux de chaque être humain face au défi du pouvoir et de l’argent ; et 3. la complicité plus ou moins aveugle de chaque membre de la communauté internationale. Reprenons chacun de ces principes.

La faible « civilisation des moeurs » qui peine à éviter le « penchant naturel au mal »

Il suffirait d’invoquer le XXe siècle, décrit comme le siècle des camps par les historiens[20], pour saisir l’importance de cette idée. Quand la Modernité s’inscrit dans une revendication de progrès, progrès moral, progrès scientifique, progrès technique…, quand les Lumières revendiquent le perfectionnement de la capacité éclairée et morale de l’espèce humaine, s’étendant par-delà les frontières à tous les hommes et à tous les peuples, la réalité quotidienne nous dit tout autre chose. Primo Levi, survivant des camps de concentration et d’extermination, nous mettait ainsi en garde : « Chacun de nous peut potentiellement devenir un monstre […]. L’acte fondamental, décisif du pouvoir, c’est celui qui prive du pouvoir critique[21] », actant en quelque sorte un certain échec des Lumières, ou plus exactement un évident abandon de l’idéal des Lumières, tel que décrit par Nicolas de Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, véritable plaidoyer pour les Lumières, qui se révélera, à l’aune du XXe siècle, un doux rêve. « Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme[22]. »

De ces trois points, aucun ne s’est réalisé. Et même plus. Si Emmanuel Kant pensait à la même époque que l’humanité était en marche vers les Lumières, il semble bien que l’horizon des Lumières s’éloigne de plus en plus avec des épisodes d’une violence inouïe, comme celle des crimes contre l’humanité et autres génocides. Si la Seconde Guerre mondiale a vu naître de ces cendres la problématique de l’aide au développement, elle a aussi vu naître une idéologie d’accaparement désastreuse au sein de nations pauvres économiquement mais riches de ressources naturelles nécessaires au développement technologique, renforçant d’autant les inégalités entre les nations. Les progrès de l’égalité à l’intérieur d’une même nation, deuxième « rêve » de Nicolas de Condorcet, souffrent non seulement d’un déséquilibre croissant entre les plus riches et les plus pauvres, mais aussi de discriminations sociales et d’inégalités genrées régulièrement dénoncées aujourd’hui. Quant au dernier point évoqué, les informations, par exemple relatives à la violence domestique, dans les pays dits développés, laissent perplexe quant au réel perfectionnement de l’homme au sens des Lumières, et ce, sans parler du trafic humain et autres mécanismes d’esclavagisation, toujours actuels dans le monde.

L’incapacité des Nations unies à imposer un ordre international respectueux de chaque être humain face au défi de l’argent

La Société des Nations (Sdn), ancêtre de l’Organisation des Nations Unies, a lamentablement échoué à construire une sécurité collective, visant à éviter la guerre mondiale, ou plus exactement, visant à faire en sorte que la guerre ne soit pas un instrument de politique étrangère. Elle fut remplacée à la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’Organisation des Nations Unies, dont le préambule évoque la volonté de

préserver les générations futures du fléau de la guerre qui, deux fois en l’espace d’une vie humaine, a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances, proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international, favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande.

La faiblesse des Nations unies à imposer une gouvernance mondiale n’est plus à démontrer. Il est certes possible que les instruments comme la Cour pénale internationale participe d’une consolidation de la paix dans le monde. Encore faudrait-il qu’il y ait réelle prise de conscience de la nécessité, voire de l’urgence, de dépasser les intérêts nationaux, afin de préserver les biens publics mondiaux dont le premier à tout le moins serait la préservation de l’humain dans l’homme, ce qui présupposerait de (re)donner priorité aux idées de solidarité et de responsabilité plutôt qu’aux idées de concurrence et de compétitivité.

La complicité plus ou moins aveugle de chaque membre de la communauté internationale

À la souffrance humaine, constamment remise en scène dans des scenarii toujours renouvelés, fait face une complicité plus ou moins consciente de la communauté humaine. Comme le rappelait le docteur congolais Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018, dans des mots presque identiques à ceux de Karl Jaspers qui, après la Shoah, nous alertait sur notre co-responsabilité par rapport à « toute injustice ou tout mal commis dans le monde, et en particulier des crimes commis en [notre] présence, ou sans que [nous les ignorions] », les injustices, la misère, l’errance… sont issues de notre indifférence.

Je viens d’un des pays les plus riches de la planète. Pourtant, le peuple de mon pays est parmi les plus pauvres du monde. La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources naturelles – or, cobalt et autres minerais stratégiques – alimente la guerre, source de violence extrême et de pauvreté abjecte au Congo. Nous aimons les belles voitures, les bijoux et les gadgets. J’ai moi-même un smartphone. Ces objets contiennent des minerais qu’on trouve chez nous. Souvent extraits dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants, victimes d’intimidation et de violences sexuelles. En conduisant votre voiture électrique, en utilisant votre smartphone ou en admirant vos bijoux, réfléchissez un instant au coût humain de la fabrication de ces objets. En tant que consommateurs, le moins que l’on puisse faire est d’insister pour que ces produits soient fabriqués dans le respect de la dignité humaine, fermer les yeux devant ce drame, c’est être complice. Ce ne sont pas seulement les auteurs de violences qui sont responsables de leurs crimes, mais aussi ceux qui choisissent de détourner le regard[23].

Détourner le regard ! Point de compassion pour ces victimes, simplement une dilution, une atténuation, voire une suppression de la responsabilité individuelle (et collective) devant ce qui apparaît comme le mal absolu, ou plus probablement devant ce qui apparaît comme un en-dehors de notre champ d’action. C’est-à-dire, détourner le regard de ces victimes parce que, parmi le flot d’informations continues qui arrive, l’homme va sélectionner, retenir celles qui le confortent. Et il est plus simple d’ignorer les conditions de fabrication (extraction des matières premières, fabrication technique, etc.) de nos biens de consommation courante (téléphone intelligent, ordinateur, bijoux, vêtements, mais aussi voitures électriques, produits alimentaires…) que de s’efforcer de découvrir ce qui se cache derrière le contenu de notre assiette, ou la très chic robe achetée à bas prix. Alors même qu’un simple regard, qu’une simple recherche donne à voir l’arrière-cour de nos marchandises, alors même que les faits de génocide, répétés tout au long du XXe siècle, nous enjoignent à une extrême vigilance, nous nous détournons (ou nous préférons nous détourner). Ne pas savoir, pour ne pas ressentir !

Dans cette perspective, nous com-pâtirions, en quelque sorte, sur mesure, ni trop ni trop peu. Cet aspect de la compassion sur mesure se retrouve dans certaines analyses du care, du prendre soin qui donnent à la personne aidante le statut d’une personne quasi divine, figure quasi absolue du don de soi, parce que désintéressée, parce que seulement soucieuse de l’autre souffrant. L’éthique du care met au coeur des relations sociales les personnes fragiles. Et, à ce titre, il reste fondamental de reconnaître et de valoriser la place occupée et le rôle de ces personnes dans et pour la société. Mais, en même temps, cette mise au coeur des relations sociales des personnes vulnérables en constitue, si nous n’y prenons garde, une limitation importante, parce qu’elle subdivise l’humanité en deux catégories, les personnes fragiles et les autres.

Il convient ici d’aller plus loin et de s’intéresser à ce que com-pâtir veut vraiment dire, i.e. s’intéresser à ce que ce souffrir-avec et aider signifie vraiment. Souffrir-avec suppose de ressentir au plus profond la souffrance de l’Autre, de tout Autre. Et si, physiquement, il est impossible de ressentir la souffrance vécue, il importe malgré tout de faire ce travail kantien de « se mettre à la place de » pour l’expérimenter au plus profond de soi-même, tout en sachant, il est vrai, que certaines souffrances ne sont pas partageables.

Que pouvons-nous dire effectivement de cette compassion au mieux sélective, au pire inefficace ? Que pouvons-nous dire effectivement de cette compassion qui ne s’adresse qu’aux mêmes que nous et qui écarte tout souci pour des Autruis éloignés, alors même qu’ils sont au coeur de nos vies quotidiennes ? N’avons-nous vraiment pas la possibilité d’agir, autrement qu’en donnant ici ou là quelques pièces ?

N’est-ce pas en quelque sorte simplement le résultat d’une domination sans partage du monde financier qui se transforme en barbarie ? Comme le disait Juvénal, avec sa célèbre formule Panem et circenses, comme le rappelait Richard Rorty, donner du pain et occuper la population avec des jeux et des guerres permet aux super-riches de gouverner à leurs avantages[24]. N’avons-nous pas tout simplement oublié, en raison très probablement de cette illusion de bonheur, que procurent la réussite individuelle (ou sa recherche) et la sur-consommation, essences mêmes de la supériorité de la finance, cet esprit critique, cette capacité de questionner, de mettre en doute…, cette vigilance vis-à-vis des (et de nos) constructions mentales, philosophiques, épistémologiques qui nous permettraient de ne pas nous retrancher derrière notre confort douillet, derrière nos exigences de « survie mentale »…, mais toujours, comme l’invitait Pénélope, attendant Ulysse, remettre sur le chantier, nos idées, nos idéaux, nos pratiques. Ne conviendrait-il pas d’implorer à un retour de l’« héroïsme de la raison » dont parlaient aussi bien Edmond Husserl que Marc Bloch, non pas au sens d’une raison scientifico-technique déconnectée de la vie humaine, mais d’un rationalisme critique, qui se verrait concrétisé par une interrogation profonde, constante et poussée sur le sens de nos actions et de leurs conséquences, non pas pour nous dans l’ici et maintenant, mais pour nous et pour les Autres, dans l’ici et maintenant, et dans l’ailleurs et demain. Ce n’est sans doute qu’à cette condition que nous pourrons dépasser le registre de la lassitude qu’Edmond Husserl, de manière éclairée en 1935, considérait déjà comme « le plus grand danger pour l’Europe[25] », voire pour les idéaux européens, des idéaux aujourd’hui encore largement dévoyés, sans cesse critiqués. Ce n’est aussi sans doute qu’à cette condition que nous pourrons aussi dépasser la passivité, la résignation, voire l’insondable bêtise, qui conduit à accepter tout développement technologique, bon par nature, sans s’interroger sur ce que cette technique (ou ces techniques) apporte (apportent) à une vie qui serait authentiquement humaine[26].

Sans cette analyse critique toujours renouvelée, la compassion ne devient-elle pas alibi, ou pire encore ne vient-elle pas se soustraire à toute réflexion sur l’appartenance à une même humanité ? C’est ainsi que Hannah Arendt rejetait ces alibis de compassion et de piété au nom justement de l’inscription de l’autre dans un statut de malheureux, de faible et non de citoyen, rejoignant en cela une réflexion de François de La Rochefoucauld, selon laquelle « il y a souvent plus d’orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis ; c’est pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux que nous leur donnons des marques de compassion[27] ». Cette proposition est sans conteste une évidence aujourd’hui : la compassion, en quelque sorte, nous distrait d’une partie de notre devoir de solidarité. Une partie de notre devoir de solidarité, parce que, dans le mot « solidarité », il y a bien plus que le don de quelques pièces, aussi nombreuses soient-elles. Il y a un engagement et une responsabilité, qui viennent de notre condition même d’humanité. Appartenir à la communauté humaine implique une dette envers la société d’hier, d’aujourd’hui et de demain[28].

La question de la compassion, sauf à la circonscrire au registre du care, du prendre soin, tout à fait louable par ailleurs, nous confronte à cette idée d’appartenir à une même humanité et de ses contraintes ou exigences. Autrement dit, elle nous confronte à l’existence, au sein de la même communauté humaine, à des inégalités éprouvées, à des souffrances vécues, à des drames subis par les uns et non par les autres, qui ne peuvent que nous interpeller sur cette idée même d’appartenance tant l’expérience de l’autre souffrant, misérable, errant, peut certes être une expérience radicalement étrangère, parce que jamais vécue, jamais rencontrée – pensons aux survivants des camps de concentration et d’extermination –, mais n’est surtout pas l’expérience d’un étranger radical, inconnaissable, voire insaisissable, puisque l’expérience d’un même.

Le pâtir-avec impuissant

Paul Ricoeur parle ainsi du « scandale du mal[29] » parce que le mal est d’abord et avant tout injuste.

Le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu. […] La réponse de l’action […] [à la question du mal], c’est : que faire contre le mal ?

Que faire contre le mal quand celui-ci se répand aux quatre coins de la planète ? Que faire contre le mal quand, de plus en plus, l’idée d’une responsabilité individuelle se dilue dans une globalisation décérébrée ? Que faire contre le mal quand l’impuissance à agir (ou le sentiment d’impuissance à agir) envahit notre espace de vie et remplace l’action ?

De fait, et cela asseyait, assied encore, mon hypothèse de départ, la compassion s’exprime plus facilement pour des victimes de catastrophes naturelles (même si cela supposerait quelques réserves, puisque certaines de ces catastrophes résultent des actions humaines) que pour des victimes de catastrophes humaines (guerres, notamment). Que la compassion soit à géométrie variable constitue assurément un défi. Parce qu’elle nous oblige notamment à penser notre rapport au mal.

Et c’est sur ce point que j’aimerais maintenant insister. Pour ce faire, je vais repartir de cette idée du mal, comme le lieu où vient se briser toute tentative explicative. Le mal résiste. Il résiste à l’explication, à l’imputation, à la compréhension. Et même il résiste partiellement à toute tentative narrative. D’une certaine manière, et comme le disait Primo Levi, il convient bien entendu de connaître le mal mais de ne surtout pas le comprendre dans le sens où le comprendre reviendrait à le justifier, à le légitimer ou à l’excuser. Non seulement le mal nous résiste, mais la conséquence du mal nous résiste aussi. Et la souffrance vécue ne se raconte jamais totalement parce qu’il reste toujours une part d’indicible, d’inexprimable, d’intransmissible. Parler est un devoir pour les survivant.e.s des camps de concentration et d’extermination et pour les survivant.e.s des génocides et, en même temps, le dire est impossible[30]. Les témoignages des survivant.e.s des camps de concentration et d’extermination, ou des génocides, illustrent à l’envi cette problématique de l’indicible. Et qui aurait pu croire, sans l’avoir vécu, de telles monstruosités, de telles énormités ?

Adolf Eichmann n’était ni monstrueux ni sadique ; les membres du 101e bataillon d’infanterie n’étaient ni monstrueux, ni sadiques, ni exaltés ; les voisins hutus qui se sont, en quelques heures, transformés en bourreaux impitoyables et sanguinaires n’étaient a priori ni monstrueux, ni sadiques, ni exaltés. Et pourtant… Et pourtant, ils sont entrés dans une logique (barbare, inhumaine) de destruction totale de l’Autre différent. Ils se sont laissés emporter, guider par des maîtres à penser ; ils se sont laissés bercer par une idéologie trompeuse, et ce, avec une facilité déconcertante.

L’âme humaine comporterait-elle un « penchant naturel au mal », pour reprendre l’expression fameuse d’Emmanuel Kant ? Ou le mal serait-il, plus simplement encore, seulement « banal » ? L’homme capable serait donc bien capable du plus grand mal, comme le montrent les appels constants à notre indignation qui spécifient à chaque fois des comportements intolérables (le mouvement Me too en étant aujourd’hui une cinglante image, dénonçant des comportements jouissant du pouvoir-sur que se sont arrogés certains membres de la communauté humaine). De fait, « la possibilité du mal est inscrite dans la constitution la plus intime de la réalité humaine », écrivait Paul Ricoeur dans L’homme faillible ; et, citant René Descartes, rappelait que l’être humain est « exposé à une infinité de manquements[31] ». Parmi ceux-ci, notons notamment la passivité, déjà évoquée par Emmanuel Kant selon lequel l’homme préférait payer plutôt que penser par lui-même. Une passivité qui a conduit aux horreurs du XXe siècle, et une passivité qui conduit encore aux horreurs de ce début du XXIe siècle. Une passivité qui, par manque de courage à penser par soi-même, amène l’homme à accepter sans contestation toutes les informations transmises, notamment par les réseaux sociaux, sans exercer sa compétence critique, et à refuser toute tentative d’argumentation basée sur des faits prouvés. Une passivité qui ne peut même plus être identifiée à une servitude volontaire puisque cette passivité le laisse sans ressource critique, et sans volonté. Une passivité qui traduit donc un enfermement sur soi, et qui crée une barrière infranchissable dans l’agir.

Alors que faire face au mal qui ronge la planète ? Être seulement compatissant avec les victimes ? Ou au contraire, s’indigner et s’engager ? Mais s’engager, comment ? Et avant cela, ne conviendrait-il pas de revenir à une question antécédente, en quelque sorte, à notre propos : quel est ce mal qui ronge la planète ?

La réponse à cette question est, sans conteste, multiple : des problèmes grandissants dus au changement climatique et à la sur-exploitation des ressources de la planète aux problèmes de cohabitation et d’accaparement des terres et des ressources minières, en passant par les excès du pouvoir-sur dont s’arrogent ici ou là représentants politiques ou simple quidam, ou encore par les excès de la compétition et de la concurrence entre les hommes, le mal se teinte de couleurs variables. Mais, chaque fois, ce qui le caractérise, c’est ce que révèlent avec fracas les crimes contre l’humanité et les génocides, à savoir « l’Autre n’est plus mon semblable, celui qui me renvoie l’image de mon humanité et me déclare, fût-ce par son regard, que je suis un homme, comme lui[32] ». La contemporanéité, partout dans le monde, s’est parée des couleurs de la compétition et de la concurrence féroce entre les hommes, compétition et concurrence pour les places de travail, compétition et concurrence pour les places de pouvoir (que ce soit au niveau économique ou politique), compétition et concurrence aussi pour l’Argent et ce que cela représente, compétition et concurrence donc, à tous les niveaux de la vie sociale, amenant ce que déjà les philosophes des Lumières dénonçaient, à savoir l’envie, la jalousie, l’ingratitude, la volonté de domination, la vanité, etc. Autant d’éléments qui classent, dévalorisent, mésestiment, humilient, et qui ne reconnaissent pas la dignité de chaque homme. En privilégiant la réussite (financière) comme étant la marque d’une compétence unique, singulière, et non comme le fruit de circonstances favorables, en favorisant la logique de la comparaison (se comparer toujours à autrui), notre société valorise l’humiliation et le mépris. Comme le disait Emmanuel Kant dans ses Réflexions sur l’éducation, « on éveille l’envie en apprenant à un enfant à s’estimer d’après la valeur des autres. C’est bien plutôt d’après les concepts de sa raison qu’il doit s’estimer. Aussi l’humilité n’est à proprement parler rien d’autre qu’une comparaison de sa valeur avec la perfection morale[33]. » Dans les pratiques contemporaines, l’exercice du pouvoir-sur, pour reprendre le concept de Paul Ricoeur, comme dissymétrie entre ce que l’un fait et ce que l’autre subit, est incontestable, notamment dans sa dimension de violence (cf. harcèlement, domination, agression physique…) ; et, ne l’oublions pas, est l’oeuvre de l’homme et de la civilisation dans laquelle nous vivons.

Mais que faire face au mal qui ronge la planète ? Comment faire face à ce danger toujours actuel d’une déshumanisation de l’homme ? La compassion est-elle suffisante ? Je proposerai ici deux éléments de réponse.

Tout d’abord, il me semble nécessaire d’acter l’hypothèse selon laquelle la compassion ne désigne qu’une solidarité vaine avec l’Autre, qu’un élan suspendu vers l’Autre, pauvre et faible, dans la mesure où elle ne cherche pas à lutter contre les causes de l’acte initial (la guerre, la famine, les inégalités sociales…). Autrement dit, le regard compassionnel surgit sous forme d’excuse à notre culpabilité, qui déguise cette passivité sous le label d’un pâtir-avec impossible.

  • Impossible de partager la souffrance de ceux et de celles qui ont survécu aux sélections des chambres à gaz.

  • Impossible de partager la souffrance de ceux et de celles qui se sont allongés dans les marais et qui ont survécu.

  • Impossible de partager la souffrance de ceux et de celles qui vivent dans l’horreur quotidienne des guerres civiles.

  • Impossible encore de partager la souffrance de ceux et de celles qui vivent de détritus.

  • Impossible de partager la souffrance d’un enfant atteint d’une leucémie foudroyante.

  • Impossible de vraiment partager la souffrance d’une amante abandonnée.

À tous ces souffrants, à toutes ces piéta et madones, à tous ces écorchés de la vie, pouvons-nous seulement dire : « tu n’es pas seul, puisque ta souffrance est en partie la mienne[34] », quand cette souffrance est juste effleurée, à peine entendue et comprise et surtout non partagée, par impossibilité à percevoir, à ressentir l’expérience vécue par Autrui ?

N’y a-t-il pas ici une attitude plus élusive que compassionnelle, un déni de la souffrance vécue pour imaginer la partager, même en partie ? Souvenons-nous de la remarque de cette rescapée tutsi disant que quiconque ne s’est allongé dans les marais ne pourra vraiment partager la souffrance vécue (ce qui ne signifie pas qu’elle serait seule habilitée à la dire puisque cette partie de la souffrance appartient au registre de l’indicible)[35].

Dans cette perspective, la compassion est plutôt résignation. Résignation dans le fait de rester étranger à l’épreuve vécue. Résignation aussi qui exprime notre faillibilité – nous n’avons pas su, pas pu, pas voulu empêcher la souffrance de l’enfant mourant, de la femme abandonnée, de la femme pleurant ses morts, des hommes asservis. Le génocide du Rwanda en est un triste épilogue. Au vu et au su de tous et de toutes ! Puisse-t-elle être moteur de l’action, la compassion serait et resterait « toujours en retard au rendez-vous du prochain[36] ».

Soulignons toutefois, et c’est là son étrange paradoxe et non des moindres, que la compassion se nourrit du mal, de ce mal qui délie, qui rompt les liens sociaux, qui défait la société. Et que, dans un même temps, elle nous pousse à rejoindre l’Autre. Elle nous pousse à nous en rapprocher tout en érigeant les barrières de l’impossible. La compassion est peut-être haine du mal, mais elle est aussi connivence avec le mal. Elle est peut-être générosité, mais elle est aussi égocentrisme[37]. En effet, elle rassure. L’Autre souffre, Je ne souffre pas. « Souffrance à distance », pour reprendre le titre de Luc Boltanski. Registre contemplatif et, en ce sens, extrême cruauté de l’indifférence. Mais plus encore, fuite en avant qui ne cherche pas à agir sur les causes de la souffrance. L’homme capable a failli à sa compétence d’indignation et d’action. Il a failli à sa compétence d’homme, tel que la définissait Emmanuel Mounier.

Le premier devoir de tout homme, quand des hommes par millions sont écartés de la vocation d’homme, ce n’est pas de sauver sa personne (il songe bien plutôt à quelque forme délicate de son individualité, s’il se met ainsi à part), c’est de l’engager dans toute action, immédiate ou lointaine, qui permettra à ces proscrits d’être à nouveau placés devant leur vocation d’homme avec un minimum de liberté matérielle. La vie de la personne, on le voit, n’est pas une séparation, une évasion, une aliénation, elle est présence et engagement[38].

Souvent l’homme contemporain se cache derrière l’impuissance à agir, comme s’il avait tout simplement abdiqué devant les persécuteurs, de tout temps et de tout lieu, comme si l’incantation biblique, « délivre-nous du mal », retentissait désormais dans le vide et la désespérance. Comme si aussi le malheur des uns faisait in fine le bonheur des autres.

Peut-être parce que la répétition incessante des crimes de masse a atténué tout simplement la portée et le sens de la compassion en lui retirant toute efficience. Ou plus encore, peut-être parce que la répétition incessante du mal (sous toutes ses formes) a tout simplement anéanti la possibilité même de ressentir de la compassion, pulvérisée par la surcharge, i.e. par les trop innombrables victimes, toutes justifiées à gagner notre compassion.

Ensuite, et comme l’écrivait Paul Ricoeur, « on dirait que le problème du mal représente à la fois la plus considérable provocation à penser et l’invitation la plus sournoise à déraisonner[39] ».

Aussi, le mal nous invite à ne pas renoncer, même et surtout, quand s’épuise toute possibilité d’un engagement qui soit présence à l’Autre, quand il y a manquement « à la solidarité absolue qui nous lie à tout être humain comme tel[40] ». Le mal, avec le « pourquoi ? », nous oblige à reconsidérer notre responsabilité.

Bien que n’étant pas l’acteur du mal réalisé, je suis quand même responsable, responsable du mal commis, responsable de la souffrance vécue. Responsable de ces petits et grands manquements moraux qui font le sel des grandes injustices sociales et morales : la passivité, le conformisme, l’acceptation des injonctions contemporaines à la performance, le désintérêt pour les affaires publiques… Responsable des petits et grands manquements moraux qui sont autant d’encouragement à l’instrumentalisation et à l’effacement de l’Autre homme ; et autant d’encouragement à une illusoire compassion, qui n’est in fine que culpabilité pour notre faiblesse.

Il s’agit, pour reprendre l’expression du psychanalyste Pierre Cazenave, de retrouver ou d’éprouver, enfin de marquer, « une solidarité inconditionnelle avec ce que la condition d’homme comporte d’insondable détresse », une solidarité inconditionnelle, qui serait responsabilité-pour-autrui, en tant que mise en gage de soi pour l’autre, « car, qui dit ‟en souffranceˮ dit aussi ‟en attente d’existerˮ[41] ». Pierre Cazenave insistait beaucoup sur la nécessité de nouer des relations, d’entrer en relation (le propre de l’humain, selon Aristote ; le lieu de la vie, selon Pierre Cazenave), d’être présent aux autres en permettant à l’Autre d’être vu et entendu, i.e. d’être reconnu comme membre à part entière de la communauté humaine. Dans ce cadre et seulement dans ce cadre, la compassion, en renouvelant et en réaffirmant la responsabilité-pour-autrui qui nous oblige face à Autrui, exprime non seulement l’être-affecté par la souffrance de l’Autre mais aussi l’être-agi en réponse à cette souffrance, et évite ainsi de tomber dans une sorte de pathos mortifère et stérile.

Pour conclure

Le risque de la compassion, dans un monde qui se repaît d’images toujours plus sordides, réside bien dans son épuisement, tout simplement par dé-multiplication des sujets victimes. Elle constitue en ce sens une notion fragile et imparfaite. Fragile, parce qu’elle permet à l’Homme de s’inscrire dans le faux-semblant de la « bonne » action, centré sur l’émotionnel et la sensibilité. Imparfaite, parce que trop rarement, elle conduit l’être humain à agir. En fait, elle n’est que peu engagement. Elle n’est que très peu prise de conscience de la honte d’être homme, notamment quand l’homme est (a été) capable du pire, la honte d’avoir, pour les survivants des camps de concentration et d’extermination, survécu, la honte de ne pouvoir agir pour un monde meilleur, dépourvu de ces scandales d’exploitation et d’esclavagisation qui, aujourd’hui encore, réduisent l’Autre à ne pas être reconnu comme un Même[42].

De fait, elle repose la question de la toujours possible irruption d’une violence inouïe, impensable et indicible, qui vise à détruire l’Autre homme, juste parce qu’il est né, une violence qui n’est ni satanique ni divine, mais simplement, affreusement et tristement humaine. L’homme est bien capable, pour paraphraser Alain, de tous les vices et de toutes les vertus[43]. Il est capable du meilleur et du pire, reposant indéniablement la question des conditions permettant de « ne pas faire le mal », d’être toujours « juste » (au sens des Justes, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui, souvent au péril de leur vie, ont caché des personnes juives).

Ce n’est qu’en repartant de la responsabilité-pour-Autrui, de notre devoir d’être humain envers tous les Autres humains, que la compassion peut se transformer en « cobelligérance contre le mal ». Vue alors comme « retentissement en moi-même de la blessure apportée à l’autre », comme « brèche ouverte dans la tranquillité de l’être », comme « effort renouvelé de socialité », ou encore comme « tentative ultime de communiquer encore par-delà la parole qui ne trouve plus ses mots », selon l’analyse proposée par Xavier Thévenot[44], la compassion serait porte d’entrée d’une indignation fertile, parce qu’active et créatrice. Elle serait commencement d’une interrogation sur les conditions mêmes du vivre-ensemble, pour épargner à tout Autre humain, l’expérience de ne plus être rien aux yeux des Autres hommes, l’expérience de l’extrême-pauvreté, de la guerre, etc.

Ici, il convient de ré-inventer le politique pour qu’il se mette (enfin ?) au service de l’humain, au service de l’humanité de/en tout homme. La responsabilité-pour-Autrui comme principe d’obligation envers tout Autre constitue, encore aujourd’hui, un irreprésentable, et notamment dans l’atmosphère nationaliste qui envahit les pays occidentaux et les pays émergents. Or, si nous n’y prenons garde, les éléments de dislocation du genre humain, avec des humains plus légitimement humains que d’autres, risquent bien de se remettre en place, tant le monde sourd d’appels au rejet de l’Autre, tant le monde se « déshumanise » par robotisation croissante d’actes hier encore relationnels, devenus aujourd’hui complètement automatisés. Dans ce sens, la compassion, aussi bien intentionnée soit-elle, ne saurait suffire à la vigilance nécessaire pour que ne se ravive pas ici ou là la haine de l’Autre. Faillible, l’homme l’est assurément. Aussi la question du comment l’homme peut-il en quelque sorte se prémunir face à la tentation du mal qu’incarne notamment l’absolu pouvoir-sur ? revient-elle lancinante et urgente, appelant à renouveler et rappeler, encore et encore, que l’homme n’est homme que s’il est capable de se penser parmi les autres hommes et de vivre avec et pour les autres hommes dans des institutions justes et dans un environnement sain et soutenable, que s’il est capable, en quelque sorte, de dépasser la vision étriquée de son intérêt propre (et de ses très proches), pour envisager dans toute sa grandeur et sa force, l’absolu respect de la dignité de tout Autre (homme).