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Introduction

Aucune donnée n’est exempte de construction sociale, liée à l’environnement précis dans laquelle elle a été recueillie, et ce, par un type d’interlocuteur particulier. Une des caractéristiques communes à certains terrains qualifiés de « sensibles » (Ayimpam & Bouju, 2015; Bouillon, Frésia, & Tallio, 2005) ou « difficiles » (Boumaza & Campana, 2007) est que l’enquête s’y déroule dans un contexte où les données ou la capacité que l’ethnographe peut avoir à les obtenir, les vérifier et les croiser, se dérobent. C’est le cas des enquêtes dans des pays encadrés par un régime politique autoritaire. La qualification d’autoritaire est certes devenue de plus en plus floue au fur et à mesure que les pays démocratiques restreignent les libertés ou que les « restaurations » donnent à voir des systèmes hybrides, mêlant des espaces où s’exprime le pluralisme avec d’autres sphères soumises à la répression (Allal & Vannetzel, 2017). Néanmoins, je m’intéresserai ici à la démarche ethnographique dans un pays où « la libre expression des préférences politiques de chacun sous le couvert des libertés fondamentales d’association, d’information et de communication » (Linz, 2000, p. 28) n’est pas garantie, en particulier parce que l’information y est étroitement contrôlée.

Je propose de traiter cette question à partir d’une recherche réalisée en Éthiopie sur l’engagement moral des entrepreneurs investissant dans le pays. Les effets du contexte autoritaire sur mon activité d’enquête me sont apparus lors des conflits de l’automne 2016 (violents affrontements entre la police, l’armée et des manifestants de deux importantes ethnies du pays, les Oromos et les Amharas[1]), lesquels ont été suivis par la déclaration de l’état d’urgence par le gouvernement éthiopien. L’irruption de cet évènement me fit percevoir mon terrain sous un autre jour (Vidal, 1997). Ces mouvements sociaux de 2015-2016 avaient donné lieu à la dégradation d’investissements étrangers (usines brûlées, machines et équipements détruits, personnel molesté…). Les entrepreneurs que je rencontrais alors, dans le cadre de ma recherche, exprimaient spontanément leur sentiment d’insécurité, mais ils le resituaient dans une atmosphère générale d’incertitude qui caractérisait, selon eux, leur quotidien professionnel et personnel dans le pays au-delà des évènements récents. À partir de septembre 2017, je m’installai en Éthiopie grâce à un contrat de deux ans de chercheure en délégation[2] au CNRS, rattachée à un centre de recherche français (Centre français d’études éthiopiennes, CFEE[3]) pour y approfondir mon travail d’enquête et constatai dans la pratique même de ma recherche que l’incertitude était une donnée structurelle du pays. L’accession au pouvoir du premier ministre Abiy Ahmed en 2018, si elle a participé à une « décompression autoritaire » (Aisserge & Bach, 2018; Bayard, 1991), n’a pas réellement (ou pas encore) permis la démocratisation tant attendue du pays.

À la manière d’Anteby (2016), dans son analyse des résistances de terrain, je me propose ici de montrer comment la difficulté que j’ai rencontrée au coeur même de mon travail de recherche a façonné mon terrain en aiguisant mon regard sur les informations « faibles » à défaut d’informations fiables. J’ai ainsi pu utiliser mon expérience d’enquête en milieu autoritaire pour mieux saisir l’environnement dans lequel mes enquêtés réalisent leur propre activité professionnelle.

Mon enquête porte sur les entrepreneurs qui investissent en Éthiopie et leur engagement moral[4]. L’engagement moral est entendu au sens large, laissant les enquêtés définir ce qui, pour eux, démontre une activité qui va au-delà de la seule génération de profit (cela peut être des dispositifs de responsabilité sociale, du paternalisme, de la philanthropie); il peut s’exercer sur les relations avec la communauté alentour ou s’agir d’une manière « plus généreuse » ou « bienveillante » de gérer son personnel, voire un discours sur sa contribution au développement du pays. Les entrepreneurs enquêtés (une cinquantaine) sont majoritairement européens ou éthiopiens, le plus souvent de la diaspora, revenus investir dans leur pays. Je mène des entretiens biographiques et visite leurs installations. Le travail de terrain a débuté en 2015 par une succession de courts séjours principalement dans la capitale et, depuis 2017, par une présence en continu sur le terrain. J’associe les entretiens avec des séances d’observation des activités du club d’affaires franco-éthiopien, association d’investisseurs français ou éthiopiens ayant des liens avec la France qui a été lancée en décembre 2017. Je réalise également des monographies approfondies de certaines entreprises, en rencontrant les salariés pour saisir la manière dont ils perçoivent les « dispositifs moraux » et leur impact sur leur propre trajectoire; actuellement, j’ai réalisé 5 monographies, fondées sur 7 à 24 entretiens, leur nombre variant selon la taille de l’entreprise, soit environ 85 entretiens de salariés.

Je reviendrai dans une première partie sur le contexte autoritaire éthiopien. Ce dernier a des effets sur la recherche à la fois par le contrôle des informations et par la surveillance exercée sur l’activité de recherche. La deuxième partie permet de décrire comment j’ai trouvé une place à distance des institutions pouvant être perçues par mes enquêtés comme des relais de la surveillance. Intégrée, mais tout en restant à distance, j’analyse dans la troisième partie la circulation des rumeurs pour comprendre les segmentations qui structurent la communauté des entrepreneurs français en particulier.

La fabrique politique de l’incertitude : conditions d’enquête de l’ethnographe en Éthiopie

La révolution de 1991 en Éthiopie a entraîné la chute de la dictature militaire du Derg et la mise en place progressive d’une nouvelle constitution. Elle était censée annoncer une décentralisation de l’État avec l’introduction d’un fédéralisme ethnique, la démocratisation de la vie politique, notamment grâce à un système multipartite, et la libéralisation de l’économie (Vaughan, 2015). Dans les faits, c’est un régime autoritaire à parti unique qui s’est imposé, avec à sa tête une coalition représentant les différentes ethnies du pays, l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF). « Lois de censure, contrôle de la presse, sous-représentation de l’opposition au parlement ou morcellement des partis d’opposition (principalement sur critère ethnique) restreignent considérablement l’expression du pluralisme » (Morelle & Planel, 2018, paragr. 7). L’arrivée au pouvoir du premier ministre Abyi Ahmed en mars 2018, et les signes d’ouverture qu’il a donnés (détentes des relations avec l’Érythrée, libération des prisonniers politiques, décriminalisation des partis d’opposition, dénonciation des pratiques de tortures sous les gouvernements précédents) ont laissé espérer une démocratisation du pays. Comme l’analysent néanmoins Aisserge et Bach (2018), il s’agit davantage d’un « sauvetage du régime » que sa transformation, les auteurs observant une « décompression autoritaire » du pays. La carrière du premier ministre montre qu’il a été un des membres loyaux de l’EPRDF. Le remplacement de certaines élites s’est fait en douceur, essentiellement en offrant une retraite dorée aux membres les plus anciens du parti au profit de figures montantes (Aisserge & Bach, 2018). Les modalités de surveillance et de contrôle de l’expression, notamment de la presse et d’Internet, perdurent (Freedom in the World, 2019) de même que la répression des manifestations antigouvernementales (Human Right Watch, 2019).

La stabilité du pays, quoique récemment chahutée, repose sur un régime fort revendiqué par l’ancien premier ministre Meles Zenawi, fondateur du régime actuel (Bach, 2011; Waal, 2018). Ce dernier s’appuie sur l’encadrement et la mobilisation des masses (Planel & Bridonneau, 2015; Vaughan & Tronvoll, 2003) par un appareil bureaucratique développé à différentes strates géographiques, de la région, appelée kilil, au kébélé[5], unité administrative s’apparentant à un quartier et qui regroupe 500 foyers (Markakis, 2011). Chaque niveau de l’administration se confond avec une instance du parti mobilisé pour encadrer les citoyens (Emmenegger, 2016), moyen pour l’EPRDF d’étendre son influence dans les espaces plus périphériques du pays (Clapham, 2002). La procédure d’auto-évaluation (gemgema) aux contours flous mise en oeuvre par le parti au pouvoir, subie par les fonctionnaires locaux et les administrateurs désignés par le parti, constitue un moyen radical de sanction contre ceux qui ne se soumettraient pas aux directives du pouvoir (Labzaé, 2015). Les citoyens sont eux-mêmes désignés volontaires pour prendre part à des projets de développement et participent de bon ou de mauvais gré à encadrer leurs voisins (par ex., dans le domaine de l’éducation à la santé, voir Villanucci, & Fantini, 2016).

Dans la pratique de l’ethnographe, ce contexte impose deux contraintes majeures liées au contrôle qu’exerce le pouvoir sur chaque habitant du pays : la première tient à la difficulté à obtenir ou évaluer la qualité des informations, la seconde à la surveillance généralisée dont le chercheur pense être l’objet.

L’information, reflet de l’idéologie du gouvernement

La plupart des gouvernements cherchent à fabriquer le consentement de la population (Chomsky & Herman, 2008) et à légitimer son pouvoir (Nikolski, 2010) d’une part à travers les outils médiatiques, d’autre part en mobilisant des statistiques. Le contrôle de l’accès et de la construction à la diffusion des informations a ainsi été un levier mobilisé par le gouvernement éthiopien dès son accession au pouvoir pour faire valoir son projet de constitution (Stremlau, 2011). Les élections de 2005 qui ont permis l’émergence des partis d’opposition ont constitué un tournant dans la main mise autoritaire du régime sur les organes de presse (Aalen & Tronvoll, 2009). Le rapport du Committee to Protect Journalists de 2015 (moment où démarre mon enquête) classe l’Éthiopie comme le quatrième pays le plus censuré au monde. Si l’arrivée du nouveau premier ministre, la libération des journalistes et l’autorisation des médias d’opposition en 2018 ont pu créer de l’espoir, le comité de protection des journalistes note que les « anciennes façons de faire » perdurent en 2019 (Mumo, 2019; Mumo & Rozen, 2019). Un projet de loi, en cours de discussion, condamne ainsi les appels à la haine, mais aussi la publication d’informations fausses. Le flou entourant cette dernière notion fait craindre une instrumentation de la loi pour limiter la liberté de la presse (Tekle, 2019).

Les données secondaires que peuvent constituer les articles de presse ou la littérature grise font alors défaut pour le chercheur. Les articles disponibles recèlent soit de peu de données exploitables, soit se contentent de retranscrire l’idéologie du parti. Leur analyse peut se révéler utile, mais limitée au discours, aux modes de communication et aux enjeux du parti au pouvoir. L’enquête de Ficquet (2016) sur le traitement médiatique de la mort du premier ministre Melès Zenawi en 2012 fait ainsi état de la difficulté à obtenir des éléments factuels entre l’opacité de la communication dans le pays et la difficulté à apprécier le degré de fiabilité des sites d’information sur Internet animés par des journalistes en exil, et souvent orientés.

Dans une perspective wébérienne d’un État moderne fondé sur une domination rationnelle légale (Weber, 1995), le chiffre produit par la statistique est un second instrument du pouvoir (Desrosières, 2000). La macro-économie étant « une pensée d’État », ces chiffres nous révèlent davantage sur le positionnement idéologique d’un gouvernement que sur une réalité objectivée (Hibou & Samuel, 2011). C’est particulièrement vrai dans les pays autoritaires où la statistique ne sert pas à soumettre les politiques publiques au principe d’efficacité (Ogien, 2010), mais soutient un point de vue idéologique (Blum & Mespoulet, 2003). Les travaux de Jerven (2013) montrent comment le recueil des données réalisé par chaque pays africain puis leur agrégation par des organisations internationales sont peu rigoureux. Ces approximations ne sont toutefois pas uniquement le résultat de l’incompétence ou de l’inefficacité des services statistiques. Elles facilitent le pilotage des chiffres par l’État pour légitimer ses politiques. Les systèmes d’alerte précoces en Éthiopie étudiés par Enten sont par exemple censés permettre de « gérer » au mieux les distributions alimentaires dans un pays régulièrement confronté à la malnutrition et à la famine. Cependant le « bricolage hâtif », « l’assemblage de méthodes hétérogènes » et la multiplication des strates de négociation de ces données imprécises aux différents niveaux de l’administration (Enten, 2017, p. 76) permettent in fine de caler les évaluations chiffrées sur une grille préétablie au niveau central. Ce qu’Enten observe fait écho de manière plus générale aux biais et aux négociations qui émaillent la statistique publique éthiopienne en particulier sur les sujets « sensibles », que ce soit le recensement des ethnies (Bureau, 1994; Ficquet, 2009) ou de la population d’Addis-Abeba, la capitale (Tamru, 2013).

Cette mainmise sur l’information et les chiffres vise donc à la fois à promouvoir la politique du gouvernement (notamment sa capacité à développer économiquement le pays et à le faire sortir de la pauvreté) et à faire valoir une légitimité que l’usage de la violence et la limitation des libertés lui ont fait perdre. Mener à bien cet objectif nécessite également de surveiller et de contrôler les citoyens, d’étouffer et de rendre inaudible toute critique. L’entrepreneur comme le chercheur, pour des raisons parfois différentes, font partie des cibles de cette surveillance.

Surveillance à tous les étages?

La surveillance du chercheur est une expérience relativement fréquente de l’ethnographe en milieu totalitaire ou autoritaire (Chantraines, Depuiset, & Seer, 2018; Fournier, 1996; Richaud, 2015). Dans notre cas, la surveillance est panoptique : elle se décline à différents niveaux, elle est exercée par une multitude d’acteurs et selon un calendrier inconnu. C’est le fait de ne pas identifier ses limites qui lui donne toute sa force.

La surveillance est tout d’abord exercée par le gouvernement grâce à la multiplication de ses strates administratives, elle ne se limite alors pas aux seuls organes de presse ou opposants politiques. Les kebeles, instances administratives de quartier, assurent la surveillance politique des citoyens (Di Nunzio, 2017). Ils contrôlent par exemple tout ce qui se passe dans la rue grâce aux gardiens de parking, aux revendeurs de tickets de minibus ou aux « peacekeepers » choisis parmi des riverains soutenant le gouvernement pour être des relais d’information (Di Nunzio, 2014).

Les entrepreneurs en pays autoritaires ont ainsi la particularité d’être confrontés à une incertitude générée par l’État, incertitude en partie visible dans les relations avec la bureaucratie. La faiblesse des compétences des fonctionnaires est liée au système de rétribution, ceux appartenant au parti ayant en priorité accès à des possibilités de promotion (Hagmann & Abbink, 2011; Labzaé, 2015), la superposition des instances administratives et partisanes participant au flou des responsabilités (Emmenegger, 2016). Si la bureaucratie est davantage source d’incertitude qu’une garantie d’application du droit, elle prend part de manière plus générale à une relation de défiance qui caractérise les rapports entre l’État et le secteur privé.

Le régime éthiopien pratique enfin une répression arbitraire fondée sur un effet de halo, floue sur ses limites et son étendue, qui participe du climat d’insécurité. Contrairement à un pays où l’expression serait totalement bridée, le cadre de ce qui est acceptable par le gouvernement et ce qui ne l’est pas est sans doute variable dans le temps. De même, si tout le monde se sait surveillé (un entrepreneur me disait lors d’un cocktail qu’il sait que ses conversations téléphoniques sont écoutées), personne n’a la certitude du quand et du comment, ce qui alimente une sorte de méfiance généralisée, voire de paranoïa.

Les risques encourus par une dénonciation sont en partie partagés par les chercheurs et les entrepreneurs. Il s’agit tout d’abord de pouvoir se maintenir dans le pays pour ceux qui sont étrangers. L’extradition de chercheurs étrangers dont les propos sont méjugés par le gouvernement est un risque faible, mais réel (René Lefort s’est ainsi vu refuser l’entrée dans le pays une fois atterri à l’aéroport d’Addis-Abeba, en dépit d’un visa en bonne et due forme obtenu en France (Addis Standard, 2017). Les tracasseries constantes de la bureaucratie éthiopienne et des lois sur l’immigration particulièrement limitatives, sans possibilité de recours juridique clair, jouent également dans l’incertitude du séjour des étrangers en Éthiopie.

Surveillance et contrôle jouent ainsi tant sur la faiblesse des données disponibles que sur la marge de manoeuvre pour les construire. Le contexte autoritaire contribue à créer un climat d’incertitude qui dépasse le seul cadre de l’enquête, influant sur le quotidien même du chercheur une fois installé dans le pays. C’est aussi ce qui le rend sensible à la situation des entrepreneurs qui évoluent dans le même contexte. Plutôt que de ne considérer l’incertitude que comme un obstacle à la recherche, il s’est agi de la prendre comme un élément structurant du terrain et de la communauté professionnelle des entrepreneurs. L’incertitude peut ainsi constituer une ressource, être instrumentalisée et participer à l’organisation de la communauté professionnelle.

L’incertitude comme rouage d’une ethnographie « en marge »

Si l’incertitude est au fondement même de la recherche scientifique, en particulier de la pratique ethnographique, les terrains « difficiles » sont ceux où le chercheur doit « gérer en permanence “la certitude de l’incertitude” » (Boumaza & Campana, 2007, p. 11). Dans le cas présent, l’empathie est facilitée par l’homologie de la situation entre enquêtés et enquêteur. Si le chercheur est un « professionnel du doute »[6], l’activité entrepreneuriale est également directement confrontée à l’incertitude. Chauvin, Grossetti et Zalio (2014) identifient ainsi qu’elle suppose entre autres une projection vers un avenir (qui implique donc une évaluation des probables), un rapport au risque et à la prévision, et une forme de recherche de contrôle sur le monde. Plutôt que de considérer l’incertitude exacerbée du contexte autoritaire comme un obstacle, je montrerai comment elle a « fait » le terrain au sens qu’en propose La Sourdière, c’est-à-dire « fabriqué […] un territoire à sa propre investigation, un objet, une unité d’intervention » (1988, p. 97).

Trouver une posture : mettre à distance les institutions du contrôle et de la surveillance

Dans ce contexte de surveillance, le chercheur gagne la confiance de ses enquêtés en se démarquant de l’appareil d’État qui le contraint autant qu’il contraint l’activité entrepreneuriale. J’ai commencé par mener ma recherche sans autre affiliation que celle de mon laboratoire en France et sans en informer les autorités éthiopiennes. S’il existe un contrôle direct des agences éthiopiennes qui exigent des autorisations pour accéder à certaines zones ou enquêter sur certains sujets (Labzaé, 2018), j’y ai été personnellement peu confrontée, les investisseurs privés enquêtés étant peu enclins à me demander des documents officiels. Au contraire, le statut d’étrangère (visible par ma seule couleur de peau) a été un atout, sans doute davantage encore avec les entrepreneurs non éthiopiens. Si mon statut d’étrangère me rend aux yeux de mes enquêtés moins suspecte « d’être une espionne » (ainsi que me présente un informateur avec ironie lors d’une mise en relation avec un juriste éthiopien), je partage avec nombre d’entre eux cette situation d’extériorité. « Tu sais, nous ne sommes que des invités dans ce pays » [traduction libre][7], Herman, entrepreneur hollandais, exprime ainsi la complexité de sa situation dans le pays (et le risque d’être expulsé). Le we renvoie certes à l’ensemble de la communauté professionnelle qu’il représente (il est membre du bureau d’une association d’entrepreneurs). Mais ce we peut aussi bien m’inclure, moi qui m’installe alors dans le pays.

Mon recrutement dans un laboratoire français dépendant de l’ambassade de France me fournissait de facto une position lorsque je m’y suis installée en 2017. Cette dernière n’était toutefois pas toujours de nature à faciliter l’ethnographie en milieu autoritaire. En tant qu’enseignante-chercheure, l’obtention d’une délégation recherche est une opportunité rare dans la carrière. La menace d’une « fermeture du terrain », quoiqu’elle ne se soit pas réalisée, a accompagné mon quotidien lorsque je me suis installée en Éthiopie avec ma famille. Un retour aurait été humainement et financièrement coûteux, après avoir arrangé le déménagement de quatre enfants, leur changement d’école et demandé à mon conjoint de démissionner de son poste pour pouvoir me suivre. Cependant, cette inscription dans le pays reposait sur mon intégration dans une institution locale envers laquelle j’avais des obligations.

Un centre de recherche à l’étranger doit démontrer son utilité au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères qui contribue majoritairement à son budget de fonctionnement. Les chercheurs de ces instituts sont désignés par ce même ministère dans un rapport de 2013 comme des « experts » à même de favoriser des collaborations scientifiques, mais aussi de mobiliser des connaissances nécessaires aux négociations multilatérales. En ce sens, les chercheurs sont incités à participer plus ou moins implicitement à une « économie du renseignement » (Prud’homme, 2015). À mon arrivée au centre, l’administration du centre m’a tout d’abord avertie que je devais « rendre des comptes » des relations que je pouvais développer avec les diplomates, et des informations que je leur transmettais sur mon travail, sans que cette injonction soit formellement définie. Elle m’avait été présentée dans le but de valoriser l’activité des chercheurs auprès de l’ambassade dont le centre dépend; dans les faits, il s’agissait de rendre visible la participation des chercheurs à cette économie du renseignement. Cette demande s’est très vite révélée intenable : je fréquentais constamment des diplomates dans une ville considérée comme la troisième du monde en ce qui concerne la quantité de personnel diplomatique. Tout d’abord, mes enfants, en suivant leur scolarité au lycée français et participant aux activités extrascolaires organisées dans l’enceinte de l’ambassade (quasi les seules offertes en français), étaient amenés à nouer des liens avec d’autres enfants français, notamment fils et filles de diplomates. Mon compte rendu à ma direction des goûters d’anniversaire auxquels j’avais assisté a mis rapidement fin à cette obligation. Je profitais donc du flou des contours de cette injonction (quels diplomates? Quelles informations?) pour la rendre caduque. Ensuite, l’activité ethnographique elle-même participe à brouiller les frontières entre engagements professionnels et privés, et, de ce fait, chaque évènement social auquel j’assistais s’accompagnait d’échanges d’informations, de mises en contact (les communautés diplomatiques et entrepreneuriales étant certes distinctes, mais loin d’être étanches), de discussions potentiellement utiles à ma recherche, mais nécessitant de ma part de parfois avancer des éléments sur celles-ci, d’identifier les réactions de mes interlocuteurs à mes hypothèses.

Il s’agissait aussi de ne pas nuire aux relations diplomatiques de la France et de l’Éthiopie. Ainsi, la direction du centre pouvait participer à une politique d’autocensure sur les articles publiés sur les différents supports dont dispose le centre, sur les thèmes abordés dans les séminaires qu’il organise, etc. Le chercheur étranger est contraint de naviguer entre liberté de sa recherche et respect du principe de souveraineté de l’État dans lequel il s’intègre (Duclos, 1988). Refuser de se considérer « en terrain conquis », c’était aussi soumettre mon travail aux règles d’un État autoritaire qui limite ma liberté de parole de manière injustifiée au regard des normes de la profession. À cette difficulté, s’ajoute pour mon centre de recherche l’application du principe de précaution. Les frontières de ce dernier s’étendent à mesure de sa diffusion par les relais institutionnels, de l’ambassade jusqu’au centre redoublant lui-même d’attention[8]. Ma marge de manoeuvre était donc étroitement encadrée entre un contrôle plus ou moins serré de mon centre pour ne pas lui attirer des ennuis en publiant des analyses trop ouvertement critiques envers le gouvernement ou en enquêtant sur des sujets sensibles, et mon inscription à long terme dans le pays. C’est aussi pourquoi je n’ai pas publié sur ma recherche pendant la durée de ma délégation, ne la rendant pas visible dans le pays.

Si mon inscription dans ce centre de recherche m’a permis de « trouver une place », cette dernière ne me protégeait pas de la surveillance et du contrôle, et ne favorisait pas nécessairement mon accès au terrain. Si l’ethnographie implique pour le chercheur d’être « une sorte de non-personne » (Rabinow, 1988, p. 52) en se déracinant pour observer un espace nouveau, les enquêtés finissent par lui attribuer un rôle ou un statut (Althabe, 1990; Demazière, Horn, & Zune, 2011). Être catégorisée par mes enquêtés par mes liens avec la « diplomatie » m’associe au mieux à une bureaucrate, au pire comme participant au renseignement dans un univers très sensible à la surveillance. Il s’agissait donc de trouver une posture compatible avec mes appartenances et facilitant le travail ethnographique.

Intégrer la communauté des entrepreneurs en marginale sécante

Pour perdurer sur mon terrain comme pour développer une certaine indépendance vis-à-vis de l’ambassade, j’ai cherché à mobiliser des informateurs occupant des positions de marginaux sécants dans l’espace diplomatique (Crozier & Friedberg, 1993). Ce terme désigne en effet des personnes aux « appartenances multiples » pouvant ainsi jouer un rôle d’intermédiaire. Étant eux-mêmes aux marges de leurs différents réseaux, y introduire une nouvelle personne (moi-même) pouvait participer à une stratégie de renforcement de leur position (au-delà de relations amicales que nous avons pu parfois nouer). Par exemple, un membre du service économique d’une ambassade m’a invitée à l’assemblée générale constituante du club d’affaires franco-éthiopien en tant qu’observatrice, rôle existant dans les statuts et réservé à certains représentants de l’ambassade de France. Je connaissais certains membres du bureau qui m’avaient déjà accordé un entretien, et j’ai proposé d’assurer les comptes rendus des réunions du bureau pour pouvoir y assister. Cet informateur revendiquait à plusieurs reprises une position « à part », rattachée au ministère de l’Économie et non des Affaires étrangères, et reconnaissait être plus à l’aise avec le milieu des entreprises que des diplomates. Faute de pouvoir faire valoir un quelconque statut lié à l’entrepreneuriat, j’ai usé de la même stratégie discursive que certains des marginaux sécants pour m’intégrer au milieu des affaires : j’ai mis à distance mon appartenance diplomatique en valorisant mes autres activités en Éthiopie. Ainsi, si certains me désignaient comme « la chercheuse du CFEE », nombre de mes contacts m’ont rapidement associée à mes activités au club d’affaires (sur le mode « ah oui, on s’est rencontré au Café », créant ainsi l’illusion de l’entre-soi).

En parallèle, j’ai eu accès à certains entrepreneurs français par la fréquentation d’espaces de sociabilité (restaurants, cafés, concerts, clubs…). Mon frère, résidant depuis de nombreuses années dans le pays et travaillant pour une entreprise éthiopienne, me les a fait connaître. Lui-même musicien (il donne des concerts une à deux fois par semaine), il y occupe une place reconnue. Il m’a également invitée à participer à une association festive, inspirée des confréries viticoles en France, dont il est le trésorier. Réunissant une trentaine de convives, des Éthiopiens et des expatriés français et étrangers (pour moitié membres de la confrérie, pour moitié invités), elle consiste en un repas tous les mois et demi où le vignoble de la confrérie et la gastronomie française y sont à l’honneur. Ces réunions m’ont peu ouverte à des contacts nouveaux, toutefois elles m’ont été utiles pour être identifiée différemment. J’y suis rapidement vue comme une active « compagnonne » (terme désignant les membres).

Enfin, j’ai multiplié mes engagements associatifs. Considérant que l’entrepreneur se caractérise par « sa capacité à jouer de ses multiples positionnements et identités pour configurer son entreprise » (Bergeron, Castel, & Nouguez, 2013, p. 265), j’ai accru ma présence sur différentes scènes sociales où je pouvais nouer des contacts avec mes enquêtés et me présenter moi-même sous différentes identités.

Ces différents positionnements ont participé à mettre à distance mon identité de chercheure. Le terrain en pays autoritaire n’est pas uniquement sensible parce qu’il se déroule hors d’un État de droit, mais parce que l’expérience sensible du terrain, « chargée au moins autant d’affects et d’épreuves que de règles méthodologiques » (Dozon, 2005, p. 8), remet au coeur du dispositif d’enquête l’implication du chercheur (Agier, 1997; Fassin, 1999) et sa capacité à être « affecté » (Fevret-Saada, 2009). Cette posture de marginale sécante a eu des effets sensibles sur mon identité professionnelle même. Un de mes enquêtés se plaisait ainsi à me surnommer « la gauchiste », lui-même était un ancien militant d’un parti de droite, ce qui me mettait ainsi régulièrement à distance. Effacer les marqueurs de ma profession de sociologue me semblait alors nécessaire pour ne pas être la cible d’une méfiance par ailleurs aiguisée par le contexte autoritaire. Mon informateur du service économique, qui m’avait facilité l’accès au terrain et que je connaissais depuis quatre ans dans le cadre de ma recherche, m’a dit en conclusion d’une entrevue alors qu’il avait lui-même quitté son poste en Éthiopie : « Je ne comprends toujours pas sur quoi tu travailles ». S’il exprime ici une forme de mépris disciplinaire pour la démarche ethnographique (lui-même a été formé à l’économie et aux sciences de gestion), il me renvoie aussi à la difficulté à identifier mon travail de recherche, difficulté sans doute partagée par la majorité de mon réseau d’enquêtés. L’absence de publications durant ma délégation peut aussi être expliquée ainsi. Parce que dans l’écriture se joue « [mon] identité de scientifique ([je suis] chercheur[e]) en même temps que de spécialiste (sociologue…) » (Perrot & La Sourdière, 1994, p. 5), il m’était difficile de prendre la plume alors que je mettais de côté cette identité dans tout un pan de ma vie quotidienne. Si cette posture de marginale sécante m’a ouvert le terrain, elle n’en a pas moins été personnellement difficile, y compris dans ma pratique professionnelle, me contraignant à adapter ma méthode et à faire « feu de tout bois » (Olivier de Sardan, 1995).

Si je suis finalement acceptée, ma place dans le milieu des affaires reste cantonnée à la marge par laquelle je suis rentrée. Faute de pouvoir mobiliser des données objectivées, notamment chiffrées pour mieux circonscrire mon terrain (la « communauté » des entrepreneurs), j’ai analysé les informations qui circulaient : les rumeurs.

Travailler sur les informations « faibles » : l’exemple de l’analyse des rumeurs

Devant naviguer entre chiffres discutables et chiffres inexistants, j’ai été amenée à prendre acte de l’impossibilité de construire un échantillon sociologiquement raisonné (Hamel, 2013). L’absence d’informations fiables donne du poids aux informations « faibles » (non vérifiées, voire colportées). Non qu’elles ne soient pas questionnées, mais faute de pouvoir trouver des preuves pour les infirmer ou les confirmer, elles constituent des indices pour naviguer à vue. « Le répertoire rumoral tend à devenir le mode informationnel de substitution » (Aldrin, 2005, p. 60). L’analyse des rumeurs dont la diffusion est amplifiée par le contexte autoritaire et le contrôle de l’information m’a permis de saisir à la fois la structuration de la communauté des entrepreneurs et la réalité de la place que j’y occupais.

Les rumeurs sont en effet des « formes déterritorialisées du ragot » (Joseph, 1984, p. 39); lorsqu’elles circulent au sein d’une communauté, elles peuvent être révélatrices des liens sociaux au même titre que les commérages, elles sont donc des données de terrain utiles à l’analyse (Besnier, 2009). Partager l’incertitude des entrepreneurs dans l’enquête comme dans la vie quotidienne m’a permis d’identifier comment cette incertitude était constitutive d’une communauté, s’organisant en cercles concentriques que la circulation des rumeurs et des ragots met en lumière. Les rumeurs constituent ainsi un matériau heuristique pour saisir les liens qui unissent les membres d’une communauté et les hiérarchies qui la traversent (Gluckman, 1963).

Dire la rumeur

« Le porteur d’une rumeur ne l’énonce pas n’importe quand, ni devant n’importe qui » (Aldrin, 2005, p. 54). Une nouvelle membre du Café annonce ainsi tenir de source sûre, lors d’une réunion du bureau, que la monnaie locale sera dévaluée dans les jours ou les semaines qui viennent. Les autres membres ne sourcillent pas. Dans les semaines qui viennent, je n’entends personne colporter cette rumeur, ni directement auprès de moi ni auprès de mes contacts, et la fameuse dévaluation n’a pas lieu. Cette information au moment où elle est donnée me paraît pourtant comme essentielle tant tout le monde est anxieux de savoir quand aura lieu la nouvelle dévaluation d’une part, et tant ses effets sur les capitaux et les réserves en monnaie locale des entreprises sont désastreux d’autre part. L’absence de réaction et de circulation peut être interprétée selon deux perspectives complémentaires. Premièrement, le moment de diffusion n’est pas opportun. Aux réunions de bureau de Café s’exprime certes un entre-soi, mais la communication y est feutrée, les « règles de conduites cérémonielles » (Goffman, 1973, p. 48) limitent le « commérage » et sans doute ici la diffusion d’une information dont les membres doutent. Deuxièmement, la circulation de la rumeur dépend du statut du locuteur. Celle qui expose la rumeur a un statut marginal dans le réseau (selon différents critères notamment de genre, mais aussi parce qu’elle dirige une affaire peu florissante, avec un petit chiffre d’affaires). Si diffuser cette information primordiale est un moyen pour elle de se faire valoir, elle y échoue faute de maîtriser les règles de « l’étiquette » propres au bureau qu’elle vient tout juste de rejoindre, et parce qu’elle-même occupe une place marginale dans la communauté d’affaires française.

Certains entrepreneurs peuvent au contraire mobiliser un vaste réseau d’informateurs dès lors que leur activité s’étend dans différentes régions du pays : c’est le cas des dirigeants d’entreprises qui ont des activités de distribution sur l’ensemble du territoire (leurs succursales, magasins ou agents étant autant de témoins oculaires de l’atmosphère dans le pays). La maîtrise de cette « zone d’incertitude » (Crozier & Friedberg, 1993) leur permet d’occuper des positions plus élevées dans la hiérarchie de la communauté expatriée locale : ce sont ceux qui sont systématiquement consultés par leur ambassade, ceux qui reçoivent le plus de gratifications symboliques (invitations officielles, choisis pour faire partie de cercles associatifs restreints, etc.). Celui qui diffuse ainsi certaines informations rares en retire du prestige, dès lors qu’elles s’avèrent utiles et qu’il les diffuse au bon moment. Être exclu de la circulation des rumeurs est à l’inverse un signe d’une moindre intégration dans la communauté. J’ai pu en faire le constat à partir de ma propre place dans le réseau rumoral et selon le type de rumeurs qui m’étaient rapportées.

Entendre la rumeur

En me confiant certaines informations, notamment concernant la sécurité dans le pays, les entrepreneurs prenaient acte de notre confrontation commune au contexte autoritaire, la rumeur étant une manière d’en contourner les difficultés en produisant d’autres canaux de circulation de l’information que les canaux officiels. Toutefois, cette intégration est restée ambivalente. J’ai à différentes reprises été consultée par d’autres expatriés (en particulier dans le milieu diplomatique), car ils me pensaient bien informée de la situation politique et économique du pays du fait de mes contacts avec les entrepreneurs. De l’extérieur, j’étais donc perçue comme intégrée. Toutefois, force est de constater que les entrepreneurs étaient généralement réticents à évoquer avec moi les rumeurs ou les commérages en lien avec la situation économique du pays ou avec la communauté des entrepreneurs. Si je ne peux pas juger de la réalité de la circulation de rumeurs sur l’économie du pays entre entrepreneurs (j’aurais plutôt tendance à émettre l’hypothèse que ce genre d’information est en réalité peu partagée), j’ai appris plusieurs commérages sur la communauté par d’autres relations (amicales) avec des expatriés qui n’en faisaient pas partie (fermeture d’entreprise et départ d’entrepreneurs, difficultés économiques rencontrées par l’un ou l’autre) et j’en ai rarement été informée par mon réseau au coeur de mon enquête. Mon choix d’entrer par les marges me permettait d’être considérée comme membre à part entière de la communauté expatriée, mais me cantonnait à la périphérie de la communauté des entrepreneurs.

Être l’objet de commérages

Si mes enquêtés étaient réticents à colporter auprès de moi des commérages sur d’autres membres de la communauté entrepreneuriale, j’ai en revanche été frappée par un des rares bavardages dont j’ai été témoin. Il portait sur un entrepreneur dont il était de notoriété publique que nous (mon conjoint, cet entrepreneur [Henri] et moi) entretenions des liens amicaux. Mon conjoint avait été recruté quelques mois auparavant par une des quelques entreprises françaises au sein de laquelle j’avais précédemment fait un terrain. Lors d’un repas à mon domicile où étaient notamment conviées des relations de travail de mon mari (certaines avaient participé à mon enquête), les invités ont discuté de ce qui était jugé comme les frasques conjugales d’Henri (réelles ou exagérées). Selon un des invités, influent dans la communauté entrepreneuriale, le comportement de la jeune partenaire d’Henri (il est divorcé, en couple avec une collègue de travail éthiopienne, plus jeune que lui), considérée à la fois comme autoritaire dans leur couple et aguicheuse dans les soirées, avait un effet négatif sur sa réputation professionnelle.

Ce commérage peut être interprété comme révélant les différentes positions professionnelles des protagonistes de cette discussion, montrant ainsi comment il permet de structurer la communauté entrepreneuriale. Tout d’abord, il indique la position ambivalente d’Henri. Directeur d’une grande entreprise, il ne peut être ignoré par ses pairs. Mais il peut être l’objet de commérages, car il a une place marginale. Il est français, mais dirige une entreprise étrangère concurrente de compagnies hexagonales installées également en Éthiopie, et son adhésion au club d’affaires a d’ailleurs fait l’objet de débats (en dépit des statuts juridiques de l’association qui l’autorisent à en être membre). Médire d’Henri, c’est renforcer l’entre-soi de ceux qui sont invités à participer à cette médisance. Ensuite, on peut émettre l’hypothèse que le commérage est l’occasion d’un rappel des règles implicites d’une morale bourgeoise qui perdure dans les milieux expatriés du secteur privé à Addis-Abeba. Médire de notre ami devant mon conjoint et moi-même peut être interprété comme une manière de nous transmettre les règles, nous qui, par le récent recrutement de mon conjoint, venions sans le savoir d’entrer dans cet espace réputationnel. Me retrouvant tout à coup « femme de », j’étais d’ores et déjà invitée à me conformer aux règles de respectabilité et de « second rôle » dans l’équipe conjugale (Singly & Chaland, 2002).

Ma position marginale (d’abord parce qu’entrée par les marges, ensuite puisqu’intégrée au titre de « femme de ») dans la communauté illustre de quelle manière l’incertitude peut faire l’objet d’un usage stratégique pour réguler la communauté professionnelle. Transmettre des rumeurs permet aussi de maintenir un climat de confusion (Bonhomme, 2009) qui renforce le pouvoir de ceux qui diffusent les rumeurs, tout en organisant la communauté en différents cercles à la fois solidaires et hiérarchisés.

Conclusion

L’Éthiopie offre au chercheur un terrain stimulant, mais rendu difficile par le caractère autoritaire du régime en place. Confronté à la faiblesse des données, à la difficulté d’y accéder comme à la surveillance de son activité et de celle de ses enquêtés, l’ethnographe est contraint d’adopter des stratégies d’enquêtes spécifiques pour construire son terrain et ses données. S’y installer à plus long terme permet de faire de son expérience un aiguillon de la recherche. Pour des chercheurs issus de pays pour lesquels l’état de droit est un acquis relativement ancien, s’établir dans un pays en contexte autoritaire permet d’expérimenter sur soi-même les effets de ce type de régime. Le manque de données donne d’autant plus de poids à l’observation et à l’expérience du chercheur qui se retrouve « dans le même bateau » que ses enquêtés. Le chercheur est alors « confronté en même temps que les autres à des problèmes de diverses sortes, (…) [devant] y faire face en lien avec eux ou en se préoccupant d’eux » (Bizeul, 2007, p. 84).

Ainsi la surveillance, la faiblesse des informations et l’incertitude qui en découlent apparaissent autant comme des freins au travail du chercheur que comme des révélateurs des conditions dans lesquelles de nombreux professionnels (ici, les entrepreneurs étudiés) travaillent. Le climat de méfiance a exigé pour moi de mettre à distance les institutions de surveillance (État éthiopien comme ambassade) pour entrer par les marges dans la communauté des entrepreneurs. L’absence d’informations favorise les rumeurs qui deviennent une donnée phare de l’analyse. Elles sont aussi une ressource stratégique, la place d’un entrepreneur dans la circulation de l’information permettant d’évaluer son prestige dans la communauté.

Laisser à l’entrée du terrain son identité de chercheur rend toutefois ardu ce temps suspendu, inconfortable (La Sourdière, 1988). Cela en fait une épreuve solitaire où l’on risque d’être oublié de ses pairs, faute de pouvoir communiquer ses résultats. Reste alors à creuser la place du collectif des chercheurs lorsqu’on enquête en contexte autoritaire. Celui-ci peut-il rendre moins douloureuse l’implication sur le terrain? Dans quelle mesure les liens entre les chercheurs « adoubés » sur place sont-ils alors renforcés d’avoir partagé ces conditions d’enquête particulières? De manière générale, les conditions d’enquête restent trop souvent pensées comme un problème individuel. Or le collectif peut tout autant constituer un atout, une ressource pour les chercheurs, qu’il peut être une difficulté dans leur insertion sur le terrain.