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Pour précis et circonscrit qu’il puisse paraître, le domaine d’étude des commentaires en ligne d’objets audiovisuels eux-mêmes en ligne (nativement ou non), qui d’ailleurs se constitue en champ, comme en témoignent ce numéro et d’autres travaux, se situe lui-même à la croisée de plusieurs autres. En effet, l es commentaires en ligne d’objets audiovisuels sont un phénomène communicationnel majeur de la dernière décennie. Ce phénomène est nodal en sciences de l’information et de la communication, car il combine à la fois problématiques technologiques et sociales, usages particuliers et faits collectifs, expériences humaines et innovations organisationnelles.

Cette affirmation part de deux constats, dont la prégnance va s’amplifiant depuis une bonne décennie et suivant la mise en place du web 2.0, aussi dit « participatif ». D’une part, notons l’importance des objets audiovisuels sur internet, particulièrement dans le cadre des plateformes de partage, de streaming et des réseaux socionumériques. Si les écrits d’écran sont toujours très présents (voir, notamment, les travaux d’Yves Jeanneret et d’Emmanuel Souchier : Jeanneret et Souchier, 2005; Souchier, 1996) et que l’activité de commentaire est étudiée de manière générale (Reagle, 2016) ou plus particulière (par exemple sur le journalisme), l’audiovisuel, ou plus précisément l’audio-logo-vision (Chion, 2000, 143 sqq.), règne sans véritable partage dans les univers connectés, eu égard aux volumes produits, partagés, visionnés et agis. D’autre part, la profusion et l’abondance d’objets audiovisuels de toutes natures qui circulent en ligne s’accompagnent d’un débordement – de plus grande ampleur encore – de signes d’appropriations et d’actions sur ceux-ci, c’est-à-dire les commentaires en ligne.

La pratique du commentaire en ligne d’objets audiovisuels, eux-mêmes en ligne (pouvant cependant exister en dehors d’internet), est un phénomène sans précédent ni équivalent à plusieurs égards. Le principe du commentaire est préexistant, bien entendu, mais le contexte sociotechnique contemporain le dote de qualités nouvelles. Avant le web 2.0, les commentaires, pris comme traces repérables, constructibles et exploitables par la recherche, pouvaient soit être recueillis dans des espaces dédiés (publications critiques, courrier des lecteurs (par exemple, Pasquier, 1999; Widart et Antoine, 2004), quelques émissions radiophoniques ou télévisuelles dédiées, notices de publics tests, journaux intimes puis blogues), soit être produits pour et dans le cadre de la recherche (enquêtes par entretien, questionnaires, voire éventuellement par observation (Éthis, 2006)). Dans le premier cas, les commentaires existant de manière normée et éditée fonctionnaient en relative autonomie matérielle, que cela soit sur les plans du support (par exemple, le papier), du temps et du lieu, donc de pratique. Dans le deuxième cas, à l’autonomie matérielle s’ajoutait une forme d’autonomie symbolique, car, produits à l’initiative de la recherche, les commentaires n’avaient pas vocation à une existence vernaculaire associée aux objets audiovisuels. L’« effet constatable », ou la simple interaction entre le commentaire, recueilli par entretien par exemple, et l’objet concerné ne pouvaient être, au mieux, qu’anecdotiques.

Il y a donc des pans entiers de la recherche en information et communication, et plus largement en sciences humaines et sociales, qui se trouvent reconvoqués dans ce cas spécifique. Il est envisageable de distinguer trois grands ensembles sécants au point constitué par notre sujet, et c’est précisément ce caractère d’intersection qui en fait un terrain de recherche extrêmement riche. Bien entendu le numérique, internet, le web 2.0 sont des éléments centraux, mais eux-mêmes se déclinent en ensembles tout aussi vastes qui s’interpénètrent à leur tour. Ainsi la question des usages et des configurations du réseau renvoie-t-elle à celles des médias et de leurs rapports avec les sujets sociaux, jusqu’à leur imbrication dans les « médias sociaux ». Les traverse la recherche sur les discours et les commentaires médiatisés, notamment en ligne, qui elle-même détermine grandement les phénomènes de construction identitaire et de configuration de communautés.

Commenter une vidéo en ligne, c’est ainsi faire l’usage d’un dispositif sociotechnique, sémiotiser et produire du discours de différentes natures expressives en s’insérant dans différents espaces de communication (Odin, 2011). C’est ainsi « être », ou devenir, et se constituer en étroite relation avec un collectif à la fois vécu et imaginé, qui lui-même a présidé à l’expérience subjective de visionnage qui a débouché sur celle du commentaire. Autrement dit, faire l’état de l’art de la recherche sur les commentaires de vidéos en ligne est soit réduit à la portion relativement congrue des travaux spécifiques, dont ce numéro donne un échantillon, soit expansé outre mesure à une part conséquente des travaux sur la communication de ces deux dernières décennies, marquées académiquement par l’omniprésence du fait numérique et de ses corollaires, comme la participation, la collaboration, l’individuation, l’amateurisme, la production exponentielle de contenu, etc. Il s’agit donc de proposer quelques jalons sans prétendre aucunement à la systématicité ou à l’exhaustivité.

Du « numérique » aux médias sociaux et YouTube : dispositifs et évolutions socioéconomiques

Logiquement, les sciences de l’information et de la communication ont massivement investi la question numérique, particulièrement depuis les années 2000 et l’émergence d’un internet devenu « participatif ». La dimension technique, soit la question du dispositif, est sans cesse réinterrogée par ce qu’elle est à la croisée des préoccupations communicationnelles et médiatiques de la discipline (Cardon, 2011; Jeanneret, 2011). Le fonctionnement de ces médias, dont une caractéristique est le rapprochement, voire l’indifférenciation (ne serait-ce qu’imaginée) entre production et réception (Ross, 2013), fait l’objet, depuis leur développement foudroyant à la fin des années 2000, d’études à visée systématique (Beuscart et Flichy, 2018, 2019; Coutant, 2016; Coutant et Stenger, 2013) et compréhensive (Robert, 2016).

Étant donné l’envergure du phénomène nommé aujourd’hui « numérisation de la société », les approches macro ont été très tôt privilégiées, qu’elles soient de portée générale (Gensollen, 1999; Rebillard, 2007) ou qu’elles concernent des secteurs comme les médias ou la culture (Bouquillion et Matthews, 2010; Farchy, Méadel et Sire, 2015; Guibert, Rebillard et Rochelandet, 2016). Les conséquences sur les rapports de production, et donc sur les rapports sociaux, ont été et sont toujours l’occasion d’un retour en force de la posture critique concernant certains processus particuliers, comme le « travail affectif » en contexte numérique (Alloing et Pierre, 2017), la production de valeur par le recours au travail gratuit non conçu comme tel (Olsson, 2013; voir, notamment, Fuchs, 2013) ou « librement consenti » (Flichy, 2019), ou encore les moteurs idéologiques de la croissance numérique (Bouquillion, 2012). Les modèles économiques des acteurs majeurs du numérique sont explorés soit sur le plan de la continuité soit des reconfigurations (Lobato, 2016), mais toujours à l’aune de volumes sans cesse plus impressionnants, dont le « monstre » YouTube est sans conteste le parangon (Bärtl, 2018). Les stratégies des acteurs historiques comme la télévision sont scrutées (Amigo et Pignard-Cheynel, 2019; Spina et Viallon, 2016), ne serait-ce que parce qu’elles témoignent d’une convergence de pratiques avec les secteurs industriels traditionnels (Jammet, 2018), institutionnels (Thiault, 2015) ou même vernaculaires (Heïd et Lavergne, 2017). L’apparition de nouveaux métiers, de nouveaux rôles, comme le community manager (Galibert, 2014), concerne toutes les sphères d’activité, y compris celles conçues a priori comme non marchandes, tels le débat public (Galibert, 2013, 2015) ou le fonctionnement démocratique (Galibert et Peirot, 2017).

La problématique des usages, donc de l’approche privilégiant non plus les acteurs du numérique mais les « participantes » et « participants », les publics, les consommatrices et consommateurs, constitue en effet un sous-ensemble majeur du champ. Les questions de la convergence des usages par l’intermédiaire des différents écrans (Lafrance, 2005), mais aussi de la non convergence des non-usages (Granjon, 2010, 2012; Wyatt, 2010) ou des mésusages (Bastard et al. , 2017) et autres négociations (Hall, 1973) ou braconnages (De Certeau, 1980), rendent d’autant plus cruciale l’investigation « de terrain » (Denouël et Granjon, 2011), si tant est que l’on développe des outils propres pour un terrain qui justement se dérobe parfois. Le contexte numérique et participatif, ou ne serait-ce que ses discours d’escorte (Rabatel, 2010), vient remettre en perspective les fondements de l’expérience de ses usagers, de ses catégories d’entendement comme le temps et la temporalité (Domenget, 2013, 2018; Domenget, Larroche et Peyrelong, 2015; Garcia et Jacobs, 1999) ou l’espace, allant de la communication à distance à l’ubiquité (Bourdon, 2018). Le contexte numérique est ainsi révélateur de mutations spectatorielles (Châteauvert, sous presse; Châteauvert et Delavaud, 2016), de l’évolution des modes de production de sens (Péquignot, 2018a), mais permet aussi, devant l’apparente prégnance de la technique, de discuter la notion même de dispositif (Bonfils, 2014; Péquignot, 2018b; Perraya, 1999; Poitou, 1999).

Or il s’avère que, du point de vue de la recherche, le numérique a produit ceci de relativement nouveau : les usages et les expériences sont maintenant systématiquement susceptibles de produire des traces « manifestes », directement visibles, existantes en tant que traces constitutives du fonctionnement des objets en lignes, autrement dit les commentaires. Je ne m’étends pas ici sur la notion même de trace et laisse les lectrices et lecteurs se reporter à l’entretien avec Béatrice Galinon-Mélénec («  De l’usage des traces en sciences de l’information et de la communication ») , fondatrice du concept d’Homme-trace. En sus de la partie thématique et doté d’une riche bibliographie sur le sujet (voir, également, Cointet et Parasie, 2019; Merzeau, 2009), cet entretien offre une perspective plus large sur la question de la trace, sur les plans tant communicationnel qu’anthropologique, dans laquelle celle des commentaires en ligne peut s’insérer à profit, ne serait-ce que dans un mouvement de mise à distance d’une supposée spécificité techno-déterminée.

Commentaires et discours : un matériau problématique pour la recherche

Soyons clair tout de suite, il n’est pas question d’entendre que l’activité discursive ou de commentaire des publics a attendu le numérique pour émerger, en témoignent les nombreux travaux sur les courriers des lecteurs par exemple (Pasquier, 1999). En revanche, il est assez aisé de reconnaître l’importance que celle-ci a prise dans le fonctionnement des objets en régime numérique dont, au premier rang, les vidéos en ligne (qu’elles soient d’« origine » vidéo, connectées, « partagées » ou non). En effet, l’activité de commentaire de vidéos en ligne peut se comprendre selon trois perspectives : l’existence en ligne des vidéos, des commentaires, ou les deux simultanément, cela sachant que cette trichotomie n’est pas ferme, puisque des objets filmiques non connectés commentés en ligne peuvent eux-mêmes s’y retrouver par la suite (par exemple, la télévision ou la radio). Il est donc logique que les médias traditionnels soient depuis le début l’objet de nombreuses études par les commentaires en ligne.

Le commentaire en ligne de la télévision est fréquemment étudié selon des prismes indépendants du contexte numérique comme le genre ( gender ) (Delaporte et Vovou, 2014), la critique des médias (Jeanne-Perrier, 2010), les scandales (Jehel, 2018) ou les comportements de consommation des publics (Mendenhall, 2017). De même, et plus significativement encore, l’espace de discussion par excellence que forment la production et la diffusion de l’information et de l’opinion représente un ensemble majeur des travaux menés à partir des commentaires. Que cela soit d’un point de vue général (Mercier et Pignard-Cheynel, 2018), concentré sur un événement particulier (Carbou, 2015), une sphère socioculturelle particulière (Dupret, Klaus et Ghazzal, 2010), ou encore sur des modes de fonctionnement comme le rôle de la modération (Smyrnaios et Marty, 2017), la question de l’appropriation de l’information et du débat public à partir de la participation médiatique que constitue l’acte de commenter induit des perspectives qui rejoignent les préoccupations macroscopiques évoquées plus haut. Le futur du journalisme, en butte à l’accrétion des avis et des partages vernaculaires, et, avec lui, la formation des citoyennes et citoyens sont des éléments récurrents (Shanahan, 2017). Plus largement, certains travaux qui tentent de mesurer prédictivement l’influence des commentaires sur les représentations (Walther et al. , 2010), les goûts (Sinclair, 2014) ou les pratiques de consommation (Huang, Boh et Goh, 2012) semblent osciller entre effets limités (Katz et Lazarsfeld, 1955) et communication de masse (Lasswell, 1948) totalisée et totalisante dans laquelle public et médias se confondent : l’influence de ces derniers n’en serait que plus imparable.

Autrement dit, les commentaires en ligne, par leur « immédiateté » et leur profusion, suscitent ou réactivent des questionnements méthodologiques, théoriques, voire épistémologiques, qu’il convient d’aborder ici, ne serait-ce que succinctement. Les « écrits d’écrans » que sont les commentaires, par leur nature hybride (Calabrese, 2014), posent la question des méthodes idoines et donc des ancrages paradigmatiques qui les sous-tendent. La dimension interactionnelle (Develotte et Paveau, 2017), voire conversationnelle (Marcoccia, 2004), est parfois privilégiée : c’est la nature discursive qui prime alors. Il n’est pas étonnant qu’ici se trouve une des principales entrées de disciplines comme les sciences du langage dans le champ de la communication en contexte numérique, que cela soit par l’application de l’analyse de discours (Charaudeau, Maingueneau et Adam, 2002), la mobilisation de la pragmatique linguistique (Paveau, 2017) au contact de « nouveaux » objets ou la considération d’un mode d’expression singulier au moins en partie technodéterminé (Bigey et Simon, 2017; Simon, 2018). La question du dispositif (et de ses conséquences) appelle la pluridisciplinarité avec l’informatique ou, au contraire, le recours à une forme de transdisciplinarité avec la sémiotique (Bottini et Julliard, 2017). L’attention portée au phénomène pris comme pratique convoque, elle, des regards plus sociologiques, qu’ils soient ou non critiques, ou de la sociologie des usages (Pasquier, 2014), ou qu’ils proposent l’hybridation des modèles (Péquignot, 2015a). La question de l’illusion immanentiste et de la nécessité pragmatique (Odin, 2011) n’en resurgit qu’avec d’autant plus de force que les commentaires invitent à la poser deux fois : de quoi sont-ils le résultat? Quels résultats peut-on (espérer) en tirer?

Les travaux se situant dans une pensée avant tout communicationnelle s’attachent à inscrire les commentaires dans une situation communicationnelle, comme autant d’actes qui définissent – autant qu’ils sont définis par – des rapports processuels entre les sujets. Ainsi, l’entrée par le biais de la participation, de la création (qui peuvent trouver une forme d’équivalence dans l’acte de communication), s’avère-t-elle heuristique, car elle débouche sur des problématiques elles-mêmes inchoatives pour la recherche, quand bien même par leur simple réactivation, comme celle de l’amateurisme, de la construction identitaire ou de l’appartenance communautaire.

Participation, collaboration, création, appropriation : des objets, des sujets et des communautés

Il a beaucoup été fait état du renouvellement des rapports entre publics et médias à l’heure d’internet et des réseaux sociaux (Croissant, 2010), y compris pour discuter de la réalité de ce renouvellement (Guérin, 2004) ou de sa récupération par les médias censés être mis sur un pied d’égalité avec les internautes participantes (Marty, Pignard-Cheynel et Sebbah, 2016). De même, la participation sous l’angle de la recommandation et de la prescription a fait l’objet de nombreux travaux (Croissant, 2019; Domenget, 2017; Paquienseguy, 2017). Nous intéressent davantage, ici, les participations qui s’articulent autour de la création, plus spécifiquement autour de la question du produsage (Bruns, 2007) – soit la participation par la création (y compris les commentaires de ces créations) de vidéos – ayant été identifiée comme relevant de paramètres moins techniques que culturels. Des objets qui renvoient eux-mêmes à des réseaux de pratiques préexistant au numérique et à internet, mais qui y ont trouvé un terrain favorable d’expression, se détachent. Ainsi, les jeux vidéo, parce qu’intrinsèquement liés à l’agir et à l’appropriation de la médiation technique, sont une source notable et de commentaires, et de productions, et de commentaires de ces productions (Georges et Auray, 2011, 2012a, 2012b). De même, la fiction, dans sa dimension sérielle et amateur, est un objet majeur de participation à tous égards (Châteauvert, 2015). Il en est logiquement de même pour leur intersection (Péquignot, 2015b, 2015c, 2016). Si la pratique amateur de participation audiovisuelle, à tous les sens du terme, explose avec le web 2.0 (Flichy, 2010), même si la notion gagne à être reprise indépendamment du paramètre numérique (Albera, 2016; Allard, 1999; Odin, 2016), c’est sans doute parce que, en sus de l’activité d’expression personnelle offerte par l’activité de commentaire, la vidéo partagée (« créée » ou non) constitue un parfait moyen de mise en visibilité et en réseau des sujets qui évoluent dans les univers connectés.

La question de la fabrication collaborative de l’identité, qualifiée d’« expressivisime » par Laurence Allard (2000, 2005a, 2005b, 2007, 2008, 2014), est au cœur des conclusions de travaux venant de terrains et d’objets variés, mais ayant tous en commun l’étude de l’activité participative en ligne, que cela soit sur les médias sociaux (Atifi, 2017; Bigey, 2018; Cardon et Delaunay-Téterel, 2006; Hall, 2015) ou plus généralement (Cardon, 2008; Voirol, 2011). Celle-ci est nécessairement attachée à celle de la communauté : l’individu se façonne en s’insérant (ou en s’excluant de, ce qui revient au même) dans des communautés aussi diverses que réunies par un dénominateur commun, c’est-à-dire la pratique participative. Ici encore, le numérique, le « 2.0 » ne crée pas un fonctionnement sociosémiotique : les mécanismes d’appropriation et de production de sens par l’insertion (imaginée éventuellement encore) dans une communauté interprétative (Fish, 1980) ou d’interprétation (Esquenazi, 2007) sont bien connus et ont été montrés et démontrés par des décennies de cultural studies britanniques (Buckingam, 1987; Hoggart, 1957) et américaines (Ang, 1985; Kinder, 1984, 1991). Quand bien même la « virtualité » serait un paramètre (Proulx, 2008; Proulx et Latzko-Toth, 2000; Thompson, 2018), ce qui n’est peut-être vrai qu’en matière d’expérience discursivement vécue bien plus que de réalité de fonctionnement (Péquignot, 2018b), il n’en reste pas moins que les espaces de commentaires, d’échanges et de partage sont autant d’inscriptions visibles pour la recherche de constitution, d’action et de pérennisation de communautés, qu’elles soient épistémiques (Millerand, Heaton et Proulx, 2012), ludiques (Bonenfant, 2008), polémiques (Amadori, 2012; Amossy, 2011), affectives (Antaki et al. , 2005), spectatorielles (Wohn et Na, 2011) ou citoyennes (Babeau, 2014; Washha, Mezghani et Sèdes, 2018).

Commenter, partager, participer, collaborer, faire, être, exister se révèlent être des variations, jouées par les sujets agissant au grand jour du réseau, d’une même partition énonciative, « locutive » et locutoire. Dire est toujours faire (Austin, 1962), mais voir est aussi dire et montrer, également dire que l’on voit, dire que l’on montre, montrer que l’on dit, voir que l’on dit que l’on montre… bref, une sémiose infinie (Balat, 1992; Savan, 1980) et nécessairement collective (Deledalle, 1979; Tiercelin, 1993) qui s’expose grâce, notamment, aux commentaires en lignes des objets audiovisuels. C’est cette exposition que les contributrices et contributeurs de ce numéro analysent à partir de différents cas et selon une variété de méthodes dont j’ai dressé à grands traits les lignes.

Ainsi, explorant les commentaires au prisme de la temporalité Jean Châteauvert , dans «  Youtubers et webséries : un temps pour commenter » , met au jour les momentums rituels de l’activité de commentaires. L’auteur en dégage une structure temporelle du commentaire en corrélation avec une structure communicationnelle dont la finalité principale est l’expression et la construction d’une identité en ligne, régulée par des normes communautaires aussi implicites qu’effectives, à l’instar de l’organisation sociale générale du temps dans les sociétés industrialisées.

Sur un tout autre sujet, Laurence Leveneur , dans «  Commenter et inciter à commenter les publications vidéo des chaînes de télévision sur Facebook. Les cas de TF1, France 2 et M6 » , montre très clairement que les tentatives d’éditorialisation des espaces de commentaires par des acteurs institutionnels historiques que sont des chaînes de télévision se soldent par des échecs et que l’espace communicationnel qui se crée sur les plateformes produit une « culture de l’entre-soi » singulière et solidement autonome. Cette étanchéité ou résistance aux injonctions témoigne peut-être d’une forme d’ empowerment de la part des publics qui sont dans ce cadre «  usagers » des plateformes, au sens ou possession vaut titre . Tout en reproduisant des normes sociales, ils en circonscrivent le périmètre de manière inédite, à l’instar d’un Robinson sur son île.

De même, Simon Mastrangelo («  Saisir les dynamiques du conflit israélo-palestinien par les commentaires de vidéos et d’images sur Facebook » ) isole une forme de réductionnisme à l’œuvre dans les espaces de commentaires. Sur une thématique particulièrement clivante et dans un contexte de participation par nature internationale, les internautes, tout antagonistes qu’ils soient, « se retrouvent » dans l’utilisation des mêmes arguments et des mêmes repoussoirs, comme si le principe même de l’activité de commentaire déspécifiait tout élément convoqué (de « l’extérieur ») pour le requalifier singulièrement – communautairement – au prisme et à l’usage de l’activité de commentaire.

Similairement, Guylaine Gueraud-Pinet , dans «  Pratiques de réception des images musicalisées télévisuelles sur les réseaux socionumériques. Analyse des tweets des téléspectateurs de l’émission Les Reines du shopping (M6) », montre combien le commentaire en ligne est une nouveauté qui concerne parfois plus la recherche que la réalité des activités communicationnelles des sujets unis par des pratiques communes. L’auteure montre que des pratiques de commentaires anciennes peuvent migrer au sein d’environnements numériques (censés être nouveaux et déterminants par leur nouveauté) sans en être affectées particulièrement. En ce sens le commentaire en ligne est une prolongation, une extension, une suite logique, mais absolument pas un phénomène per se .

Finalement, dans «  La chasse aux fantômes sur YouTube. Approche ethnographique et quali-quantitative des commentaires des vidéos  », Fanny Georges pointe une fonction sociale du commentaire en ligne qui consiste non seulement en la constitution d’une communauté (autour du spiritisme), mais aussi en la structuration opérationnelle de celle-ci. Commenter n’est pas seulement commenter, mais participer véritablement à la fabrication du sens, ici à la révélation de la vérité à la faveur d’enquêtes occultes. La « marginalité » du sujet (l’ésotérisme) se corrèle idéalement avec la « marginalité » de la communauté́ en ligne, dont on a vu l’indépendance (ne serait-ce, toujours, qu’imaginée) par rapport aux acteurs institués.