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On n’en finirait pas d’énumérer les cas où les divisions artificielles de l’objet, le plus souvent selon des découpages réalistes, imposés par des frontières administratives ou politiques, sont l’obstacle majeur à la compréhension scientifique.

Pierre Bourdieu (dans Thuiller, 2000 : 69)

Si l’autonomie dans le choix des objets et dans la conduite des recherches demeure une valeur partagée au sein de la communauté scientifique, il arrive que celle-ci s’exerce dans un cadre contraint, par la nécessité d’un financement ou l’utilité d’un appui institutionnel pour accéder au terrain. Cette influence sur la recherche n’est pas neuve : les retours historiques montrent l’existence de ce type de dépendance vis-à-vis de pouvoirs publics ou privés dans les sciences dures (Bonneuil et Joly, 2013) comme dans les sciences sociales. Les travaux sociologiques les plus autonomes du point de vue scientifique n’échappent pas à la règle[2]. En France, la production de ce type de recherche orientée vers la résolution de problèmes[3] a pris un tour particulier du fait du rôle historiquement prépondérant de l’État dans la planification de la science et des interactions entre administrations et expertise sociologique[4]. Mais cette singularité tend aujourd’hui à s’atténuer dans un environnement international où s’affirment à la fois la place grandissante du financement par projet[5] et l’influence des commanditaires, publics comme privés, sur l’orientation des recherches (Frances et Le Lay, 2012).

Malgré cette expansion, l’explicitation du contexte pesant sur la production scientifique n’est souvent faite qu’a posteriori (par exemple Pasquali, 2012) ou sous la forme de mentions brèves dans les travaux les plus autonomes scientifiquement[6]. Dans la plupart des cas, le texte ne mentionne le(s) financeur(s) que dans une note de bas de page ou remercie brièvement les institutions et les personnes qui ont apporté leur soutien. À rebours de ce traitement minimaliste, nous pensons qu’il est fécond scientifiquement d’appliquer un regard réflexif sur un environnement de recherche trop peu interrogé, alors même qu’il introduit des biais discrets, mais conséquents dans le travail scientifique. Nous ne visons pas ici les pressions les plus manifestes sur les chercheurs, celles-ci ayant été bien mises en évidence pour des sujets socialement clivants (changement climatique, santé environnementale) et pour des savoirs devenus enjeux politiques (Oreskes et Conway, 2012). Ce sont des influences moins visibles mais plus répandues que nous souhaitons aborder, qui passent par la double imposition d’objets et d’objectifs dans le cadre de recherches financées sur projet.

À l’opposé d’une définition scientifiquement autonome des objets d’enquête, la perspective opérationnelle des commanditaires impose la plupart du temps des thèmes d’investigation déjà présents dans le monde social, sous la forme de problèmes publics reconnus[7]. Ceux-ci semblent pouvoir offrir des questions de recherche pertinentes parce qu’ils sont véhiculés par des discours autorisés dans les sphères administrative, politique ou médiatique et qu’ils préoccupent les acteurs ainsi que les institutions en charge de leur traitement. Saisis spontanément, ces objets, leur délimitation et leur définition n’ont pas été construits par l’analyse mais renvoient à des phénomènes sociaux complexes aux ramifications multiples et suscitant des appréciations controversées dans la société[8].

Similaire à d’autres problèmes proposés à l’investigation sociologique[9], le cas de la pollution dite de « l’air intérieur » offre une illustration exemplaire de cette demande institutionnelle de recherche. L’émergence de cette préoccupation publique est récente : si les pollutions domestiques inquiètent depuis longtemps (Corbin, 1986 : 189-215), elles ont, depuis le milieu des années 1990, repris une place notable dans les débats politiques, scientifiques et médiatiques (Guilleux, 2011). Ce processus s’est appuyé sur une série de mobilisations : alertes de citoyens et d’associations (Chesnay, 1996), publication de rapports administratifs et parlementaires, campagnes scientifiques de mesure, production récurrente d’une multitude d’articles de presse, d’émissions de radio et de télévision (Crespin et Ferron, 2016). L’exposition domestique à des substances dangereuses fait aussi l’objet d’un traitement par des politiques diverses : mesures hygiénistes et de santé publique, lutte contre l’insalubrité, contrôle des substances chimiques, règles de la construction, etc. À celles-ci s’ajoute une action publique apparue plus récemment : la promotion de la « qualité de l’air intérieur », dotée depuis le début des années 2000 en France d’un observatoire statistique – l’Observatoire de la qualité de l’air intérieur (OQAI) – de textes réglementaires et d’acteurs professionnels dédiés à cette cause.

Au début des années 2010, l’étude de ce problème fait l’objet d’une offre de financement sous la forme d’un « Appel à propositions de recherche » (APR) porté par le ministère français de l’Écologie et une agence de subventions et d’expertise sous sa tutelle, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME)[10]. Même si les sciences de l’ingénieur sont au coeur de l’appel, les sciences sociales sont sollicitées pour étudier les aspects relatifs aux usagers, à la gouvernance et aux politiques de l’air intérieur. En tant que chercheurs en sciences sociales, nous avons répondu en 2012 à cet appel et conduit une recherche subventionnée dans ce cadre[11]. Nous proposons ici de mettre à profit notre expérience de façon réflexive pour explorer à la fois les contraintes liées à ce type de financement et les moyens de les contourner. Que faire lorsque de tels objets et les problèmes publics qu’ils recouvrent sont posés ou imposés au démarrage d’une recherche ? Si les conditions du financement par projet ne permettent pas de les écarter, comment les intégrer dans un dispositif d’enquête de façon rigoureuse ? Peut-on en particulier analyser les problèmes publics comme des construits sociaux sans récuser d’emblée la possibilité de leur apporter des réponses ?

L’argument principal de cet article est de montrer qu’il est possible de se prémunir d’une imposition de problématique incorporée à l’objet (Ferron, 2015) et donc de la reprise réaliste d’un problème public (ici celui de l’air intérieur), tout en produisant des connaissances pertinentes pour l’action. Ce faisant, nous proposons aux lecteurs une stratégie de recherche répondant au double objectif durkheimien d’une critique nécessaire des prénotions et d’une utilité sociale des sciences de la société.

Pour appuyer empiriquement ce propos, nous nous sommes fondés sur une observation participante dans le cadre de l’appel à propositions de recherche auquel notre équipe a répondu. L’enquête couvre une période de cinq ans, allant du montage du projet de recherche en 2011 jusqu’à la restitution des résultats lors d’un colloque ministériel en 2016. Nous nous sommes appuyés sur nos archives personnelles du projet, les courriers échangés au moment de la production de la proposition de recherche et les comptes rendus des réunions de l’équipe dans la phase préparatoire puis avec les commanditaires[12].

Pour analyser ce matériau, nous reviendrons d’abord sur le programme de financement, la demande de recherche exprimée dans l’appel à propositions et sur l’offre faite par notre équipe. Cela permettra de mettre en lumière le décalage entre les objectifs des financeurs orientés vers l’action et ceux de l’équipe de scientifiques, ainsi que les conditions – institutionnelles, sociales et sémantiques – de leur convergence. Dans un second temps, nous reviendrons sur deux tâches scientifiques (étude du traitement médiatique et celle de la mise en oeuvre des politiques) pour montrer comment elles permettent de déconstruire l’objet et le cadrage institutionnel initial (les politiques de l’air intérieur). Nous reviendrons en conclusion sur les apports, les limites et la pertinence globale de cette stratégie consistant à déconstruire les problèmes publics soumis à l’examen sociologique.

Texte et contexte d’un appel à propositions de recherche sur la « qualité de l’air intérieur »

Le Programme de recherche interorganisme pour une meilleure qualité de l’air à l’échelle locale (ou PRIMEQUAL) est initié au milieu des années 1990 par le ministère français de l’Environnement et l’une de ses agences techniques, l’ADEME. Ce programme résulte d’une prise de conscience renouvelée du problème de la pollution de l’air et de la nécessité d’y apporter des solutions : son but explicite est de « fournir les bases scientifiques et les outils nécessaires aux décideurs et aux gestionnaires de l’environnement pour surveiller et améliorer la qualité de l’air afin de réduire les risques pour la santé et l’environnement » (Ministère de l’Écologie, n.d.[13]). Selon un décompte réalisé en 2001, plus de 250 projets scientifiques sont ainsi soutenus les cinq premières années, pour un montant global de 15 millions d’euros.

Les décisions de financement reposent de façon traditionnelle sur deux instances chargées respectivement de la détermination des orientations politiques et de l’évaluation scientifique. Le comité d’orientation rassemble des responsables de ministères, d’agences et d’institutions publiques concernés, mais aussi des représentants d’associations environnementales (France Nature Environnement) et d’intérêts industriels (chimie). Il définit les « orientations de recherche en réponse à la demande sociale ». Le comité scientifique est de son côté composé de personnalités scientifiques issues des disciplines concernées par la pollution de l’air et ses effets (sciences physiques, de la vie, mathématiques et sciences humaines). Il rédige les APR, évalue la qualité scientifique des projets et propose une liste de projets au comité d’orientation, qui les valide.

PRIMEQUAL identifie chaque année une thématique phare ; il choisit la « qualité de l’air intérieur » en 2009, puis de nouveau en 2011. Ce choix dans l’APR 2011 répond à une mobilisation publique qui s’est intensifiée à la fin de la décennie 2000. Les pollutions de l’environnement intérieur commencent à être prises en compte dans les cercles administratifs en 1996, le terme « espaces clos » figurant par exemple cette année-là dans la première loi française sur l’air (Loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie). Mais cette thématique se renforce surtout avec la création de l’Observatoire de la qualité de l’air intérieur (OQAI) en 2001 avant de devenir récurrente dans la décennie suivante, notamment dans les actions de planification en matière de santé et d’environnement (plans nationaux santé environnement [PNSE] de 2004 et 2009 ; « Grenelle de l’environnement » de 2007) qui toutes soulignent une priorité en la matière[14]. Autre indication de l’emprise des commanditaires ministériels, l’appel à recherche de PRIMEQUAL en 2011 affiche une orientation finalisée revendiquée : il s’agit de financer des « projets de recherche appliquée » qui devront déboucher sur « des résultats ou des outils accessibles aux acteurs publics ou privés en charge des questions de qualité de l’air intérieur » (ADEME, 2011 : 4), y compris des projets dans le domaine des sciences humaines et sociales[15].

La formulation de la demande de recherche dans l’APR 2011 s’inscrit dans ces orientations institutionnelles, sur les plans tant de la catégorisation du problème que de sa formulation et des solutions envisagées[16]. Tout d’abord, l’air intérieur comme problème public et question posée à la recherche est catégorisé ici d’une façon très singulière. Le texte de l’APR privilégie certaines dénominations qui engagent une série de postulats et d’orientations normatives. Le syntagme <qualité de l’air intérieur>, fréquemment utilisé par les rédacteurs (25 occurrences), se place dans le registre positif de l’action et renvoie à un objectif à atteindre. Il correspond à une catégorie d’origine institutionnelle désignant le domaine d’intervention de l’État consacré dix ans auparavant par la création de l’OQAI. Il l’emporte de loin sur le syntagme <pollution de l’air intérieur>, qui relève du registre plus négatif de l’alerte en évoquant une situation dangereuse. Cet emploi reste très minoritaire dans l’APR (trois occurrences)[17].

La façon dont le texte de l’APR construit ce problème suit une orientation similaire. Sur le plan cognitif, les formulations tendent à globaliser les relations de cause à effet entre différentes sources de pollution et différents symptômes ou maladies. Pour dégager des solutions et contourner les incertitudes relatives aux effets sanitaires de l’exposition aux polluants, le texte recourt à la mise en cause de certains opérateurs qui, tels « les espaces intérieurs », « le bâtiment » ou « l’air intérieur », présentent un caractère englobant et peuvent être le support d’une intervention. Les causes plus spécifiques – notamment l’amiante, le radon, le formaldéhyde ou les bactéries présentes dans les moisissures – sont traitées discursivement comme des composantes d’un problème plus large, en phase avec la saisie publique de la question. L’exposé des thématiques incite donc les chercheurs à ne pas incriminer une cause prioritaire mais à aider à la gestion d’un espace intérieur menacé. Sur le plan moral, le texte centre le propos sur la responsabilité des individus dans la production des risques et l’exposition aux polluants. L’hypothèse d’une responsabilité collective passe à l’arrière-plan : « la problématique de l’air intérieur repose fondamentalement sur le rôle de l’occupant […] Il s’agit de s’interroger sur le rôle des usagers » (ADEME, 2011 : 13).

Enfin, les pistes de solutions que l’APR ouvre à l’investigation scientifique prolongent les tendances observées dans la catégorisation et la problématisation du problème. Toujours centrées sur l’espace intérieur à gérer, plutôt que sur les substances à contrôler par exemple, ces solutions recommandent l’approfondissement d’une « démarche globale de prévention sanitaire » qui donne la priorité aux recherches sur la construction des bâtiments (« initiatives en matière de construction ») ou sur leur utilisation (ADEME, 2011 : 1).

Reprise et détournement de la demande institutionnelle

Le cadre et la problématisation fixés par l’APR PRIMEQUAL n’offrent pas de prises directes pour l’élaboration d’un projet scientifique en recherche fondamentale. Les commanditaires marquent leur préférence pour une recherche finalisée et inscrite dans les limites de secteurs d’intervention de l’État (la gestion de l’air, la construction), ce qui produit une première réaction d’autocensure dans notre équipe de recherche. Celle-ci réunit en effet des chercheurs qui connaissent peu cet univers spécialisé de la gestion publique de l’air. Ils privilégient dans leur travail scientifique la mise à distance et l’objectivation des discours institutionnels, certains en s’intéressant à la formation des problèmes publics, à partir notamment de la tradition constructiviste en sociologie. Ils partagent aussi une vision critique attentive aux dimensions politiques des problèmes sociaux qui les traite comme des objets d’investigation. Ces préférences scientifiques s’accommodent donc mal d’une demande de résultats opérationnels tels que ceux mentionnés par exemple dans la partie relative aux sciences humaines de l’APR 2011 : « caractérisation de la relation coût/bénéfices de solutions destinées à améliorer la qualité de l’air intérieur » ; « moyens pour améliorer le rôle actif de l’occupant […] comme acteur central des bâtiments de nouvelle génération » ; « élaboration d’outils d’aide à la décision pour aider les prescripteurs, maîtres d’ouvrage, maîtres d’oeuvre à concevoir des bâtiments sains » (ADEME, 2011 : 11-13).

Ce décalage initial est réduit par une série d’ajustements réalisés par l’équipe pour fonder un compromis de travail avec les commanditaires. La proposition de recherche est d’abord construite autour d’une série de questions, de notions et de catégories du discours bureaucratique qui correspondent au vocabulaire de la demande institutionnelle. La principale est la reprise récurrente de la notion d’air intérieur, en particulier dans le titre de la proposition soumise, qui satisfait à l’injonction implicite de validation et de légitimation scientifique de cette catégorie émergente d’action publique. Le projet propose ensuite une série d’enquêtes correspondant aux approches et aux problèmes scientifiques des chercheurs, mais toujours centrées sur l’air intérieur saisi à travers plusieurs prismes disciplinaires (sociologie des médias, des mouvements sociaux, de l’action publique, approche juridique).

En parallèle, la proposition répond pour partie à la finalité opérationnelle en articulant explicitement production de connaissance (analyse des acteurs sociaux et politiques, de leurs logiques et rapports autour de ce problème public) et visée normative par la recherche de « configurations favorables (ou non) » au développement de cette politique. De même, le texte du projet cite des objets et des préoccupations de l’actualité institutionnelle, telle la prise en compte des « inégalités » dans le traitement du problème de l’air intérieur mise en avant par le processus de consultation gouvernemental dit « Grenelle de l’environnement » de 2007. Cette thématique est soutenue par la fédération France Nature Environnement (FNE) qui participe à PRIMEQUAL[18]. La programmation des enquêtes empiriques fait également écho à l’attention accordée aux enjeux du bâtiment dans l’APR en prévoyant de s’intéresser spécifiquement à ce secteur.

Globalement, le texte du projet place volontairement au second plan et évite le vocabulaire de remise en question critique des catégories institutionnelles, ainsi que l’évocation de la dimension politique, étrangère au phrasé institutionnel et administratif de l’APR[19]. Cette stratégie sémantique peut s’interpréter comme une technique de présentation de soi et la construction d’une façade au sens goffmannien[20], mais aussi comme la recherche d’objets-frontières[21] entre univers institutionnel (l’APR) et scientifique (l’équipe), ici par le moyen de catégories, de mots communs ou de découpages sectoriels identiques.

Ces objets communs fonctionnent comme une série de pivots entre les univers institutionnel et scientifique à partir desquels une série de détournements de l’orientation prédominante de l’APR peut être effectuée. Cela est fait en mobilisant certains points d’appui qui y sont présents, tout en se déployant dans ses zones de flou et en utilisant les marges de manoeuvre disponibles[22]. Le projet accentue notamment l’objectif de production de connaissances affirmé dans l’APR et insiste sur la nécessité d’un effort de description par le souci de « cartographier la saisie politique et institutionnelle de cet enjeu » comme de reconstituer les « configurations d’acteurs » déjà évoquées. Il peut s’appuyer sur certaines formulations concernant la demande de connaissances en sciences humaines et sociales dans l’APR : « [le programme de recherche] vise également à faire une large place aux sciences humaines et sociales à travers l’étude des multiples acteurs et processus économiques et sociaux, individuels et collectifs, à l’oeuvre dans ces problématiques ».

Un autre détournement consiste à prendre ses distances avec la définition objective du problème en préférant se concentrer sur les perceptions subjectives des individus et des groupes concernés (Spector et Kitsuse, 1977). La recherche proposée utilise peu la dénomination « qualité de l’air intérieur » et privilégie le terme « pollutions de l’air intérieur », utilisant le pluriel pour introduire un point de vue plus critique et moins homogénéisant. De même, le projet propose une mise en perspective de la question spécifiquement découpée par l’APR en la plaçant en regard de processus plus généraux d’engendrement de problèmes publics. Ce faisant, il délaisse l’idée d’une spécificité ontologique du problème de l’air intérieur, qui tend à le naturaliser et en légitimer le traitement public. À l’inverse, la proposition souligne les processus historiques et les rapports de force sociaux qui sont à l’oeuvre : « les cadres institutionnels, sociaux et politiques dans lesquels ce problème est appréhendé et traité » et « les jeux d’acteurs et […] les scènes [où] à différents niveaux, s’élabore et se met en oeuvre la politique émergente de l’air intérieur » (Le Bourhis, 2012).

De ce fait, la recherche ne propose plus de contribuer à élaborer des outils destinés à modifier les comportements individuels ou à guider l’action politique, mais d’analyser la carrière d’un problème public, ses formulations et sa mise sur l’agenda de différentes instances (gouvernements central, local ; public) (Blumer, 2004). Le travail de recherche se centre sur l’analyse historique et sociologique des conditions d’émergence et d’activation de cette problématisation singulière, la compréhension de l’univers des promoteurs de problèmes publics engagés dans la cause de la qualité (ou de la pollution) de l’air intérieur.

Enfin, le projet mobilise un cadre d’analyse des politiques publiques centrées en partie sur le concept d’instruments de gouvernement, qui présente l’avantage d’offrir de nouveau un concept fonctionnant comme un objet-frontière. Par son articulation avec l’action publique concrète, celui-ci est compréhensible par des acteurs institutionnels de formation administrative ou en ingénierie. Mais il reste aussi utile aux chercheurs qui peuvent mobiliser des cadres conceptuels issus de la sociologie politique et qui étudient ces outils de gouvernement[23]. Cette réorientation rompt avec une approche appliquée tout en apportant au commanditaire des garanties sur la capacité de l’équipe de recherche à répondre aux exigences de résultats.

La mise en place du financement entre ajustements formels et cooptation réelle

Si le projet proposé est sélectionné pour financement en avril 2012[24], une condition est posée néanmoins : accentuer dans la conduite de la recherche le caractère finalisé et la focalisation sur l’air intérieur. Cette demande est formulée par les deux membres du conseil scientifique spécialisés en sciences humaines, un universitaire (géographie) et un consultant (de formation philosophique et sociologique), auteurs de recherches appliquées sur les problèmes de l’air atmosphérique et intérieur. Ceux-ci recommandent une plus grande focalisation du projet sur le thème, une meilleure caractérisation de sa spécificité et l’association d’intervenants du domaine de la « qualité de l’air intérieur » au suivi de la recherche (ADEME, 2012). L’équipe du projet répond positivement à cette dernière demande par la formation d’un comité de pilotage qui associe ces deux membres du conseil scientifique mais aussi d’autres acteurs spécialisés de cet univers : la responsable de l’OQAI (qui accepte le principe mais n’assistera pas par la suite aux comités) et des représentants des commanditaires (ministère de l’Environnement et ADEME). Une responsable d’association environnementale (FNE) est également sollicitée mais ne donnera pas suite par manque de temps. Concernant la demande relative au projet, un module intitulé « spécificité du problème et mise en perspective historique », qui se juxtapose aux autres tâches prévues, est ajouté.

Ces deux ajustements sont acceptables pour l’équipe parce qu’ils ne changent pas la ligne directrice du projet et s’avéreront, de fait, sans conséquences structurelles par la suite : le comité de pilotage se réunira une fois par an pour recueillir les avis des intervenants du secteur de l’air intérieur sur l’avancement du projet. Mais ses membres formuleront surtout des commentaires généraux et des encouragements à poursuivre sans demande de réorientation du projet. Le module rajouté sera quant à lui l’occasion de comparer le problème de l’air intérieur avec d’autres préoccupations sanitaires (amiante, plomb par exemple), mais de façon peu approfondie du fait de la priorité accordée aux autres tâches.

La mise en place du comité de pilotage conduira surtout à développer les connexions entre l’équipe et la communauté scientifique spécialisée sur cet objet. Plusieurs échanges en parallèle seront ainsi organisés entre les deux membres du conseil scientifique et ceux de l’équipe, ce qui introduira une forme de cooptation sous contrôle. C’est ce renforcement de liens d’échanges et d’information qui apparaîtra rétrospectivement comme le principal objectif des ajustements demandés, permettant l’intégration de l’équipe à un champ spécialisé auquel elle est étrangère à l’origine. À l’occasion d’un de ces échanges informels entre un chercheur de l’équipe et des membres du comité de pilotage, l’un d’eux témoignera d’ailleurs à la fois de ses réticences initiales en tant que spécialiste de l’air intérieur et de ce qu’il juge une intégration progressive et réussie de notre équipe de nouveaux entrants à cet espace :

J’ai été un peu perplexe quand j’ai vu le projet parce que je trouvais que le projet était très bien formalisé, très bien ficelé mais il était loin de la réalité. Moi, je le trouvais très artificiel, plaquant sur une réalité très spécifique, des cadres de lecture qui n’avaient à mon avis pas grand-chose à voir. Et ça m’a gêné. Et là, je trouve que ce que l’on voit à travers le travail qui a déjà été fait, c’est la difficulté réelle de l’appréhension du problème, sa complexité, son hétérogénéité, sa diversité ressortir de façon très forte[25].

Plus qu’une opposition entre « réalité » et « cadres de lecture » inadaptés, ce sont deux façons de problématiser l’objet qui se révèlent ici. La première, celle des chercheurs spécialisés sur la thématique de l’air est centrée sur le problème et cherche à démontrer sa « spécificité » irréductible, selon l’un de ces « découpages réalistes imposés par des frontières administratives » dont parle Pierre Bourdieu (Thuiller, 2000). La seconde, celle de notre équipe, tente d’appliquer un questionnement visant à réduire la « complexité » et la particularité de l’objet pour produire des analyses généralisables.

Pour compléter l’analyse, il faut souligner qu’une telle cooptation réalisée par l’intermédiaire du comité de pilotage n’émerge pas en terrain vierge : elle est rendue possible par la présence de liens d’interconnaissance entre membres de notre équipe et acteurs institutionnels ou ministériels, qui apportent une garantie de respectabilité. Ce type d’attaches entre champ scientifique et bureaucratique s’illustre par exemple par l’appartenance d’un des membres de l’équipe à la communauté scientifique qui étudie les politiques publiques de l’air (atmosphérique), ce qui lui a permis d’être membre pendant plusieurs années du conseil scientifique de PRIMEQUAL et donc de constituer une figure connue dans le milieu. En parallèle, le projet de recherche sera suivi pour l’ADEME par un chargé de mission, ingénieur de recherche auteur d’une thèse en sociologie des organisations et bien au fait des travaux en analyse des politiques publiques. Par ailleurs, plusieurs membres de l’équipe exercent des fonctions d’expertise officielle dans des agences techniques similaires à l’ADEME et en connaissent les rouages et le fonctionnement. Ces liens tissés entre univers scientifique et institutionnel facilitent l’intégration de l’équipe dans la communauté de recherche spécialisée sur « l’air intérieur » et l’acceptation d’une approche perçue comme critique, centrée sur les « coulisses », comme le note un responsable administratif.

Si notre proposition de recherche entérine l’existence d’un problème public de l’air intérieur, le déroulement des enquêtes va revenir sur cette « division artificielle de l’objet » (Bourdieu, dans Thuiller, 2000) et faire réapparaître la pluralité des situations problématiques étiquetées. Deux enquêtes vont en particulier aider à cette déconstruction : la première sur la construction médiatique du problème des pollutions intérieures ; la seconde sur la façon dont il est saisi par différents dispositifs d’action publique dans plusieurs sites (régions Bretagne et Picardie).

Déconstruire une catégorie : la carrière médiatique du problème

L’étude des processus de publicisation, de cadrage et de définition du problème de l’air intérieur dans les médias constitue un premier levier pour se défaire des catégories institutionnelles véhiculées par l’appel à projets de recherche et plus généralement par les acteurs publics propriétaires du problème (au sens de Gusfield, 1981). Prenant le contre-pied de l’orientation normative de l’APR, l’objectif est de prolonger les recherches existantes sur la construction des problèmes publics. Pour cela, l’étude empirique porte sur la production médiatique et les comportements des acteurs spécialisés sur ce thème, issus des médias d’information et du monde de la communication publique. Cette enquête s’appuie premièrement sur un corpus constitué en interrogeant, via une requête par mot clé, <air intérieur>, un ensemble de titres de la presse généraliste nationale, de la presse régionale, de certains magazines spécialisés en santé, en environnement et en consommation, ainsi que d’émissions de télévision et de radio[26]. À l’opposé d’une revue de presse descriptive, ce corpus vise à saisir les mises en forme journalistiques du problème. Une analyse de contenu reconstitue la structure thématique du corpus à partir de catégories de classement (thèmes, sous-thèmes, sujets présents, etc.) et d’un codage statistique permettant une quantification[27]. En complément, certains documents font l’objet d’une analyse de discours plus approfondie, attentive au vocabulaire et aux formulations utilisées par leur(s) auteur(s). Par ailleurs, une série de seize entretiens ont été menés entre 2013 et 2015 auprès de douze journalistes, trois responsables d’une publication associative et six professionnels de la communication publique. Les journalistes ont été identifiés à partir des données recueillies dans le corpus documentaire, en fonction du nombre ou de l’importance des articles ou des reportages qu’ils ont publiés sur le sujet[28].

Cette base empirique mixte permet d’objectiver la carrière médiatique du problème de la pollution de l’air intérieur en France sur la période considérée ainsi que ses propriétés spécifiques. Elle conduit à interroger la présentation publique qu’en offrent certains de ses principaux promoteurs institutionnels. Ainsi, à l’occasion de l’anniversaire des dix ans de l’Observatoire de la qualité de l’air intérieur, ses responsables qualifient l’air intérieur de « problème de santé publique majeur », qui ferait l’objet d’une « attente sociétale forte » (OQAI, 2012 : 2). Le matériau d’enquête récolté invite à relativiser fortement ces affirmations. Son analyse permet en effet d’observer la couverture médiatique relativement discrète et homogène de cette question dans les médias français : il est peu traité (2,5 documents par an et par support en moyenne), dispersé dans des rubriques multiples et souvent secondaires du point de vue des hiérarchies journalistiques (société, maison et vie pratique, santé et bien-être, pages locales…) et marqué par un fort renouvellement des journalistes (80 % des signataires d’articles n’écrivent qu’une seule fois sur le sujet). Les journalistes interrogés en entretien, pourtant les plus productifs sur cette thématique, peinent parfois à se souvenir des articles qu’ils ont eux-mêmes écrits et, lorsque ce n’est pas le cas, ils les qualifient de « petit sujet », « un peu marginalisé et relativement ignoré »[29]. De même, l’analyse des sources d’information des journalistes dans le corpus montre l’importance des sources scientifiques et administratives au détriment des sources associatives ou militantes, qui fourniraient un indicateur de l’existence d’une « demande sociétale forte ». Finalement, le traitement journalistique du problème atteste d’une forte homogénéité de la production médiatique, largement calquée sur les messages de prévention des autorités sanitaires, dont les formules (« l’air intérieur est plus pollué que l’air extérieur ») et les chaînages argumentatifs (« nous passons plus de 85 % de notre temps à notre domicile ») sont parfois repris mot à mot dans les articles de presse ou les émissions de télévision.

L’analyse permet aussi de souligner la singularité de la carrière publique d’un problème placé précocement sous le contrôle scientifique, administratif et politique des pouvoirs publics, dans le contexte des scandales de l’amiante et du sang contaminé en France. Elle fait apparaître une trajectoire distincte de celle des récits institutionnels, dans lesquels prédomine le thème de la prise de conscience progressive et irréversible d’une menace. À l’opposé de cette interprétation, les indicateurs quantitatifs (nombre d’articles et de reportages) comme qualitatifs (forme et contenu des documents) montrent en particulier des variations importantes qui permettent de différencier quatre phases, correspondant à des traitements médiatiques distincts. Une première séquence d’émergence du problème dans les médias est marquée par l’importance des sources scientifiques et un rubriquage relativement indéterminé du sujet (1995-2001). Elle précède une deuxième séquence d’institutionnalisation à partir de la fondation de l’OQAI, dans laquelle prédominent les recommandations sanitaires émises par cet organisme ou des organismes proches (2002-2007). Une troisième séquence se distingue lors des grandes consultations publiques liées aux Grenelles de l’environnement (2008-2010) avec une politisation relativement plus forte des contenus. Enfin, une phase de traitement plus routinier est engagée depuis 2010, au cours de laquelle le problème trouve à se loger prioritairement dans les pages locales de la presse quotidienne régionale ou les pages « société » et « environnement » des médias nationaux.

Tableau 1

Les étapes de la carrière médiatique de l’air intérieur en France (1995-2015)

Les étapes de la carrière médiatique de l’air intérieur en France (1995-2015)

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La volonté de reconstituer la carrière médiatique conduit ainsi à explorer les logiques dominantes de production et de circulation des discours publics relativement consensuels qui entourent cette question dans les médias. L’analyse met en évidence les mécanismes de contrôle qui s’exercent à travers une série de dispositifs d’information et de communication publique, ainsi que les contraintes proprement journalistiques auxquelles les journalistes sont soumis au quotidien dans le traitement du sujet. L’enquête invite à interroger la conception ordinaire du journaliste comme transmetteur d’information (Neveu, 2001) et la communication institutionnelle comme stratégie planifiée et maîtrisée de manipulation des discours publics (Aldrin et al., 2014). Les entretiens des journalistes et des communicateurs montrent en effet que, selon leurs propriétés et leur position sociale, l’évidence de la vision institutionnelle du problème de l’air intérieur est plus ou moins partagée. L’expression de « qualité/pollution de l’air intérieur » présente un caractère naturel pour les journalistes généralistes qui en relaient les communiqués sans modification substantielle ainsi que pour les communicateurs qui travaillent dans ou gravitent autour des institutions et des agences publiques qui, comme l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ou l’Observatoire de la qualité de l’air intérieur (OQAI), sont au centre du dispositif public de prise en charge du problème. En revanche, cette formulation officielle est davantage remise en question par certains journalistes spécialisés ou des chercheurs publiant dans la presse scientifique, pour lesquels elle est sujette à caution en raison du flou qui l’entoure. C’est par exemple le cas d’un journaliste scientifique du quotidien La Croix, détenteur d’un doctorat en biologie et rédacteur de multiples articles sur « l’air intérieur ». En entretien, celui-ci répond d’emblée à une question sur la définition qu’il donne du problème en posant en retour une autre question : « Qu’est-ce que vous mettez là-dedans ? »

De ce point de vue, la difficulté pour certains agents à identifier clairement le problème ou en stabiliser les contours est un de ses traits constitutifs, notamment parce qu’il est fondamentalement composite, agrège des réalités très différentes, touche des publics hétérogènes. Cette diversité est encore visible dans des articles à vocation pédagogique, dans la phase d’institutionnalisation du problème au début des années 2000. Ceux-ci énumèrent la multitude des pollutions concernées, des « poils de chat » au « gaz radioactif » (le radon). Ce constat est toutefois progressivement occulté par l’usage ultérieur, réifié et naturalisé, que font les acteurs institutionnels porteurs du problème, qui doivent travailler activement à sa diffusion comme catégorie de pensée et d’action sous forme condensée. L’étude de la carrière médiatique du problème révèle cette occultation et éclaire ses mécanismes d’engendrement.

Recomposer des univers de pratiques et de sens : à chaque administration sa pollution

La sociologie de l’action publique aide à corriger d’une autre façon les présupposés institutionnels introduits par l’appel à propositions de recherche. La revendication administrative d’une politique de l’air intérieur impose un biais d’observation que l’usage de techniques d’enquête de type ascendant, ou bottom-up (Hjern et Porter, 1980), permet de limiter. Cette méthodologie d’analyse des politiques préconise de délimiter la population des enquêtés en ciblant les intervenants qui contribuent effectivement à la résolution du problème visé, même s’ils ne relèvent pas du périmètre institutionnel labellisé comme tel. Sans exclure de domaine a priori, il s’agit donc d’interroger à l’échelle locale les metteurs en oeuvre des actions publiques visant les pollutions intérieures et leurs interactions avec des acteurs politiques, professionnels, associatifs et experts concernés[30]. En prenant comme point de départ la définition officielle du problème, nous avons étudié la gamme des pratiques et des représentations associées à celui-ci dans l’appareil d’État, dans la diversité de ses incarnations. En adoptant cette perspective, l’observation de l’échelon d’exécution produit plusieurs types de résultats éclairants sur les politiques étudiées.

Tout d’abord, l’enquête empirique a montré que les nuisances relatives aux pollutions intérieures sont traitées par des agents issus d’univers professionnels pluriels et préexistants aux politiques de l’air intérieur. Ce déjà-là organisationnel renvoie à pas moins de cinq champs d’intervention publique distincts[31]. Un premier ensemble regroupe les organismes en charge de la surveillance de la qualité de l’air atmosphérique qui ont développé dans le courant de la décennie 2000 un intérêt pour les pollutions intérieures. Ces associations agrées de surveillance de la qualité de l’air (AASQA) travaillent avec certains services régionaux du ministère de l’Écologie en charge de la prévention des risques, dans une optique de mesure, de suivi et d’information sur les pollutions de l’air d’origine industrielle mais aussi issues de l’environnement intérieur. Un deuxième groupe d’acteurs publics traite la même question sous l’angle des réglementations liées au bâtiment et au secteur de la construction. Ces intervenants rassemblent des représentants locaux d’agences nationales (comme l’ADEME) et des bureaux en charge de la qualité de la construction du ministère de l’Écologie, ou encore des organismes techniques d’expertise de ce secteur. Un troisième groupe renvoie à une approche de santé publique qui passe par un traitement curatif ou préventif des affections causées par les mêmes pollutions intérieures. Il comprend notamment des intervenants des agences régionales de la santé, liées au ministère du même nom, des médecins spécialisés en pneumologie et allergologie, ainsi que des conseillers en environnement intérieur, qui assurent des visites au domicile des patients sur ordonnance. Un quatrième ensemble regroupe les acteurs en charge de la réduction du logement insalubre, dont une série de maux (moisissures, confinement, matériaux nocifs) sont liés à la mauvaise qualité de l’air intérieur. Ces intervenants sont surtout présents dans les services municipaux d’hygiène ou de santé environnement et dans la partie du ministère de l’Écologie en charge de la politique du logement et de l’habitat insalubre. Enfin, une partie des services régionaux de l’État chargés du contrôle de l’industrie et des produits toxiques est également concernée, même si ces agents restent quasi exclusivement centrés sur les substances chimiques.

Cette pluralité d’approches explique aussi les variations entre territoires, où s’observent des façons différentes de saisir la cause de « l’air intérieur » (au singulier). La sociologie comparée des actions publiques montre que certaines coalitions d’acteurs et certaines définitions du problème sont prépondérantes selon les terrains régionaux examinés, faisant ainsi prédominer localement des visions et des intérêts spécifiques en matière de lutte contre les pollutions intérieures. Ainsi, en Bretagne, la prise en charge publique du problème repose majoritairement sur les services sanitaires de l’État et de collectivités telles que la Ville de Rennes. Côté État, c’est un bureau de la Direction de la santé publique de l’Agence régionale de Santé (ARS) qui joue un rôle moteur dans la mise en oeuvre de la politique locale de l’air intérieur. La priorité accordée à cette thématique résulte d’une mobilisation administrative ancienne liée au radon, pour des raisons à la fois géologiques et politiques : la Bretagne est une des zones les plus touchées par cette pollution des habitations en raison d’un sous-sol granitique, et cette question a été saisie dès 2000 par le préfet de Région qui a lancé des campagnes de mobilisation des acteurs publics. Le service de l’ARS est constitué de deux ingénieurs sanitaires spécialisés en santé environnement et coordonne quelques conseillers en environnement intérieur qui aident les médecins à faire des diagnostics dans les habitations pour expliquer une pathologie.

En dehors de l’État, la pollution intérieure est aussi une des thématiques centrales de certains services municipaux, tel celui de Santé environnement de la Ville de Rennes. Cette intervention prolonge la tradition des bureaux municipaux d’hygiène (ou services communaux d’hygiène et de santé) créés au début du XXe siècle pour lutter contre les épidémies, les taudis ou l’habitat insalubre. Dans le prolongement de cette politique, la Ville de Rennes est devenue membre fondateur du Réseau européen des Villes-Santé de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) au milieu des années 1980 et relaie les normes et les actions promues à l’échelle internationale. Ainsi, dès la fin des années 1990, le service rennais commence à réfléchir aux problèmes liés à l’air intérieur dans les écoles, mobilisant des connaissances spécialisées nationales et accueillant des stagiaires de diverses disciplines centrées sur les problèmes de santé liés aux bâtiments. À la fin des années 2000, le service anticipe sur une réglementation qu’il pense inéluctable et persuade les élus locaux d’engager la ville dans la production de références techniques pour mettre aux normes les bâtiments communaux.

On observe une configuration différente dans le second territoire étudié, la Picardie, où l’institution régionale domine dans la promotion de cette action publique. Si l’État reste présent, c’est la collectivité régionale qui porte de façon volontariste un programme de prévention des nuisances chimiques et de protection de la santé publique. Cela résulte d’un positionnement politique pris dès 2011 par des élus régionaux attentifs aux enjeux d’écologie et de santé et aux menaces chimiques. François Veillerette en particulier, un vice-président de la Région Picardie, a un rôle central ; en effet, il est également responsable national de Générations futures, une des principales associations qui militent contre les pesticides en France. Répondant à cette mobilisation politique, la collectivité régionale soutient financièrement des conseillers en environnement intérieur, mais aussi pilote des études sur les pesticides, les perturbateurs endocriniens, l’air intérieur dans les lycées, tout en subventionnant des campagnes d’information à des fins de sensibilisation. Dans ce contexte, l’État intervient principalement par l’intermédiaire de l’ARS et met en oeuvre une politique sanitaire qui repose, plus encore qu’en Bretagne, sur des forces réduites : une seule agente y est chargée à la fois du Plan régional santé environnement et du pilotage du réseau des conseillers en environnement intérieur. L’orientation prédominante reste celle de la sécurité sanitaire, puisque le service en question s’occupe en priorité de la gestion des crises et de l’inspection réglementaire des établissements sanitaires et sociaux (instituts médico-éducatifs, maisons de retraite). Les services de terrain de l’ARS dans les départements sont centrés sur l’habitat et l’insalubrité et visent la conformité à la réglementation existante. La qualité de l’air intérieur est alors perçue comme une question de plus à traiter dans le travail d’inspection.

Selon les régions, on note donc des « propriétaires » (Gusfield, 1981) différents de ceux du problème de l’air intérieur, qui disposent de capacités inégales à faire prévaloir leurs priorités et leurs visions. Dans ce contexte, la politique nationale au singulier de « l’air intérieur » n’est véritablement incarnée sur le terrain que dans les plans locaux de santé environnement. Ces plans mettent en scène cette même politique unique, répondant de façon apparemment homogène au problème public construit nationalement, alors même qu’ils listent surtout une série d’actions, relativement indépendantes et traitant des différentes pollutions intérieures dans un territoire donné. La rédaction des plans est le moment où se fabrique cette homogénéité. Elle passe par des coordinations ponctuelles entre les acteurs précités, au sein notamment de cénacles régionaux tels les comités inter-administratifs ad hoc. De cette façon, les multiples interventions de secteurs ministériels et de composantes de l’appareil d’État (santé publique, sécurité sanitaire, environnement, habitat, etc.) s’effacent en partie, ne laissant subsister sur le papier qu’un ensemble où prédominent l’étiquette et la référence à « l’air intérieur ». L’analyse des politiques territoriales montre à la fois la pluralité des saisies sectorielles du problème, leur variabilité régionale et l’occultation de cette diversité par des dispositifs ad hoc.

Conclusion

Faut-il déconstruire les problèmes publics pour lesquels l’État mobilise la recherche sociologique ? Le retour réflexif effectué dans cet article apporte plusieurs arguments en faveur d’une réponse positive et dessine quelques avantages et limites de la stratégie de déconstruction que nous avons adoptée. Nous avons montré l’importance des biais associés à la vision particulière du problème public défendue par un commanditaire institutionnel, d’autant plus qu’il est intéressé à sa résolution et en revendique la propriété, au sens de Joseph Gusfield (1981). Dans le cas de l’air intérieur, cette définition particulière surévalue l’unité et l’homogénéité du problème afin de le promouvoir et de légitimer l’intervention publique. Elle évite par là même de s’interroger sur la réalité plurielle des pollutions intérieures ; elle maintient le flou sur les responsables du problème et laisse dans l’ombre certaines de ses victimes.

Pour corriger les effets de ce prisme, nous avons montré qu’il était possible dans le cours du projet scientifique de réorienter la commande institutionnelle après avoir établi, dans un premier temps, un compromis de travail fondé sur la définition officielle du problème public. Nous avons mis en avant deux moyens scientifiques visant à compenser les effets de cette imposition de problématique : l’analyse des discours et de la carrière médiatique du problème ; la reconstitution des structures de mise en oeuvre intervenant dans sa résolution. La première explore les évolutions du traitement médiatique dans le temps et révèle ainsi une construction particulière du problème et des acteurs publics attentifs à contrôler et à maîtriser l’information sur sa nature, ses causes et ses solutions. L’analyse des politiques locales montre quant à elle la diversité des traitements publics des pollutions intérieures et souligne le décalage existant entre une approche nationale et des saisies administratives parcellaires selon les sites régionaux. La déconstruction opérée par ces outils d’analyse pointe en définitive les faiblesses d’un problème public émergent et peu reconnu territorialement, résultat de l’agrégation réalisée par des acteurs de l’État central entre des causes multiples (des poils de chats allergènes aux substances chimiques toxiques). La fragilité de cet échafaudage sémantique explique aussi des variations dans l’attention et la priorité accordées à cet enjeu qui peut progresser mais aussi reculer dans l’agenda gouvernemental à l’occasion de pressions politiques[32].

En prenant au sérieux la question de « l’air intérieur », la recherche menée a aussi permis de répondre pour partie à la demande de résultats socialement pertinents. Un regard en survol sur la valorisation des produits de notre recherche montre des formes d’appropriation des conclusions par le secteur professionnel concerné, même s’il ne s’agit pas des outils et des solutions opérationnelles espérés par les commanditaires. Au moment de la diffusion des résultats, ceux-ci sont perçus comme un discours alternatif à la « langue de bois officielle »[33], apportant un éclairage sur les choix effectués dans la conduite de cette politique. Le projet suscite aussi des pistes de réflexion dans le milieu des experts qui préparent les orientations futures de l’action publique[34].

Il ne s’agit pas toutefois de préconiser un usage exclusif d’une telle approche. Les apports scientifiques et l’utilité sociale de cette stratégie de déconstruction ne justifient pas que les chercheurs fassent l’économie d’autres types de recherches davantage centrées sur l’analyse structurelle de l’intervention publique. La concentration sur un problème public singulier expose en effet aux limites des approches monographiques, qui ne peuvent prendre la mesure de celui-ci dans la série plus large des questions appelant une action de l’État et de ses agents. Elle rend nécessaire la réalisation d’études complémentaires interrogeant les logiques structurelles à l’oeuvre dans ces interventions étatiques et les rapports sociaux et professionnels qui les influencent[35]. Elle appelle aussi le développement de comparaisons systématiques entre plusieurs trajectoires de problèmes publics[36].