Corps de l’article

La télévision, par l’illustration sonore de ses programmes à partir de musiques préexistantes [1] , participe de l’expérience musicale de l’individu. Sur YouTube, par exemple, on retrouve souvent, en commentaire des vidéo-clips, ce genre de tournures : « X m’a amené là! », « C’est grâce à Y que je suis arrivé là! », « X » ou « Y » représentant le titre d’une série télévisée, d’un film ou encore d’une émission de télévision qui auraient intégré une musique particulière. Pour la télévision de flux [2] et son utilisation de musique en croissance constante depuis les années 1950 (Gueraud-Pinet, 2018), des traces laissées par les téléspectateurs sont aussi repérables. Des années 1950 aux années 2000, on les relevait majoritairement dans les courriers des lecteurs adressés aux organes de production télévisuelle. Par la suite, elles se sont déplacées sur le web, et plus particulièrement sur les réseaux socionumériques (RSN) depuis la seconde moitié des années 2000. Ainsi, quotidiennement, nous pouvons lire sur Twitter, par exemple, des messages commentant l’utilisation répétée de la bande originale de Pirates des Caraïbes dans le programme de la chaîne M6 Top Chef (Figure 1), ou encore l’intégration de titres de divers artistes comme Nicki Minaj (Figure 2) dans une émission de télé-réalité.

Figure  1

Tweet du 15 mai 2017 sur la musique dans Top Chef (M6)

Tweet du 15 mai 2017 sur la musique dans Top Chef (M6)

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Figure  2

Tweet du 7 septembre 2018 sur la musique dans Les Marseillais (W9)

Tweet du 7 septembre 2018 sur la musique dans Les Marseillais (W9)

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Ces pratiques de commentaires en ligne affiliées à des objets audiovisuels permettent de qualifier les pratiques de réception propres aux émissions de télévision tout en précisant conjointement celles engendrées par la musique. En d’autres termes, ces messages laissés par les téléspectateurs nous permettent de comprendre les pratiques de réception d’images musicalisées, soit l’association de fragments d’images mis en musique à partir de titres préexistants (Gueraud-Pinet, 2018).

Les commentaires en ligne sur Twitter, un matériau pour appréhender la participation de la télévision à la musicalisation du quotidien

Ces prises de paroles des usagers des médias délivrent plus généralement des informations quant à la participation de la télévision à la mise en musique de notre vie quotidienne. Selon Le Guern (2012), la musicalisation du quotidien se définit comme « l’ensemble des usages, faibles ou forts, qui se déploient dans nos différents rapports à la musique (l’écoute, la danse, la collection, la critique, la prescription, etc.) » (s. p.).

En sciences de l’information et de la communication (SIC), cette notion est particulièrement affiliée aux travaux portant sur les pratiques d’écoute effective de la musique (Christophe, 2014; Perticoz, 2009). Cependant, par extension, elle concerne la manière dont les médias diffusent de la musique, mais aussi la manière dont les téléspectateurs s’en saisissent. Interroger les commentaires en ligne par le prisme de cette notion permet alors de montrer comment la télévision participe de cette musicalisation. D’une part, l’analyse de la réception de ce micro-objet, soit l’image musicalisée, atteste d’un intérêt existant de la part des individus. D’autre part, cela met en lumière des pratiques relevant de l’écoute de la musique à la télévision, oubliées aussi bien dans les études portant sur les pratiques d’écoute de la musique que dans celles produites sur les pratiques de réception télévisuelle.

C’est au prisme de ces constats que s’inscrivent les questionnements guidant cette présente recherche. Comment la musique a-t-elle éveillé un intérêt chez les téléspectateurs, et ce, depuis les années 1950 et l’investissement progressif de la télévision dans les foyers français? De quelle(s) manière(s) ces courts extraits musicaux sont-ils perçus par les téléspectateurs? Ce faisant, peut-on mettre en évidence des mutations dans le contenu même des messages depuis la multiplication des échanges sur le web, et particulièrement depuis l’utilisation des réseaux socionumériques par les téléspectateurs?

Ces interrogations amènent aussi à la prise en considération d’une certaine originalité quant à la mise en place d’une méthodologie de recherche. En effet, traditionnellement, les travaux sur les pratiques de réception de la télévision ou de la musique sont réalisés à partir de questionnaires, d’entretiens semi-directifs, voire d’observations ethnographiques (Le Guern, 2017; Ségur, 2010), bien que nous relevons des analyses sur les pratiques des téléspectateurs sur les RSN depuis une dizaine d’années (Chaouni, 2018; Jeanne-Perrier, 2010; Jehel, 2018). Cependant, comment fournir une interprétation précise de l’acte de réception d’un individu lors de l’« audio-vision » (Chion, 2013) d’une centaine d’extraits musicaux de dix secondes parsemés en arrière-plan d’un programme proposant déjà pléthore d’images et de voix? De plus, comment restituer une partie de l’évolution de la pratique dans un temps long, sachant que l’objet reste un impensé de la recherche en sciences humaines et sociales?

« Voyage en réception » dans les tweets de l’émission Les Reines du shopping

Nous proposons donc un « voyage en réception » (Mehl, 2004), fondé sur des corpus composés de courriers des lecteurs de la télévision et de messages envoyés sur les RSN, particulièrement sur Twitter [3] . Ces premiers matériaux constituent des traces de réception non produites pour répondre à un dispositif de recherche et envoyées ou rédigées spontanément (Pasquier, 1999), ce qui renforce leur intérêt. Les seconds, soit les tweets , sont ici considérés comme des traces numériques déclaratives laissées de manière intentionnelle sur un dispositif numérique (Merzeau, 2013). Les « traces numériques » peuvent aussi correspondre à des variables quantitatives produites par les plateformes à partir des informations collectées par leur soin ou encore des données laissées par les usagers de manière moins intentionnelle (géolocalisation, articles consultés sur un site marchand, etc.). Nous intéressant à des ressentis, des perceptions et des avis sur les musiques de télévision, les commentaires en ligne se détachent de ces deux catégories : « À ce niveau, les traces témoignent des préférences, habitudes, humeurs et relations que les individus nouent les uns avec les autres, avec un indice de singularité beaucoup plus marqué » (Merzeau, 2013, p. 3). Par conséquent, les commentaires laissés par les téléspectateurs à partir du visionnage d’une émission de télévision nous donnent une idée de la manière dont ils entendent ou s’approprient les musiques diffusées en tant qu’illustration. Les spécificités de ces messages offrent enfin des perspectives quant à leur rôle dans la construction des identités numériques des publics.

Pour répondre à nos questionnements, nous avons donc réalisé une analyse de contenu thématique et discursive de tweets émis lors de visionnages d’une émission de télévision française, Les Reines du shopping (2013 – en cours; M6), ainsi que lors de l’émission dérivée, Les Rois du shopping (2015 – en cours; M6). Dans ce programme de « télécoaching », cinq candidates, ou candidats, s’opposent chaque semaine. Leur objectif est de trouver la tenue vestimentaire la plus en adéquation avec un thème imposé par la présentatrice, Cristina Cordula. C’est donc quotidiennement que nous suivons le shopping de ces individus. Au terme d’un défilé où les participantes, ou participants, arborent les habits acquis durant la journée, une note leur est attribuée. Le vendredi, le titre de la « reine » ou du « roi » du shopping de la semaine est décerné.

L’enquête exploratoire que nous proposons repose sur cette émission pour trois raisons majeures. Tout d’abord, lors d’une recherche doctorale sur la mise en musique des programmes de télévision de flux (Gueraud-Pinet, 2018), nous avons remarqué que, depuis le début des années 2010, les émissions de télécoaching correspondent aux productions les plus mises en musique à la télévision française. Les Reines du shopping , illustrée musicalement à près de 90 %, offre alors une perspective intéressante dans l’analyse de la participation de la télévision à la musicalisation de notre quotidien. De plus, par notre volonté de fournir une analyse longitudinale des pratiques de réception des images musicalisées, les six années de diffusion de l’émission en font un critère sélectif supplémentaire, surtout lorsque ce dernier critère s’accompagne d’une pratique de commentaire en ligne quotidienne sur Twitter, et ce, depuis sa première diffusion.

En effet, en interrogeant les tweets par la variable « musique » dans le cadre de la présente étude, nous pouvons voir que la courbe mensuelle des messages (Figure 3) se rapproche proportionnellement de celle produite à partir des tweets archivés par l’INA (Figure 4).

Figure  3

Nombre de tweets sur la musique dans Les Reines du shopping (LRDS) par mois de juin 2013 à décembre 2018

Nombre de tweets sur la musique dans Les Reines du shopping (LRDS) par mois de juin 2013 à décembre 2018

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Figure  4

Graphique des tweets composés du hashtag #LRDS du 17 juin 2013 au 14 décembre 2018 (source : Ina thèque)

Graphique des tweets composés du hashtag #LRDS du 17 juin 2013 au 14 décembre 2018 (source : Ina thèque)

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De la récupération des matériaux à leur analyse quanti-qualitative

Pour procéder à l’analyse, la première étape a été la récupération des matériaux. Chaves Ferreira, Jourdain et Naulin (2018) présentent deux méthodes pour l’extraction automatisée de données sur les pages web : le web scraping et l’extraction par des interfaces de plateformes ou de RSN appelées les API ( Application Programming Interface ). Twitter dispose d’une API qui permet idéalement d’accéder à l’ensemble des données documentées par l’interface elle-même. Cependant, elle peut apparaître capricieuse et le RSN tolère parfois uniquement l’extraction d’un échantillon de données limité. C’est donc pour pallier l’impossible récupération exhaustive des tweets émis durant la diffusion du programme Les Reines du shopping que la méthode choisie s’est avérée être celle du web scraping  : « Le web scraping consiste à extraire des données des pages web de manière automatisée. Un programme parcourt un ensemble prédéfini de pages pour en récupérer les éléments que l’on souhaite recueillir » (Chaves Ferreira, Jourdain et Naulin, 2018, p. 89).

À l’aide de Scraper, une extension du moteur de recherche Google Chrome, 2 859  tweets ont été extraits. La requête « LRDS musique » a guidé la collecte des données, soit l’association de l’abréviation de l’émission utilisée par les internautes (souvent sous la forme d’un hashtag ) et le mot musique relatif à nos questionnements.

Un corpus de 785  tweets émis du 17 juin 2013 au 14 décembre 2018 a été constitué après un premier tri manuel. La réduction a été réalisée en considérant la thématique abordée dans les tweets . Les messages ont été écartés lorsque ceux-ci ne concernaient pas spécifiquement la musique utilisée dans le programme. De même, les messages considérés comme des spams (Figure 5) ont été supprimés, ceux-ci produisant des données « bruitées », d’une manière générale, dans la collecte de données sur les RSN (Washha, Mezghani et Sèdes, 2018).

Figure  5

Tweet du 20 février 2018 illustrant un spam sur Twitter

Tweet du 20 février 2018 illustrant un spam sur Twitter

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Notons enfin que la grande différence, sur le plan du nombre, entre l’extraction initiale et le corpus final se traduit principalement par le nombre de tweets considérable (1 987) d’un utilisateur de Twitter comportant le mot musique dans son nom et commentant jour après jour l’émission concernée.

L’analyse des tweets s’appuie sur une approche quanti-qualitative, soit sur une analyse thématique et statistique des messages accompagnée d’une analyse de contenu discursive. La première méthode, fondée sur l’analyse de contenu, repose sur l’identification systématique et objective (Bardin, 2013) de thèmes récurrents dans les messages. L’appréciation de la musique par le téléspectateur, les liens qu’il relève entre les images et la musique ou encore la recherche d’un titre entendu font ainsi partie des thématiques énoncées au sein des commentaires de l’émission. La seconde méthode s’inspire du travail engagé par Jeanne-Perrier en 2010. L’auteure interrogeait les messages émis sur la plateforme de microblogage Twitter pour comprendre comment une conversation pouvait prendre corps lors de la diffusion simultanée de l’émission Le Jeu de la mort (France 2; 2010). L’analyse de la structuration du discours au sein des tweets met en lumière la manière dont les messages sont construits, qui sont les locuteurs, mais aussi qui sont les destinataires. Elle permet par ailleurs de s’intéresser de manière plus fine aux contenus des thématiques repérées en amont tout en les associant aux images, aux sons et aux émoticônes affiliés aux messages. Finalement, les résultats obtenus ont été confrontés à des données collectées dans un temps plus long. Courriers des lecteurs, forums et sites Internet permettant de commenter ou de se renseigner sur les musiques entendues dans les émissions ont donc permis d’interroger la permanence de la pratique étudiée dans un contexte de mutations médiatiques et technologiques.

Les résultats de cette recherche seront présentés dans deux parties distinctes. La première proposera un bref historique de la manière de commenter la musique diffusée à la télévision. En partant du courrier des lecteurs et de son intégration directe à des émissions de télévision et en passant par des requêtes émises à partir de dispositifs numériques dès le début des années 2000, nous montrerons comment la musique a été appréhendée par les téléspectateurs depuis les années 1950. La deuxième partie de l’article s’intéressera plus particulièrement aux résultats de l’analyse des tweets de l’émission Les Reines du shopping . Nous montrerons comment ces commentaires produisent des données sur la réception de la musique à la télévision, tout en s’inscrivant dans des enjeux socioculturels plus larges.

Permanence du commentaire sur la musique à la télévision : du courrier des lecteurs aux RSN

Commenter ou se renseigner sur la musique diffusée lors d’une séquence de télévision n’est pas chose nouvelle. Les courriers envoyés directement aux organes de production ou à la rédaction des guides de programmes sont des traces qui comportent des renseignements sur la réception de la musique, mais aussi sur la manière dont les chaînes de télévision interagissent avec leur public.

Des requêtes musicales aux organes de production des émissions…

La requête musicale ou, en d’autres termes, la demande de précision quant à l’identification d’une musique diffusée à la télévision, représente le contenu principal des courriers des téléspectateurs concernant la musique. Dans un premier temps, le public de la télévision s’adresse directement aux producteurs de l’émission. En 1961, dans une émission consacrée à la Discothèque de la RTF [4] , Jean Thevenot, journaliste et producteur de programmes de la RTF (Radiodiffusion télévision française), explique qu’il reçoit souvent des courriers de téléspectateurs demandant le numéro du disque d’un indicatif musical diffusé durant une production, voire d’un générique. Ce cas n’est pas isolé. Dans les courriers envoyés à la rédaction du Magazine féminin (1952-1970; RTF Télévision puis Première chaîne de l’Office de radiodiffusion-télévision française), des demandes de téléspectateurs sont visibles : «  Je voudrais acheter le disque qui accompagnait le commentaire de Maïté Célérier de Sannois sur le cours de coupe du 2 février [5]  ». Le courrier est alors transféré à Dominique Paladihle, illustrateur musical de l’émission, pour traiter la demande.

Dans les années 1950-1960, les télédiffuseurs développent un discours explicatif sur la télévision dans un contexte d’augmentation des téléviseurs au sein des foyers français. Cette volonté est traduite par Spies (2008) comme une quête de légitimité de la part du média télévisuel dans un contexte de reconnaissance naissante de la part d’un public en formation. De nombreuses émissions sont alors à considérer comme des tribunes ou des lieux où les acteurs de la production télévisuelle s’adressent directement à leurs téléspectateurs. Rendre compte des requêtes musicales au sein même des programmes permet alors de prendre en considération l’intérêt du téléspectateur tout en donnant des informations sur les « manières de faire » des illustrateurs sonores. Ces commentaires sur la musique marquent ainsi un point de liaison entre l’instance de production et l’instance de réception, mêlant implication des publics et valeurs pédagogiques.

Les guides de programmes télévisés des années 1960 témoignent aussi de l’intérêt des téléspectateurs pour la musique. Nous retrouvons, par exemple, une rubrique intitulée « Télé-références » dans un numéro de Télé 7 Jours de 1964. Les titres et les références des disques entendus dans les émissions diffusées durant la semaine sont indiqués. De la même manière que pour les émissions de télévision, ces journaux thématiques délivrent dans leurs discours des traces d’inclusion des téléspectateurs et des ambitions pédagogiques visant à familiariser le public au monde télévisuel (Dakhlia, 2001). Qui plus est, dans ce cas précis, le guide de programme anticipe les requêtes éventuellement réceptionnées dans le courrier des lecteurs. La pratique épistolaire du téléspectateur le fait ainsi participer au processus éditorial du guide de programme de manière indirecte. Si le courrier des lecteurs alimente la presse en général depuis le 19 e  siècle (Widart et Antoine, 2004), il mène aussi, dans ce cas précis, à la création de rubriques potentiellement intéressantes pour le lectorat.

Des années plus tard, le téléspectateur se dirige toujours vers la chaîne ou la personne responsable du montage d’une émission pour ce genre de requête. Lors d’entretiens semi-directifs menés dans le cadre de notre recherche doctorale, un chef monteur nous a expliqué qu’il recevait des demandes de titres sur les musiques qu’il a pu sélectionner :

Auteure : « Tu sais qu’il y a aussi de nombreux téléspectateurs qui se renseignent sur ces musiques… »

Chef monteur : « Ouais je sais! Nous on reçoit des mails! J’en ai retrouvé un l’autre jour d’ailleurs. Tu sais, c’est les courriers indésirables sur Messenger, il datait de 2009 quoi! […] Aussi à l’époque de Nouvelle Star, il y avait le site de Morandini et dessus on pouvait voir les commentaires des gens en direct! Bon c’était pas les meilleurs publics hein, ils étaient super critiques, ils pensaient tout savoir sur la télé. Mais c’était toujours intéressant de voir comment ils réagissaient sur les musiques! »

Dans cette citation, nous remarquons que la demande de renseignement continue, même dans les années 2000. Cependant, celle-ci peut se faire directement à destination du monteur. L’outil conversationnel de Facebook, Messenger, permet un contact direct avec la personne voulue. Notons tout de même que la requête ci-dessus n’a pas donné lieu à une réponse. Cette citation nous informe aussi sur le changement de contenu des messages. Les commentaires sur le blogue de Morandini, par exemple, mettent en lumière une des mutations de la manière d’appréhender l’image musicalisée. Le téléspectateur ne souhaite pas uniquement connaître le titre utilisé dans une émission : il veut donner son avis sur celui-ci. Cette mutation accompagne la multiplication des dispositifs numériques.

… à la multiplication des dispositifs numériques

Dès la fin des années 2000, les requêtes se généralisent sur des espaces en ligne dédiés à la mise en musique des émissions. En 2013, nous constations que les téléspectateurs effectuaient leur recherche de titres musicaux sur les forums des chaînes de télévision ou de certains programmes (Gueraud-Pinet, 2013). Dans la rubrique « FAQ » du forum en ligne de la chaîne M6, « Comment obtenir les références musicales diffusées pendant l’émission “Titre de l’émission”? » faisait partie des questions les plus posées. Cependant, elle restait sans réponse de la part de la chaîne : « Malgré notre profond attachement à la satisfaction de nos téléspectateurs, nous ne sommes pas habilités à vous communiquer les références musicales des différents programmes diffusés sur notre antenne. »

En 2019, ces forums n’existent plus comme tels. La chaîne M6 dirige ses téléspectateurs vers ses propres pages sur les RSN (Facebook et Twitter) afin qu’ils y formulent leurs requêtes. Et c’est lors du visionnage d’une émission par les téléspectateurs (en direct ou par la télévision de rattrapage) et par leur action simultanée sur ces RSN que nous constatons aujourd’hui leur intérêt pour les musiques de télévision. Comme l’a déjà remarqué Jeanne-Perrier en 2010, Twitter offre des usages construits sur les dispositifs numériques précédant son utilisation pour commenter des émissions :

Twitter s’engouffre dans la porte ouverte par des dispositifs qui l’ont précédé, comme par exemple les forums, les chats… Une première voie a été ouverte par les SMS inscrits en bas des écrans, mais ceux-ci étaient restreints au rôle de « poseurs » de questions (Jeanne-Perrier, 2010, p. 145).

Ainsi, même si l’on remarque une permanence du commentaire de l’émission de télévision, son contenu ne se limite plus à la requête. Par l’analyse thématique des 785  tweets des Reines du shopping , nous observons que, lorsqu’un téléspectateur de l’émission ne reconnaît pas la musique utilisée en arrière-plan, il pose encore des questions. Cependant, de 2013 à 2018, cela ne représente que 13 % des messages analysés. Ceux-ci restent une fois sur deux sans réponse et ne sont jamais adressés à l’organe de production de l’émission, comme nous pouvons le remarquer, par exemple, sur la Figure 6.

Figure  6

Exemple d’un tweet du 19 mai 2014 sur une requête musicale sans réponse

Exemple d’un tweet du 19 mai 2014 sur une requête musicale sans réponse

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Ces mutations du contenu, soit la baisse des requêtes et la non-adresse à l’organe de production, sont à lier avec la multiplication des dispositifs numériques permettant d’obtenir des informations sur les musiques des émissions. Ceux-ci permettent aux téléspectateurs de se passer, en quelque sorte, d’intermédiaires (utilisateurs de Twitter ou membres de la production des émissions) pour combler leur besoin d’information.

Dès 2011, des sites web ont été conçus par des téléspectateurs afin de faciliter les recherches de musiques. Le site MusiqueTV.free.fr, toujours actif, dispose d’une base de données musicale correspondant au répertoriage de certains titres entendus dans des programmes de flux diffusés sur seize chaînes de télévision française. L’utilisateur peut formuler une requête par style de musique, par interprète, par langue ou par allure (lent, moyen, rapide), mais aussi par chaîne, par émission, ou encore par instruments. Le site n’a pas été mis à jour depuis 2013.

Le site communautaire Trouvetamusique.com permet à des spectateurs de rechercher des titres de musiques entendus dans des films, des séries ou des émissions de télévision. Ces auditeurs/spectateurs peuvent aussi solliciter d’autres utilisateurs pour obtenir des réponses à leurs questions. Le site est toujours actif, mais comme pour les forums des chaînes de télévision présentés en amont, une invitation à formuler les requêtes musicales sur les RSN, et particulièrement sur Facebook, est remarquée.

De manière plus générale, l’utilisation d’applications de reconnaissance musicale dans les pratiques d’écoute et de découvertes musicales des individus s’est aussi développée durant la même période. Shazam [6] , l’application du genre la plus téléchargée, a été développée en 1999 et lancée en tant qu’application mobile à la fin des années 2000. En 2015, elle enregistrait vingt millions de requêtes par jour. Cet outil peut aider à reconnaître une musique qui interpelle un auditeur dans de nombreuses situations, mais aussi lors de sa diffusion sur le petit écran. L’utilisation de l’application durant le visionnage en direct d’une émission est possible [7] . Cependant, elle l’est davantage avec la disponibilité des programmes en « télévision de rattrapage » ou replay . La Figure 7 illustre une requête musicale dans les commentaires d’un article sur les musiques intégrées dans L’Amour est dans le pré (2006 – en cours; M6) résolue par un téléspectateur à l’aide de Shazam.

Figure  7

Capture d’écran, réalisée le 25 mars 2019, issue des commentaires de l’article « Musiques de l’amour est dans le pré 2016 » du 30 décembre 2015 (source : www.nouveautés-télé.com)

Capture d’écran, réalisée le 25 mars 2019, issue des commentaires de l’article « Musiques de l’amour est dans le pré 2016 » du 30 décembre 2015 (source : www.nouveautés-télé.com)

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Ce bref parcours des années 1950 à nos jours sur le commentaire des images musicalisées nous informe principalement sur l’évolution de la requête musicale. Jusqu’aux années 2000, elle représente la forme de message principal des commentaires. Elle est adressée directement aux organes de production télévisuelle et alimente aussi bien les discours à visée pédagogique de la télévision que les rubriques de certains guides de programmes. La requête subsiste au temps, mais se dissémine à partir des années 2000. Toujours à destination des acteurs de la télévision, on la retrouve ensuite dans des e-mails à destination des monteurs, sur des forums, des sites web, puis sur les RSN. Cependant, les chaînes se désinvestissent progressivement dans la réponse à ces demandes, qui deviennent d’ailleurs de plus en plus rares. Interactions avec d’autres téléspectateurs ou mobilisations d’application de reconnaissance musicale participent de cette raréfaction de la requête. Notons tout de même que cela ne marque pas la fin des commentaires sur les images musicalisées. Bien au contraire. Le téléspectateur diversifie ses prises de paroles sur les RSN, et sur Twitter particulièrement.

La réception des images musicalisées de l’émission Les Reines du shopping

Afin de présenter la diversification de ces prises de paroles, les résultats de l’analyse des tweets des Reines du shopping vont être abordés. Dans un premier temps, nous décrirons brièvement les destinateurs et des destinataires des messages collectés sur Twitter. Dans un second temps, nous exposerons les cinq catégories construites pour rendre compte du contenu des messages. En nous fondant sur les apports de la partie précédente, nous interrogerons alors le tweet comme un héritier du courrier des lecteurs.

L’identification des destinateurs et des destinataires des commentaires de l’image musicalisée : simplification et multiplication des prises de parole

Les commentaires sur la musique, l’apanage du téléspectateur lambda

Les utilisateurs de Twitter comptent aussi bien des personnes publiques ou politiques que des personnes lambda ou « twittos » ordinaires. Ces derniers peuvent « tweeter » en utilisant leur nom, mais aussi se construire une identité en utilisant un pseudonyme (Bigey, 2018). Pour le cas des images musicalisées des Reines du shopping , nous relevons une majorité de messages émis par des téléspectateurs lambda ayant recours à des pseudonymes. Sur les 785  tweets analysés, seulement deux proviennent d’anciennes participantes de l’émission. Ces dernières assurent alors un live tweet [8] de leur shopping et soulignent chacune un élément quant aux choix musicaux réalisés pour les caractériser. Bien qu’apparaissant dans l’émission et appelées par leurs prénoms, elles aussi misent sur le recours au pseudonyme sur la plateforme de microblogage.

Généralement, les téléspectateurs de l’émission commentent la musique de manière ponctuelle. On constate, par exemple, que près de 60 % des twittos l’ont fait de manière unique. Sur les 40 % qui ont « tweeté » au moins deux fois sur ce sujet, la moyenne du nombre de messages émis pour chaque utilisateur « récurrent » est de 3,3. Sachant que notre analyse porte sur une période d’un peu plus de cinq ans, cette « pseudo-récurrence » reste très ponctuelle. Un seul utilisateur du RSN s’éloigne de cette moyenne en ayant émis 31 messages sur la musique de l’émission de télécoaching. Cet utilisateur commente de manière assidue et quotidienne des émissions de télévision depuis son inscription en 2011, et tout particulièrement Les Reines du shopping .

Ces résultats peuvent être interprétés par une analogie avec le courrier des lecteurs de la presse écrite. Comme le remarquait déjà Guérin en 2004, le nombre de courriers de lecteurs de journaux avait été multiplié lors de l’intégration croissante de l’e-mail dans les salles de rédaction, mais aussi par son utilisation par les individus. L’auteur suggère alors une facilitation de la prise de parole, représentée par une forme d’oralisation des messages « qui tend à donner l’impression que les barrières culturelles et hiérarchiques sont abaissées » (Guérin, 2004, p. 168). Si l’envoi d’un courrier passait par un nombre certain de barrières (démarche d’écriture, registre de langue, etc.) ou de contraintes (achat d’un timbre postal, envoi du courrier, etc.), la gratuité des dispositifs numériques énoncés et la manière dont on y écrit traduiraient le passage d’une « sur-motivation » du lecteur ou téléspectateur, à un acte aisé (Guérin, 2004). Notons aussi que cet acte aisé est renforcé par un engagement restreint sur le plan de l’identité. Une lettre ou un courrier peut certes être envoyé de manière anonyme ou alors rendue anonyme par l’organe de presse. Cependant, dans le cas de la prise de parole sur Twitter, l’anonymat est construit et permet aussi d’abaisser une barrière à la prise de parole.

Des messages sans destinataire?

Malgré des ressemblances ou des héritages remarquables avec le courrier des lecteurs, une grande différence dans la structuration des tweets existe. Elle concerne la destination des commentaires émis. Traditionnellement, nous avons mis en évidence que les requêtes musicales étaient envoyées directement à l’organe de production de l’émission concernée. Les tweets analysés, a contrario , ne sont que rarement adressés à quelqu’un en particulier. Ainsi, sur le graphique de la Figure 8, nous constatons que près de 80 % des messages émis n’ont pas de destinataires implicites.

Figure  8

Répartition des messages en % à partir du statut de leurs destinataires

Répartition des messages en % à partir du statut de leurs destinataires

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Dans ces messages, nous ne retrouvons aucun marqueur d’adresse (ni pronoms tu ou vous , ni signes de mention @, ni questions). Dans l’ensemble, 13,2 % s’adressent directement aux autres téléspectateurs du programme et, très souvent, sous la forme d’une question posée. Lorsque les messages sont adressés à la production (3,7 % de la totalité des messages), soit l’émission elle-même est sollicitée, par le #LRDS et une question ou une interpellation directe, soit la chaîne, par une adresse à son compte officiel (@M6). Ces messages correspondent à des plaintes sur le caractère stéréotypé des associations « image-musique » – nous y reviendrons –, ou alors sur des utilisations musicales qui dépassent les téléspectateurs en ce qui a trait à la compréhension. Les métiers de la postproduction sont parfois aussi interpellés (monteurs, voix off, etc.), mais sans toujours pouvoir désigner de manière précise l’intitulé de leur profession. L’utilisateur de Twitter s’adresse alors « à celui qui met la musique » et lui demande souvent d’arrêter d’utiliser un titre en particulier. Enfin, 1,5 % des messages, soit seulement six tweets sur 785 recensés, sont écrits à destination des participants/candidats de l’émission.

Pour conclure sur l’adresse des messages émis sur Twitter, nous remarquons qu’il n’est pas toujours possible d’identifier de manière précise si l’utilisateur laisse un commentaire pour construire son identité sur le RSN, s’il souhaite interagir avec les autres membres actifs lors du visionnage de l’émission, ou encore si, en utilisant le #LRDS, il pense rentrer de fait dans un espace conversationnel. Le hashtag prouve ici que les mécanismes d’appropriation du RSN sont effectifs et, davantage qu’une marque de conversation, il montre que l’utilisateur se trouve dans une sorte de « routine d’indexation » (Ertzscheid, 2013) de ses contenus. Notons que le simple signe LRDS, sans hashtag , suffit à ancrer la conversation dans le fil de discussion associé. En définitive, ces difficultés à cerner les destinataires des messages renforcent en partie la simplification liée à la formulation d’un commentaire remarquée précédemment. Twitter et le hashtag se font destinateurs globaux des messages. Ne pas connaître les membres de la production ou de la postproduction n’est ni contrainte ni relatif besoin . De plus, certains commentaires ne nécessitent pas de destinataires.

Entre enjeu de dénonciation d’une pratique ou simplement de mise en évidence d’un trait humoristique, le commentaire en ligne peut se défaire de son éventuelle destination pour participer de la fabrication identitaire des twittos. Pour reprendre les termes de Cardon (2008), ces expressions participeraient du travail de subjectivation des individus sur Twitter, du « processus de création de soi » qui permet d’exposer, en quelque sorte, sa singularité.

L’appréciation de l’image musicalisée par le contenu des tweets : constat, dénonciation et humour

Widart et Antoine (2004), lorsqu’ils interrogent l’évolution historique des courriers des lecteurs dans la presse du 19 e  siècle aux années 1980, assignent quatre « fonctions » aux messages produits par le lectorat : 1) les messages où le lecteur se fait intercesseur; 2) la rédaction de plaintes ou la formulation d’opinions; 3) la suggestion de solution pour résoudre des problèmes; 4) le processus de feedback ou, en d’autres termes, la déclaration de réaction. Ce dernier processus est aussi remarqué par Guérin (2004), et ce, à partir des dispositifs numériques. Les messages analysés sur Twitter, dans le cadre de cette recherche, se regroupent sous des catégories proches de celles construites pour la presse écrite. Cependant, nous notons une autonomisation au regard du sujet étudié (caractéristiques propres aux pratiques de réception de la musique comme les souvenirs, les émotions et les goûts), mais aussi du dispositif mobilisé pour commenter l’émission de télévision, soit Twitter, dans le cas présent. Ainsi, cinq catégories principales (Figure 9) ont été construites à partir de l’analyse de contenu thématique des tweets sur la musique entendue dans Les Reines du shopping  :

  1. Le caractère drôle des intégrations musicales (32 %) s’apparente à une forme de réaction de l’image musicalisée. Le téléspectateur réagit aux musiques entendues en signalant qu’elles le font rire. Il peut utiliser des émoticônes pour s’exprimer;

  2. L’appréciation de la musique (22 %), davantage qu’une réaction, assoit les goûts musicaux du téléspectateur. Elle devient alors partie prenante de la construction identitaire de ce dernier;

  3. L’appréciation du lien entre la musique et l’image (20 %) représente une réaction à la construction « image-son » réalisée par la télévision. Elle peut être positive ou négative, mais prend souvent la forme de plaintes quant aux choix musicaux opérés par les monteurs du programme;

  4. Le constat (13 %) relève de la reconnaissance d’un titre musical à l’écran. Sa rédaction peut aussi participer de la construction identitaire du téléspectateur;

  5. La requête musicale (13 %) mêle la recherche d’identification d’une musique et des questions plus générales sur la mise en musique de l’émission (pourquoi y a-t-il tant de musiques à la suite? Pourquoi avoir choisi telle ou telle musique?).

Figure  9

Répartition des tweets des Reines du shopping en % selon les thématiques des messages

Répartition des tweets des Reines du shopping en % selon les thématiques des messages

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La catégorie 5, soit la requête musicale, a été le fil conducteur de la partie précédente, nous n’y reviendrons donc pas. Les quatre autres seront présentées dans ce point. Tout d’abord, les constats et l’appréciation de la musique seront interrogés au regard de travaux existants sur les pratiques d’écoute musicale. Enfin, nous montrerons comment les images musicalisées peuvent être mises en débat dans les commentaires.

Une réception personnalisée coconstructive de l’identité numérique du téléspectateur

Le constat

Lorsque nous mettions en lumière le fait que de nombreux messages restaient sans traces de destinataires, nous suggérions que certains messages n’en nécessitaient peut-être simplement pas. Cet aspect peut être discuté lorsqu’on s’intéresse aux messages que nous nommons les « constats ». Un constat, dans le sens commun, résulte de l’examen objectif d’une action ou d’une situation. Il rend compte de l’existant, sans jugement de valeur. Dans l’analyse des tweets des Reines du shopping , les constats relatifs à la musique représentent près de 13 % de la totalité des messages. Comme on le voit sur la Figure 10, il s’agit uniquement, pour l’utilisateur, de constater la musique entendue à un moment de l’émission.

Figure  10

Tweet du 14 mars 2017 illustrant la catégorie de message « Constat »

Tweet du 14 mars 2017 illustrant la catégorie de message « Constat »

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Le simple fait de reconnaître un titre, sans donner d’appréciation, qu’elle soit positive ou négative, permet à l’utilisateur de Twitter d’apparaître sur le RSN à un instant T. Pour notre propos, cela montre que la musique, même diffusée lors d’un court extrait de trente secondes, suscite l’intérêt des téléspectateurs :

Les publics prennent la parole et ne sont plus des fantômes, mais ces publics n’interagissent pas nécessairement entre eux pour co-construire une expression, formalisée par des tours de prises de parole. L’expression est souvent sans but précis, mais cette expressivité permet un travail sur soi (Jeanne-Perrier, 2010, p. 145).

Comme le remarque Jeanne-Perrier dans son enquête sur Twitter et le Jeu de la mort , s’exprimer sur une partie d’un programme peut suffire non pas à coconstruire une expression, mais bien à mettre en avant un pan de sa personnalité, de ses goûts ou de ses connaissances. Dans l’exemple de la Figure 10, nous remarquons, en consultant le profil de l’utilisateur, qu’il travaille au sein de labels musicaux depuis plusieurs années et qu’il porte un intérêt pour les émissions de télé-réalité.

Les utilisateurs du site de microblogage provoquent un jeu dans lequel le fait de parler d’un programme sert d’appui à une stylistique des comportements et des jugements sur l’univers médiatique dans son ensemble (Jeanne-Perrier, 2010). Commenter un programme participe alors d’une partie de l’identité numérique du téléspectateur sur le RSN et à la représentation qu’il donne à voir. Un simple constat peut montrer qu’il apprécie un titre de musique, qu’il est connaisseur, voire passionné.

L’appréciation de la musique

Davantage que le constat, l’appréciation de la musique, qu’elle soit positive ou négative, participe à la mise en lumière des goûts des téléspectateurs et à l’affichage de certains pans de leur personnalité. Sur la Figure 11, nous constatons que plus de la moitié des tweets (59 %) sur l’appréciation des musiques est positive.

Figure  11

Répartition en % des appréciations positives ou négatives de la musique dans les tweets des Reines du shopping

Répartition en % des appréciations positives ou négatives de la musique dans les tweets des Reines du shopping

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A contrario , 23 % des tweets donnent une appréciation négative des musiques utilisées. Comme on peut le voir sur a Figure 12, les appréciations peuvent être simplement déclarées à l’aide de mots, mais aussi renforcées par des émoticônes.

Figure  12

Captures d’écran de tweets du 5 novembre 2013 et du 6 novembre 2015 illustrant une appréciation négative et une appréciation positive de la musique

Captures d’écran de tweets du 5 novembre 2013 et du 6 novembre 2015 illustrant une appréciation négative et une appréciation positive de la musique

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L’exposition des goûts musicaux suggère une mise en scène de la singularité de l’individu :

Les goûts musicaux que se choisit le sujet peuvent donc être aisément mobilisés dans la construction de son identité, ainsi que dans sa recherche constante de modes de vie originaux. La musique écoutée participe dès lors d’une mise en scène du quotidien, ainsi que d’une démarche d’esthétisation de celui-ci (Perticoz, 2009, p. 126).

La déclaration de ces goûts sur le RSN renforce ainsi l’identité qu’il souhaite se construire. De plus, les goûts relèvent aussi de l’intime (Perticoz, 2009). En parler peut être agréable, mais peut aussi être sujet de discorde ou de jugement de la part d’autres auditeurs, bien que nous n’ayons pas trouvé ce cas de figure dans la présente analyse de corpus.

À partir des goûts et de l’intime, nous pouvons aller plus loin en précisant que davantage qu’une appréciation, c’est bien un acte de réception personnalisé (Perticoz, 2009) qui est permis par la musique à l’écran. Perticoz (2009) souligne d’ailleurs, dans sa recherche doctorale sur les pratiques d’écoute musicale, que l’un des aspects principaux identifiés dans les entretiens qu’il a réalisés relève de la capacité de la musique à rappeler aux individus « des sujets ou des périodes importantes de leur vie   » (p. 239).

D’ailleurs, Chion (1995), en s’arrêtant sur le rôle détenu par la chanson, qu’il définit comme une musique accompagnée de paroles, revient aussi sur ces éléments et son importance dans un film :

Une chanson est en même temps le symbole de ce qui pour chacun d’entre nous est lié au plus intime de son destin, de ses émois, tout en restant libre comme l’air, et en demeurant la chose du monde la plus partagée, la plus commune, puisqu’elle est l’aspect le plus vulgarisé, le moins ésotérique, le plus anonyme de la musique (p. 281).

Comme nous le voyons sur la Figure 13, l’image musicalisée télévisuelle, même fragmentée, peut aussi fonctionner comme activateur de souvenir pour les téléspectateurs.

Figure  13

Capture d’écran d’un tweet du 11 novembre 2015 illustrant un souvenir suscité par la musique de l’Exorciste dans Les Reines du shopping

Capture d’écran d’un tweet du 11 novembre 2015 illustrant un souvenir suscité par la musique de l’Exorciste dans Les Reines du shopping

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Constater une utilisation musicale ou partager un souvenir et des goûts à partir d’une image musicalisée renforce l’analyse des pratiques effectives de l’écoute musicale, mais dans le cadre précis de la réception télévisuelle. Ces réactions en rapport avec les sélections musicales opérées deviennent aussi un feedback pour les créateurs de contenus. Bien qu’ils n’interagissent pas avec les téléspectateurs, ils peuvent constater l’adéquation entre l’horizon d’attente musical des publics et l’illustration sonore du programme.

Une réception teintée d’humour et de dénonciation

Ce processus de feedback se retrouve aussi dans l’une des thématiques les plus « tweetées » par les téléspectateurs du programme de la chaîne M6 : l’appréciation du lien entre l’image et la musique. De la dénonciation de clichés renforcés par la sélection musicale à leur réception nuancée par l’humour, nous montrerons comment l’analyse des émoticônes peut devenir déterminante, ou déroutante, dans la compréhension des messages.

La dénonciation de stéréotypes…

L ors de notre recherche doctorale menant à comprendre comment la musique était intégrée dans les programmes de flux (Gueraud-Pinet, 2018), nous avons remarqué que l’émission Les Reines du shopping mobilisait systématiquement le leitmotiv pour caractériser ses personnages. Le leitmotiv correspond à « une forme mélodique ou harmonique destinée à caractériser de façon constante un personnage, une situation, un état d’âme, un objet [9]  ». Il peut être composé expressément pour une production. Il peut aussi être construit sur l’association d’un genre musical à une image ou encore sur l’association d’une musique préexistante et d’un personnage. Dans Les   Reines du shopping , nous constatons l’utilisation de ces deux dernières formes de leitmotiv.

Sur Twitter, nous retrouvons des commentaires sur les liens entre la musique utilisée et les images du programme, comme nous l’observons sur la Figure 14 :

Figure  14

Répartition en % de la catégorie « lien entre la musique et un élément du programme »

Répartition en % de la catégorie « lien entre la musique et un élément du programme »

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Dans cette catégorie, 82 % des messages correspondent à l’appréciation de la mise en place de leitmotiv entre une musique et un personnage.

En décembre 2016 (Figure 15), plusieurs tweets ont été émis sur l’utilisation d’une musique du groupe ivoirien Magic System, ou encore d’une musique à sonorité créole, lors du passage à l’antenne de Nadine, une candidate aux origines africaines. Les trois messages montrent bien le mécontentement des téléspectateurs de l’émission quant à ce choix. D’ailleurs, à première vue, l’analyse textuelle de ces messages laisse à penser qu’ils s’offusquent devant ces images musicalisées teintées de clichés.

Figure  15

Exemples de tweets critiques quant à l’association de certains genres musicaux à un candidat

Exemples de tweets critiques quant à l’association de certains genres musicaux à un candidat

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Nous relevons aussi une particularité liée aux destinataires de ces messages. Sur les 29  tweets adressés directement à la chaîne ou à l’émission, 18 sont des plaintes concernant une association « image-musique ». L’adresse @M6 est alors récurrente. Ainsi, comme dans le courrier des lecteurs de la presse écrite, le téléspectateur des Reines du shopping contacte directement l’organe de production pour se plaindre d’un élément du programme. Cependant, nous n’avons relevé aucune manifestation de la chaîne dans les réponses à ces messages.

… nuancée par l’humour

Les messages dénonçant des clichés ou des stéréotypes sur le choix des musiques et la caractérisation des individus peuvent cependant avoir une interprétation nuancée. En interrogeant les éléments iconographiques des tweets , et particulièrement la présence des émoticônes, la dénonciation laisse place à une réception amusée desdites utilisations musicales. En effet, comme le souligne Mercier (2018), «  de nombreuses emojis (et pas seulement les binettes) peuvent servir à donner une indication sur l’état d’esprit de l’énonciateur, à donner une teinte émotionnelle au message, à colorer la lecture que le récepteur doit en faire » (p. 316). Ainsi, en croisant le texte des messages aux émoticônes, il semble difficile de comprendre si l’acte de réception est une forme de dénonciation ou bien s’il est teinté d’humour et dispose alors d’un caractère drôle.

Sur la Figue 16, nous observons que le premier tweet ressemble aux exemples précédemment discutés. L’émoticône « pleure » renforce le mécontentement du téléspectateur, voire sa tristesse. Dans le second tweet , le « MDRR [10]  » et les trois émoticônes « explosé de rire » nuancent la compréhension du message. Le téléspectateur trouve-t-il la situation vraiment drôle? Ou bien fait-il preuve d’une ironie remarquable par des indices propres à l’humour? L’analyse que nous avons menée montre une grande limite quant à l’interprétation de cette catégorie de message.

Figure  16

Captures d’écran de tweet d’octobre 2015 illustrant la réception d’images musicalisées teintées de clichés

Captures d’écran de tweet d’octobre 2015 illustrant la réception d’images musicalisées teintées de clichés

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Plus généralement, 32 % de la totalité des messages analysés montrent un téléspectateur amusé par les images musicalisées, comme on l’observe sur la Figure 17.

Figure  17

Capture d’écran d’un tweet du 22 février 2016 illustrant un acte de réception amusé

Capture d’écran d’un tweet du 22 février 2016 illustrant un acte de réception amusé

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Par un détour par la production des contenus et des utilisations musicales stéréotypées, nous pouvons penser que ces mobilisations engagent le téléspectateur dans le divertissement. Quemener (2011) analyse par exemple l’évolution des stéréotypes du genre féminin dans les productions humoristiques à la télévision. L’une de ses conclusions en 2011, à partir d’une étude de cas sur le travestissement dans les talk-shows, relève d’un retour de la caricature dans la production de l’humour à la télévision. Ainsi, la musique accompagnerait et renforcerait des traits caricaturaux des participants ou de certaines mises en scène du programme. Ces « stéréotypes immédiats » (Chion, 1995, p. 243) nécessaires à la construction des émissions au regard de leur rapide production marquent moins le mépris pour certaines catégories sociales présentes à la télévision que la moquerie ou l’appel au rire. Rappelons que Les Reines du shopping , plus qu’une émission de télécoaching, en reste une de divertissement. Par l’analyse des tweets et la grande proportion de messages suggérant une réception amusée de la part de son public, nous pouvons avancer que le contrat de communication, comme défini par Lochard et Soulages (1998), est rempli.

Conclusion

Interroger l’évolution du commentaire sur la musique de télévision permet de constater une certaine permanence dans la pratique (du courrier des lecteurs à sa présence sur le web et sur les RSN), mais aussi des mutations considérables dans le contenu même des messages envoyés puis publiés. La requête musicale a ainsi suivi les avancées technologiques (sites web puis outils de reconnaissances musicales) et a laissé place, en partie, à une multiplication des formes de messages. Les analogies avec l’évolution du courrier des lecteurs de la presse écrite nous invitent tout de même à modérer les discours sur ces changements en matière de nouveauté et à les interroger davantage sur le plan de la continuité.

Par la suite, l’étude exploratoire des commentaires laissés par les téléspectateurs de l’émission Les Reines du shopping sur Twitter permet d’accéder à des bribes d’informations quant à leurs pratiques effectives de consommation télévisuelle, mais aussi, dans le cas analysé dans le présent article, de leurs pratiques d’écoute musicales. Affirmation de goûts, réminiscence procurée par la musique et caractère humoristique des interventions participent de l’analyse de la réception des images musicalisées tout en inscrivant le « téléspectateur-utilisateur de Twitter » dans un jeu de construction de son identité numérique. La dénonciation des clichés relevés, part importante des messages identifiés, montre aussi que le téléspectateur n’est ni aliéné ni passif dans l’acte de réception. Ainsi, dans la lignée des travaux de Hoggart (1957) ou de Hall (1994), l’individu met à distance ce qu’il reçoit. Ces résultats se rapprochent aussi des propos de Flichy (2010) sur les pratiques numériques des fans, ou des « amateurs de » : «le fan n’est donc pas le récepteur aliéné des produits les plus médiocres de la culture populaire, mais l’acteur d’une communauté d’interprétation » (p. 31-32).

Par conséquent, même cette infime partie d’une émission qu’est l’image musicalisée suscite un commentaire et une interprétation qui suggèrent une appropriation du téléspectateur de ce qui lui est offert par le programme. L’enquête produite ouvre alors à des questionnements plus généraux sur la réception de ces images mises en musique, possiblement repérables pour d’autres genres de programmes, mais aussi pour des publics moins spécifiques que les utilisateurs de Twitter. Notons en effet qu’en 2016, seulement 12 % des téléspectateurs auraient commenté des émissions de télévision sur les RSN [11] . Ainsi, des méthodes d’enquêtes plus traditionnelles, comme l’entretien semi-directif individuel ou collectif, voire comme l’observation participante, permettraient de confronter les résultats obtenus à partir de l’analyse des commentaires en ligne. Bien qu’offrant une représentation « d’un répertoire de posture offert par le programme », comme le suggère Cardon (1995) lors d’une enquête sur les courriers des lecteurs d’une émission de radio, ces corpus produits par des individus ne peuvent en effet être représentatifs de l’ensemble des publics. D’ailleurs, le rôle du contexte social, économique ou culturel des individus reste aussi essentiel à l’analyse de la réception des productions des industries culturelles (Rieffel, 2005). Par conséquent, l’analyse conjointe du discours des publics et de ses caractéristiques sociologiques permettrait une compréhension plus fine des pratiques de réception des images musicalisées tout en les inscrivant dans des contextes précis.

Enfin, l’analyse de ces pratiques interroge plus généralement la production de contenu des industries culturelles, mais aussi l’intérêt que celles-ci donnent, ou ne donnent pas, à l’ensemble de ces messages. L’exemple des tweets des Reines du shopping montre que la pratique assure une visibilité à l’émission en l’inscrivant en Trend Tendance quotidiennement. Plus encore, l’activité du téléspectateur sur Twitter interroge sur sa place dans la production même des contenus. Créateur de feedback , le téléspectateur devient « télé-acteur » en interagissant sur les RSN avec des potentiels acteurs de la production des contenus (Perticoz et Dessinges, 2015). L’éventuelle prise en considération de ses actes de réception par les acteurs des industries culturelles pourrait alors avoir une incidence sur des changements au sein même des contenus, sur la réception de l’image musicalisée en particulier. Le commentaire sur la musique, objet de consommation passionnée, mais aussi objet de critique, permettrait alors de « dessiner les contours d’un enrichissement et d’un épanouissement individuel qui profitent directement aux acteurs capitalistes » (Bouquillion et Matthews, 2010, p. 88). Par conséquent, ces résultats mènent à la prise en considération des médias, sociaux ou traditionnels, et à leur mobilisation pour approfondir les recherches sur la musicalisation du quotidien.