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La violence conjugale est un problème social qui affecte les femmes du monde entier. Au Canada, selon les résultats de l’Enquête sociale générale (ESG), 4 % des femmes ont déclaré avoir été victimes de violence conjugale au cours des cinq années précédant l’enquête (Burczycka, 2016). Les données de cette enquête montrent que les femmes, comparativement aux hommes, sont plus souvent victimes des formes de violence conjugale plus graves. Au Québec, 19 406 infractions contre la personne en contexte conjugal ont été déclarées à la police en 2015; dans huit cas sur dix, les victimes étaient des femmes (Ministère de la Sécurité publique, 2017).

En 2014, 627 refuges au Canada, dont 135 au Québec, offraient des services en défense des droits, sécurité, protection et aide à la recherche de logement aux femmes et à leurs enfants victimes de violence conjugale (Beattie et Hutchins, 2015). Concernant les femmes immigrantes dans les maisons d’hébergement, plusieurs études réalisées au Québec constatent une augmentation de leur présence, notamment dans les régions avec de hauts taux d’immigration (FMHF, 2015; Rinfret-Raynor, Brodeur, Lesieux et Turcotte, 2010; RMFVVC, 2014). La proportion de femmes immigrantes hébergées dans ces refuges est passée de 18 % en 2010-2011 à 21,5 % en 2014-2015 (FMHF, 2015). Certaines maisons de la région de Montréal présenteraient même un taux de femmes immigrantes variant entre 40 % et 100 % (FMHF, 2015; RMFVVC, 2014). Cette présence grandissante de ces femmes et leurs profils très variés (pays d’origine, statut d’immigration, langue parlée) soulèvent des défis supplémentaires pour les intervenantes, qui doivent composer avec différentes cultures avec lesquelles elles peuvent être plus ou moins familières.

Pour le gouvernement du Québec, la présence des immigrants dans les services en violence conjugale est un enjeu important. La Politique d’intervention en matière de violence conjugale : Prévenir, dépister et contrer la violence conjugale (1995) et les quatre Plans d’action gouvernementaux qui en ont découlé (1995-2000, 2004-2009, 2012-2017, 2018-2023) considèrent prioritaire de répondre aux besoins des populations présentant des besoins spécifiques, dont les femmes immigrantes (Gouvernement du Québec, 2018). Plusieurs mesures de ces plans soulignent l’importance d’adapter les interventions et les outils et de favoriser l’accès aux services pour cette population.

Bien qu’il existe de nombreux écrits sur la violence conjugale en contexte d’immigration et sur les vulnérabilités supplémentaires vécues par les femmes immigrantes, les connaissances sur les pratiques d’intervention auprès de cette population, notamment en maison d’hébergement, sont limitées (Bhuyan et Velagapudi, 2013; Oxman-Martinez et Krane, 2005; Rinfret-Raynor, Brodeur, Lesieux et Dugal, 2013). Des recherches réalisées au Québec auprès d’intervenantes d’organismes spécialisés en violence conjugale, incluant des maisons d’hébergement, identifient des besoins sur les plans organisationnel et politique (Marchand et Ricci, 2010; Oxman-Martinez et Krane, 2005; FMHF, 2015; Rinfret-Raynor et coll., 2013; RMFVVC, 2014). Sur le plan organisationnel, les maisons d’hébergement ont besoin de développer ou d’adapter leurs services afin de répondre aux oppressions multiples vécues par les femmes immigrantes. Entre autres, elles doivent garantir des services d’interprétariat adaptés aux situations de violence conjugale, revoir leurs mandats afin d’évaluer la possibilité d’élargir leurs services et le temps d’hébergement et former les intervenantes à la connaissance des lois et des politiques d’immigration (FMHF, 2015; Rinfret-Raynor et coll., 2013; RMFVVC, 2014). Sur le plan politique, les intervenantes soulignent l’importance d’agir pour combattre le racisme et la discrimination systémiques. Bien que la perspective intersectionnelle soit recommandée pour l’intervention auprès des femmes immigrantes victimes de violence conjugale (FIVVC) (FMHF, 2015; RMHFVVC, 2014; TCRI, 2017), peu de recherches apportent des pistes concernant son application concrète (Corbeil, Harper, Marchand, Fédération des maisons d’hébergement pour femmes et Le Gresley, 2018; Oxman-Martinez et Krane, 2005). Notre recherche pourra contribuer à développer les connaissances sur l’utilisation de cette perspective dans l’analyse et l’intervention en violence conjugale, en contexte de maison d’hébergement.

Cet article vise à analyser la nature des pratiques des intervenantes en maison d’hébergement et les facteurs qui les modulent (obstacles et éléments facilitants), afin d’identifier dans quelle mesure elles tiennent compte des sources d’oppression et de privilège[1]. Il présente une partie des résultats d’une thèse par articles, qui permettra d’explorer dans quelle mesure les actions des intervenantes s’inscrivent dans la perspective intersectionnelle. L’analyse du point de vue des intervenantes sur leurs pratiques auprès des FIVVC apportera des éléments permettant le renouvellement des pratiques en maison d’hébergement dans un contexte de diversité culturelle. Selon Plante (2016), le regard subjectif des praticiennes est un ingrédient essentiel pour le renouvellement démocratique des pratiques.

Cadre théorique : le féminisme intersectionnel

Le cadre théorique du féminisme intersectionnel est utilisé pour élargir l’analyse de la violence conjugale en considérant, en plus du genre, diverses autres sphères d’oppression auxquelles sont confrontées les femmes marginalisées, telles les femmes immigrantes (Anthias, 2014; Bhuyan et Velagapudi, 2013; Harper, 2014; Oxman-Martinez et Krane, 2005; Pearce et Sokoloff, 2013). La perspective intersectionnelle, associée au critical social work, est employée pour dévoiler les différentes oppressions vécues par des groupes considérés comme minoritaires (Corbeil et coll., 2018; Mattsson, 2014). Elle constitue donc un outil pertinent pour l’analyse des pratiques d’intervention et permet de comprendre comment celles-ci incluent, excluent ou renforcent les inégalités vécues par les femmes immigrantes selon leurs différentes positions et catégories sociales (« race[2] », ethnie[3], classe sociale, langue d’origine, statut d’immigration) qui s’entrecroisent (Crenshaw, 1994).

Bien que les effets des oppressions multiples fragilisent certains groupes comme les femmes immigrantes, ces dernières ne devraient pas être réduites au statut de simples victimes de leur culture (Weinstock, 2014) ou des structures sociales et ne devraient donc pas être dépossédées d’agentivité. Selon Collins (2016), l’agentivité est la « volonté individuelle ou collective de définition de soi et d’autodétermination » (p. 439).

L’intersectionnalité permet une analyse qui considère les effets des oppressions dans la vie des femmes et les stratégies qu’elles développent pour y faire face. Cette recherche sera l’occasion d’analyser dans quelle mesure les intervenantes identifient les oppressions multiples auxquelles les FIVVC se butent et comment elles en tiennent compte dans leurs pratiques d’intervention en violence conjugale pour mieux répondre aux besoins de ces femmes.

Méthodologie

Notre étude a privilégié une approche qualitative de type exploratoire, qui vise à comprendre les points de vue des acteurs sociaux sur des phénomènes sociaux complexes, comme celui qui nous intéresse (Mayer et Deslauriers, 2000). Un total de trente-trois intervenantes en maison d’hébergement offrant des services aux femmes victimes de violence conjugale ont été recrutées dans les quatre régions du Québec présentant les plus hauts taux d’immigration : Montréal, Québec, Sherbrooke et Gatineau (Gouvernement du Québec, 2014). Pour le recrutement, la chercheuse a collaboré avec le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale (RMFVVC), la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (FMHF) et l’Alliance des maisons d’hébergement de la région 03. Ces organismes ont invité les maisons d’hébergement membres à participer à la recherche. Dans un deuxième temps, pour compléter le recrutement des participantes, la chercheuse a contacté directement les maisons d’hébergement des quatre régions. Les intervenantes qui ont manifesté un intérêt à participer à la recherche ont été contactées pour déterminer les dates des rencontres de groupes focalisés.

L’échantillonnage de type non probabiliste et intentionnel s’appuyant sur le principe de diversification interne a été retenu (Pires, 1997) avec les critères d’inclusion suivants : travailler dans une maison d’hébergement d’une des quatre régions considérées; avoir au moins une année d’expérience en intervention en violence conjugale; et être intervenu auprès d’au moins deux FIVVC. L’échantillon est composé d’intervenantes travaillant dans des organismes spécialisés (28 %) ou non spécialisés (72 %) dans l’intervention auprès des femmes immigrantes. Concernant l’origine des intervenantes, 30 % étaient d’origine immigrante et 70 % non-immigrante. La majorité des intervenantes affirment privilégier une approche féministe (n = 28, soit 84 %); six d’entre elles disent aussi utiliser d’autres approches, telles les approches interculturelle, humaniste, cognitivo-comportementale et systémique.

La collecte de données a été réalisée entre novembre 2012 et avril 2013 par le biais de groupes focalisés semi-directifs, soutenus par une vignette clinique et un guide d’entrevue. Les groupes focalisés, recommandés en recherche féministe, permettent l’exploration des différents points de vue sur un même sujet pour une courte période (Yegidis et Weinbach, 2006; Wilkinson, 1999). Cette méthode est aussi cohérente avec la façon d’intervenir quotidiennement en maison d’hébergement. Selon Wilkinson (1999), « focus groups enable feminist research to be “naturalistic” insofar as they mirror the processes of communication in everyday social interaction » (p. 227). La vignette clinique, reconnue comme utile pour explorer les pratiques professionnelles lors d’entretiens de recherche (Hughes et Huby, 2002), a été élaborée à partir des écrits scientifiques, puis validée par quatre expertes du milieu de la recherche et de l’intervention. La vignette, utilisée au début des groupes focalisés, décrit la situation d’une FIVVC d’origine congolaise, mère de deux enfants en bas âges et arrivée au Canada depuis sept ans. Au début des groupes focalisés, nous avons mentionné aux participantes que la vignette était un outil pour ouvrir la conversation sur leurs interventions auprès des FIVVC. Nous avons encouragé les intervenantes à partager leurs propres expériences d’intervention auprès des FIVVC, au-delà de la vignette. Un guide d’entrevue a été utilisé pour explorer les pratiques des intervenantes discutées lors des groupes focalisés. Ce guide inclut des questions en lien avec les thèmes suivants : (a) la nature de leurs pratiques (objectifs, stratégies, type d’intervention) auprès des FIVVC; (b) les obstacles ou les difficultés rencontrés lors de l’intervention auprès de ces femmes; (c) les facteurs ou éléments qui facilitent leurs interventions auprès d’elles; et (d) les divergences entre l’intervention à réaliser auprès des FIVVC et celle auprès des femmes victimes de violence conjugale non-immigrantes. Un questionnaire a aussi été rempli par les participantes après les rencontres de groupe, afin de recueillir des données sociodémographiques.

Pour l’analyse des données, nous avons privilégié l’analyse de contenu thématique (L’Écuyer, 1990; Mayer et Deslauriers, 2000), appuyée par le logiciel NVivo. L’étape du codage et de la classification s’est déroulée selon une approche mixte (L’Écuyer, 1990; Mayer et Deslauriers, 2000). La grille de codification de départ a été élaborée à partir des objectifs de la recherche, en regroupant les sous-thèmes sous deux grandes catégories : (1) la nature des pratiques; et (2) les facteurs qui influencent l’intervention. Les sous-thèmes plus spécifiques ont émergé en cours d’analyse.

Résultats

Les résultats ont été organisés en deux thèmes principaux : (1) la nature des pratiques des intervenantes des maisons d’hébergement auprès des FIVVC; et (2) les facteurs qui modulent ces pratiques. Ces résultats permettent aussi d’identifier des sources d’oppression présentes dans les discours des intervenantes sur leurs pratiques.

La nature des pratiques des intervenantes des maisons d’hébergement auprès des FIVVC

Dans cette section seront présentées les caractéristiques de l’intervention en maison d’hébergement dans un contexte de diversité culturelle[4] . Le « maternage » ressort comme étant une pratique auprès des FIVVC qui préoccupe les intervenantes, car elle peut nuire à l’autonomisation des femmes.

Les caractéristiques de l’intervention auprès des FIVVC en contexte de diversité culturelle : opportunités pour le renouvellement des pratiques. Concernant l’intervention en maison d’hébergement auprès des FIVVC, certaines intervenantes disent adapter leurs discours (les mots utilisés) et leur façon d’approcher les femmes immigrantes (attitudes et rythme différents), comparativement aux interactions avec les femmes non-immigrantes. Voici deux exemples de ce type de discours[5]:

Je trouve que ce n’est pas si différent [en parlant de l’intervention auprès de FIVVC]. C’est juste dans notre façon de l’apporter, dans notre attitude et dans le rythme que ça va imposer…

Emma

Toi, l’intervenante, tu ne changes pas ta façon d’intervenir, tu ne changes pas ton discours, mais tu l’adaptes… Tu vas utiliser une approche qui correspond vraiment à son histoire à elle.

Janet, intervenante immigrante

Le milieu de vie en maison d’hébergement, dans lequel l’intervention informelle[6] se concrétise, ouvre la porte à l’intégration d’aspects liés aux identités diverses des femmes immigrantes. L’appartenance de certaines femmes à un groupe culturel autre que le groupe majoritaire (québécois) est vue par les intervenantes comme une source possible d’oppression et de conflit à gérer. Certaines intervenantes favorisent un contexte dans lequel les pratiques culturelles et l’appartenance religieuse des femmes peuvent s’exprimer. Cela nécessite une sensibilisation des autres femmes hébergées et des intervenantes pour équilibrer les rapports inégalitaires entre elles, prévenir les conflits entre les femmes et réduire les préjugés. Voici deux exemples de ce type de discours :

Ce qui est difficile à travailler en milieu de vie, c’est le regard des autres femmes sur… celles qui portent le voile, qui font leurs prières, la nourriture, mangent avec leurs mains… tout ça nous demande beaucoup d’énergie, t’sais, d’amener à la tolérance. Pour certaines intervenantes… c’est un travail de les ramener aussi à elles… « ben y a des différences ! »

Rose

[…] on lui demande qu’elle nous donne ses heures de prières… on explique aux femmes… par exemple, s’il y a une femme qui vient nous dire : « comment ça, qu’elle a droit », nous on la ramène [à l’ordre] en disant : « écoute, on s’adapte… on est ouvertes à toi pour telle situation, comme pour elle, on est ouvertes pour telle s ituation. »

Nancy

L’intervention en contexte de diversité culturelle est l’occasion pour les intervenantes de questionner leurs pratiques, de se centrer sur leurs propres préjugés et de se mettre dans une position de réflexivité.

[…] quand on se retrouve en tant qu’intervenante avec quelqu’un qui a des valeurs complètement différentes des nôtres, je pense qu’il faut faire vraiment attention à notre non verbal, il faut se remettre en question, faire une petite introspection, parce qu’il y a des choses qui vont nous déranger. C’est important justement de réfléchir, de travailler sur notre ouverture, parce que je pense que… personne n’est parfait.

Juliette

L’intervention de groupe, utilisée couramment en maison d’hébergement, est nommée par certaines intervenantes comme une occasion d’avoir accès à des expériences vécues, qui sont à la fois différentes et comparables. La présence d’autres femmes immigrantes dans l’intervention permet de normaliser les différences, de favoriser la solidarité entre les femmes et de replacer les points de vue et besoins spécifiques à chaque femme au centre de l’intervention :

Je trouve que l’intervention de groupe avec les femmes immigrantes, ça donne de bons résultats, parce qu’il y a un partage entre elles, surtout s’il y a plusieurs femmes immigrantes dans le groupe, qu’elles ne se sentent pas toutes seules à vivre des choses comme ça… Ça permet d’identifier vraiment ce qu’elle ressent pis normaliser ce qu’elle vit […].Les femmes avec la même religion qu’elles, qui prennent des décisions différentes, ça ouvre [de nouvelles perspectives].

Rose

Les intervenantes favorisent un sentiment d’inclusion à travers différentes activités mettant en valeur la diversité des vécus :

Il y a aussi une possibilité, en intervention de groupe, tout dépendant si on parle de conditions de vie et si on a quelques femmes de différentes cultures, d’amener la femme à pouvoir parler de sa patrie ou de son pays. On peut créer justement une activité, un repas communautaire, que chacune partage justement. Donner de petits moyens pour que la femme puisse se sentir en inclusion dans le groupe.

Simone

C’est intéressant, par exemple, qu’on travaille la violence faite aux femmes [à travers le] monde, les droits des femmes et la socialisation patriarcale, quand on embarque dans ces sujets et, qu’à la table, il y a vraiment la variété totale, l’Afrique, [pays d’Amérique du Sud], Québec…

Jimena, intervenante immigrante

Les interventions informelles et de groupe sont couramment utilisées en maison d’hébergement. Elles contribuent à l’établissement et au renforcement du lien de confiance entre les femmes, ainsi qu’à la création d’une solidarité entre femmes d’origines différentes. Ces espaces de réflexion pourront être utilisés pour analyser en détail les aspects culturels et structurels qui s’imbriquent dans la vie des femmes immigrantes, ainsi que leurs conséquences en matière de droits, d’accès aux services et de stratégies développées pour faire face aux oppressions multiples.

Du maternage à l’autonomisation : défis pour l’intervention auprès des femmes immigrantes. Le discours des intervenantes fait ressortir une représentation des FIVVC comme temporairement plus vulnérables, en raison des multiples sources d’oppression auxquelles elles font face et, par conséquent, comme nécessitant plus de soutien. Ainsi, certaines intervenantes mentionnent faire plus de démarches ou offrir un accompagnement plus soutenu aux femmes immigrantes :

Dans la façon d’intervenir, les questions vont rester les mêmes, sauf que, comme je disais, l’implication est différente, c’est-à-dire… on va regarder par rapport aux démarches : avec une femme québécoise, je vais dire « voilà le numéro de téléphone ». Tandis qu’avec une femme immigrante, je vais lui dire : « Est-ce que tu veux que je fasse l’appel ? Est-ce que tu veux que je sois à côté de toi ? » […] Je vais l’accompagner […] chez l’avocate ou des choses comme ça… Pour être sûr qu’elle comprenne [non pas] qu’elle se sente démunie ou pas intelligente, ça n’a pas rapport avec ça.

Barbara

Par ailleurs, selon certaines intervenantes, différents acteurs impliqués (policiers, enquêteurs, avocats, agents de l’aide sociale, etc.) dans le dossier de ces femmes encouragent de telles pratiques. Certains demandent parfois l’implication directe des intervenantes pour faciliter les démarches. Bien que les intervenantes questionnent ces pratiques à cause de leur impact sur l’autonomisation des femmes, elles finissent par les intégrer, car elles sont efficaces pour obtenir certains gains à la faveur des femmes accompagnées :

On va être portées à faire des appels téléphoniques avec elles, les accompagner beaucoup. Ce qui, je trouve, est un peu le piège, souvent on materne, on prend en charge… Les personnes qui sont habituées de nous parler vont dire « passe-moi donc l’intervenante ». L’avocat, les policiers, les enquêteurs… préfèrent quasiment te parler à toi parce qu’au moins, on se comprend, on parle de la même affaire. Là, c’est sûr que c’est facile de « by-passer » [mettre à l’écart] la femme pour son bien, pour que ça aille plus vite […] puis, tu lui traduis après.

Maggie

Même pour quelqu’un qui est super francophone, si elle fait l’appel à l’agent de l’aide sociale, elle [l’agente] n’aura pas la même attitude que si l’intervenante parle. On obtient des choses que les clientes elles-mêmes ne peuvent obtenir…

Andrée

Ces pratiques doivent être analysées dans un contexte plus large, en considérant les structures sociales et la représentation des femmes immigrantes qui peut être véhiculée en contexte québécois. Ainsi, les pratiques des intervenantes des maisons d’hébergement semblent répondre au manque de sensibilité et de connaissances des autres acteurs et actrices en ce qui concerne les réalités de ces femmes.

Facteurs modulant les pratiques des intervenantes auprès des femmes immigrantes

Les intervenantes ont identifié des oppressions liées aux expériences des femmes immigrantes comme étant des modulateurs de leurs pratiques : la méconnaissance de la langue, le statut d’immigration et les positions sociales. Ces oppressions placent ces femmes dans des positions d’inégalité face aux autres personnes, incluant les intervenantes en maison d’hébergement et peuvent parfois contribuer à les exclure des services.

La méconnaissance d’une des langues officielles par les femmes hébergées, surtout le français, occupe une grande place dans le discours des intervenantes sur leurs pratiques. Un des enjeux sous-jacents, selon elles, est le risque que celles qui ne maîtrisent pas la langue officielle soient isolées et exclues du fonctionnement interne de la maison :

Si elle ne parle pas la langue […] dans les ateliers, les conversations de cuisine, elle ne participe pas. Puis, on lui reproche d’être isolée. […] La femme ne peut pas créer de liens […].

Élisabeth

Les intervenantes semblent préoccupées par les moyens à mettre en place pour surmonter les barrières linguistiques. Certaines stratégies peuvent compromettre l’autonomisation des femmes et, paradoxalement, les placer dans une position de dépendance face aux autres (intervenantes ou membres de la famille) :

Souvent, quand la femme parle anglais ou français, on lui traduit [l’information], mais si elle parle une autre langue, on a l’information pendant une semaine en attendant que l’interprète vienne. Puis, on prend des décisions pour elle. […] Nous, notre discours, c’est que « tu dois reprendre du pouvoir sur ta vie », mais dans le fond, ce qu’on fait, c’est qu’on prend du pouvoir sur sa vie[…] Ce que nous avons vu souvent, c’est les enfants qui, eux, sont francisés parce qu’ils vont à l’école […] la femme ne l’est pas. Donc, les enfants ont encore plus de pouvoir que la femme. […] On veut aller vite, alors on demande à l’enfant de traduire. Tu sais, il y a ce pouvoir-là aussi. Donc, la femme se retrouve encore plus minimisée alors qu’elle devrait avoir la possibilité de retrouver tout son pouvoir […]

Élisabeth

En effet, si les intervenantes privilégient l’utilisation des services d’interprètes, elles considèrent que ces services ont des limites : le manque de disponibilité qui crée des délais d’attente, le coût des services, le manque de subventions pour les couvrir et, enfin, les lacunes de certaines interprètes. Les femmes pourront se trouver dans une position d’inégalité face aux interprètes qui utilisent leur pouvoir sur elles.

Puis, tu t’aperçois qu’elle [l’interprète] en dit plus long que […] ce qu’elle [la femme] a dit, mais tu n’as rien compris… Tu sais qu’elle est en train de raccourcir, puis de déformer [ses propos] puis de rappeler l’autre à l’ordre, à la culture, puis à la communauté […] Elle [l’interprète] va traduire ta question, mais tu es comme impuissante parce que tu ne comprends rien.

Florence

On n’a pas les subventions pour ça ! [En parlant du service d’interprète].

Suzanne

Concernant le statut d’immigration des femmes, les intervenantes constatent qu’un statut précaire affecte l’autonomisation de celles-ci; soit elles n’ont pas certains droits (par exemple, le droit de travailler, d’avoir un revenu), soit elles n’ont pas accès à certains programmes qui leur garantiraient une indépendance économique (comme l’aide financière de dernier recours). Cette situation alourdit les démarches et implique plus de temps consacré à la défense des droits[7], face aux fonctionnaires qui ont un pouvoir discrétionnaire important :

Si elle n’a pas de statut, on a un gros travail en arrière à faire pour qu’elle puisse avoir le droit de […] garder ses enfants, ça devient un risque énorme […]. Pour ces femmes-là [les droits] sont toujours cachés dans le [pouvoir] discrétionnaire du ministre… C’est sûr qu’avec les années, on trouve de petites cachettes qui nous aident à donner certains droits à ces femmes-là. Mais, on ne les trouve pas à chacun des cas.

Jimena, intervenante immigrante

Puisque la situation de chaque femme immigrante comporte ses particularités, la défense de leurs droits exige, pour pouvoir bien négocier l’accès aux services, une compréhension approfondie des services et des programmes existants pour les victimes de violence conjugale et les populations immigrantes :

[…] autre chose qui est différente dans le travail auprès des femmes immigrantes, c’est le fait qu’il faut […] être très au fait [de la défense des droits] avec les cas d’exception et les petites choses […]. Donc, il faut […] être bien équipé [quant à] la défense des droits et [quant à] l’interaction, aussi, entre son statut d’immigration, ses droits par rapport à l’aide juridique, à l’aide sociale, les allocations familiales, etc.

Andrée

Certaines intervenantes se représentent les femmes immigrantes comme un groupe hétérogène, composé de femmes avec des positions sociales et des expériences diversifiées. Les interventions seraient modulées par les positions sociales des femmes hébergées et des intervenantes, notamment le degré de proximité que les intervenantes perçoivent entre elles et les femmes aidées par rapport à l’aspect culturel ou socioéconomique, ou encore, au niveau d’éducation. La propre expérience d’immigration des intervenantes est nommée comme étant un modulateur qui facilite l’intervention. Selon les intervenantes, cette proximité joue un rôle dans la création du lien de confiance entre elles et les femmes hébergées :

C’est un être unique qu’on a devant nous… Je me souviens d’avoir travaillé avec des femmes maghrébines, par exemple, qui ont des études universitaires, qui ont eu accès à la culture occidentale, avec qui mon vocabulaire sort plus facilement qu’avec une femme pakistanaise analphabète. Il y a ça aussi dont il faut tenir compte… l’accès à la culture occidentale, le niveau d’éducation, où elle se positionnait dans sa société d’origine, qui vient aussi jouer, au-delà du fait qu’elle soit immigrante ou pas…

Andrée

C’est certain qu’avec les femmes latines, le lien se fait comme ça [elle claque des doigts]… Juste le fait qu’il y a quelqu’un qui parle la langue… ça facilite beaucoup les choses. […] avec les autres femmes qui viennent d’autres pays d’Afrique ou arabes… par le fait que j’ai vécu le même processus d’immigration, pas pareil, mais que j’ai connu les difficultés qu’elles sont en train de passer…

Esther, intervenante immigrante

Discussion

Les discours des intervenantes illustrent les enjeux et les défis de l’intervention en maison d’hébergement auprès des FIVVC. Ils témoignent de la complexité des oppressions telle qu’elle est perçue par les intervenantes.

Concernant les caractéristiques de l’intervention en contexte de diversité culturelle, les résultats de notre recherche ont permis de déceler une reconnaissance, par les intervenantes, des besoins différents des femmes immigrantes, en lien avec leurs appartenances culturelles et leurs positions sociales. Les stratégies nommées par les intervenantes afin de répondre à ces besoins visent à réduire les inégalités entre les femmes d’origines diverses, tout en favorisant des valeurs de justice, de respect, de non-jugement et de solidarité.

Certaines interventions courantes en maison d’hébergement, notamment l’intervention informelle et celle de groupe, sont identifiées par les intervenantes comme étant particulièrement efficaces pour les femmes immigrantes. Ces types d’intervention offrent l’occasion d’intégrer des aspects culturels à travers des activités de collectivisation des expériences. Cette intégration se concrétise avec des gestes quotidiens qui favorisent la construction d’une solidarité entre les femmes de différentes origines. Les intervenantes de notre recherche nomment la nourriture comme étant un élément important de l’intervention informelle qui aide à dépasser les différences et à favoriser un sentiment d’inclusion. En ce sens, la recherche de Krane et Carlton (2008) conclut que la nourriture honore les différences, facilite le confort des femmes hébergées et favorise la construction de liens entre elles. Par ailleurs, la présence de femmes de diverses origines dans l’intervention de groupe permet une analyse plus inclusive et diversifiée des réalités sociales.

Concernant les discours des intervenantes sur les facteurs modulant leurs pratiques, l’appartenance des femmes et des intervenantes à certaines catégories sociales liées à la langue parlée, à la position sociale, au statut et à l’expérience d’immigration émerge comme un élément important. Bien que la recherche ne vise pas directement à examiner les liens entre les catégories d’appartenance des intervenantes et leurs pratiques, il en ressort que des affiliations identitaires similaires — entre les FIVVC et les intervenantes — peuvent faciliter l’intervention, particulièrement dans la création du lien de confiance.

Les rapports entre les FIVVC et les intervenantes sont complexes, évolutifs et s’influencent mutuellement (Mattsson, 2014). Le discours des intervenantes concernant leurs appartenances et celles des femmes aidées ne permet pas toujours de nommer explicitement les rapports de pouvoir qui traversent la relation d’aide. Nos résultats soulèvent donc l’importance d’adopter une position réflexive quant aux rapports de pouvoir pouvant se créer dans le cadre de l’intervention en contexte de diversité culturelle. La perspective intersectionnelle est un outil pour l’analyse des positions multiples des FIVVC et des intervenantes qui s’entrecroisent dans le processus d’intervention et qui créent des positions d’égalité et d’inégalité. Cette perspective permet de questionner les pratiques pour tenir compte des oppressions et des privilèges qui traversent les relations et qui se développent en contexte d’hébergement, afin de mettre en place des mécanismes qui favorisent des espaces plus égalitaires, dans les limites qu’impose la relation aidante/aidée. Selon Corbeil et coll. (2018), l’intersectionnalité « ouvre une réflexion approfondie sur les réalités multiples et les enjeux, touchant les femmes marginalisées et vulnérables en vue de tendre vers une relation égalitaire et d’éviter la reproduction de l’oppression et de la domination » (pp. 67-68), qui peuvent émerger dans le contexte de l’intervention.

L’appartenance des intervenantes au groupe majoritaire (par exemple, Québécoise blanche) peut créer des rapports de pouvoir inégalitaires entre elles et les femmes appartenant à des groupes minoritaires (par exemple, femmes immigrantes). La constitution d’équipes d’intervenantes multiculturelles (nommées aussi multiethniques) peut réduire la distance que certaines femmes pourraient percevoir entre elles et certaines intervenantes appartenant au groupe majoritaire (Sharma, 2001) et offrir un modèle de relations interculturelles pour les femmes immigrantes et non-immigrantes (Rinfret-Raynor et coll., 2013; Sharma, 2001). Notre recherche n’a pas exploré la constitution d’équipes multiculturelles dans les maisons d’hébergement des participantes. Il sera intéressant dans les recherches futures d’explorer les rapports de pouvoir qui peuvent se configurer entre la composition de ce type d’équipes et les femmes hébergées (immigrantes et non-immigrantes) afin d’identifier des éléments qui pourraient faciliter ou entraver l’intervention.

Les barrières linguistiques et le statut d’immigration sont des facteurs nommés par les intervenantes en tant que modulateurs de leurs pratiques auprès des FIVVC. La méconnaissance des langues officielles (notamment du français au Québec), considérée par certaines auteures comme une forme d’oppression, peut favoriser l’isolement et des relations inégalitaires entre les femmes et d’autres personnes, notamment le conjoint, la famille, les autres femmes hébergées, les interprètes et les intervenantes (Damant, Bernard, Chabat et Flynn, 2015). La méconnaissance de la langue officielle exclut les femmes du fonctionnement quotidien en maison d’hébergement et a un impact sur l’intervention ainsi que sur les démarches administratives et les interactions des femmes avec les différents services et institutions (FMHF, 2015). Les participantes sont conscientes des limites des stratégies utilisées afin de surmonter ces barrières pouvant nuire à l’autonomisation des femmes, notamment le recours aux interprètes et aux membres de la famille. Les intervenantes pourront être appelées à donner plus de soutien aux femmes qui ne parlent pas la langue, par exemple, pour remplir des formulaires, rechercher des informations ou contacter des organismes. Le recours aux interprètes peut prolonger le temps consacré à l’intervention et aux démarches.

Les intervenantes reconnaissent l’importance d’assurer des services pour surmonter les barrières linguistiques, puisqu’il s’agit d’un facteur clé pour construire un lien de confiance entre les FIVVC et les intervenantes, garantir leur participation et leur inclusion dans le contexte d’hébergement, ainsi que favoriser leur autonomisation. Plusieurs auteures soulignent l’idée que l’accès aux services d’interprétation aide à briser l’isolement, favorise l’intégration des personnes à l’intérieur des organismes (Rinfret-Raynor et coll., 2013) et assure plus efficacement la sécurité, la santé et l’accès à la justice des femmes plus vulnérables (Light, 2007). Toutefois, ces services ont des limites importantes qui devront être surmontées, entre autres : (a) la qualité de l’interprétation; et (b) l’accessibilité et la disponibilité de ces services. Pour garantir la qualité des services d’interprétation, les maisons d’hébergement devront faire appel à des interprètes professionnels, afin de transmettre de l’information exacte aux femmes et de garantir la neutralité. Ces interprètes devront aussi témoigner d’une bonne compréhension des réalités vécues par les femmes victimes de violence conjugale (FMHF et RMFVVC, 2015; Rosenberg, Seller et Leanza, 2008). Le contexte actuel au Québec, lié au manque de financement des maisons d’hébergement pour les services d’interprétation, peut avoir un impact sur la qualité et l’accessibilité de ces services (FMHF et RMFVVC, 2015).

Le statut d’immigration est, quant à lui, identifié comme une forme d’oppression qui module les pratiques des intervenantes, car il est lié aux droits des femmes et à leur accès aux services dans le pays d’accueil. La défense des droits, nommée par les intervenantes de notre recherche, est une intervention utilisée afin de revendiquer le droit des femmes à certains programmes et services. Cette pratique est très courante auprès des femmes immigrantes victimes de violence conjugale, surtout celles avec un statut précaire (Bhuyan et Velagapudi, 2013; Corbeil et coll., 2018; Rinfret Raynor et coll., 2013). Elle est un élément clé pour favoriser l’autonomisation des femmes (Light, 2007). Des consultations réalisées auprès des intervenantes (n = 63) des maisons d’hébergement du Québec font ressortir une méconnaissance des lois et des statuts d’immigration (RMFVVC, 2014). Les lois d’immigration sont complexes et il n’est pas toujours évident d’obtenir de l’information exacte et pertinente (FMHF, 2015). Cela explique en partie la lourdeur des démarches exigées par l’intervention auprès des FIVVC, du moins d’après certaines intervenantes rencontrées. Il est donc nécessaire de former les intervenantes pour qu’elles puissent mieux aider ces femmes à répondre à cette complexité. La recherche de Corbeil et coll. (2018) auprès d’intervenantes (n = 26) et directrices (n = 7) de maisons d’hébergement indique que les intervenantes jouent le rôle de médiatrices des rapports de pouvoir entre les femmes et les différents acteurs et actrices impliqués dans leur situation. Les intervenantes outillent les femmes face aux institutions, par un effort d’égalisation des rapports de pouvoir femme-institutions (Corbeil et coll., 2018). La perspective intersectionnelle pourra être utilisée afin d’identifier les configurations d’oppression qui placent certaines femmes dans des positions de vulnérabilité et de risque.

Le discours des intervenantes montre leur préoccupation à favoriser l’autonomisation des femmes à travers la défense de leurs droits et le respect de leur rythme. Bien que la prise en charge — ou le « maternage » — soit nommée par certaines intervenantes comme une pratique courante auprès des FIVVC, leurs discours témoignent néanmoins d’une analyse critique vis-à-vis d’une telle pratique. La recherche de Côté (2018), réalisée auprès d’actrices du réseau des maisons d’hébergement (n = 48), identifie l’omniprésence des concepts d’autonomie et de reprise du pouvoir dans leurs pratiques. Cela explique le questionnement des intervenantes à l’égard des pratiques de maternage, lesquelles sont perçues comme une forme de prise en charge des femmes pouvant porter atteinte à leur autonomie et à leur reprise de pouvoir.

La complexité des démarches à réaliser par les FIVVC, les oppressions multiples qu’elles vivent ainsi que le désir chez les intervenantes de les protéger des situations d’injustice peuvent expliquer les réponses des intervenantes (RMFVVC, 2014). L’analyse des pratiques favorisant l’autonomisation des femmes doit considérer le contexte structurel du Québec et du Canada par exemple, les politiques et les services en violence conjugale, les politiques d’immigration, le racisme et la discrimination envers certaines populations et les trajectoires de vie des femmes. Certaines femmes, surtout celles avec un statut précaire, sont exclues de certains services (santé gratuite, aide sociale, programmes de logements sociaux, etc.) et sont visées par des lois et des politiques qui, non seulement ne les protègent pas, mais les mettent même parfois à risque, notamment la politique de parrainage. Dans ce contexte, l’accompagnement soutenu des femmes et la défense de leurs droits pourraient se justifier (Corbeil et coll., 2018). Certains concepts liés à l’autonomisation des femmes devront être revus. Certaines auteures (Mullaly, 2010; Rinfret-Raynor et coll., 2013; Sharma, 2001) s’interrogent sur la façon dont des concepts comme l’empowerment (autonomisation) et l’autodétermination sont appliqués dans l’analyse des réalités des femmes qui n’appartiennent pas aux groupes dominants.

Notre recherche renforce la recommandation émise par certaines auteures quant à la nécessité d’adapter, de reconceptualiser ou même de déconstruire ces concepts afin de mieux répondre aux besoins et valeurs des femmes immigrantes (Sharma, 2001; Narayan, 2002). Ainsi, plusieurs autres questions devraient être examinées dans les recherches futures, par exemple : comment les femmes elles-mêmes conceptualisent-elles cette autonomisation et quelles stratégies mettent-elles en place pour répondre aux oppressions vécues ? De quelles façons les stratégies mises en place par les intervenantes et les femmes contribuent-elles à minimiser les rapports de pouvoir inégalitaires auxquels certaines se butent ? Comment ces stratégies favorisent-elles l’autonomisation des femmes à moyen et à long terme ?

Notre recherche rejoint les recommandations de Collins et Bilge (2016) concernant la perspective intersectionnelle, entre autres : la prise en compte des inégalités sociales et des rapports de pouvoir, l’importance de situer les objets d’analyse dans leur contexte social et l’engagement à promouvoir la justice sociale. Le rôle des intervenantes dans la reproduction des rapports de pouvoir dans l’intervention doit être considéré. Une posture réflexive et critique est nécessaire afin de mettre en lumière les rapports de pouvoir qui traversent les relations que les intervenantes établissent entre elles et avec les femmes, afin de contrer les oppressions, en contribuant au changement et à la justice sociale (Mattsson, 2014).

Conclusion

À partir des résultats de notre recherche, nous pouvons conclure que l’intervention en violence conjugale auprès des femmes immigrantes présente certaines particularités. Ces résultats permettent en effet d’identifier certains éléments de la perspective intersectionnelle dans les discours des intervenantes sur leurs pratiques, dont la reconnaissance des oppressions multiples et des rapports inégalitaires entre les FIVVC et des personnes de leur entourage (par exemple : conjoint, autres femmes hébergées) et du système des services (par exemple : interprètes, fonctionnaires). Ces oppressions sont présentées par les intervenantes comme des obstacles qui se cumulent et alourdissent l’intervention auprès de ces femmes. Dans ce contexte, les FIVVC sont perçues par les intervenantes comme étant davantage vulnérables et immergées dans des rapports inégalitaires qui, en général, les oppriment.

Notre recherche met en évidence la préoccupation des intervenantes d’intégrer dans leurs pratiques les différents aspects identitaires des femmes, en favorisant des interventions visant à réduire les inégalités et les préjugés envers les femmes immigrantes et à favoriser l’inclusion, le respect et la solidarité. Ces interventions sont façonnées par des aspects liés aux positions des femmes, à leur connaissance de la ou les langue(s) officielle(s), à leur statut d’immigration et à leur proximité avec les intervenantes en matière de position sociale.

Certaines pratiques rapportées par les intervenantes contribuent au changement social à travers la défense des droits et la collectivisation des problèmes. L’intervention informelle et l’intervention de groupe favorisent la solidarité entre les femmes de différentes origines et leur autonomisation. La perspective intersectionnelle est un outil intéressant pour intégrer une analyse microsociale et macrosociale des pratiques, qui considère, d’un côté, la singularité des trajectoires des femmes et, de l’autre, les oppressions structurelles communes qui traversent leur vie.

Les résultats de notre recherche nous ont permis de faire des liens pertinents entre les catégories d’appartenance des intervenantes et celles des femmes (statut d’immigration, pays d’origine, langue, « race » ou ethnie) et les pratiques d’intervention. Ces liens pourraient être approfondis par la réalisation d’entrevues individuelles ou de groupe auprès des intervenantes, afin d’explorer comment leur appartenance à diverses catégories sociales module leurs interventions. Une recherche considérant une analyse des positions multiples des femmes immigrantes et des intervenantes lors de l’intervention permettrait d’explorer les rapports de pouvoir et les stratégies développées pour répondre aux besoins des femmes. D’autres pistes à approfondir concernent les liens entre certaines pratiques, dont la défense des droits versus l’accompagnement soutenu, considérant les oppressions multiples identifiées par les intervenantes dans le vécu de certaines femmes. La perspective intersectionnelle peut être utilisée pour analyser d’autres pratiques émergentes, comme la construction de partenariats entre les secteurs de l’immigration et de la violence conjugale[8], qui visent à répondre aux oppressions multiples en considérant les différents acteurs impliqués. La présente recherche ouvre donc des pistes intéressantes pour le développement des connaissances et des pratiques.