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Le récent ouvrage de Jérôme Roudier, Machiavel, une biographie. L’apport intellectuel de sa correspondance avant 1512, une adaptation de sa thèse de doctorat de 2014, traite d’un aspect peu étudié chez le grand Florentin, Nicolas Machiavel. Roudier s’y intéresse à l’énorme correspondance de Machiavel à partir de 1498, date à laquelle il fut nommé secrétaire de la République florentine, jusqu’au moment de sa disgrâce lors du retour au pouvoir des Médicis. Il existe aujourd’hui de nombreuses biographies de Machiavel, en plus de travaux universitaires et philosophiques sur différents aspects de ce fécond penseur. Pensant notamment aux ouvrages de Quentin Skinner ou aux écrits de Léo Strauss et de Claude Lefort, Roudier souligne que les grands interprètes de Machiavel négligent trop souvent ce que fut l’école formative de la pensée machiavélienne, de son expérience en tant que fonctionnaire de la cité libre de Florence. Le coeur de l’ouvrage est dédié à exposer aux lecteurs toute l’étendue et l’importance des missives du secrétaire et futur auteur du Prince. C’est lors de son expérience auprès de la cour de France ou en mission auprès de personnages tels que César Borgia que Machiavel a développé les grands axes de sa pensée politique. Entre 1498 et 1512, il oeuvra inlassablement à informer et à conseiller le gouvernement républicain de Florence. Il développa un style d’écriture unique qui combine à la fois le professionnalisme d’un fonctionnaire d’État et son esprit patriotique enflammé. Ménageant habilement les différentes factions et acteurs politiques importants de Florence, Machiavel adapte alors ses missives à différents correspondants. À l’élite sociale, la noblesse et les riches patrons, il fait preuve de déférence tout en indiquant quelle action politique serait susceptible soit de sauver Florence, soit de la ruiner. Aux ambitieux républicains issus de la même « classe moyenne » que lui, Machiavel inculque d’adapter une attitude proactive et audacieuse. On voit donc non seulement un avant-goût des techniques rhétoriques utilisées avec brio dans le Prince et les Discours, mais aussi une certaine attitude politique dans sa correspondance. L’attentisme et l’inaction y sont évités à tout prix. Qu’un acteur politique soit temporairement limité dans sa manoeuvre, cela ne l’empêche pas de se préparer activement pour une action future lors d’une occasion favorable.

Pour Roudier, comprendre la pensée politique de Machiavel exige qu’on tienne compte de son expérience diplomatique dont on peut lire les détails dans ses lettres et les réponses de ses correspondants les plus illustres. C’est en étudiant attentivement cette correspondance qu’on décèle, chez Machiavel, les origines d’un certain dédain pour la philosophie politique classique des anciens. Non pas que ce dernier ignorait cette philosophie. Au contraire, il connaissait les thèses de Platon et d’Aristote sur les questions du meilleur régime et de la justice. Cependant, Machiavel voyait bien que dans la pratique effective de la chose politique, les rois, les délégués de républiques ou d’autres personnages en position d’autorité respectaient rarement ou jamais les principes philosophiques idéalistes. La politique, telle que comprise par Machiavel, « [é]chappe à la philosophie, au devoir être, car elle est avant tout action » (p. 16). Quant à Roudier, il critique les philosophes contemporains qui tentent de recréer un « système » conceptuel machiavélien. Pour lui, Machiavel se doutait justement des « systèmes » conceptuels chers aux philosophes qui se sont penchés sur les questions politiques. Vouloir à tout prix faire entrer Machiavel dans le canon des grands philosophes est nécessairement voué à l’échec, selon Roudier. Machiavel est un des penseurs pragmatiques qui forcent leurs héritiers à comprendre que « [l]a réalisation de la Cité parfaitement ou partiellement juste est une illusion » (p. 18). Machiavel a appris cette leçon par son dur travail de diplomate auprès des puissants du monde européen de son époque.

En ce qui a trait aux subdivisions de l’ouvrage de Roudier, la première section porte sur l’aperçu assez détaillé de la formation et des premières années de Machiavel à titre de secrétaire de la République florentine. L’auteur va tout de même plus loin dans la contextualisation de l’oeuvre de Machiavel, de ses missions diplomatiques et de sa correspondance politique. Il souligne l’existence en Florence de quelque chose qui peut s’approcher d’un certain espace public où la liberté de parole était de mise. Son discours franc et direct distingue notamment la correspondance de Machiavel tout en s’adaptant à la position sociale de son correspondant. La présentation, par Roudier, des pratiche, des assemblées populaires qui répondent à l’appel du gonfalonier sur un point particulier, est particulièrement éclairante pour comprendre le contexte dans lequel Machiavel travaillait (p. 63). Les citoyens peuvent donc avoir un mot à dire dans les prises de décisions politiques. Machiavel était au courant de l’importance d’avoir l’appui populaire pour la mise en pratique d’une politique ambitieuse, comme le confirment sa correspondance et ses écrits ultérieurs.

La deuxième section se concentre sur la correspondance de Machiavel et le développement de ses techniques d’écriture qui ont pour objectifs d’informer les dirigeants politiques de Florence, mais aussi de les pousser à l’action. Machiavel s’y connaît en matière de forces irrationnelles qui gouvernent souvent les changements politiques. La troisième section traite plus spécifiquement de certaines conclusions que Machiavel a tirées de sa longue expérience diplomatique et de son utilisation de la communication en politique. D’après lui, l’histoire nous propose des situations à étudier, des scénarios qui, s’ils ne se répètent jamais, portent à prendre de meilleures décisions. La quatrième partie de l’ouvrage nous ramène à la question des limites de la connaissance philosophique en matière politique. Comme l’explique Roudier, pour Machiavel les préoccupations purement éthiques ne doivent pas figurer centralement dans le calcul politique. Une des grandes conclusions de Machiavel est qu’« on n’apprend rien de moral par l’histoire, mais seulement quels moyens employer dans des situations données » (p. 345). La conclusion réitère certains leitmotivs de l’ouvrage de Roudier qui nous rappellent que c’est l’expérience diplomatique de Machiavel qui a joué un rôle important dans son éloignement de la philosophie politique traditionnelle dont il connaissait pourtant les grands thèmes. Comme le note Roudier, « en promouvant un examen des faits lié à la spécificité de l’action, Machiavel dégage avant tout le problème essentiel de la philosophie politique : son idéalisme » (p. 391). L’auteur réfute l’idée que Machiavel cherchait à produire une « écriture entre les lignes » dans le but de cacher le vrai sens de ses écrits, selon l’interprétation développée par l’école straussienne. On a trop négligé l’aspect performatif et « activiste » de la correspondance de Machiavel avant 1512. Quand il occupait une fonction officielle, il tentait de faire son devoir patriotique en influençant les décideurs. Son plus grand projet fut la formation d’une milice florentine. Une fois écarté des centres du pouvoir à Florence, il continua à développer les mêmes idées. Roudier admet qu’il poussait plus loin les intuitions géniales de sa correspondance d’avant 1512 ; il refuse cependant de voir en Machiavel un homme qui soudainement, sans pratique antérieure, puisse se mettre à écrire une oeuvre d’une persuasion et d’un génie communicationnel qui a traversé les âges. Sans décontextualiser la vie et l’oeuvre de Machiavel, il nous signale qu’il faut comprendre sa correspondance comme un moment clé de sa pensée. L’érudition de l’ouvrage de Jérôme Roudier est remarquable : ses thèses sur l’espace public à Florence et le caractère performatif des missives de Machiavel sont claires et persuasives. Cependant, nous ne croyons pas qu’il ait convaincu tous ses lecteurs du caractère antiphilosophique des écrits de Machiavel. Le grand penseur florentin a développé quelque chose qu’un de ses interprètes, Antonio Gramsci, nommera une vision du monde philosophico-pratique. D’ailleurs Roudier est constamment tiraillé entre souligner l’aspect pragmatique et historique de la pensée de Machiavel sans pour autant renier son importance philosophique. Comme il l’indique, « [l]e Florentin ouvre la modernité en refusant les confortables distinctions entre science politique, philosophie politique et engagement politique » (p. 396). Mais certains interprètes du grand Florentin diraient qu’une lecture attentive des anciens, de Platon, de Xénophon et d’Aristote, concernant la politique pose de graves questions sur ces enjeux. Le philosophe et, ne l’oublions pas, le législateur, ont un rôle non négligeable dans l’organisation des affaires de la Cité antique. Une lecture attentive des Discours sur la première décade de Tite-Live nous fait voir à quel point Machiavel fut informé, certains diront influencé, par les anciens philosophes, bien qu’il n’ait pas toujours tiré les mêmes conclusions qu’eux.