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Introduction

Qui connaît un tant soit peu la justice criminelle, on dirait aujourd’hui pénale, de l’époque moderne, en France comme en Nouvelle-France, sait que la déesse Justice ressemble fort au dieu Janus ou plus prosaïquement aux deux revers d’une même médaille : intransigeance apparente pour les crimes authentiques (l’image de la répression incarnée par Dikê ou Dicé), plus grande souplesse pour les petites et moyennes infractions (délits). Celles-ci sont souvent traitées « à l’ordinaire » (procédure civile), mais aussi par diverses voies alternatives permises par l’Ordonnance criminelle de 1670, en vigueur en métropole comme au Canada[1]. Des modes de règlement dits infrajudiciaires (accords et transactions privés entre les parties) assurent également une justice plus axée sur l’entente et la réparation que sur la punition[2]. Justice prend alors plus volontiers les traits de Thémis, gardienne de la loi, de la coutume, mais encore d’une morale inspirée du droit naturel. Cette réalité judiciaire duale est bien présente en Nouvelle-France, plus précisément au Canada, sous le Régime français, comme l’ont montré plusieurs historiens québécois[3]. Comme en métropole, ce sont souvent les justiciables qui optent pour des poursuites judiciaires ou qui choisissent plus volontiers des formes d’accommodement, en fonction de leurs intérêts (préférence donnée à la punition ou à des réparations, notamment d’ordre pécuniaire).

Le crime de rapt de séduction, qui soulève des problématiques liées au droit de la famille et au droit criminel, montre bien l’autonomie dont bénéficient partiellement les habitants de la vallée du Saint-Laurent, mais aussi les magistrats du roi, avant 1763 ; d’où le choix de lui consacrer une étude destinée à montrer la souplesse du système judiciaire à l’époque du Régime français, au rebours de maints clichés qui n’en retiennent souvent que la part la plus sombre, celle des supplices et de sujets du roi écrasés par une implacable machine à punir.

L’ancien droit qualifie de rapt de séduction, ou « blandice », la soustraction d’une fille, d’une femme à marier (veuve), voire d’une femme mariée à l’autorité de son père ou tuteur ou mari en vue d’assouvir une passion, « de la corrompre ou de l’épouser », soit avec l’accord tacite de l’intéressée, éventuellement par promesse ou tromperie, mais sans brusquerie. Il peut donc se doubler de la faute d’adultère. Les juristes de l’époque le distinguent clairement du rapt de violence (enlèvement d’une fille ou d’une femme mariée pour en abuser)[4]. Longtemps toléré par la société s’il s’agissait de l’escapade de jeunes gens, le rapt de séduction est ajouté à la liste des crimes contre les moeurs (et l’honneur des familles) depuis le XVIe siècle, en France et par extension, plus tard, dans ses colonies soumises au droit commun.

Le rapt de séduction illustre ce qui s’apparente à un paradoxe. Faute lourde, il doit juridiquement donner lieu à une justice exemplaire fondée sur le glaive. Pour les familles conséquemment en conflit, il s’agit plus volontiers de trouver une solution à ce qui s’apparente à une dette d’honneur. Il permet également d’apprécier le rôle des magistrats, en l’occurrence ceux de la Nouvelle-France, de « jouer » avec la procédure pour arriver à une « bonne » justice, à une époque où celle-ci est essentiellement liée à la souveraineté d’un roi garant de l’ordre public et social. Or, les magistrats canadiens des XVIIe et XVIIIe siècles, à l’instar de leurs homologues régnicoles, et qui bénéficient également du système de l’arbitraire, soit littéralement arbitrer le choix de la peine, préfèrent souvent opter pour des solutions plus subtiles que la franche punition. Les procès pour cause de rapt de séduction en Nouvelle-France montrent bien la culture juridique commune dans laquelle exercent les acteurs du droit et de la justice, d’autant plus que la majorité des magistrats en poste au Canada est issue de la métropole jusqu’à la fin de la colonie française d’Amérique en 1763[5].

Il s’agira, sous l’angle de l’histoire du droit et des usages sociaux de celui-ci, de comprendre un phénomène multiple de « limite » ou de frontière juridique et judiciaire : autrement formulé, jusqu’où les justiciables peuvent-ils transiger, avec l’aide ou contre les instances judiciaires actrices et gardiennes du droit, en ce qui a trait à l’honneur familial ? Les normes juridiques ne sont pas toujours conformes à l’intérêt des familles et des justiciables (qui préfèrent transiger plutôt que passer devant les tribunaux), d’autant plus qu’une certaine emprise masculine a été renforcée dès le début de la période moderne, ce dont témoigne la réécriture de la Coutume de Paris en vigueur dans les colonies. La Nouvelle-France n’échappe pas à cette réalité sociale.

Le crime de rapt de séduction en Nouvelle-France : l’apparente application d’un régime juridique commun

Il n’est pas aisé de dresser un bilan comptable du crime de rapt de séduction en Nouvelle-France jusqu’à la fin de la colonie, mais les chiffres tournent autour d’un peu plus d’une vingtaine d’affaires, en fonction de l’effectivité de cette infraction, du fondement des plaintes et parce que les juges n’arrivent pas toujours à bien qualifier les faits[6]. Le rapt est numériquement une infraction mineure en Nouvelle-France (sans doute moins de 1 % des affaires pénales), bien loin des affaires de vol, de fausse monnaie de cartes, de ventes illégales d’alcool ou de trafic interlope, les infractions les plus couramment rencontrées[7]. L’intérêt d’étudier ce crime ne tient pas dans son importance numérique, mais dans son traitement particulier par la justice, par-delà les règles normatives.

Les archives judiciaires, pourtant fort bien conservées pour le Canada sous le Régime français, n’aident pas toujours à bien démêler les cas de rapts authentiques des problèmes de séduction et de tromperie, voire de viols[8] ; d’où le choix de s’en tenir à une affaire aux fondements juridiques assurés et connue des historiens et plus spécifiquement des historiens du droit québécois intéressés par la justice criminelle[9]. Sans omettre de la comparer à d’autres cas proches, ce que l’on peut appeler l’affaire Rouffio illustre les difficultés et les manoeuvres des juges et des justiciables canadiens à trouver une solution à ce qui est alors un crime, mais également une question d’honneur sur un plan familial et social.

Né de la plainte, le 24 juillet 1753, d’Augustin Cadet, boucher de la ville de Québec, un procès rondement mené se conclut le 27 août avec la condamnation en première instance de Pierre Rouffio (ou Rouffiaux ou Rufio), âgé de 19 ans, à la lourde peine des galères à vie (de fait les travaux forcés depuis 1748) et à 150 livres tournois d’amende pour crime de rapt de séduction envers la personne de Louise (ou Marie-Louise) Cadet, âgée de 17 ans[10]. Rien n’indique un viol (contrairement à l’inventaire archivistique sommaire de l’affaire), ni même qu’il y ait eu copula carnalis (rapports intimes), pour reprendre une expression chère aux canonistes et théologiens catholiques.

L’affaire est pénalement grave : les deux jeunes gens ont, comme nous l’apprennent les pièces de la procédure, cherché à se soustraire à l’autorité paternelle et familiale respective par une fuite avortée « dans les bois », en canot et aidés de deux « sauvages ». Le but était-il de contracter un mariage dit clandestin, c’est-à-dire sans l’accord des parents et sans la présence de l’institution ecclésiastique ? La chose est possible, mais non absolument certaine.

Dans la présente affaire, et malgré une défense de l’accusé axée sur une volonté de sauver une fille « battue par son père », le crime est caractérisé et porte sur les épaules du jeune homme. Depuis l’époque médiévale, le droit considère en effet le tort en la matière exclusivement du côté masculin[11]. Le crime de rapt est lié à l’évolution de l’arsenal législatif en matière de mariage clandestin. Le mariage clandestin, dit à la gaulmine ou gaumine depuis le XVIIe siècle[12], est en effet interdit en France depuis un célèbre édit de février 1556, alors que l’Église romaine l’accepte bon gré mal gré depuis le XIIIe siècle (Concile de Latran de 1215) au nom d’une ancienne théorie consensualiste[13] inspirée du droit romain et que le Concile de Trente a confirmée. Le décret Tametsi du 11 novembre 1563 condamne bien moralement les mariages clandestins (et va s’engager dans une politique de contrôle visant à les faire disparaître), mais les regarde comme néanmoins valides canoniquement, dans la mesure où les mariés consentent à leur union sous le regard d’un Dieu pris à témoin. Les mariages se font au ciel…, selon la formule du jurisconsulte Loisel en 1607, qui n’omet pas de préciser qu’ils se consomment en revanche sur la terre et que, de ce fait, l’autorité politique et la loi sont légitimes à intervenir.

Tout au long des XVIe et XVIIe siècles, la monarchie française n’a eu de cesse de légiférer pour interdire et punir des pratiques somme toute difficiles à extirper tant elles sont devenues une réalité sociale au cours des siècles antérieurs. D’abord limitée aux « fils de famille », entendons de l’aristocratie, la législation royale teintée de gallicanisme étend et durcit les mesures initiales (la seule exhérédation) en faisant d’un mariage clandestin un crime de rapt passible de la peine capitale (Ordonnance de Blois de 1579, qui dispose de la peine de mort, pour le prêtre complice également). À cette fin, la monarchie met en place une véritable politique de contrôle matrimonial afin de renforcer l’autorité des pères sur leur progéniture[14] et de mieux préparer les sujets à l’obéissance au « super père » (l’expression est de l’historien Robert Muchembled[15]) qu’est le roi ; une politique de contrôle social donc. On assiste ainsi à un renforcement de la publicité du mariage (trois semaines de bans), à une interdiction faite aux notaires de procéder aux unions, au renforcement du rôle du seul curé de la paroisse de résidence des futurs époux par le Code Michau de 1629 (avec interdiction pour un autre prêtre de procéder à la cérémonie du mariage, standardisée à compter de 1639, année d’une déclaration de Saint-Germain-en-Laye qui réitère la qualification du mariage clandestin comme rapt criminel). Quelques piqûres de rappel ultérieures (1697, 1724, 1730) montrent toutefois que les lois du roi ne sont pas toujours bien appliquées et respectées, même si les mariages à la gaumine déclinent[16]

Ces normes s’appliquent à la Nouvelle-France. Ainsi en 1691, dans son ordonnance du 16 février « pour remédier à certains abus », l’évêque de Québec, Monseigneur de Saint-Vallier, rappelle l’interdiction des unions dites clandestines[17]. Le clergé, pris entre devoirs spirituels et obéissance à l’autorité politique, est alors, conséquence du gallicanisme, un relais du pouvoir absolutiste et, au Canada, des autorités coloniales. En 1722 encore, une ordonnance de l’intendant Bégon contraint le clergé paroissial de la vallée du Saint-Laurent à publier, donc à rappeler, les dispositions législatives en vigueur depuis Henri II, principalement pour les femmes et filles devenues enceintes « par des voyes illicites[18] ». La loi de 1556 est aussi un moyen de contrôler les naissances et surtout d’éviter les infanticides (l’ordonnance de l’intendant rappelle les risques de peines capitales encourus) d’où son surnom « d’édit des mères[19] ».

Il est évident que le problème du rapt s’inscrit dans une politique de contrôle social plus large[20], même si les habitantes de la colonie qui se débarrassent de leur progéniture[21] ne sont pas légion sous le Régime français. Sans être très nombreux non plus (à peine une dizaine de cas explicites répertoriés dans les archives), les cas de filles abusées par de fausses promesses de mariage émergent des archives de la justice et touchent l’ensemble de couches sociales. Ainsi, en 1692 Madeleine Gonin, encore adolescente, accuse un habitant de la Côte de Beaupré de l’avoir rendue grosse « sous promesse verbale de mariage[22] », ou Jeanne Picoté de Belestre qui porte plainte contre Pierre Le Moyne d’Iberville en personne pour des raisons similaires en 1687, dix ans avant que celui-ci ne fonde la colonie de la Louisiane[23]. Les affaires de rapt renvoient à une diversité de difficultés conséquentes qui sont autant de problèmes de droit et de société. Les mesures visent également à éviter la naissance de ceux que le droit nomme encore les bâtards, exclus de tout droit à la succession de leurs géniteurs, et qui sont au coeur de fortes discussions juridiques, notamment sur les moyens de les éviter[24].

Dans l’affaire Rouffio, rien n’indique qu’un mariage ait été contracté puis consommé librement par les deux jeunes fuyards, mais les juges de la prévôté, juridiction de premier degré, doivent juger en droit et celui-ci est bien établi. La plainte est tout à fait recevable, mais le procès criminel, normal au regard des faits reprochés, surprend par le fait qu’on ait tenté de trouver une issue amiable en début de procès.

L’honneur au prix de la justice ? La recherche d’un règlement privé en matière criminelle

Une transaction a effectivement été passée (à une date non précisée, sans doute au début août 1753) devant le notaire de Québec Jean-Claude Panet à l’initiative de Jean Rouffio, négociant, agissant pour le compte de son frère Pierre, « actuellement dans les prisons de Québec » (le décret de prise de corps de l’accusé date du 3 août[25]) à la suite d’une « évasion » (et non d’un rapt…) de celui-ci avec Louise Cadet, fille d’Augustin Cadet, boucher de la ville, enfermée pour l’heure à l’Hôpital général de la ville (sans doute à l’initiative de son père). Le but ? Une proposition de mariage entre les deux intéressés, conformément à ce que ceux-ci avaient manifestement prévu « par amour mutuel », plus le versement à la famille plaignante d’une somme de 7000 livres tournois, mais à condition de retirer la plainte à l’origine de l’affaire. Cette recherche de transaction en cours de procès (non en marge) est singulière, dans la mesure où elle émane de la famille de l’accusé, non de la partie victime qui souvent s’engage dans cette voie pour faire pression sur son agresseur[26]. Surtout, il s’agit d’un crime et non d’une faute moins grave, plus habituellement rencontrée dans ce genre de mode conciliatoire. Il s’agit bien, en l’occurrence, de réparer, voire de rétablir un équilibre entre une famille plaignante voire victime et une famille accusée, dans ce qui est aussi une affaire d’honneur où il ne s’agit pas d’abord d’obtenir un avantage. Mais réparer quoi très précisément ?

La transaction (difficile à lire en totalité du fait de la mauvaise conservation de l’acte) nous apprend en effet qu’Augustin Cadet était peut-être contre une éventuelle union de sa fille avec le fils Rouffio (la plainte indique que celui-ci aurait été « sollicité de cesser ses assiduités » à venir fréquenter sa fille), mais sans avoir jamais été ouvertement interrogé en la matière. Pour les membres de la famille Rouffio, il y avait bien volonté du fils ou frère prodigue d’épouser Louise Cadet (ce qui confortera la thèse du mariage clandestin à venir retenue par les magistrats de la prévôté, alors que l’accusé n’argumente qu’en faveur d’une volonté de quitter leur famille respective). En revanche, les Rouffio y étaient hostiles, ainsi qu’il est clairement exprimé par le frère : « un mariage auquel [les frères de Pierre Rouffio] s’opposoient ») !

Jusqu’à 30 ans, les garçons sont alors obligés d’avoir l’aval de leurs parents (absents de la colonie), et au-delà, leur faire des « demandes respectueuses ». Il en est de même pour les filles jusqu’à 25 ans (c’est donc le mariage et surtout le fait de quitter le domicile parental qui émancipe alors vraiment). À respectivement 19 et 17 ans, Pierre Rouffio et Louise Cadet sont donc contraints de pleinement respecter non seulement leurs père (surtout) et mère sur ce point (l’acceptio parentum), mais aussi l’avis de leur famille, leur « clan », qui l’emporte sur leur choix individuel. Nombreux sont les cas d’autorité paternelle bafouée en Nouvelle-France, mais on y connaît quelques exemples de frères et soeurs intervenant, parfois violemment, pour empêcher des unions jugées comme des mésalliances[27]. Le mariage est alors avant tout une affaire de famille(s). Alors pourquoi cette transaction visant à permettre l’union des deux échappés ? La famille Rouffio est-elle revenue sur sa position devant l’attitude obstinée de l’un des siens ? Est-ce une tactique visant à faire porter la responsabilité de l’acte sur l’ensemble de la famille Rouffio, une famille confortablement assise socialement, afin de mieux amadouer le père Cadet ? Ou bien y a-t-il ici une volonté de rétablir un honneur familial malmené par la plainte d’Augustin Cadet et voir l’un des leurs rendre des comptes à l’institution judiciaire par un procès au retentissement forcément public ? Plus pragmatiquement il s’agit, peut-être, de maintenir la cohésion et la position d’une fratrie originaire de Montauban, arrivée depuis peu (1752) en Nouvelle-France et désireuse de s’implanter dans les milieux d’affaires de la capitale coloniale (une société commerciale composée des six frères Rouffio a été constituée à cette fin). L’union fait la force.

Ce qui est sûr, c’est que la transaction ne peut juridiquement être acceptée par les institutions judiciaires et le retrait de la plainte n’aurait certainement rien changé à la poursuite du procès. Rechercher un accord ou transiger entre deux familles est parfaitement possible sous l’Ancien Régime, à condition de rester dans un cadre avant tout défini par la gravité des actes poursuivis ou reprochés. La Nouvelle-France n’est pas à l’écart de ces limites imposées par le droit criminel.

L’impossible transaction ? L’affaire Rouffio au regard du droit criminel sous le Régime français

Il s’ensuit donc un procès qui s’inscrit dans la logique juridique de ce qui est alors l’ancien droit. En effet, l’Ordonnance criminelle de 1670, qui organise le procès pénal d’Ancien Régime, s’applique pleinement à la Nouvelle-France, soumise en la matière au régime commun, malgré quelques évidentes retouches nécessaires dans un contexte colonial[28]. Il n’est point question de tomber ici dans une foule de détails procéduraux, mais d’expliquer en quoi la transaction est juridiquement impossible selon les normes de l’époque.

De fait, le procès de Pierre Rouffio est, conformément à la législation pénale française, instruit « à l’extraordinaire[29] ». Les premiers éléments de preuve ont été recueillis par le juge instructeur (lieutenant criminel), notamment les dépositions des témoins, et l’interrogatoire de l’accusé a été mené au stade de l’information. Pour une infraction moins lourde, la procédure aurait pu s’arrêter là (règlement à l’ordinaire). Pour un crime, l’instruction doit se poursuivre par le récolement, soit la réitération pour confirmation des dépositions des témoins, et par la confrontation du plaignant et de l’accusé, ainsi que de celui-ci avec les témoins, jusqu’au jugement. Avant celui-ci, Pierre Rouffio subit, comme les pièces du dossier nous l’apprennent, un dernier interrogatoire dit sur la sellette[30], non plus par le lieutenant criminel, mais par le collège de juges qui va prononcer la peine. L’accusé échappe cependant à la torture, non employée ici parce que sa culpabilité est assurée par des modes de preuve moins violents (16 puis 22 témoignages, dont seulement 2 femmes[31], et des éléments matériels, notamment les affaires des fuyards retrouvés dans le canot). D’où la condamnation de Rouffio à la peine des galères, comme il a été précisé. Le procès est en tout point conforme à l’Ordonnance de 1670, dont les articles ont été assurément bien respectés. Le rapt de séduction est effectivement un crime, non un simple délit. À ce titre, il ne peut être traité qu’au « grand criminel », soit à l’extraordinaire, et non au « petit criminel » par une procédure écourtée au stade de l’instruction préparatoire (soit à l’ordinaire). La peine prononcée est habituelle du fait qu’il s’agit d’une faute « méritant » une peine dite afflictive ou infamante (mort, galères, bannissement hors de la colonie). On notera toutefois qu’à la peine capitale enjointe par les lois du roi, les juges ont opté pour une peine moins tranchée. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans les détails de la procédure.

En revanche, il doit être précisé que l’Ordonnance criminelle interdit évidemment toute transaction officielle ou privée pour ce genre de crime, alors qu’elle les accepte (et la doctrine les recommande) pour les infractions moins graves. Comme le précisent les jurisconsultes du XVIIIe siècle : « Dans les délits où il n’échet aucune peine afflictive ou infamante, mais simplement peine pécuniaire […], il est inutile et même ce seroit mauvaise procédure, de passer au récolement et à la confrontation des témoins[32]. »

C’est là qu’interviennent ce que l’on peut présenter comme des modes alternatifs de règlement des infractions ou des litiges. Pour la Nouvelle-France aussi, les archives judiciaires évoquent le jugement dit en l’état (le juge place l’accusé devant ses responsabilités : une procédure écourtée au stade de l’instruction préparatoire par la reconnaissance par celui-ci de sa faute moyennant une peine réduite, sorte de plaider coupable de l’Ancien Régime). On y rencontre également la civilisation de la procédure (du pénal au civil, soit la recherche d’un dédommagement financier plutôt qu’une punition[33]), mais également des transactions judiciaires entre les deux parties par l’intermédiaire du juge, qui joue au médiateur ou au conciliateur[34]. Tout cela ne s’applique cependant qu’aux petites et moyennes infractions et est conforme à la procédure, commune des deux côtés de l’Atlantique.

Quant aux transactions strictement privées, le fameux infrajudiciaire, elles sont admises également, mais sont rejetées par le droit s’il s’agit de crimes authentiques, au point que le ministère public (procureur du roi) se doit de poursuivre même en cas de transaction en début de procédure (titre XXV de l’ordonnance de 1670). A priori, la transaction recherchée par la famille Rouffio était donc vaine au regard du droit, alors qu’infrajustice et procédures alternatives comptent en Nouvelle-France sans doute pour plus de la moitié des règlements du contentieux pénal avant 1763.

Certes, une telle transaction faite devant un officier public aurait pu suffire à arrêter une procédure en cours en cas de petite ou moyenne infraction, mais dans une affaire de rapt ! On glosera au passage pour préciser qu’il ne s’agit pas ici réellement d’infrajudiciaire, mais plutôt d’une forme de règlement judiciaire alternatif, d’infrajustice légalisée si l’on veut, parce que le droit d’Ancien Régime encadre ce genre de pratiques (accordées aux notaires, aux curés et aux seigneurs et, au Canada, on peut leur adjoindre les officiers de la milice)… L’historienne Josianne Paul a très bien montré le rôle notable des notaires en Nouvelle-France dans le règlement des conflits entre familles pour arriver à une conciliation privée, notamment pour stopper une instruction judiciaire en cours. C’est le cas à Montréal plus encore qu’à Québec peut-être où les institutions judiciaires sont un peu plus présentes[35]. Comme les ententes strictement privées, la médiation notariale intègre cette justice dite réparatrice chère à la justice d’aujourd’hui. La doctrine juridique de l’Ancien Régime favorisait déjà cette position (au XVIIIe siècle, le jurisconsulte français Ferrière est par exemple très favorable à l’intervention des notaires dans le règlement amiable des conflits et litiges) largement soutenue par les autorités politiques. Accords, transactions, justice contractuelle ? Peu importe les qualifications. On retiendra ici que la « médiation » des notaires offre dans le fond un éventail assez proche de solutions aux familles désireuses de s’engager dans cette voie. La plupart du temps, et il s’agit là d’un élément important, l’essentiel du contentieux à régler par le biais des notaires tient plus dans des voies de fait (violence) ou d’injures (au sens romain du terme, conservé dans le vocabulaire anglais avec l’injury, soit des insultes ou de la petite violence physique sans grande gravité) et non dans des crimes graves tels que les rapts.

Il arrive même que la magistrature soit partie décisive dans des transactions entre familles en conflit : l’un des cas les plus intéressants sur ce point est une fameuse affaire, celle qui oppose les Brazeau aux Bleau (ou Blot), deux familles de paysans des environs de Montréal, en 1699[36]. À la suite d’une affaire d’un champ de blé pour partie dévasté, sur fond d’un plus ancien salut non rendu, un honneur bafoué donc, des coups partent et donnent lieu à un délit qualifiable de voies de fait ou d’injures. Charles Brazeau engage une poursuite judiciaire, sans doute pour faire pression sur la partie adverse, puis accepte, à la suite de l’intervention du sieur de Montigny, noble local, de transiger pour une somme de 725 livres. La transaction est possible et passée devant notaire. Pourtant, si Charles Brazeau tente ensuite de se rétracter, sa position n’est pas acceptée par le procureur du roi qui le contraint à respecter l’accord !

On connaît cependant pour le Canada d’autres cas authentiquement criminels qui donnent lieu à certains accords acceptés par les autorités coloniales, malgré des procédures en cours. Les infractions qui en sont à l’origine s’avèrent toutefois moins graves que le rapt (notamment parce que le crime n’a pas été commis avec préméditation). Même en métropole, certaines infractions délicates arrivent à des ententes contraires à l’ordonnance[37]. La chose fait partie des exceptions cependant et la condamnation du fils Rouffio par les juges inférieurs de la colonie appartient aux principes. Il en est de même pour les tentatives avortées de transaction en matière de rapt de séduction dans la vallée du Saint-Laurent au XVIIIe siècle : en juin 1724, le notaire Pierre Raimbault est sollicité par Vital Caron, capitaine de la milice de Lachine, et Jean-Baptiste Girard, accusé de rapt, pour rédiger une transaction destinée à arrêter toute poursuite, mais le Conseil supérieur ordonne à la juridiction royale de Montréal de poursuivre la procédure engagée[38]. Il s’agit cependant de procès conduits par les juridictions de premier niveau (prévôté de Québec, juridictions royales de Montréal ou de Trois-Rivières) qui ont l’obligation de juger en droit. En appel, les cours supérieures ont des prérogatives qui leur permettent de sortir du cadre légal en vigueur…

Quand la haute magistrature canadienne préfère la morale au strict respect du droit : l’honneur des familles protégé par l’équité ?

À la suite de la condamnation en première instance, le procès de Pierre Rouffio passe en effet automatiquement en appel, conformément à un cas criminel ayant conduit à une peine afflictive et infamante. L’accusé et l’ensemble des justiciables concernés par l’affaire se retrouvent ainsi devant le Conseil supérieur de Québec, cour d’appel de la Nouvelle-France aux compétences assez proches de celles des parlements de la métropole[39], pour une procédure conforme à la première. Près d’un mois plus tard, le procureur général Verrier, l’un des plus illustres magistrats de la Nouvelle-France, en arrive à ses conclusions, par lesquelles il enjoint à ses collègues juges d’adjoindre à la peine qu’ils entendent confirmer ou infirmer des dommages et intérêts pour la victime, à hauteur d’une somme qu’il laisse à leur entière appréciation[40].

Pas plus qu’en premier jugement, la haute magistrature « canadienne » ne retient la thèse d’un simple projet de départ commun et confirme la culpabilité de l’accusé. Le 28 septembre 1753, Pierre Rouffio voit néanmoins sa peine commuée en bannissement pour neuf ans de la Nouvelle-France, mais la proposition du ministère public est retenue. Le coupable doit verser 10 000 livres tournois à la victime, Louise Cadet, comme « dédommagement et intérêts civils[41] ». Pierre Rouffio doit néanmoins rester en prison jusqu’au paiement de la somme, d’un montant exorbitant pour le commun des mortels, même pour un membre de la « bourgeoisie négociante ».

L’historien peut voir dans cette mesure un reliquat de la prison pour dette et le prolongement d’une très ancienne logique héritée du droit romain des obligations : la victime, ici la fille mineure et non le père, devient créancière du coupable du crime, ce dernier prenant alors le rôle de débiteur selon la justice. La dette ne tient cependant plus tant dans la peine que dans le versement de dommages et intérêts. D’une faute et d’une conséquente réparation pénale, la justice passe donc à une réparation civile, qui permet la reconnaissance implicite de la victime[42].

Le montant très élevé de la compensation, sans commune mesure avec ceux rencontrés habituellement pour ce type d’affaire et de règlement alternatif en Nouvelle-France, peut s’expliquer comme une volonté de tester la sincérité de la partie accusée qui, par son souhait rapide de négocier à un prix élevé, a fait une sorte d’aveu de culpabilité. Deux ans plus tard, Michel Lecours, 30 ans, accusé de rapt de séduction et pourtant en fuite, ne sera par exemple condamné par contumace qu’à verser 800 livres de dommages à sa victime de 10 ans sa cadette, qui en réclamait pourtant 2000 et alors que les jurisconsultes font de la fuite un élément probant et aggravant de culpabilité[43] ! Il est possible également que l’appartenance des Rouffio à la minorité protestante de Québec puisse expliquer le montant fort élevé du dédommagement. Les liens en apparence étroits entre le plaignant et l’intendant Bégon, président du Conseil, ne sont peut-être pas non plus à négliger[44].

Là n’est cependant pas l’essentiel qui tient dans la suite de l’arrêt du Conseil supérieur de la colonie française d’Amérique. On peut être surpris d’y lire une clause alternative, celle qui permet à Pierre Rouffio d’échapper à la condamnation et au versement des dommages s’il consent à épouser celle avec qui il projetait de s’enfuir ! Décision pleine de paradoxe dans la mesure où elle semble contredire le crime de rapt et entérine pratiquement la transaction tentée par la famille Rouffio au « profit » des Cadet en début de procès ! Au regard des normes pénales, la position des magistrats québécois confine à la dichotomie ! Sans que l’historien puisse en connaître les raisons précises, en l’absence, sous l’Ancien Régime, de motivations des jugements oblige. Mais c’est oublier que l’ancien droit n’est pas tout entier contenu dans les ordonnances… et il n’est pas illégitime de tenter quelque interprétation.

La position finale de la haute magistrature de la Nouvelle-France s’apprécie assurément à l’aune de l’équité, cette fameuse équité dont se plaignent alors parfois amèrement certains juristes plus attachés au jugement en droit[45]. Héritée de la philosophie aristotélicienne puis scolastique quant au sentiment du juste et de l’injuste, prérogative exclusive de l’aristocratie judiciaire des cours souveraines (puis supérieures) de l’Ancien Régime français, en premier lieu les parlements (« Que Dieu nous préserve de l’équité des parlements »), l’équité n’est effectivement pas étrangère aux pratiques judiciaires, métropolitaines et manifestement coloniales, de l’époque moderne.

La position morale des conseillers de Québec s’inscrit pourtant dans une politique récente de renforcement des contrôles et surtout dans celui de la punition des auteurs de rapt de séduction et donc des mariages clandestins. Par une déclaration de 1730, Louis XV a en effet rappelé la nécessité de punir de mort ces criminels et, surtout, que les parlements, à la jurisprudence parfois peu en phase avec la loi et fluctuante d’un ressort à l’autre, ne peuvent plus transformer, comme ils semblent le faire, ces actes illicites en unions véritables. Cette piqûre de rappel n’est pas sans influence, au moins en métropole, sur les pratiques sociales (une baisse des unions clandestines ou illicites), d’autant plus que les lettres de cachet après 1730 sont une arme complémentaire efficace en faveur d’une discipline patrimoniale et familiale. Les cours souveraines sont là pour éviter le désordre des et dans les familles, non pour les favoriser[46] ! Le droit français de l’Ancien Régime se heurte pourtant à ses contradictions fondamentales : la loi donne un cadre, une ligne de conduite, sans avoir une force obligatoire qu’elle a acquise depuis, et les « libertés » (privilèges) locales, provinciales ou coloniales impliquent une souplesse dans l’application de celle-là et un certain pluralisme juridique et judiciaire[47]. Les progrès de l’intime conviction[48] (dite alors certitude morale) dans les pratiques pénales à l’époque moderne peuvent également expliquer que les juges de Nouvelle-France se démarquent du strict respect des ordonnances[49]. Ainsi, les juges canadiens apparaissent comme pleinement intégrés aux valeurs de leur temps, ils ne sont en rien à la traîne de leurs homologues métropolitains. En somme, replacer dans le contexte du XVIIIe siècle, ils font oeuvre de modernité judiciaire.

Cependant, il est également loisible de légitimer la position des conseillers de Québec, non sur un seul principe hérité du droit naturel (juger moralement des faits quitte à se détacher d’un droit estimé trop dur), mais aussi sur une interprétation particulière et pragmatique de l’ordonnance de 1579. L’article 42 de ce texte, qui impose la mort sans rémission ni grâce royale possible en cas de rapt de séduction, peut aussi se comprendre comme une obligation faite aux jeunes personnes enclines à se marier hors de tout accord paternel à passer à l’acte. Les rédacteurs de la loi auraient cherché à éviter d’avoir des filles séduites et abandonnées et à placer les garçons devant leurs responsabilités par une épée de Damoclès lourde de conséquence potentielle. On peut fauter, mais à condition d’assumer et d’être responsable de ses actes.

Cette interprétation est partagée par plusieurs institutions judiciaires locales et provinciales à l’époque moderne, au grand dam de la monarchie qui souhaite axer l’interprétation de cette loi sur la seule punition[50]. En effet, il n’y a pas que les cours souveraines ou supérieures qui, en métropole, se refusent à appliquer la rigueur des textes législatifs en matière de séduction. Les juges préfèrent opter pour ce qui s’apparente à un deal imposé aux justiciables. Ou bien risquer une peine grave, ou bien dédommager la femme victime, ou bien la marier (voire les deux). Cette politique est même pratiquée par certaines justices de premier degré au XVIIIe siècle qui, à l’inverse de la haute magistrature des parlements ou des conseils supérieurs des colonies, n’en ont en principe pas les prérogatives[51]. Là fonctionnent les principes de l’arbitraire, soit la liberté conférée aux juges d’arbitrer la peine ; un arbitraire à ne pas toujours considérer négativement en l’occurrence puisqu’il se fait aussi souvent au bénéfice des justiciables. En l’espèce, il y a là un prolongement de principes médiévaux qui étaient déjà d’éviter la mort à l’auteur du rapt – l’homme – si la victime acceptait d’épouser son ravisseur, avant même que la monarchie française ne criminalise le mariage clandestin[52]. La modernité judiciaire n’est pas incompatible avec un ancrage dans la tradition… et celle-ci semble bien avoir accompagné le peuplement de la Nouvelle-France.

En somme, la magistrature coloniale ne sortirait pas ici d’un jugement fondé sur la jurisprudence des cours souveraines ; une jurisprudence qui rend le droit moins rigoureux. Et puis le roi est loin… On comprend mieux pourquoi la peine de mort, légale en cas de crime de rapt de séduction, semble d’ailleurs n’avoir jamais été prononcée dans la colonie française d’Amérique, du moins après 1670 et l’introduction du régime pénal commun, et en l’état de la conservation des actes de justice[53]. Le rapt de séduction dans le Canada du XVIIIe siècle est très largement traité par des peines ou des décisions alternatives. Par exemple, à la fin du XVIIe siècle, dans l’affaire Le Moyne d’Iberville déjà présentée (devoir de secours de l’enfant jusqu’à ses 15 ans et visites permises à la mère). C’est aussi le cas, en 1720, du charpentier Guillaume Levitre qui obtient du Conseil supérieur que l’homme qui avait « enlevé » sa fille prenne en charge les frais d’éducation de l’enfant à naître[54]. Encore en 1755, le Montréalais Michel Lecours est condamné à prendre en charge l’enfant (« le nourrir, instruire et à lui faire apprendre un métier ») né d’une union clandestine non confirmée en mariage pourtant promis, et à verser à la « victime » 800 livres de dommages et intérêts[55]. Déjà en 1711, Louis de Montéléon, 30 ans, et Marie-Anne de L’Estringant, 15 ans, de Beauport, après avoir vu leur mariage clandestin être annulé, avaient finalement été contraints par arrêt du Conseil supérieur de Québec à confirmer leur union, après avoir préalablement versé pour les pauvres une aumône de 20 livres toutefois ; l’adolescente étant confinée à l’Hôtel-Dieu jusqu’à ce qu’elle soit effectivement conduite devant l’autel par son prétendant[56]. Ces affaires, à l’inverse du cas Le Moyne d’Iberville, mettent en cause des gens du peuple. On ne peut donc inscrire ce phénomène judiciaire au bénéfice des seuls privilégiés de la société coloniale canadienne. Même en cas d’éléments aggravants, la peine capitale n’est pas appliquée. Ainsi en 1694, l’accusé Jean Gagnon, de la Rivière du Loup, qui aurait tenté de faire avorter par drogues celle qu’il avait séduite par belles promesses, n’est pourtant condamné qu’à la prise en charge de l’enfant et à des dommages et au versement d’une aumône[57].

Les membres du Conseil supérieur semblent faire parfois contrepoids aux autorités coloniales qui, en cette période de rappel à l’ordre en matière de mariages clandestins par Versailles, montrent davantage de légalisme. Ainsi, à l’été 1740, l’intendant Hocquart en personne est à l’initiative des poursuites engagées contre deux habitants de Montréal qui, malgré le refus opposé par les autorités religieuses (la famille de la promise étant frappée d’infamie à la suite d’un infanticide), ont néanmoins convolé par un mariage « à la gaumine », seuls, dans l’une des églises de la ville, ce qui fait des intéressés des pécheurs concubins. Cette rigidité est intéressante dans la mesure où, par ailleurs, les intendants coloniaux peuvent faire montre d’une grande souplesse dans l’exercice de la justice[58].

Dans le procès Rouffio, les juges ont opté pour une double voire triple décision : en droit (loi) d’abord au niveau de la prévôté, en droit (jurisprudentiel et coutumier) potentiellement mâtiné d’équité et de morale ensuite pour ce qui concerne les conseillers supérieurs de Québec ; charge à l’accusé, avec son autonomie, de choisir entre la punition et la transaction. Cette position d’équilibriste juridico-judiciaire se comprend certainement à l’aune des réalités de la société coloniale et plus précisément à celle de la capitale de la Nouvelle-France. Cette société est alors en voie de « canadianisation », quoique peu encline à entièrement s’autonomiser de Versailles, seulement à faire valoir ses particularités, dans laquelle il n’est peut-être pas bon de toujours choisir la répression pour maintenir un équilibre fragile du fait, notamment, des conditions démographiques (déséquilibre des sexes au sein d’une population d’origine européenne peu nombreuse). Les juges savent aussi que le crime de rapt « n’est point irrémissible[59] » et que la stricte application des lois n’est pas en la matière absolue. Les criminalistes du XVIIIe siècle font en ce sens des recommandations de souplesse que la pratique canadienne observe assurément.

Cette réalité peut expliquer l’officialisation par les autorités de la colonie de certains mariages à la gaumine au XVIIIe siècle, plus volontiers dans les premières années du siècle il est vrai[60]. Les juges de Québec, de Montréal ou de Trois-Rivières ne semblent avoir été ni plus violents ni plus coulants que leurs homologues de la métropole à la même période, mais il semble qu’une justice conciliatrice y soit peut-être un peu plus marquée encore qu’en France. La sévérité judiciaire touche les crimes énormes et les criminels impénitents, mais quand une voie médiane est possible, les privilèges réservés à la haute magistrature locale, ceux de pouvoir moduler la rigidité des normes (pourtant déjà souples en ce qui concerne le procès pénal, nous l’avons vu), se font au bénéfice des justiciables autant qu’à leurs seuls dépens.

Les suites de l’affaire Cadet/Rouffio illustrent parfaitement cet état de fait. Pierre Rouffio n’a finalement pas accepté la proposition des juges. Peut-être ne comptait-il pas convoler en justes noces, mais plutôt se soustraire à l’autorité familiale et à un destin tout tracé dans les milieux marchands en tentant une aventure plus individuelle dans la « sauvagerie » ou plus certainement dans une autre place urbaine de la colonie. Répétons-le ici : les justiciables bénéficient face à l’exercice de la justice d’une certaine autonomie, au moins partielle, comme nous avons pu le constater dans le choix des règlements contentieux. Pour autant, il n’est pas sûr que l’intéressé ait effectivement dû quitter la colonie après s’être acquitté de la somme imposée.

Les archives dévoilent une autre réalité, celle d’un certain Joseph, le plus jeune des frères Rouffio, épousant la fille Cadet deux ans après le procès. Il est loisible d’imaginer des motifs non avoués et peut-être non avouables : volonté de se porter garant d’une forme d’honneur familial en se proposant comme mari subsidiaire de son frère ? Esprit de solidarité à éviter à celui-ci d’aller « se faire pendre ailleurs », selon les principes sous-jacents à la peine de bannissement ? Ou plus prosaïquement acte non désintéressé (?) dans la mesure où la fille Cadet était devenue riche, par l’entremise de Pierre, de plusieurs milliers de livres tournois ? Quoi qu’il en soit, le 20 mars 1755, Joseph Rouffio passe bel et bien contrat de mariage avec… Marie-Louise Cadet, fille d’Augustin Cadet, devant maître Barolet, notaire de la ville de Québec[61] ! La chose n’a pas été facile puisque le frère aîné du futur marié, Jean, à l’origine de la tentative de transaction deux ans plus tôt, devenu notaire entre-temps, a cherché à contrecarrer cette union un peu étrange, en mettant en avant l’appartenance confessionnelle, en l’espèce protestante, de son clan ! Le 4 février de la même année, la prévôté de Québec, après avis de François Reche, prêtre et curé de l’église paroissiale de Notre-Dame de Québec, a cependant débouté le récalcitrant, dont l’appel devant le Conseil n’a pas non plus abouti, d’autant plus que la communauté huguenote locale, officiellement interdite quoique tolérée par les autorités coloniales, avait entre-temps donné son aval (11 février)[62]. Les bans peuvent alors être publiés et « réparation » est faite deux années après le crime par une union officielle célébrée le 8 mars, au prix d’une double abjuration de la religion calviniste. Quant à Pierre Rouffio, l’historien perd sa trace, ainsi que celle de son frère Joseph après son retour en France en 1764.

Quoi qu’il en soit, et en guise de conclusion sur les procès pour rapt de séduction en Nouvelle-France, les rigueurs longtemps évoquées de la procédure pénale sous le Régime français confinent à une sorte de mythe historico-juridique tant les juges en poste au Canada savent, le cas échéant, faire preuve d’une évidente et pragmatique souplesse. La préférence est donc souvent donnée à Thémis plutôt qu’à Dikê, à la balance de la justice à l’équilibre savamment recherché plutôt qu’au glaive ; et ce, même en matières légalement criminelles quand il s’agit de trouver une solution aux conflits entre et au sein des familles.

Mus par une culture juridique qui fait d’eux une aristocratie judiciaire, les membres du conseil souverain puis supérieur de Québec peuvent et savent parfois mettre en pratique leurs privilèges de ne pas être tenus pieds et poings liés par de bien sévères lois. Les justiciables de la Nouvelle-France ne sont donc pas moins bien traités que leurs parents du Vieux Continent, ce qui peut expliquer l’absence de réelle volonté de ceux que l’on nomme de plus en plus les Canadiens de se détacher de la métropole avant le fameux traité de Paris qui sonne le glas de la Nouvelle-France.