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Comme on peut le constater par la prolifération des discours médiatiques et des travaux scientifiques à leur sujet, l’intérêt pour les jeunes trans[1] est grandissant. Si depuis quelques années nous avons noté un nombre croissant d’articles visant à décrire leurs expériences, ces écrits mettent souvent l’accent sur des aspects psychologiques, individuels et relationnels; rares sont les articles qui se penchent sur le contexte social et sur la capacité et la motivation de ces jeunes à affecter le changement social. Dans cet article, nous mettons en lumière l’expérience des jeunes trans quant au climat social qui les entoure et l’impact de ce climat sur leur mobilisation collective, leur vécu et leur désir de voir des changements sociaux concrets. Nous explorons, à partir d’entrevues avec vingt-quatre jeunes trans de la province de Québec, leurs points de vue sur le climat social, leurs expériences de la transphobie et le contexte cisnormatif[2] dans lequel iels doivent naviguer, ainsi que la manière dont iels s’impliquent socialement et dans leurs communautés pour favoriser le bien-être de ces dernières.

Les deux premières sections de cet article visent à situer la présente recherche dans les travaux existants sur le sujet à travers une recension des écrits, à ancrer notre recherche dans un cadre théorique spécifique, soit l’intersectionnalité et l’éthique de la reconnaissance, ainsi qu’à présenter notre démarche méthodologique. Les deux dernières sections permettent respectivement de présenter et de discuter des résultats. Dans la présentation des résultats, nous nous attardons particulièrement à la vie sociale des jeunes trans et à la manière dont celle-ci a des implications profondes et concrètes dans leur vie quotidienne et constitue un terreau fertile pour produire des changements sociaux dans un contexte transphobe et cisnormatif. La discussion met en lumière l’apport de l’éthique de la reconnaissance pour mieux comprendre les dynamiques de mobilisation et de résistance, ainsi que certaines pistes d’intervention pour le travail social.

Contexte social, bien-être et militantisme : un survol des écrits

Le contexte social dans lequel grandit une personne a un impact direct sur son expérience de vie. Alors que des contextes accueillants tendent à favoriser des expériences de vie plus positives, des contextes hostiles peuvent avoir d’importantes implications négatives dans la vie des individus. En dépit d’un intérêt social, médiatique, politique et juridique croissant pour les réalités trans, plusieurs auteur.e.s ont démontré que nos sociétés contemporaines constituent toujours des environnements hostiles, imprégnés de transphobie et de cisgenrisme, pour les personnes trans (Baril, 2017; Bourcier, 2011; Espineira, Thomas et Alessandrin, 2012; Namaste, 2000, 2005; Serano, 2013; Spade, 2011). Par exemple, des études empiriques ont illustré que près de la moitié des jeunes trans auraient vécu des expériences de stigmatisation et de victimisation sur la base de la non-conformité de genre (James et coll., 2016; Raymond, Bergeron et Hébert, 2015; Veale, Saewyc, Frohard Dourlent, Dobson et Clark, 2015). Par ailleurs, de nombreuses recherches ont démontré que le stigma et les expériences de non-acceptation sociale affectent directement le bien-être des personnes trans (Bauer et Scheim, 2015; de Graaf et coll., 2017; White Hughto, Reisner et Pachankis, 2015) et que l’impact de ceci serait amplifié par l’intersection de multiples identités marginalisées (par exemple, race, handicap, sexe) (Singh, 2012; Veale et coll., 2015). Notons entre autres l’étude de Singh (2012), menée aux États-Unis et portant sur la résilience de 13 jeunes trans racisé.e.s, qui relève que bien que les participant.e.s aient réussi à défendre leurs droits au sein de leur école, iels ont fait face à de multiples oppressions (racisme, transphobie, âgisme etc.) tout au long du processus.

Par ailleurs, on reconnaît que les problèmes vécus par les personnes trans sont causés par la société et que les interventions visant l’affirmation de l’identité de genre, qu’elles soient sociales, psychologiques ou médicales, ont une incidence directe sur le sentiment de dépression, celui-ci étant moins important chez les personnes ayant accès à ces formes de soutien et d’intervention (Glynn et coll., 2017; Pyne, 2016). La théorie du stress minoritaire avance d’ailleurs que les préjudices et les expériences de stigmatisation et de discrimination que vit une personne appartenant à une minorité sexuelle ou de genre causent un stress spécifique qui a un impact sur la santé (Meyer, 2003; Raymond et coll., 2015). Le contexte social représente ainsi une dimension importante dans la vie des jeunes trans quant à leur expérience de bien-être et la présence d’environnements familiaux, scolaires et sociaux ouverts et soutenants pour elleux constituent des éléments clés quant à leur capacité de résilience (Bauer et Scheim, 2015; Grossman, d’Augelli et Frank, 2011; Pullen Sansfaçon et coll., 2018). Certains travaux démontrent également que l’implication sociale des personnes trans, sous la forme d’activisme et de militantisme, contribuerait aussi à leur mieux-être et à leur reprise de pouvoir dans des environnements sociaux hostiles (Baril, 2009; Irving et Raj, 2014; Jones et Hillier, 2013; Singh, 2012). À cet égard, Hagen, Hoover et Morrow (2018) notent les bénéfices psychosociaux de l’activisme sur les groupes minoritaires, dont les personnes trans, bien que leur étude ne porte pas exclusivement sur ces personnes et ne vise pas spécifiquement les jeunes. Malgré l’existence d’études soulevant les apports positifs de l’activisme dans la vie des personnes trans comme moyen pour faire face au contexte dans lequel iels évoluent, les travaux empiriques sur les conséquences positives de diverses formes d’implication sociale chez les personnes trans demeurent rares, en particulier ceux qui portent sur les jeunes trans et ceux réalisés en français. L’implication sociale peut aussi avoir des impacts négatifs sur la personne. Par exemple, la recherche de Singh (2012) conclut que l’implication activiste de jeunes trans racisé.e.s au sein des communautés de jeunes LGBT est un lieu d’affirmation, mais aussi de tension en raison du racisme et de la transphobie qu’iels vivent.

Il importe de noter que les écrits sur l’activisme trans demeurent limités. La plupart des recherches menées continuent d’être produites en anglais et ne sont que très rarement menées par des personnes trans racisées. À cet égard, Ware (2017), dans ses travaux sur l’activisme des personnes queer et trans racisées à Toronto (y compris les jeunes) depuis les années 1970, constate que leurs implications militantes et particulièrement celles des personnes queer et trans noires, restent dans l’ombre.

Nos travaux visent donc à combler, en partie, ces lacunes. L’article fait appel à des données dont une grande proportion est tirée de participant.e.s francophones; il explore les impacts de l’activisme et de l’implication sociale sur la vie de jeunes trans provenant d’une diversité de parcours, de contextes socioéconomiques et culturels.

Méthodologie

Notre article présente les résultats de la première vague de 24 entrevues effectuées dans le cadre d’une étude visant à mieux comprendre la manière dont de multiples facteurs interagissent et façonnent le bien-être des jeunes trans de 15 à 25 ans vivant au Québec. Parmi les principaux objectifs, l’étude vise à mettre en relief les stratégies de résistance mobilisées par les jeunes trans et celles qui contribuent à leur bien-être.

La méthodologie de recherche de notre projet est qualitative et s’inscrit dans la recherche action participative et communautaire (RAPC). Ancrée dans les principes de l’empowerment (Pullen Sansfaçon et Manning, 2015), la RAPC préconise la coconstruction de la recherche entre les chercheur.e.s et les communautés concernées (Resnik et Kennedy, 2010). Dès le début du projet et même dans le développement de la demande de subvention, le plan de recherche a été coconstruit en collaboration avec huit organismes partenaires qui ont facilité le recrutement de participant.e.s d’âges, de contextes sociaux et culturels et de parcours variés : Enfants transgenres Canada, le Centre de lutte contre l’oppression des genres, le Centre Méraki, l’organisme À Deux Mains, Action Santé Travesti(e)s et Transsexuel(le)s du Québec (ASTT(e)Q), Aide aux trans du Québec (ATQ), le Groupe d’Action Trans de l’Université de Montréal (GATUM) et Jeunesse Lambda. Les organismes ont affiché l’annonce dans leurs locaux et l’ont circulée sur les réseaux sociaux. Les personnes intéressées à participer ont été invitées à entrer en contact avec le coordonnateur du projet de recherche qui a choisi les participant.e.s selon les principes de diversification (genre, âge, origine culturelle et milieu de provenance, c’est-à-dire urbain ou rural) avant de les mettre en contact avec un auxiliaire de recherche pour planifier l’entrevue.

En plus de la présence de chercheur.e.s et de coordinateurs.trices trans au sein de l’équipe, la majorité des auxiliaires de recherche embauché.e.s sont des étudiant.e.s trans. Les auxiliaires de recherche ont été formé.e.s afin de pouvoir coordonner le projet, recruter des participant.e.s, effectuer des entretiens et participer à l’analyse des données. Au cours de la première vague d’entretiens, plusieurs participant.e.s ont exprimé le sentiment d’être plus à l’aise et en sécurité lors de leur entretien puisque ce dernier a été mené par une personne trans. En effet, l’implication des auxiliaires de recherche trans a enrichi et approfondi tant les données recueillies que l’analyse de celles-ci.

Nous avons aussi intégré la théorisation ancrée à notre méthodologie de recherche, notamment pour la collecte, le codage et l’analyse des données (Dick, 2007; Pavlish et Pharris, 2011). La théorisation ancrée nous permet de construire des théories à partir des réflexions partagées lors des entrevues, puis de contextualiser davantage les récits des participant.e.s (Charmaz, 2006) afin de mieux saisir la complexité des processus sociaux (Whiteside, Mills et McCalman, 2002).

Tandis que la théorisation ancrée traditionnelle ne tient pas compte de la littérature lors du début de l’analyse, la plus récente application de cette méthodologie préconise l’usage des concepts sensibilisateurs (Charmaz, 2006). De ce fait, deux concepts sensibilisateurs ont informé la recherche : l’intersectionnalité et l’éthique de la reconnaissance.

Inspirée par la pensée féministe noire (Collins, 2000; Crenshaw, 1991) et l’activisme féministe et antiraciste des femmes noires et racisées (Collins et Bilge, 2016), l’intersectionnalité nous permet de mieux comprendre l’entrecroisement des « systèmes d’oppression liés aux catégories socialement construites et basées sur la race, l’ethnicité, le genre, la sexualité, la capacité, la citoyenneté, etc. » (Tourki, Lee, Baril, Hébert et Pullen Sansfaçon, 2018, p. 138). Alors que la théorisation sur l’intersectionnalité a été intégrée plus largement dans l’analyse des données du projet de recherche, l’éthique de la reconnaissance nous a été particulièrement utile pour l’analyse des données présentées dans cet article.

L’éthique de la reconnaissance, développée par Honneth (2000), est bien adaptée à l’analyse des expériences des jeunes trans et de leurs familles (Pullen Sansfaçon et Bellot, 2017; Pyne, 2016). L’éthique de la reconnaissance postule que la valeur que chacun.e s’attribue dépend du regard d’autrui et que l’absence de regard et la négation de la réalité de l’Autre constituent le coeur des nouvelles formes d’injustices sociales (Honneth, 2006). Ce cadre théorique s’appuie sur différentes formes de reconnaissance définies par Honneth (2000). Toujours selon Honneth (2000), trois sphères de reconnaissance existent et permettent d’atteindre des expériences d’existence justes et non dégradées au sein des sociétés. La première, la reconnaissance affective et relationnelle, se base sur les relations primaires affectives positives d’amour ou d’amitié, qui rendent possible le développement de la confiance en soi. La deuxième sphère de reconnaissance est légale. Elle s’appuie sur le droit et vise l’égalité réelle des personnes, favorisant ainsi le respect de soi. Finalement, la reconnaissance sociale favorise l’estime de soi parce qu’elle permet de croire en sa juste contribution sociale. Somme toute, les trois sphères de reconnaissance sont essentielles à l’épanouissement d’une personne et un manque dans l’une ou l’autre des sphères amènerait les individus à vivre des dénis de reconnaissance et effriterait la confiance, l’estime et le respect de soi (Honneth, 2000).

Présentation des résultats

Contexte social, transphobie et cisnormativité

Le contexte social et particulièrement le climat cisgenriste qui caractérise de nombreuses sociétés, dont le Québec, a émergé de l’analyse comme ayant un effet important sur l’expérience des jeunes. Les entrevues ont permis de découvrir que le contexte social québécois, malgré certains progrès aux plans politique et juridique, demeure négatif.

J’sens qu’au niveau des lois, des chartes, ça va de mieux en mieux. En même temps, je sens qu’il y a des préjugés… tsé, moi, j’suis pas visible, fait que peut-être il y a de la violence que moi j’vis pas, mais j’ai l’impression que ce que je vois autour de moi, c’est des préjugés, des remarques, des genres de microagressions de… j’te disais, genre chez le dentiste, ou dans l’autobus, plein de blagues sur les personnes trans.

Zoé, 21 ans, femme non-binaire

Notons également qu’au moment des entrevues, les personnes trans migrantes n’avaient toujours pas les mêmes droits que les personnes trans citoyennes canadiennes, notamment en ce qui a trait à la possibilité de changer leur statut civil (nom et mention de sexe) :

Après ça aussi y’a un certain– une certaine facilitation euh par rapport à l’État civil, mais bon. Ça c’est pour les citoyens canadiens, ça s’applique beaucoup moins pour les personnes trans migrantes.

Valérie, 19 ans, femme

Ce contexte social, souvent discuté à travers les récits d’expériences directes et indirectes de transphobie et de discrimination, a fréquemment été identifié comme posant des difficultés réelles dans la vie des jeunes. Le climat qui émane de ce contexte est vécu comme étant lourd, voire délétère et aurait pour effet d’amener les jeunes à se sentir non-reconnu.e.s et exclu.e.s de la société, comme le mentionne cette participante :

[Sans transphobie], ben probablement qu’être trans ne serait plus une source de souffrance (…) ça fait mal être trans pis, c’est genre, ce n’est pas tant être trans tout seul qui fait mal, c’est que, la société au complet veut genre, qu’on arrête d’exister et puis, bien, de ne pas s’sentir acceptée nulle part dans’ société (…) c’est généralement pas l’fun…

Julie, 19 ans, femme trans non-binaire

Le climat cisgenriste et de haine des personnes trans fait en sorte que les participant.e.s ne se sentent pas accepté.e.s, ce qui a un impact sur leur sentiment de bien-être :

On vous tolère, mais on ne vous accepte pas. C’est vraiment ça. C’est comme, une ambiance qui est inconfortable. Qu’il y a des remarques, qu’il y a des préjugés, mais c’est pas… y’a personne qui m’a dit que les trans devraient mourir ou… ben sauf sur l’Internet, mais faut pas aller sur l’Internet, parce que c’est hyper violent, mais physiquement dans la vie, c’est vraiment une atmosphère qui est désagréable, qui est pas ouverte.

Julie, 19 ans, femme trans non-binaire

Le contexte social cisgenriste au Québec se répercute sur plusieurs plans, notamment institutionnel en termes d’accès aux services sociaux, aux soins de santé et à l’éducation :

Je dis pas qu’on peut pas être joyeuse ou quoi que ce soit, mais d’un point de vue institutionnel, you’re gonna suffer.

Lucie, 22 ans, femme

Lorsque questionné.e.s de manière générale sur les différentes difficultés vécues, les jeunes interviewé.e.s ont discuté en détail des expériences de transphobie, de violence et de harcèlement vécues à même les institutions québécoises[3]. Les participant.e.s nous ont notamment parlé d’expériences d’abus de pouvoir et de situations de discrimination implicite ou explicite qu’iels vivent à même les institutions étatiques qu’iels fréquentent.

C’est le cas dans plusieurs sphères du secteur public, dont les soins de santé et l’éducation. Par exemple, Dan, qui n’avait pas légalement changé son identité civile, avait informé chaque enseignant.e de son école afin que son prénom affirmé soit honoré malgré les listes de présence contenant toujours son prénom erroné, a vu son identité de genre utilisée contre lui lorsqu’il a demandé à une enseignante de reconsidérer la note qu’il avait obtenue lors d’un examen :

Elle a dit: “Eh bien, si tu veux que je continue à t’appeler [nom], parce que je sais quel est ton nom [légal] à cause de la feuille de présence, si tu veux que je l’utilise, tu dois accepter ma note”. Je n’ai rien dit, parce que je ne voulais pas être “outé”. (...) Je venais de sortir du secondaire et j’ai perdu tous mes amis, je ne voulais pas perdre tous mes nouveaux amis.

Dan, 20 ans, transmasculin

Nicolas, 20 ans, pour sa part, démontre à quel point le contexte cisgenriste l’a négativement affecté dans son parcours de judiciarisation :

[Mon arrestation] de un, c’était assez “ trash ” là. (…) ce que j’ai vécu, c’était dégueulasse, mais en tout cas. Ils m’ont mis du côté des femmes, pis ils m’ont enlevé mes lunettes. (…) Ils m’ont “ outé ” dans tout le palais de justice. (Hésitation) (…) Pis même au palais de justice, ils m’ont fait quelque chose de vraiment plus “ trash ”, comme ils m’ont carrément dit, « Ah! On va te fouiller au complet. » Une fouille complète, tu enlèves tout (…) du moment que je baisse mon pantalon, c’est là qu’ils ont, comme, commencé à gueuler que j’étais une femme! (…) C’est ça! C’est comme vraiment “awkward”, mais en tout cas. Au moins, j’ai survécu à ça, je me suis dit. (…) Je ne veux plus vivre ça, pis non, je ne veux plus jamais passer dans le système judiciaire, pis non, c’est comme non, c’est trop.

Nicolas, 20 ans, personne masculine avec aspects de fluidité dans le genre

Ce contexte cisgenriste crée donc des situations de violence où les personnes ne sont pas respectées dans leur identité de genre. De plus, les difficultés reliées à ces obstacles structurels entraînent aussi des conséquences au point de vue personnel et relationnel :

[Les difficultés liées à] l’identité de genre, c’est réellement quand j’ai fait mon coming out en secondaire 5, j’ai perdu tous mes amis. Une importante raison pour laquelle je n’ai pas d’amis, c’est que je les ai tous perdus… Durant mon année menant à la graduation, j’ai été invité à aller au bal, comme le vrai bal avec mes amis. Ensuite [après mon coming out], je n’étais plus invité à y aller.

Dan, 20 ans, personne transmasculine

Le cisgenrisme qui prévaut dans la société québécoise a donc un effet tentaculaire dans l’ensemble des sphères de la vie des jeunes trans, tant publiques que privées :

Tout le monde me demande toujours quel était mon nom. C’est gros. C’est la culture cis de demander « quel est ton vrai nom? » Comme on m’a demandé ça un million de fois et je réponds toujours « je ne te le dirai pas! »

Dan, 20 ans, personne transmasculine

L’implication sociale et communautaire comme vecteur de changement

Si le contexte social a principalement un effet négatif sur l’expérience des jeunes ayant participé à notre étude, les données recueillies nous permettent aussi de dégager que ce même contexte constitue une motivation pour se mobiliser collectivement dans une visée de changement social :

[Ma motivation pour m’impliquer, c’est de] changer les choses! D’une situation que je considère injuste. J’aime ça moi. J’aime ça m’unir avec d’autres, tu sais? (…) On arrête le travail pis toutes les affaires de la vie quotidienne, un instant, pis on se mobilise entre nous, pis on change vraiment les choses.

Anna, 25 ans, femme trans

Plusieurs des personnes qui s’impliquent pour le changement social nous ont expliqué que leur participation les aide à mettre en place des stratégies pour défier les inégalités sociales et les oppressions de manière plus large. Par ailleurs, quatre participant.e.s ont expliqué qu’iels sentent une certaine responsabilité de dénoncer les injustices publiquement. Iels identifient ce sentiment comme étant lié au fait qu’iels détiennent certains privilèges comparativement à d’autres personnes trans, comme les personnes trans racisées :

Mais t’sais dans un contexte où c’est comme, une oppression que je ne vis pas, là c’est mon devoir de parler pis de dire que ce n’est pas correct.

Max, 16 ans, gars non-binaire

Je sens souvent que c’est une responsabilité. Comme personne qui a des privilèges, je me sens responsable de parler dans une situation ou d’autres ne pourraient pas le faire par raison de sécurité.

Jo, 21 ans, personne agenre

Les participant.e.s ont indiqué s’impliquer à différents niveaux, souvent dans l’espoir que leurs actions mènent à des changements dans les attitudes et les actions au sein des divers milieux dans lesquels iels évoluent :

Tu sais, ça ne sera pas le premier ministre qui va changer ses citoyens, c’est [à] nous en tant que trans de le faire.

Noah, 19 ans, homme trans

Les entrevues menées auprès des jeunes nous ont permis de faire ressortir plusieurs formes d’implication sociale et militante qui ponctuent leur parcours de vie, dont les trois plus importantes sont détaillées ici. Premièrement, plusieurs s’impliquent à travers diverses activités de formation et de conscientisation. Certain.e.s participent à des activités de partage de connaissances auprès d’organismes et d’institutions qu’iels ne fréquentent pas nécessairement, par exemple en donnant des formations dans des milieux de la santé, tels les hôpitaux et les centres de santé et de services sociaux. D’autres s’impliquent à même leur école afin de sensibiliser les autres jeunes, comme c’est le cas pour Coralie (16 ans, fille) et Andy (22 ans, personne non-binaire). De plus, au moins deux jeunes ont participé à la création de regroupements visant à mieux défendre les droits des personnes trans dans le milieu de l’enseignement :

Dans le fond, on a créé un regroupement, une association étudiante légitime dans le cadre de l’université donc ça nous donne un levier pour faire plein d’choses, dont, par exemple, faire des recommandations importantes à l’administration. (…) Parce que j’me dis, quand j’suis rentrée à l’université, ça n’existait pas ça, des ressources pour les personnes trans là.

Élie, 20 ans, femme non-binaire

L’éducation passe aussi parfois par des actions singulières d’éducation et de sensibilisation, par exemple en posant une question au bon moment :

J’ai un cours Femmes et grandes religions du monde. Pis tu sais, la prof demandait au début du cours les contenus qu’on aimerait qu’elle aborde pis j’ai levé ma main et j’ai dit : ben tu sais j’aimerais qu’on inclue aussi les personnes transgenres ou qui s’identifient comme femmes dans les grandes religions parce qu’il en a, à la tonne… Pis la prof, elle a juste fait, « Ah!». Pis une autre élève m’a dit dans la classe : « Il y a le cours de religion et sexualité qui existe ». Pis j’ai dit : « Bien, je le prends déjà ma belle ». Pis genre il y a pas juste dans religion et sexualité qu’on devrait aborder ces questions-là.

Andy, 22 ans, personne non-binaire

Deuxièmement, bien que les actions visant la formation, l’éducation et la sensibilisation aient parfois un caractère politique, certain.e.s participant.e.s s’impliquent aussi activement dans la politique, par exemple en offrant des témoignages auprès d’instances gouvernementales ou en participant à des consultations publiques (Taylor, 25 ans, personne non-binaire). L’action politique peut aussi se situer davantage dans la mise en place de politiques de santé publique, par exemple en travaillant sur des projets visant à améliorer l’accès aux services de santé des personnes trans dans diverses institutions (Josh, 23 ans, personne transmasculine). Finalement, une troisième forme d’implication sociale et militante des jeunes trans ressortant des entrevues sont les actions ponctuelles. Il s’agit dans ce cas de confronter, de manière ponctuelle, des situations d’injustice et les oppressions, comme le décrit Zoé, qui explique qu’elle a participé à une action collective pour dénoncer une conférence jugée transphobe :

Ben, j’vais prendre un exemple que je pense que j’suis pas la seule à avoir vécu, mais y’a eu l’organisation de séminaires assez transphobes à [l’université], pis c’était une dame qui venait parler des personnes trans comme des bibittes étranges qui ont des étranges d’idées, pis qu’il faudrait les empêcher de prendre des décisions sur leur propre corps (…) j’me suis mis de front dans le sens que je suis physiquement allée, avec d’autres militants que je connaissais, juste m’assoir pis être là, j’ai pris la parole pis j’me suis présentée comme une femme, j’espère que je n’ai pas offusqué personne, j’ne voulais pas dire cisgenre ou que j’étais une meilleure femme ou, je sais pas… j’suis toujours un peu inquiète d’utiliser les mauvais mots. Mais que oui, j’suis une femme, oui j’suis féministe, pis non, j’suis pas d’accord avec vous. Moi, je trouve ça violent vos propos.

Zoé, 21 ans, femme non-binaire

Les impacts de l’implication sociale et communautaire sur les personnes trans

Durant les entrevues, les jeunes nous ont aussi décrit ce que ces formes d’implication leur apportent et les impacts que celles-ci ont sur leur vie. Nos analyses nous ont permis de constater qu’au-delà du changement social auquel prennent part les jeunes trans, ces derniers-ères ont aussi le sentiment d’y gagner quelque chose au plan personnel, comme le rapporte une participante à propos de la confiance en elle que son implication militante lui apporte. Cette participante, qui rapportait avoir de la difficulté à s’exprimer en public auparavant, montre comment elle a désormais beaucoup plus de facilité à prendre la parole publiquement :

(...) ben à partir de là, j’étais capable de parler à plein de monde aussi, ce qui arrangeait beaucoup plus de problèmes pis j’avais moins de problèmes à socialiser. Pis même mon frère, ma soeur, je leur raconte ça pis ils sont comme : « Ah, ouais? », j’ai de la misère à parler devant plein de monde, c’était quand même moi la personne la moins sociable quand on était jeunes, pis j’ai encore de la misère, tsé souvent, à être sociable, mais genre, maintenant, j’ai zéro problème à parler devant genre 100, 200 ou mille personnes (rire) (…)  Pis aussi, sûrement sans le militantisme, je n’aurais pas autant de confiance en moi, je m’affirmerais probablement moins aussi en tant que personne trans.

Janette, 22 ans, femme

Somme toute, la plupart des personnes rencontrées durant les entrevues sont impliquées à un ou plusieurs niveaux pour produire du changement social. Qu’il s’agisse d’implication dans leurs communautés ou à l’extérieur de celles-ci, d’actions individuelles ou collectives, les jeunes interviewé.e.s sont très actifs-ves afin d’améliorer la société et les conditions de vie des personnes trans. Si les moyens d’action changent d’une personne à l’autre en fonction des intérêts, des forces, des habiletés et des envies de chacun.e, les interviewé.e.s, pour la plupart, ont décrit s’être mobilisé.e.s pour produire des changements sociaux et que ces formes d’implication sociale, au-delà de leur caractère sociopolitique, ont aussi eu des implications positives concrètes dans leur vie personnelle. Qu’il s’agisse de favoriser la reprise de pouvoir sur leur vie, d’affirmer leur identité, de créer ou consolider des relations interpersonnelles avec d’autres membres des communautés trans, les impacts que peut avoir l’implication sociale et communautaire sont variés.

La communauté comme fondement de l’action

Peu importe le type d’action envisagé, la plupart des participant.e.s ont mentionné l’importance d’avoir accès à une communauté et l’impact que cette dernière peut avoir sur leur capacité à se mobiliser.

Juste de penser qu’il y a des personnes qui sont solidaires dans ma communauté, ça me permet de m’exprimer haut et fort.

Jo, 21 ans, personne agenre

Dans notre recherche, l’accès à une communauté a non seulement été identifié comme un facteur très important contribuant au bien-être personnel des jeunes, mais représente aussi, par la force du nombre, un élément important dans la résistance aux diverses formes d’oppression vécues. Discutant de sa participation à un évènement où elle a dû directement confronter une personne qui tenait des propos transphobes, cette participante souligne l’importance de la communauté dans sa capacité à se mobiliser :

(...) juste d’être là, pis d’être avec ma gang, pis après, en sortant, d’être avec ces gens-là du communautaire, pis de s’échanger des câlins, de paroles réconfortantes pis d’aller chez moi, d’avoir ma couverte douce, mon thé, pis tsé, dans mes petites affaires qui me rassurent. Ça, ça m’a fait du bien, mais je l’aurais jamais fait toute seule Si j’avais pas su que j’aurais été en sécurité avec les gens que je connais, j’aurais pas osé.

Zoé, 21 ans, femme non-binaire

La majorité des participant.e.s dans les entrevues comprennent la notion de communauté comme étant un espace de partage et de solidarité entre personnes vivant des expériences communes. La communauté est donc très importante pour le soutien, mais aussi la résilience des personnes ayant participé à l’étude. Cela dit, il est important de noter que cette même communauté, même si elle s’avère une importante source de résilience, peut aussi être source de conflits et de tensions.

Je sens que je veux être gentil et encourager tout le monde mais à l’intérieur, on est tous un peu aigris [salty] face à l’un l’autre. Genre :« oh, il vient de faire son coming out, oh, il a eu sa chirurgie – oh, il est soutenu » parce que nous sommes pas mal tous blessés, c’est difficile pour nous d’être comme : « Ah, je suis content pour toi, bonne chance, t’as eu ce dont tu avais besoin.

Zain, 19 ans, gars trans

J’ai plusieurs amis qui qui des fois veulent faire des actions pis là, à cause d’un d’un détail de ci pis de ça, sont rejetés pis c’est très démoralisant, c’est difficile ça, quand on se fait rejeter par nos propres [hésitation] personnes auxquelles on s’identifie.

Andy, 22 ans non-binaire

En dépit des divergences, des débats et des formes d’oppression reconduites au sein des communautés trans, les participant.e.s s’entendent pour dire que de façon générale, les communautés favorisent les mobilisations collectives essentielles au changement social.

Discussion des résultats

Les données obtenues dans le cadre de ce projet permettent de mettre en lumière plusieurs expériences de déni de reconnaissance, tant au point de vue relationnel qu’à travers la présence de luttes intracommunautaires, juridiques, politiques et sociales. Les résultats de la recherche permettent aussi d’énoncer que ces expériences peuvent être porteuses de résistance et favoriser le développement d’actions individuelles et collectives pour changer les conditions qui causent ces dénis.

Honneth (2000) propose que les expériences de déni de reconnaissance et les luttes sociales sont liées. Lorsque l’expérience de déni est vécue par plusieurs et qu’elle dépasse l’expérience individuelle, la lutte sociale devient possible. Les témoignages des jeunes montrent bien cette collectivisation des expériences et le sentiment d’appartenance à une communauté qui s’ensuivent, créant ainsi un sentiment de solidarité et de validation. C’est ce processus qui permet la mobilisation (Honneth 2000). À cet effet, le témoignage de Zoé est particulièrement prégnant lorsqu’elle discute de l’importance de se sentir entourée d’autres membres de sa communauté et l’impact de ce sentiment sur sa décision d’exprimer sa colère. Les expériences de déni et leur dénonciation constituent donc d’importants vecteurs de mobilisation sociale selon Honneth (2000) et poussent les personnes qui les vivent à se sentir appelées à changer les choses, tant pour elles que pour les autres. Dénoncer les injustices contribue également au développement d’un sentiment de reconnaissance personnelle en permettant de trouver une voix et une légitimité (Honneth 2000). Janette illustre bien cet aspect en expliquant que de dénoncer les injustices lui a permis de consolider et d’affirmer son identité.

Les témoignages des participant.e.s ont aussi fait ressortir différents types de participation possibles. Plusieurs ont déjà été recensés dans les écrits sur les mobilisations trans au Québec, comme la dénonciation des violences et des discriminations et la participation aux luttes juridiques et politiques (Baril, 2009, 2015, 2017; Namaste, 2000, 2005), ou encore les actions-chocs (Bourcier, 2011; Califia, 2003; Stryker, 2008) présentes au sein d’autres mouvements, comme les mouvements lesbiens, gais, bisexuels et queer (LGBQ) et des mouvements des femmes au Québec (Lamoureux et Mayer, 2018).

La mobilisation sociale peut par contre mener au développement de tensions et de conflits. Honneth (2000) explique que des fossés sémantiques entre les personnes ou un manque de compréhension commune ou de consensus sur les enjeux et les expériences vécues par les groupes peuvent contribuer aux conflits intracommunautaires. Les données de la recherche ont fait ressortir certaines différences au niveau des compréhensions des identités trans qui cohabitent à l’intérieur même de la communauté et d’observer des conflits et des pratiques d’exclusion, soulignant l’existence de normes en opération telles celles reliées à l’expression de genre ou aux comportements attendus dans les sphères militantes. Cette constatation fait écho aux travaux en études trans sur la présence de violences latérales au sein des communautés trans (Baril, 2009, 2015; Bourcier, 2011; Serano, 2013; Spade, 2011; Stryker, 2008). Un fait important à souligner, mais dont il est impossible de traiter dans les limites de cet article, est que ces violences latérales ont des effets négatifs sur le bien-être des participant.e.s (Blythe, Morris et Mars, 2014; Hagen, Hoover et Morrow, 2018; Pullen Sansfaçon et coll., 2018). Pour faire face à ces conflits, Honneth (2000) suggère la mise sur pied d’initiatives où les différentes interprétations et les intérêts des communautés peuvent faire l’objet de discussions approfondies dans le but de les mettre en commun et de développer une compréhension solidaire et consensuelle des besoins et des situations d’injustices.

Ainsi, la pratique du travail social peut contribuer positivement au renforcement de ces luttes pour la reconnaissance. Les professionnel.le.s peuvent, par exemple, faire appel à l’intervention de groupe basée sur l’aide mutuelle (Steinberg, 2014) auprès des jeunes où la discussion et le dialogue dans un espace sécuritaire permettent d’utiliser les conflits pour renforcer le sentiment d’aide mutuelle, en facilitant la mise sur pied de groupes autogérés et d’action sociale (Pullen Sansfaçon et Ward, 2017) ou encore en développant des projets d’intervention faisant appel aux principes de l’approche anti-oppressive (Pullen Sansfaçon, 2013; Lee, MacDonald, Caron et Fontaine, 2017) afin d’aider les participant.e.s à développer leur esprit critique et à collectiviser les problèmes. Somme toute, les travailleurs-ses sociaux-les peuvent faire appel à des interventions qui favorisent le développement du sentiment de reprise de pouvoir sur sa vie et de l’esprit critique chez les jeunes moins politisé.e.s, le partage des expériences et l’action collective par la force du nombre. Les professionnel.le.s devraient toutefois rester en soutien et éviter de prendre trop de place afin de ne pas contribuer, elleux aussi, aux situations de déni que vivent les jeunes, qui ont déjà démontré qu’iels sont tout à fait capables d’agir sur leurs conditions de vie, même dans des contextes difficiles et si les luttes pour la reconnaissance demeurent inachevées. Ces interventions pourront aider à solidifier ces luttes tout en facilitant les aspects plus difficiles identifiés par les jeunes.

Limites de la recherche

En raison de l’échantillon de petite taille, les résultats doivent être interprétés avec prudence. De plus, même si notre échantillon est relativement diversifié, il en demeure qu’il s’agit d’un échantillon de jeunes relativement privilégiés par le fait qu’ils sont nombreux à avoir atteint un niveau élevé d’éducation postsecondaire ou à bénéficier du soutien financier de leur famille. En outre, alors que certain.e.s participant.e.s demeurent à l’extérieur des principaux centres urbains du Québec, aucun.e participant.e n’habite une zone rurale. L’échantillon n’incluait pas non plus de participant.e.s autochtones. Finalement il est possible que certaines réponses des participant.e.s aient été influencées par l’effet de la désirabilité sociale.

Conclusion

Les données ont permis de mettre en relief que malgré la présence de vécus différents ou d’interprétations divergentes, l’expérience de déni que vivent les jeunes trans au Québec est suffisamment commune pour que des mouvements et des luttes se mettent en marche et contribuent, petit à petit, à produire de la reconnaissance où elle demeure difficile à trouver (Courtel, 2008). Notre recherche montre comment la reconnaissance (et inversement les dénis de reconnaissance) peut contribuer positivement aux communautés en favorisant la mobilisation sociale, mais aussi que les processus menant à la reconnaissance demeurent complexes. Les travailleurs-ses sociaux-les peuvent y trouver un rôle d’allié.e.s et faciliter certains processus sans les diriger. Ainsi, les jeunes pourront faire appel au soutien dont iels ont besoin sans sentir que le travail soit fait pour elleux.