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Nombreux sont les africanistes à penser que l’analyse de la politique africaine sous le prisme de l’action publique constitue une entrée féconde et innovante (Darbon, 2009 ; Eboko, 2015 ; Darbon et Provini, 2018)[1]. Si, depuis les années 1990, la science politique africaniste s’est principalement intéressée à la démocratisation et aux élections (Quantin, 2005 ; Gazibo et Thiriot, 2009 ; Lindberg, 2009 ; Loada et Wealthly, 2014)[2], elle a ces dernières années diversifié ses centres d’intérêt. Il s’observe de plus en plus un foisonnement de travaux sur l’action publique (Darbon et al., 2019). Cette approche spécifique d’analyse des faits politiques permet de dépasser la « conception de l’État comme entreprise de domination » (Enguéléguélé, 2008 : 8) et d’analyser celui-ci à partir de ses actes face aux problèmes publics. Son potentiel heuristique réside ainsi dans le fait d’aborder « l’État au concret » (Padioleau, 1982 ; Olivier de Sardan, 2004 ; Lavigne Delville, 2018). Il est une tradition dans ce sous-champ de la science politique d’étudier le changement de l’action publique (Muller, 2000 ; Meyer, 2013) et plusieurs travaux se focalisent sur ce chantier (Palier et al., 2010).

Le départ forcé de Blaise Compaoré au Burkina Faso en octobre 2014, après plus d’un quart de siècle au pouvoir, constitue un terrain de recherche fertile pour étudier comment s’articulent changement de régime et changement de l’action publique. C’est l’objet de la présente contribution qui analyse l’exemple des politiques publiques de sécurité. Historiquement, la littérature savante sur le changement de l’action publique a été marquée par le débat opposant les tenants du changement incrémental à ceux du changement rapide et radical. (Lindblom, 1959 ; Pierson, 2000 ; Kingdon, 2003 ; Knoepfel et al., 2016). Depuis les années 2000, les auteurs tentent de dépasser cette dichotomie par la prise en compte de la variable temporelle (Fontaine et Hassenteufel, 2002 ; Palier et al., 2010 : 391-400 ; Boussaguet, 2019 : 135-138).

Cette nouvelle perspective met en exergue les « changements incrémentaux à effets transformateurs » (Streeck et Thelen, 2005 ; Hassenteufel, 2008 : 243-285). À ce propos, Paul Pierson (2004) montre qu’un changement incrémental dans le temps court peut induire un changement paradigmatique à plus long terme (voir aussi Hoffler et al., 2010)[3]. Dans les vieilles démocraties, l’alternance électorale est un des indicateurs du changement (Quermone, 2003 : 51-66 ; Maillard, 2006 : 39 ; Aldrin et al., 2016). Celle-ci est appréhendée sous l’angle de ses effets sur l’action publique. À cheval entre la sociologie électorale et l’analyse de l’action publique, cette démarche aborde « l’alternance au concret » et consiste à « observer sous un angle sectoriel l’action publique menée par les nouveaux titulaires du pouvoir » (Gay, 2016 : 13).

En Afrique, l’alternance[4] reste impossible dans de nombreux cas à cause de la présence des régimes hybrides (Diamond, 2002 ; Carothers, 2010 ; Mair, 2011)[5]. Dans ces régimes, qui « combinent institutions démocratiques et pratiques autoritaires » (Van de Walle, 2009 : 150), des crises surviennent parfois, conduisant à des transitions politiques (Bratton et Van de Walle 2002 : 9-11 ; Hilgers et Mazzocchetti, 2006 : 5-18). C’est dans cette optique qu’il faut aborder la transition politique burkinabè (2014-2015), qui a consacré un changement de régime. Cette transition politique a été tempérée par la Constitution en vigueur depuis le 11 juin 1991. Devant la vacance du pouvoir consécutive à la démission forcée de Blaise Compaoré, un texte constitutionnel dénommé Charte de la transition a été adopté par les acteurs de la vie politique[6] pour instituer un régime transitoire de douze mois (Chouli, 2015 ; Ouédraogo et Ouédraogo, 2015 ; Soma, 2015 ; Hagberg et al., 2017). Cette charte était censée compléter la Constitution qui est restée en vigueur pendant la transition et qui continue d’ailleurs de régir l’État (Narey, 2015)[7].

Le pays a renoué avec l’ordre constitutionnel « normal » avec les « élections fondatrices » du 29 novembre 2015[8] à l’issue desquelles Roch Marc Christian Kaboré, un ancien allié de Compaoré[9] et candidat du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), a été porté à la présidence du Faso. Impulsée par une mobilisation populaire[10] qui rappelle le soulèvement du 3 janvier 1966[11] et le « printemps arabe », cette transition politique a suscité une inflation de demandes, incarnée par le slogan « plus rien ne sera comme avant » (Engels, 2015 ; Saidou, 2017b). Il s’agit dans cette étude d’interroger l’après-Compaoré à partir de son potentiel de changement dans le secteur de la sécurité. Dans les années 1990, de nombreux États africains francophones avaient organisé des « États-généraux de l’armée », dans la foulée des conférences nationales (Bangoura, 2010). Du fait de sa transition « contrôlée », le Burkina Faso a dérogé à cette règle (Loada, 1996). Le débat sur la réforme du secteur de la sécurité a été relancé avec la crise politico-militaire de 2011 (Loada et Romaniuk, 2014 ; ICG, 2016), l’insurrection d’octobre 2014, et plus récemment la crise liée au terrorisme (Pellerin, 2017).

Blaise Compaoré a légué à ses successeurs une doctrine concernant la sécurité bâtie autour de la politique de défense de 2004 et de la stratégie nationale de sécurité intérieure de 2010[12]. Cinq ans après son départ, malgré l’euphorie qui a accompagné l’insurrection, cette doctrine n’a pas été remise en question. Pourtant, le discours de la plupart des « insurgés » prônait la rupture avec le régime Compaoré dont l’armée était un des piliers (Hagberg, 2010 ; Loada, 2010 ; Sampana, 2015 ; Balima, 2017)[13]. Qui plus est, depuis 2016, le Burkina Faso fait face à « la plus grave crise de son histoire postcoloniale » (Institut FREE Afrik, 2018 : 6). Le pays est en effet devenu la nouvelle cible des terroristes opérant dans le Sahel (Bagayoko, 2017 ; PNUD, 2017 ; Quidelleur, 2020) et les attaques se sont depuis lors intensifiées sur son sol (Institut FREE Afrik 2018 : 13-15 ; Assanvo et al., 2019). Si de nombreuses mesures ont été prises par les successeurs de Compaoré[14] pour faire face à ce défi, la doctrine héritée du régime défunt, jugée inadaptée et désuète, reste presque intacte. Comment rendre compte d’un tel paradoxe ?

Pour y répondre, l’article privilégie sur le plan théorique la thèse de la crise programmatique des partis politiques (International IDEA, 2014 ; Bleck et Van de Walle, 2018). Selon plusieurs travaux, le système partisan africain se caractérise par sa faible polarisation idéologique et la prégnance des stratégies clientélistes (Wantchekon, 2003 ; Elischer, 2012). En effet, si « les partis africains sont rarement analysés en termes d’idéologie, de programmes et de plateformes politiques » (Carbone, 2006 : 6), la plupart des travaux qui les ont abordés sous ce prisme ont conclu à l’absence de différenciation idéologique (Conroy-Krutz et Lewis, 2011). Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz (1999 : 51) soulignent par exemple que « les paravents doctrinaux ont toujours tenu une place relativement accessoire dans les entreprises politiques subsahariennes ». En outre, selon certains travaux, les partis aux faibles capacités programmatiques sont peu performants dans l’action publique (International IDEA, 2014 : 101).

Cette problématique conduit à focaliser l’analyse sur ce questionnement : dans quelle mesure la crise programmatique des partis politiques explique-t-elle le caractère marginal du changement des politiques de sécurité depuis la fin du régime Compaoré ? À partir de cette perspective théorique, l’analyse part de l’hypothèse qu’en l’absence de renouvellement de l’offre programmatique, la rotation des dirigeants au pouvoir débouche sur un changement incrémental de l’action publique (Lindblom, 1959). Outre les aspects théoriques, le choix de cette problématique se justifie par une observation empirique. En effet, les dirigeants qui ont succédé à Blaise Compaoré font partie des « élites recyclées » (voir Chabal et Dalloz, 1999 : 45), issues de sa famille politique dont ils furent les « architectes[15] ». Leur rupture avec le parti de Blaise Compaoré, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), publiquement consommée en janvier 2014, n’était pas fondée sur des divergences programmatiques, mais sur des conflits de leadership (Palm, 2017).

Dès lors, pour rendre compte du caractère marginal du changement des politiques sécuritaires, l’hypothèse de la crise programmatique semble logique. L’idée est d’expliquer le processus de changement des politiques sécuritaires comme la conséquence d’un déficit d’innovation programmatique (Garraud, 1990). À partir de cet angle, des données ont été recueillies et étudiées à la lueur d’entretiens semi-directifs avec une vingtaine d’acteurs issus des domaines universitaire, associatif, politique et administratif, d’une analyse documentaire et d’observations directes[16]. La problématique adoptée ne vise pas à étudier l’efficacité ou l’effectivité des politiques de sécurité, mais à analyser par quels processus elles changent ou se maintiennent depuis la fin du régime Compaoré. En clair, l’article analyse un processus de réforme des politiques publiques de sécurité.

Le concept de sécurité est appréhendé en termes de sécurité nationale[17], intégrant défense militaire et défense civile (Bryden et N’Diaye, 2011 ; Mouiche et Kalé Emusi, 2015 ; Balzacq, 2016 ; Collins, 2016 : 1-10)[18]. Autrement dit, ce concept englobe la sécurité extérieure (ou défense) et la sécurité intérieure (Bauer, 2011 ; Chihan, 2013 : 185-200 ; Gazibo 2017)[19]. Il faut entendre par politique publique « l’action d’une autorité publique, seule ou en partenariat, pour traiter d’une question perçue comme posant problème » (Lascoumes et Le Galès, 2007 : 5). Sont ainsi considérées comme politiques de sécurité, les programmes d’action élaborés et mis en oeuvre par le gouvernement en réponse aux problèmes relatifs à la sécurité (Dieu, 1999 ; Bauer, 2011).

Les résultats qui se dégagent de cette recherche montrent l’ambivalence et la complexité du changement de l’action publique. Si l’hypothèse adoptée permet d’élucider le caractère incrémental du processus de réformes de politiques de sécurité, l’analyse montre qu’en contexte de crise, le déficit programmatique des partis politiques n’est pas incompatible avec le changement.

Les incertitudes programmatiques

Nonobstant la volonté de rupture affichée par les acteurs de la chute du régime Compaoré, l’analyse des réformes en matière de sécurité des gouvernements post-insurrection met en évidence des agendas aux contours imprécis sur les politiques de sécurité. Ce paradoxe peut être élucidé d’abord par l’hybridité programmatique de l’insurrection et ensuite par l’arrivée au pouvoir d’anciens acteurs du régime Compaoré, porteurs d’une vision conservatrice.

L’insurrection comme mouvement « attrape-tout[20] »

Les incertitudes qui caractérisent la réforme des politiques de sécurité trouvent leur explication, d’une part, dans l’absence de feuille de route claire pour la période transitoire et, de l’autre, dans les conflits ayant opposé les autorités de transition au Régiment de sécurité présidentielle (RSP), le corps de l’armée le mieux équipé et acquis à l’ancien président Blaise Compaoré.

Un régime à l’agenda hybride

Si l’insurrection d’octobre 2014 a permis de lancer un processus de réforme dans le secteur de la sécurité (voir Bagayoko (2017), paradoxalement, elle n’a pas abouti au modèle des « États-généraux de l’armée » qui s’est répandu en Afrique lors des transitions des années 1990 (Bangoura, 2010 : 47-83). Comme le souligne Jean Pierre Bayala (entretien à Ouagadougou, 6 décembre 2016), le régime de transition n’a pas refondé la doctrine de sécurité de l’État. L’explication de ce paradoxe réside dans le caractère « fourre-tout » du mouvement insurrectionnel burkinabè (Saidou, 2018a ; Jaffré, 2019). En effet, le seul dénominateur commun entre les acteurs qui ont pris part à ce soulèvement populaire était la volonté d’empêcher le président Compaoré de modifier la Constitution en vue de s’octroyer un mandat présidentiel supplémentaire en 2015. Si pour certains acteurs, l’objectif se limitait à la défense de la Constitution, d’autres acteurs tels que ceux du MPP et leurs relais dans la société civile[21], visaient la conquête du pouvoir politique.

Du reste, pour les mouvements de la gauche radicale burkinabè incarnée par certains syndicats et mouvements associatifs, aucun des objectifs précédemment cités n’était pertinent[22]. Ces acteurs ont soutenu l’idée que le départ ou le maintien de Blaise Compaoré n’était pas la question fondamentale et que seule une alternative révolutionnaire portée par les citoyens était crédible. La chute de Compaoré a surpris plus d’un « insurgé » et l’après-Compaoré n’a pas été pensé par la plupart des acteurs influents du mouvement insurrectionnel (Saidou, 2019b). Cette absence d’anticipation et la diversité des acteurs engagés dans ce processus expliquent les tâtonnements observés pour définir les règles du jeu et l’agenda du régime de transition (Jaffré, 2019 : 207-211). Il était ainsi difficile de définir la feuille de route de la transition burkinabè de 2014-2015. Certes, la Charte de la transition a institué une Commission de la réconciliation nationale et des réformes (CRNR)[23] chargée de produire un rapport sur les réformes, mais aucun texte juridique n’indiquait explicitement si ces réformes devaient être adoptées pendant la période de transition. Ainsi, la seule certitude concernant l’agenda de la transition était que celle-ci devait organiser les élections en vue de restaurer l’ordre constitutionnel[24].

La question des réformes en matière de sécurité a été posée dès le moment du débat sur la Charte de la transition en novembre 2014. La société civile avait proposé une commission « Défense et Sécurité » pour réfléchir sur une telle réforme (entretien avec Luc Marius Ibriga, enseignant-chercheur en droit public, Ouagadougou, 6 septembre 2017). L’armée s’y était opposée, arguant que cette réforme pouvait être portée par le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) qui existait déjà[25]. La société civile saisit l’opportunité de l’adoption de la Loi portant création, composition, attributions et fonctionnement de la CRNR pour inscrire la réforme de l’armée au titre des missions de cette commission[26]. Ce fut la première fois que la réforme de l’armée était inscrite dans l’agenda institutionnel du régime de transition. Le rapport général de la CRNR publié en septembre 2015 a formulé plusieurs recommandations sur la sécurité, dont la dissolution du RSP, considéré comme le « bras armé » du régime Compaoré (CRNR, 2015 : 84).

Cependant, aucun arrangement juridique ou politique n’obligeait le gouvernement de transition à mettre en oeuvre ces recommandations dans l’immédiat. D’ailleurs, la recommandation relative à la dissolution du RSP n’a jamais fait consensus, y compris parmi les acteurs qui ont conduit l’insurrection. En raison de ce déficit de clarté sur le programme de la transition, les changements effectués sur les politiques de sécurité ont été menés par à-coups selon une dynamique conflictuelle.

Des réformes par à-coups impulsées par les conflits politiques

La plupart des réformes adoptées par le régime de transition dans le secteur de la sécurité visaient à neutraliser les partisans de Blaise Compaoré et à asseoir la domination du premier ministre Yacouba Isaac Zida. Considéré au départ comme un « pion » du RSP, ce dernier s’est très vite émancipé de ses chefs, créant une tension permanente entre le RSP et le gouvernement de transition (Hagberg et al., 2015 : 217-218). Les principales réformes adoptées portaient l’empreinte des intérêts politiques. C’est ce qu’on peut retenir de la relecture de deux textes sur l’armée par le parlement de transition, le Conseil national de la transition (CNT), le 5 juin 2015[27]. Les nouveaux textes obligent tout militaire désirant s’engager en politique à démissionner au préalable. Ils élargissent également l’éligibilité au grade d’officier général aux officiers ayant le grade de lieutenant-colonel.

L’idée de dépolitiser l’armée visait à affaiblir les partisans du régime défunt, notamment le général Djibril Bassolé et le colonel Yacouba Ouédraogo, tous deux s’étant déclarés candidats à l’élection présidentielle. Quant à la réforme relative à la promotion au grade de général, elle répondait à l’ambition du premier ministre Zida, qui fut élevé au grade de général de division. Ces mesures étaient donc dictées par les intérêts de ce dernier. Toutes les autres réformes adoptées après l’ont été à la suite de crises entre Zida et le RSP. À l’issue de la crise de février 2015, le président de la transition, Michel Kafando, mit en place une commission de réflexion sur l’avenir du RSP. Dirigée par le général Gilbert Diendéré, celle-ci proposa une réforme légère du RSP, qui resta sans suite. Une autre crise conduisit le président Kafando à remanier le gouvernement le 19 juillet 2015. Ce remaniement, qui avait une portée militaire, s’est fait au profit et sous la pression du RSP. Le premier ministre Zida fut contraint de céder le portefeuille de la défense au président Kafando et d’accepter le départ du ministre de la Sécurité, le colonel Auguste Denise Barry[28].

La crise la plus grave fut le coup d’État manqué de septembre 2015 (Jaffré, 2019 : 253-266). Après avoir été neutralisé par l’armée loyaliste, le RSP fut dissous le 25 septembre 2015 (Saidou, 2017a). La disparition du RSP a ouvert une fenêtre d’opportunité (Kingdon, 2003) car, dans la foulée, plusieurs mesures furent adoptées. Ainsi, le gouvernement créa par décret le 12 novembre 2015 le Groupement de sécurité et protection républicain (GSPR), composé d’éléments issus de l’armée et de la police, pour assurer la sécurité de la présidence du Faso. Ce décret donne le monopole du commandement à l’armée et rattache le GSPR à l’État-major général des forces armées. Ce faisant, cette réforme illustre le poids du passé car il s’agit d’un héritage des régimes militaires[29]. Le gouvernement créa en outre deux autres organes le 16 octobre 2015. Le premier est l’Agence nationale du renseignement (ANR) chargée « de recueillir et d’exploiter, au profit du Président du Faso, ainsi que du Gouvernement, les renseignements reconnus d’intérêt vital pour la sécurité du Burkina Faso » (Ouédraogo, 2017 ; Oulon, 2018 : 60)[30]. Le second organe est le Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN)[31] chargé, entre autres, de coordonner les questions relatives à la sécurité intérieure et extérieure, de définir les orientations stratégiques et les priorités nationales en matière de défense et de sécurité, de prévenir et de gérer les crises, etc.[32]

La création de l’ANR et du CDSN a ignoré le cadre institutionnel existant institué par la politique de défense de 2004 (Institut FREE Afrik, 2018 : 39-40). Celle-ci avait en effet consacré un Comité ministériel de renseignement et de défense (CMRD) chargé d’assister le premier ministre dans la coordination des services de renseignement (Burkina Faso, 2004 : 34). Elle a également institué un Conseil supérieur de la défense nationale (CSDN) et un Comité national de défense (CND) dont les attributions semblent coïncider avec celles du CDSN. Enfin, le 8 décembre 2015, le président Kafando installait la commission chargée d’élaborer le plan stratégique de réforme des forces armées. Si ces réformes manquent de cohérence d’ensemble (Savard, 2010 : 309-335), c’est parce qu’elles ne s’inscrivaient pas dans un schéma global de réformes. Le retour à l’ordre constitutionnel avec l’élection du président Kaboré le 29 novembre 2015 n’a pas mis fin au flou programmatique.

Réformer sans programme : entre improvisation et confusion d’agenda

Le programme du président Kaboré repose sur un ensemble d’engagements parfois vagues, qui reflète un déficit d’anticipation programmatique. Ce facteur explique la cadence incrémentale et la faible synergie des réformes. En effet, celles-ci se caractérisent d’une part par leur caractère progressif, de l’autre par leur déficit de cohérence.

Un agenda de réformes construit à pas de caméléon

L’incrémentalisme impulsé par le déficit programmatique est renforcé par les exigences constitutionnelles, mais aussi des contraintes liées à la coopération internationale. Faute de capacité programmatique forte, le changement de l’action publique se fait à pas de caméléon. Pour traduire le programme du président Kaboré ou programme présidentiel dans le cadre officiel, le premier ministre Paul Kaba Thiéba (2016) s’est prêté à l’exercice constitutionnel de présentation de sa Déclaration de politique générale (DPG) au Parlement le 5 février 2016[33]. Le gouvernement Thiéba a ensuite procédé à la rédaction du Plan national de développement économique et social (PNDES), censé être arrimé au programme présidentiel. Par ce processus complexe, identifier les priorités gouvernementales sur la sécurité exige un travail fastidieux d’analyse croisée du programme présidentiel, de la DPG et du PNDES. C’est en cela que Pierre Muller (2015 : 21) présente l’action publique non pas comme un donné, mais un construit de la recherche.

L’enjeu est de traduire ce programme en politiques concrètes. En gros, les engagements issus de ce programme consistent à réviser la politique de défense, à garantir le caractère républicain des forces armées, à assurer leur participation au développement et à renforcer leurs capacités opérationnelles (Kaboré, 2015 : 25). Il s’agit également de définir « une politique et une stratégie de sécurité intérieure », d’améliorer les moyens de lutte contre le grand banditisme et le terrorisme, de réviser le concept de police de proximité, d’organiser un « forum national sur la sécurité intérieure » et de mettre en place un « organe de coordination des forces de sécurité intérieure » (ibid.).

Dans sa DPG, le premier ministre Thiéba (2016) donne quelques détails sur certains de ces engagements. Il annonce par exemple que le forum sur la sécurité promis par le président du Faso vise à « formuler une politique et une stratégie nationale de sécurité intérieure reposant sur l’adhésion des populations et l’étroite collaboration des pays de la sous-région ». Il précise également qu’en matière de défense, une Loi de programmation militaire sera adoptée. En 2019, son successeur Christophe Dabiré (2019) passe sous silence les politiques de défense et de sécurité intérieure et met l’accent sur les mesures sectorielles telles que le plan stratégique de réforme des forces armées.

Le PNDES constitue une phase majeure dans la construction de l’agenda de réformes. Son élaboration prendra plusieurs mois, entraînant un quasi-immobilisme de l’action publique, car le chantier des politiques sectorielles ne pouvait être ouvert avant son adoption. L’élaboration du PNDES a été relativement participative et inclusive. Sa version définitive date du 30 août 2016, soit huit mois après l’investiture du président du Faso. Il reformule les engagements présidentiels dans un langage statistique[34]. Par exemple, un des objectifs est

l’augmentation du taux de couverture des régions en plan Organisation de la réponse de la sécurité civile (ORSEC) de 53 % en 2015 à 100 % en 2020, du taux de maillage du territoire national en services de sécurité opérationnels de 56,8 % en 2015 à 75 % en 2020 et du ratio agent de sécurité/population de 1/948 en 2015 à 1/910 en 2020.

Burkina Faso, 2016 : 35-36

Le PNDES, en tant que cadre d’orientation de l’action publique, n’est pas que le résultat d’un changement de régime. L’adoption d’un nouveau programme s’imposait car, avec la fin du cycle de la Stratégie de croissance accélérée et de développement durable 2011-2015 (SCAAD)[35], un nouvel accord devait être conclu avec les bailleurs de fonds extérieurs (Natielsé, 2019)[36]. L’accession au pouvoir du président Kaboré coïncidait ainsi avec la fin de ce cycle de coopération. Cette exigence d’élaborer un cadre global de l’action publique servant de base de coopération entre l’État et ses partenaires internationaux est une spécificité des États sous régime d’aide (Tidjani, 2001 ; Lavigne Delville, 2016). Elle conforte les partis politiques dans leur tendance à négliger la réflexion programmatique. C’est cette faible capacité programmatique qui rend compte de l’incohérence de l’agenda de réformes du régime Kaboré.

Un agenda de réformes à la cohérence incertaine

Le déficit de cohérence des politiques de sécurité adoptées pour mettre en oeuvre le programme du président Kaboré est symptomatique de la faible anticipation des enjeux sécuritaires par le MPP. Selon Jean François Savard (2010 : 309-335), la cohérence « vise à intégrer les idées de différents intervenants politiques afin d’établir une synergie particulière entre les éléments des politiques publiques associées à un même domaine et offrir ainsi une vision commune des effets escomptés de ces politiques ». En recoupant les engagements contenus dans le programme présidentiel, la DPG et le PNDES, la dépolitisation des forces de sécurité et l’augmentation de leurs capacités opérationnelles apparaissent comme étant les engagements clés. Cette synergie n’occulte pas l’existence d’une double incohérence externe, c’est-à-dire l’incompatibilité entre les différentes options du gouvernement dans le secteur de la sécurité (Knoepfel et al., 2016 : 180-183).

La première incohérence s’observe en comparant les engagements présidentiels aux politiques publiques en vigueur. Sur ce plan, on peut remarquer une faible connaissance des politiques existantes. Par exemple, le président Kaboré s’engage à « la définition d’une stratégie de sécurité intérieure », alors que celle-ci existe déjà depuis 2010 (Burkina Faso, 2010). De même, il s’engage à mettre en place « un organe de coordination des forces de sécurité intérieure », alors que cette structure a été déjà créée par décret en 2001[37]. En réalité, les problèmes de coordination s’expliquent par un déficit de mise en oeuvre, notamment l’absence de texte d’application du décret[38]. En outre, en proposant la « révision de la police de proximité », le programme de Kaboré semble ignorer qu’une version révisée de cette politique existe déjà au ministère de la Sécurité depuis 2010[39] et qu’il ne manque pour son opérationnalisation qu’un décret d’application (Saidou, 2019a).

Du reste, la plupart des engagements manquent de contenu concret. Ainsi, les engagements relatifs à la révision de la police de proximité, à la définition d’une politique de sécurité intérieure ou à la révision de la politique de défense restent muets quant à leur orientation. Aucun document ne permet de savoir ce qui est envisagé comme réformes. À titre illustratif, il est difficile d’affirmer qu’avec la réforme de la police de proximité de 2016[40], le président Kaboré a tenu son engagement, dans la mesure où, en amont, celui-ci n’était pas assorti de contenu concret. Cette réforme n’est pas le fait d’un changement de parti au pouvoir. Elle a été entièrement produite par les élites administratives et sa mise à l’agenda s’explique par la crise sécuritaire (Quidelleur, 2017 ; Saidou, 2019a).

La seconde incohérence concerne l’arrimage des réformes prévues dans la DPG et le PNDES au programme présidentiel. Ce postulat ne résiste pas à l’analyse. Le constat qui se dégage est qu’au fil des mois, les engagements présidentiels se sont dispersés dans divers documents ; certains engagements ont été occultés ou sous-estimés (Institut FREE Afrik, 2016 : 3), tandis que de nouveaux engagements sont apparus. Presque tous les engagements relatifs à la sécurité sont introuvables dans le PNDES. La Loi de programmation militaire a fait son apparition dans la DPG, sans être reprise après dans le PNDES. Elle réapparaît dans un autre document annexé au PNDES, la « Matrice de réformes stratégiques et d’investissements structurants ». Selon le secrétaire permanent du PNDES, pour comprendre le programme, il faut se référer à ce dernier document et aux politiques sectorielles (entretien à Ouagadougou, 11 octobre 2017). Pourtant, à l’analyse, si certains engagements tels que le Forum national sur la sécurité s’y trouvent, ce n’est pas le cas par exemple de la révision de la politique de défense[41].

La mise en place de deux structures parallèles de suivi des engagements présidentiels corrobore cette incohérence. Au niveau de la présidence du Faso, un Bureau de suivi du programme présidentiel (BSPP) veille au respect du programme présidentiel, tandis qu’un Secrétariat permanent (SP/PNDES), logé à la primature, assure le suivi du PNDES. Si le président du Faso semble attaché au respect de son programme, celui-ci est décrit par certains ministres comme un « simple outil de campagne électorale[42] », qui ne saurait être la feuille de route du gouvernement. L’agenda des réformes, loin d’être un donné, est presque une énigme. Dès lors, le principe de la redevabilité démocratique devient inopérant dans la mesure où il existe un flou sur l’agenda politique (International IDEA, 2014 : 87). Ce déficit de cohérence de l’action publique reflète la faible capacité programmatique du parti au pouvoir. Celle-ci a des effets ambivalents sur le changement des politiques de sécurité.

Un déficit programmatique aux effets ambivalents

L’incapacité des dirigeants à définir un agenda de réformes clair et innovant en matière de sécurité induit des effets ambivalents. Si certains chantiers de la réforme échappent aux dirigeants et renforcent le statu quo, dans le même temps, le processus semble ouvrir la voie à un changement paradigmatique.

Des chantiers de réformes hors de contrôle

L’absence d’alternative programmatique au niveau du parti élu renforce le pouvoir de l’armée et son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique civil. L’analyse des processus d’élaboration du plan stratégique de réforme des forces armées et du projet de Constitution de la 5e République permet d’étayer cet argument.

Le plan stratégique de réforme des forces armées : une réforme parallèle, irréductible aux logiques politiques

Axel Augé (2006 : 49-67) distingue deux types de réformes des armées en Afrique. Il s’agit, d’une part, de la modernisation de l’armée, qui se déroule en temps de paix et vise à adapter ses missions à de nouveaux enjeux et, d’autre part, de la reconstruction, qui intervient en situation post-conflit et vise à reconstruire une armée disloquée. La réforme engagée au Burkina Faso depuis 2015 s’inscrit dans la première catégorie. Elle a été lancée avec la mise en place de la commission chargée d’élaborer le plan stratégique de réforme des forces armées.

Ce plan stratégique (2018-2022) a été adopté en Conseil des ministres le 24 octobre 2017 et doit être financé grâce à la Loi de programmation militaire adoptée le 14 décembre 2017. Exclusivement conçu par des hauts gradés[43], ce plan reste encore confidentiel, illustrant le caractère tabou des questions militaires (Hilgers et Loada, 2013 : 189). Ce processus traduit l’autonomie de l’armée vis-à-vis du pouvoir politique. Le président Kaboré a été mis devant le fait accompli, puisque la commission qui a élaboré ce plan a été installée alors qu’il était élu et attendait d’être investi comme président. Dans le fond, ce chantier de réformes suit sa propre trajectoire et n’est pas lié à l’avènement du régime Kaboré.

Par ailleurs, l’adoption de ce plan, sans que la politique de défense n’ait été révisée comme l’a promis Kaboré, bouscule la « hiérarchie des normes » dans les politiques de sécurité. En effet, dans le contexte institutionnel burkinabè, la politique précède le plan stratégique. Ce dernier est censé être l’instrument par lequel la politique est mise en application. Le 18 février 2019, le nouveau premier ministre burkinabè Christophe Dabiré, dans sa Déclaration de politique générale devant le Parlement, ne dit aucun mot sur la politique de défense. Il se focalise sur l’opérationnalisation du plan stratégique des forces armées et la Loi de programmation militaire (Dabiré, 2019). Si la « charrue a été mise avant les boeufs », c’est parce que le parti au pouvoir n’avait pas de nouvelle offre politique sur la sécurité.

Face à ce vide programmatique, c’est l’armée qui prend le dessus pour définir son plan stratégique, auquel la nouvelle politique de défense, qui n’est pas encore adoptée, devra s’adapter. En clair, c’est au chef suprême des armées de s’adapter à la stratégie de l’armée. Pour expliquer ce paradoxe, la tentation est forte de penser que l’armée, qui « a longtemps été la matrice du pouvoir » (Hilgers et Loada, 2013 : 7), continue de jouer une fonction hégémonique dans la vie politique. En réalité, si elle conserve une grande influence, il n’en reste pas moins qu’elle n’est plus le centre d’impulsion de la politique, depuis la dissolution du Régiment de sécurité présidentielle en 2015. Malgré la crise de confiance entre le nouveau régime et l’armée (Institut FREE Afrik, 2018 : 45), le président Kaboré a pu placer ses hommes à tous les paliers de la hiérarchie militaire[44].

Il dispose ainsi des coudées franches pour réaliser les réformes substantielles. S’il n’y a pas réussi, c’est en grande partie attribuable à un défaut de vision plutôt qu’à l’existence d’un contre-pouvoir militaire comme dans de nombreux régimes hybrides. En clair, l’armée tient désormais son pouvoir non pas de sa capacité à s’imposer comme une « élite des politiques de l’État » (Genieys, 2008), mais de l’incapacité des dirigeants civils à renouveler les idées sur la sécurité. Du reste, le rôle de l’armée dans la réforme constitutionnelle enclenchée en 2016 le démontre.

L’empreinte de l’armée dans la réforme constitutionnelle

La réforme constitutionnelle fut un des moments de réflexion sur les politiques de sécurité (Saidou, 2018b). Installée le 29 septembre 2016 par le président Kaboré, la Commission constitutionnelle a été chargée de produire le projet de Constitution de la 5e République. Ce projet a été remis au président Kaboré le 14 novembre 2017 et ce dernier n’a pas encore décidé des modalités ni du calendrier de son adoption[45]. L’armée a pris part aux travaux au sein de la composante « forces de défense et de sécurité[46] ». Elle a fait prévaloir ses intérêts en rejetant certaines réformes radicales. L’armée agissait en tant qu’institution et ses positions n’étaient pas dictées par le pouvoir politique. L’analyse de ses positions sur les questions de sécurité le démontre.

Une des propositions de réforme discutée consistait à instituer un avis conforme du Parlement sur le pouvoir de nomination du président du Faso à la haute administration civile et militaire. Parmi les fonctions visées, il y avait celle du chef d’État-major général des armées, dont la nomination relevait jusque-là du pouvoir discrétionnaire du président du Faso. Face aux réserves de l’armée, la Commission a retenu l’avis consultatif au lieu de l’avis conforme ou contraignant. Il a été également question du maintien, ou non, de la justice militaire. Cette institution a été supprimée dans l’avant-projet de Constitution, avant que le chef d’État-major général des armées, le général Pingrénoma Zagré, ne fasse pression pour obtenir son maintien dans le texte final (Saidou, 2018b : 58-60).

L’armée a toutefois fait une concession en acceptant que les lois sur les forces armées, y compris la justice militaire, soient élevées au rang de lois organiques, donc soumises obligatoirement au contrôle du juge constitutionnel. Une fois la nouvelle Constitution adoptée, les dispositions sur l’armée pourraient à terme induire un changement de fond au regard du caractère imprévisible du contrôle de constitutionnalité[47]. En outre, les membres de la Commission constitutionnelle avaient envisagé l’abrogation de la participation de l’armée au maintien de l’ordre public. La législation en vigueur permet à l’armée d’intervenir sur réquisition dans le maintien de l’ordre public[48].

Cette pratique comporte des risques car, comme le souligne Jean Pierre Bayala (2011 : 60), « le militaire appelé en renfort et non spécialiste du maintien/rétablissement de l’ordre ne fait pas toujours la différence entre la notion d’ennemi au combat et celle de manifestant ». C’est d’ailleurs un des points de divergence entre l’armée et la police nationale que relève Rachid Palenfo (2017)[49]. L’armée a réussi à sauvegarder le statu quo, tout en concédant un encadrement constitutionnel de son rôle dans le maintien de l’ordre[50]. Par ailleurs, l’armée a proposé avec succès qu’un chapitre spécial lui soit consacré dans la Constitution, ce qui est une des innovations de la réforme[51]. Elle s’est opposée à ce que la police nationale ait le même privilège, malgré le plaidoyer mené par le syndicat de la police, l’Union police nationale (UNAPOL), auprès de certains membres de la Commission constitutionnelle (entretien avec un membre de la Commission, Ouagadougou, 4 août 2018).

Un déficit programmatique paradoxalement porteur de changement

Face à la dégradation de la situation sécuritaire qu’ils n’ont pas anticipée, les dirigeants politiques burkinabè sont contraints de s’ouvrir à la société civile pour trouver des solutions. Il en découle un processus participatif de circonstances qui consolide la démonopolisation de la sécurité, susceptible de conduire à une remise à plat de la doctrine sécuritaire gouvernementale.

Une démonopolisation de la sécurité impulsée par une « bonne gouvernance » de circonstance

Par des dynamiques endogènes et exogènes, l’État perd progressivement le monopole de la sécurité. Une telle évolution ouvre des perspectives de changement étant donné la diversité des acteurs qui investissent l’arène sécuritaire (Gazibo, 2017). Face à la crise sécuritaire, le gouvernement a organisé, du 24 au 26 octobre 2017, un Forum national sur la sécurité. Ce forum, qui procède du programme présidentiel et a rassemblé environ 600 participants, impulse une démarche participative ; il induit par ailleurs une démonopolisation d’une fonction régalienne (Roché, 2004), puisque la sécurité cesse d’être le monopole de l’État. Il y a donc un changement dans la gouvernance en matière de sécurité.

Déjà, l’option du président Kaboré d’exclure toute nomination de militaires dans son gouvernement est d’une portée symbolique et banalise le principe du contrôle politique de l’armée[52]. Au sein de la police nationale, le retour du syndicalisme depuis 2016 avec la naissance de l’UNAPOL, et plus tard de l’Alliance Police nationale, traduit ce changement dans la gouvernance de la sécurité. Les tensions sporadiques entre ces syndicats et l’autorité politique indiquent l’existence d’un contre-pouvoir de facto[53]. Le syndicalisme policier reflète l’émergence d’un courant réformateur au sein de la police et établit de nouveaux rapports de force. La « troupe » n’est plus « muette » et questionne publiquement les choix gouvernementaux[54].

Par ailleurs, depuis 2015, la société civile s’investit de plus en plus dans le champ de la sécurité, avec le soutien d’acteurs internationaux tels que le G5 Sahel créé en 2014, et qui regroupe le Niger, le Mali, le Tchad, le Burkina Faso et la Mauritanie (Bagayoko, 2019). Si cet activisme citoyen est parfois d’essence opportuniste[55], il n’est pas exclu qu’il contribue à banaliser le débat public sur la sécurité, en favorisant à terme la naissance de « forums » de politiques publiques (Jobert, 1994 : 9-20 ; Frève, 2010 : 124-161). Des « médiateurs[56] » pourraient émerger avec de nouvelles idées susceptibles de bousculer les référentiels dominants (Hall, 1993 : 275-296). Le 31 janvier 2019, une plateforme sur la réforme du secteur de la sécurité a été lancée par des organisations de la société civile burkinabè. Sur le plan de la géostratégie internationale, la crise sécuritaire a entraîné une ruée des puissances occidentales vers le Sahel (Yabi, 2017 ; Institut FREE Afrik, 2018 : 28-30). Le G5 Sahel, dont le Burkina Faso a assuré la présidence en 2019, tente de construire une réponse au défi terroriste[57]. Plusieurs experts internationaux participent aux réflexions nationales sur la sécurité (Helly et al., 2015 ; ISS, 2017)[58].

Cet enchevêtrement d’acteurs et de stratégies complexifie l’action publique et inaugure une ère de coproduction de la sécurité (Gazibo, 2017 ; Bagayoko, 2019). Le changement dans la gouvernance de la sécurité peut partiellement s’inscrire dans le registre d’un « changement par convergence transnationale » (Hassenteufel, 2008 : 274 ; Knill et Tosun, 2011 : 373-386). Cette nouvelle donne est liée à la mondialisation caractérisée par la « fin des territoires » (Badie, 2013 ; Bayart et al., 2019). L’État « n’est plus le lieu du global », il a perdu sa capacité d’impulsion de l’action publique (Muller, 2000 : 99).

Cette lecture par les relations internationales ne doit pas occulter le fait que le changement dans la gouvernance de la sécurité au Burkina Faso résulte principalement d’un déficit programmatique. La dynamique participative du forum sur la sécurité ne procède pas d’une volonté de réformer la démocratie. Elle est plutôt révélatrice d’une crise programmatique, car c’est l’absence d’alternative qui a conduit les dirigeants, presque à leur corps défendant, à engager des consultations citoyennes. La démonopolisation de la sécurité qui en résulte n’est pas sans effet sur la doctrine sécuritaire.

L’amorce d’une remise à plat de la doctrine sécuritaire nationale

Le Forum national sur la sécurité ne résulte pas d’un processus routinier, mais d’un engagement électoral du président Kaboré. En effet, la stratégie nationale de sécurité intérieure adoptée en 2010 courait jusqu’en 2019 (Burkina Faso, 2010). Le pays n’était donc pas au terme d’un cycle de politique publique ou sur un chantier hérité du régime défunt[59]. Le but du forum n’était pas de fournir des orientations opérationnelles directement utilisables par les autorités. Du coup, il n’y a pas eu de réponses claires sur certains sujets à débats[60]. Portée par le ministère de la Sécurité, l’idée de départ, telle qu’elle apparaît dans le programme présidentiel, n’était pas d’aller vers un changement global des politiques de sécurité, mais de réformer la sécurité intérieure (Thiéba, 2016).

Contre toute attente, les participants au forum recommandent « l’adoption d’une nouvelle architecture des politiques de sécurité dont le pilier sera la politique de sécurité nationale, prenant en compte la défense et la sécurité[61] ». Cette recommandation, proposée par le colonel-major Aimé Barthélémy Simporé (2017), appelle à « repenser fondamentalement le système de sécurité et de ne pas se contenter de quelques aménagements de façade » (Ministère de la Sécurité, 2018 : 36). C’est aussi la vision du ministère de la Défense nationale selon qui, « en lieu et place d’une politique de Défense, il faut disposer d’une politique de défense et de sécurité » (Ministère de la Défense nationale et des Anciens Combattants, 2017 : 6). Ce choix marque une rupture avec le modèle en vigueur, caractérisé par une séparation entre politique de défense et politique de sécurité intérieure.

Si les ministères en charge de la Sécurité et de la Défense nationale ont semblé converger vers cette approche holistique de la sécurité, il n’a pas été facile d’obtenir le consensus sur l’ancrage institutionnel de la nouvelle politique sécuritaire. Les politiques de défense et de sécurité intérieure étant traditionnellement rattachées à des départements ministériels différents, le passage vers une politique de sécurité nationale bouscule les routines institutionnelles. Pour conduire la réforme, une formule hybride et pragmatique a été élaborée en vue de créer une synergie d’action entre ces deux ministères. Ainsi, le ministre de la Sécurité a assuré la direction du comité de supervision de la Commission[62], alors que l’option de confier cette responsabilité au ministre de la Défense était sur la table. Pour ménager les susceptibilités, le secrétaire général de la Défense nationale, le colonel-major Théodore Palé, officier supérieur des forces armées, a été nommé coordonnateur du comité de supervision des travaux de la Commission[63].

En outre, la Commission a été placée sous l’autorité du Conseil supérieur de la défense nationale. Certains acteurs étaient sceptiques par rapport à la formule institutionnelle adoptée, préférant l’option d’un organisme spécialisé comme le Centre national d’études stratégiques et de sécurité (CNESS) du Niger[64]. La dénomination de la politique a aussi soulevé des réserves de la part de l’armée, peu enthousiaste à l’idée que le terme « sécurité » absorbe celui de « défense ». Ces divergences expliquent les hésitations du gouvernement sur le choix conceptuel. Dans un premier temps, il a adopté le 19 décembre 2018 le Décret no 2018-1161 du 19 décembre 2018 portant création, composition, attributions et fonctionnement d’une commission d’élaboration de politique de défense et de sécurité nationale. Dans un second temps, le 12 avril 2019, il a modifié en Conseil des ministres ce décret pour retenir le concept de sécurité nationale. Ce débat reflète des rivalités institutionnelles que mettent en exergue plusieurs travaux sur l’action publique (entretien à Ouagadougou, 23 mai 2019 ; voir par ailleurs Graham et Zeliko, 1999). Pour les acteurs du ministère de la Sécurité, il est logique que l’institution qui a organisé le Forum sur la sécurité ait le leadership. Or, du côté de l’armée, on met en avant le caractère englobant du concept de défense[65] et le mérite du ministère de la Défense d’avoir anticipé les réflexions sur la réforme[66].

En mobilisant une centaine d’acteurs issus de toutes les couches de la société, le gouvernement a voulu combiner efficacité et légitimité. En dépit des hésitations et des incertitudes qui ont émaillé le processus, un pas décisif a été franchi avec l’installation officielle de la Commission de réformes le 17 juin 2019 par le président Kaboré. Le 20 janvier 2020, après plusieurs mois de travaux, celle-ci a remis au président du Faso la mouture finale du document de la politique de sécurité nationale[67]. En attendant son adoption officielle, un changement s’observe au niveau de la doctrine de sécurité et dans le processus d’adoption de celle-ci. Cet aboutissement consacre une innovation historique car c’est la première fois que le Burkina dispose d’une politique de sécurité globale, de laquelle seront arrimées des stratégies sectorielles. Ce changement ne procède pas d’un processus planifié par les dirigeants, mais résulte plutôt de leur déficit d’anticipation.

Conclusion : vers un changement par défaut

Cinq ans après le départ de Blaise Compaoré, le changement des politiques de sécurité s’effectue à petits pas malgré l’ampleur de la crise sécuritaire (Institut FREE Afrik, 2018). Cette cadence incrémentale résulte moins des facteurs objectifs que relève Charles Lindblom (1959), tel le poids de la routine, que de l’incapacité des dirigeants à changer les paradigmes (Hall 1993). S’il est prouvé ailleurs que les partis politiques influencent les paradigmes (Guay, 2010), une telle hypothèse est plutôt rare en Afrique où les partis politiques sont plus des machines électorales que des espaces de réflexion (Conroy-Krutz et Lewis, 2011). Du coup, les changements politiques ont parfois peu d’effets sur l’action publique à court et moyen terme.

Ce déficit programmatique n’est pourtant pas un obstacle au changement de l’action publique. En effet, au Burkina Faso, une réforme s’est enclenchée depuis 2015. Mais parce qu’elle ne s’inscrivait pas dans une vision globale, elle se fait par à-coups, sans cohérence d’ensemble. La réforme se caractérise ainsi par son émiettement, car elle s’effectue sur divers chantiers tels que celui de la Constitution, de l’armée, de la justice, de la culture, des politiques de développement[68], etc. Sur le plan opérationnel, les forces de sécurité ont intensifié les opérations de sécurisation du territoire et leur budget a été augmenté[69]. Plusieurs autres mesures sectorielles ont été adoptées ou sont en voie d’élaboration, sans qu’elles n’aient été arrimées à un programme défini en amont par les autorités[70]. La politique de sécurité nationale a été pensée pour remédier à ce déficit de cohérence pour l’avenir. La nouvelle politique est censée être le point de départ d’une remise à plat des stratégies sectorielles.

Cette transformation de l’action publique n’est pas l’effet de la transition politique en tant que telle ; elle résulte plutôt de l’intensité de la crise sécuritaire qui a rendu le système politique perméable au changement. La crise programmatique des partis secrète une logique propre en favorisant une coproduction de l’action publique. Dans ce schéma, la fonction du parti ne consiste pas à anticiper les défis et les politiques publiques, mais à coordonner des processus de réforme une fois qu’il accède au pouvoir. Faute d’anticipation programmatique, les dirigeants ont recours à la « bonne gouvernance » (Saidou, 2019c), accélérant ainsi le processus de démonopolisation de la sécurité. Autrement dit, face aux crises, les partis au pouvoir se tournent vers la démocratie participative (Ganascia, 2012), s’ouvrent davantage à la société civile, à la communauté scientifique[71], et réhabilitent la réflexion stratégique[72]. Une telle dynamique n’exclut pas à terme un « changement graduel transformateur » (Streeck et Thelen, 2005 : 9) dans le secteur de la sécurité. Dans le fond, la politique de sécurité nationale constitue un changement par défaut, non anticipé et découlant de l’action conjuguée de la pauvreté de l’offre politique et de la crise sécuritaire.

Cette observation invite à renouveler la réflexion sur les partis politiques africains (Carbone, 2006 ; Tidjani, 2012), qui sont généralement étudiés sous le prisme des élections et de la démocratisation (Quantin, 2009). Si leurs origines et modes de fonctionnement sont assez connus (Bleck et Van de Walle, 2018), il en va autrement de leur rapport à l’action publique. Loin d’être des forces d’inertie, les partis politiques peuvent être, en période de crise, des moteurs du changement. Ils se positionnent ainsi comme des alliés objectifs d’une dynamique qui non seulement transforme l’action publique, mais aussi reconfigure le régime politique. La science politique africaniste gagnerait à explorer cette relation paradoxale entre partis politiques, action publique et démocratie.