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Au Québec, l’itinérance est reconnue comme un phénomène social, complexe et multidimensionnel qui pose des défis importants pour l’intervention (Roy et Grimard, 2015; Roy et Hurtubise, 2007). Devant la complexité de ce phénomène, le réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) est interpellé comme un acteur important du continuum d’interventions en itinérance (Gouvernement du Québec, 2014). Étant donné les transformations du RSSS au Québec (Bellot, Bresson et Jetté, 2013), il est possible de se questionner sur le rôle des procédures normatives et des contraintes institutionnelles dans le développement du pouvoir d’agir des professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance.

Depuis les années 2000, le RSSS du Québec se voit transformé par un nouveau paradigme de gestion étatique appelé la « nouvelle gestion publique » (Bellot et coll., 2013). Ce nouveau paradigme, qui est issu de la gestion des entreprises privées, est centré sur l’efficience et l’efficacité des services (Merrien, 1999; Turcotte et Bastien, 2011). C’est dans le cadre de ce paradigme de managérialisation des services publics que s’inscrit la réforme Barrette et le projet de loi 10 sur la modification de l’organisation et de la gouvernance du RSSS (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016). Selon certaines analyses, cette nouvelle gestion publique, centrée sur la reddition de comptes quantitative et la standardisation des pratiques, serait incompatible avec la qualité des interventions de réseautage, de médiation et d’empowerment[1] (Pauzé, 2016). Certains travaux montrent que cette transformation du RSSS suscite de la souffrance, de la colère, du stress et de l’anxiété chez les professionnels (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013; Grenier et coll., 2017; Pauzé, 2016). Dans l’étude qualitative de Grenier et ses collaborateurs (2016), il est révélé que les exigences administratives et les redditions de comptes du RSSS font en sorte que les professionnels ont l’impression d’avoir de moins en moins de latitude et d’autonomie dans leur travail. Cette mutation du RSSS, axée sur le rapport entre le coût et l’efficacité des services, suscite des questionnements sur le pouvoir d’agir des professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance et ce, dans un contexte où les interventions se voient de plus en plus encadrées par des enjeux administratifs, économiques et légaux.

En raison de la complexité du phénomène de l’itinérance, certains travaux montrent que les professionnels développent différentes stratégies individuelles et collectives pour favoriser la mise en place d’interventions (Aubin et coll., 2012; Denoncourt, Desilets, Plante, Lapante et Choquet, 2000; Gilbert et Lussier, 2007; Racine, 2000). Le recours aux rencontres d’équipe permet aux professionnels de se donner des points de repère sur leurs savoirs (Racine, 2000), ainsi que de soulager leur souffrance et leurs difficultés (Denoncourt et coll., 2000). Cette réflexion collective permet aux professionnels de partager leur vécu avec l’intervention afin de préserver leur capacité de penser et d’intervenir adéquatement (Aubin et coll., 2012). En complémentarité avec le travail de réflexion en équipe, certaines infirmières mettent également de l’avant l’importance de développer des liens de confiance avec d’autres intervenants du RSSS afin de faciliter l’accès aux services pour les personnes en situation d’itinérance (Pauly, 2014). La capacité d’écoute, par la création d’un cadre d’intervention souple, est aussi identifiée comme étant une stratégie individuelle permettant aux professionnels de faire émerger la parole des personnes en situation d’itinérance (Gilbert et Lussier, 2007). Cette stratégie centrée sur l’écoute des réalités des usagers permet aux professionnels, lors de l’intervention, de rompre avec leurs propres préjugés à l’égard du phénomène de l’itinérance (Denoncourt et coll., 2000). Tout en reconnaissant les forces de cette stratégie, Gilbert et Lussier (2007) soulignent toutefois les limites de cet outil communicationnel chez cette population qui se sent souvent menacée par le dévoilement de soi. Afin de rompre avec cette impression de menace, les professionnels font valoir la nécessité d’aller à la rencontre des personnes en situation d’itinérance et ce, à partir de pratiques d’empowerment, de proximité et d’outreach (Aubin et coll., 2012; Denoncourt et coll., 2000). Les professionnels reconnaissent l’importance de se positionner comme des alliés des personnes en situation d’itinérance en les accompagnant dans leurs démarches personnelles et en faisant preuve d’une attitude d’ouverture et d’acceptation (Renedo, 2014). Toutefois, peu d’information est disponible pour comprendre le pouvoir d’agir des professionnels du RSSS qui oeuvrent auprès des personnes en situation d’itinérance.

La notion de « pouvoir d’agir » est définie comme le contrôle que peut exercer une personne ou un groupe de personnes sur son/leur environnement par la recherche et l’obtention de ressources matérielles, psychologiques et sociales nécessaires pour réduire leur marginalisation sociale (Le Bossé, 1998; Lemay, 2007; Maton, 2008; Moreau, 1990; Ninacs, 1995). Cette notion de pouvoir d’agir s’inspire des approches structurelles (Alinsky, 1976; Breton, 1994) et conscientisantes (Freire, 2013) de l’intervention sociale par une prise de conscience et d’action sur les facteurs d’oppression qui affectent les personnes. À l’interface des caractéristiques individuelles et des conditions sociales, le pouvoir d’agir se conçoit comme les stratégies dont les acteurs (individus, groupes, communautés) disposent pour intervenir « sur ce qui est important pour eux-mêmes, leurs proches ou la collectivité à laquelle ils s’identifient » (Jouffray, 2014, p. 16). Le pouvoir d’agir peut se construire à l’interface des niveaux individuels, communautaires et organisationnels qui s’interinfluencent dans une interaction duale (Maton, 2008; Ninacs, 2008). Tant au niveau individuel que collectif, le pouvoir d’agir s’acquiert et se développe progressivement par un transfert d’autorité et de responsabilités (Ninacs, 1995; Renedo, 2014). Selon certains auteurs (Lemay, 2007; Ninacs, 2008; Vallerie et Le Bossé, 2006), le pouvoir d’agir serait la résultante du processus d’empowerment qui s’érige sur un renversement des rapports de force entre des individus, des groupes ou des communautés afin d’établir des relations égalitaires.

Ces rapports de force ne sont pas sans évoquer les théories de la reconnaissance, notamment celle de Fraser (2005), qui suggèrent que la culture dominante, par un ensemble institutionnalisé de codes et de valeurs culturels, peut stigmatiser et discréditer certains groupes en les empêchant de participer, à part entière, à la vie sociale. Fraser (2005) désigne ces rapports de force comme un processus de subordination sociale. L’analyse de Dahl (2009) montre que l’apparition du paradigme de la nouvelle gestion publique peut créer, chez certains professionnels oeuvrant dans le RSSS, un « déni de reconnaissance » de la complexité de leur travail, puisqu’ils ont l’impression d’avoir peu d’espace pour décider par eux-mêmes des interventions à réaliser pour accompagner et soutenir les usagers. Ce constat illustre que le développement du pouvoir d’agir se construit, notamment, par la reconnaissance institutionnelle de la légitimité et des compétences des professionnels (Lemay, 2007; Ninacs, 1995). Selon Fraser (2005), la lutte au déni de reconnaissance doit s’opérer à la fois par le rétablissement des relations égalitaires et la redistribution des ressources disponibles aux acteurs sociaux.

Le pouvoir d’agir s’inscrit donc à la fois dans un mouvement collectif de reconnaissance par la mise en place, notamment, de pratiques solidaires et de partage d’une vision commune (Lemay, 2007; Moreau, 1990; Ninacs, 2008) et dans un mouvement individuel basé sur la capacité d’action des acteurs pour contrôler leurs réalités (Drolet, 1997; Jouffray, 2014; Le Bossé, 1998). Ce cadre conceptuel permet d’étudier le regard que les professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance portent sur leur autonomie à l’intérieur même des cadres normatifs du RSSS. À partir de l’étude de cas d’une équipe en itinérance d’un établissement du RSSS du Québec, cet article comporte deux objectifs : (1) comprendre le développement du pouvoir d’agir des professionnels oeuvrant dans une équipe en itinérance; et (2) documenter le rôle des transformations du RSSS sur le pouvoir d’agir de ces professionnels.

Méthodologie

Cet article présente une analyse qualitative tirée d’une étude de cas réalisée auprès de professionnels d’une équipe spécialisée du RSSS oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance située dans la grande région de Montréal. Selon Alexandre (2013), l’étude de cas est une méthode qui s’appuie sur l’analyse de cas spécifiques, choisis de façon non aléatoire, afin d’en dégager un niveau d’abstraction supérieur et de saisir des liens unissant les dimensions rapportées. Dans cette méthode, un cas fait référence « à un phénomène, un évènement, un groupe ou un ensemble d’individus » (Roy, 2009, p. 215) qui présente certaines qualités pertinentes pour assurer une représentativité sur le plan théorique. À partir d’une analyse en profondeur des mécanismes et des enjeux contextuels d’un cas spécifique, l’étude de cas constitue un outil méthodologique rigoureux qui permet de tirer une description précise et une interprétation théorique qui dépasse ses limites (Anthony et Jack, 2009; Roy, 2009). Dans la présente étude, le cas est une équipe multidisciplinaire de professionnels oeuvrant auprès de personnes en situation d’itinérance au sein d’un établissement du RSSS au Québec.

Le recrutement a été réalisé entre décembre 2016 et septembre 2017. Pour le recrutement, les chercheurs ont été invités, lors d’une rencontre d’équipe des différents programmes spécialisés en itinérance, à présenter le projet de recherche aux professionnels. Avec l’accord des gestionnaires des programmes, des courriels de relance ont été envoyés aux professionnels afin de solliciter leur participation. Les professionnels intéressés à participer au projet de recherche ont été invités à contacter directement, par courriel ou par téléphone, l’assistant de recherche responsable de mener les entrevues afin de planifier un moment et un lieu de rencontre. Au total, cinq professionnels (quatre hommes et une femme) de l’équipe spécialisée en itinérance ont décidé de participer au projet de recherche. Cet échantillon comprend des participants provenant de différentes disciplines : travail social, éducation spécialisée, psychoéducation et soins infirmiers. Les professionnels interrogés possèdent une expérience diversifiée avec les personnes en situation d’itinérance : certains travaillent auprès de cette population depuis plus de quinze ans, alors que d’autres ont une expérience plus récente de quelques mois. Cette équipe comprend différents programmes spécialisés en itinérance (jeunes, adultes, accompagnement avec des policiers) qui se retrouvent chapeautés sous la même direction d’un établissement du RSSS.

L’analyse qualitative des données s’est inspirée des étapes de décontextualisation et de recontextualisation des données proposées par Tesch (1990). Pour l’étape de la décontextualisation, le matériel recueilli a fait l’objet d’une codification exhaustive, phrase par phrase, afin d’identifier systématiquement les thèmes et les unités de sens de chacun des témoignages. Pour l’étape de la recontextualisation, les unités de sens ont été regroupées sur la base de leur proximité symbolique pour former des catégories conceptuelles, c’est-à-dire des descriptions analytiques succinctes visant à désigner le plus fidèlement possible l’orientation générale des messages livrés par les participants. Afin de s’assurer de la fiabilité du processus d’analyse de données, la codification des entrevues et l’élaboration des catégories conceptuelles ont été validées, sous forme de fidélisation interjuge, par tous les auteurs de l’article. La fidélisation interjuge consiste en une technique mobilisée en recherche qualitative pour s’assurer de la fiabilité des résultats. Il s’agit de faire vérifier, par les différents chercheurs impliqués dans le processus, l’ensemble des interprétations développées au fur et à mesure de l’analyse qualitative (Drapeau, 2004). Dans la présente étude, les auteurs de l’article ont discuté et vérifié ensemble les catégories conceptuelles proposées pour l’analyse des données.

Il importe de tenir compte de certaines limites de cette étude, notamment celles associées à la taille réduite des échantillons lors des études de cas (Roy, 2009). Dans le contexte de cette étude, seulement cinq professionnels ont décidé de participer à la recherche et ce, malgré les nombreuses démarches entreprises par les chercheurs, en collaboration avec les gestionnaires des programmes, pour susciter leur participation. De plus, les professionnels rencontrés sont majoritairement des hommes issus de disciplines associées principalement aux sciences sociales. L’analyse proposée dans cet article se veut donc une conceptualisation théorique du pouvoir d’agir des professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance et non une représentation statistique de leur réalité. Il est donc important de considérer cet article comme une étude exploratoire.

Résultats

L’analyse des données a permis de déterminer le contexte qui encadre le travail d’accompagnement des professionnels, ainsi que les stratégies collectives et individuelles qu’ils mettent en place pour développer leur pouvoir d’agir afin de venir en aide aux personnes en situation d’itinérance.

La réaffiliation des personnes en situation d’itinérance constitue un legs important à maintenir dans les interventions de l’équipe

Les professionnels rencontrés disent que le rôle de leur équipe consiste à favoriser, chez les personnes en situation d’itinérance, une réaffiliation au RSSS. Selon eux, leur objectif est d’accompagner et de soutenir les personnes en situation d’itinérance dans leurs démarches afin de favoriser leur accessibilité aux services offerts et, ainsi, vers une plus grande inclusion sociale. Pour ce faire, les professionnels reconnaissent l’importance de créer un sentiment de confiance chez les personnes en situation d’itinérance qui ont, selon eux, développé dans bien des cas un sentiment de méfiance à l’égard du RSSS.

Notre équipe a le rôle de créer le lien de confiance avec les personnes, les réapprivoiser au niveau du réseau, de les soutenir dans leurs démarches […] Notre mandat, ce sont les usagers qui ne sont pas affiliés au réseau de la santé… Il faut les stabiliser le plus possible et, bien entendu, essayer de les sortir de la rue. 

Professionnel #3

Selon les professionnels, l’expertise de l’équipe en itinérance s’est développée il y a plusieurs années dès les premiers moments de sa création et s’est bonifiée à travers le temps à partir de leurs savoirs accumulés. Les professionnels mentionnent l’importance de conserver le legs de ce paradigme d’intervention axé sur l’advocacy[2] et l’empowerment des personnes en situation d’itinérance et ce, malgré les nombreux changements institutionnels qui affectent et chamboulent actuellement le RSSS. Les professionnels qui travaillent depuis longtemps dans l’équipe et qui ont développé les balises de ce paradigme d’intervention sont vus, par les professionnels moins expérimentés, comme des mentors auxquels il est important de se référer pour ne pas perdre de vue la vision du travail effectué.

Je pense que dans l’équipe, il y a une longue histoire de tout ça. […] Quand je parle aux anciens de l’équipe qui étaient là avant, ils disent que les gens changent et que les partenaires changent, donc, il faut constamment rappeler, même se positionner en temps qu’équipe, [pour conserver] nos propres pratiques. 

Professionnel #5

Les contraintes institutionnelles et la complexité de l’itinérance limitent le travail d’accompagnement des professionnels

Les professionnels mentionnent que les contraintes institutionnelles et la complexité de l’itinérance font obstacles à leurs pratiques d’intervention auprès des usagers. Selon eux, ces contraintes viennent à la fois limiter leur pouvoir d’agir, tout en les incitant à développer leur marge de manoeuvre par la création de nouvelles stratégies pour contourner les difficultés rencontrées.

La bureaucratisation et les changements structurels alourdissent les pratiques des professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance. Les professionnels rapportent que la bureaucratisation du RSSS alourdit leur travail d’accompagnement auprès des personnes en situation d’itinérance. Selon eux, la lourdeur des enjeux administratifs, tels que l’obligation pour les usagers de posséder des documents d’identification, constitue une barrière d’accès pour les personnes en situation d’itinérance et contraint les professionnels à déployer des stratégies pour pallier ces difficultés. Ils rapportent d’ailleurs l’existence d’un paradoxe entre les besoins complexes des personnes en situation d’itinérance qui demandent souvent un accompagnement à long terme et la logique d’efficience du RSSS qui est organisée principalement autour de la gestion des urgences, de la biomédicalisation des problématiques et du déni de la complexité de ce phénomène.

On s’entend que les hôpitaux, ils ne veulent pas avoir de personnes dans les lits. Ils veulent que ça roule le plus possible… Mais, les temps d’attente sont de deux ans, donc on ne peut pas rester deux ans avec quelqu’un qu’on ne sait pas d’où originent ses problèmes de comportements. 

Professionnel #1

Selon les professionnels, les changements structurels occasionnés par la loi 10 au sein du RSSS, issue de la réforme Barrette, viennent à la fois complexifier leur travail d’intervention et limiter l’accès aux soins des personnes en situation d’itinérance. Ils mentionnent que cette réforme a eu des effets considérables sur l’augmentation de la charge de travail des professionnels, tels que la multiplicité des tâches à accomplir et l’accroissement du nombre d’usagers à rencontrer, créant chez certains d’entre eux un sentiment de fatigue, voire d’épuisement professionnel. Cette augmentation de la charge de travail suscite, selon eux, un roulement de personnel qui oblige les professionnels à investir de l’énergie à recréer constamment des liens avec des partenaires du RSSS, ce qui réduit le temps disponible pour accompagner les personnes en situation d’itinérance.

Quand il y a beaucoup d’intervenants qui arrivent et qui remplacent ça complique beaucoup l’affaire… Ça roule beaucoup dans le réseau. Alors, tu as besoin de reconstruire le lien [avec les nouveaux intervenants].

Professionnel #2

Des façons de concevoir et d’intervenir sur l’itinérance qui s’entrechoquent et qui freinent le travail des professionnels. Les professionnels témoignent de conceptions différentes de l’itinérance et des paradigmes d’intervention selon le rôle et le mandat des acteurs du RSSS. Selon eux, le gouvernement du Québec et les directions des établissements ne comprennent pas toujours la complexité de l’itinérance et les exigences que ce phénomène impose sur leur travail d’intervention. Un exemple de cette méconnaissance est, selon les professionnels, le cloisonnement des services qui suscite une certaine déresponsabilisation chez les intervenants qui ne sont pas spécialisés en itinérance et oblige, par le fait même, les usagers à naviguer auprès de différents intervenants pour répondre à l’ensemble de leurs besoins.

Il faut à tout prix que les gestionnaires et que les directeurs se positionnent dans les comités et les tables pour qu’ils parlent de l’itinérance et de ce que l’on fait dans l’équipe. Il n’y a pas que moi qui dois expliquer [l’itinérance] aux autres intervenants, c’est aussi en amont de se positionner plus clairement. 

Professionnel #5

Cette méconnaissance de l’itinérance constitue un défi pour la collaboration des professionnels, puisque ceux qui ne relèvent pas de l’équipe en itinérance ne conçoivent pas de la même façon ce phénomène ni les interventions à mettre en place. Ils mentionnent entre autres que les intervenants du milieu hospitalier ne sont pas toujours conscients de la complexité de l’itinérance, ce qui fait en sorte que certains usagers peuvent être exclus des services en raison du fait qu’ils sont jugés comme étant non-coopératifs ou dérangeants. Cette conception des usagers comme étant « méritants » ou « non méritants » constitue une barrière d’accès aux services à laquelle les professionnels sont confrontés quotidiennement et pour laquelle ils doivent déployer beaucoup d’énergie lors de la rédaction de notes ou de discussions verbales pour justifier et faire comprendre la nécessité d’offrir différents soins, notamment des soins hospitaliers, aux personnes en situation d’itinérance.

Combien de fois l’usager est hospitalisé, l’intervenant se déplace, parle au médecin, donne le portrait, rend accessible les évaluations et on apprend qu’ils ont donné le congé. Il y a un médecin qui a décidé que la personne ne coopère pas, qu’elle ne sent pas bonne et que, de toute façon, elle ne voulait pas s’en sortir. 

Professionnel #3

La complexité du phénomène de l’itinérance incite les professionnels à développer leur pouvoir d’agir. Les professionnels mentionnent que la complexité du phénomène de l’itinérance n’est pas compatible avec la mise en place d’interventions standardisées. Ils disent qu’il est difficile de tenir compte, lors de leurs interventions individuelles, de l’ensemble des facteurs structurels et personnels, ainsi que de différentes problématiques, tels que la toxicomanie, les problèmes de santé mentale et les difficultés physiques, qui affectent la réalité de ces personnes. La logique d’efficience et d’urgence propre au RSSS fait en sorte que les professionnels ont l’impression que les besoins et les réalités complexes des personnes en situation d’itinérance sont peu reconnus, ce qui les contraint à « éteindre des feux » sans posséder les moyens et les ressources nécessaires pour assurer un suivi à long terme auprès des usagers. Selon eux, la complexité du phénomène de l’itinérance exige une certaine souplesse lors de la mise en place des pratiques d’intervention, tant de la part des institutions que des professionnels.

Quand on parle d’itinérance, on parle souvent de logement, mais c’est beaucoup plus complexe que ça. On parle des questions de pauvreté, on parle des questions d’exclusion à multiples niveaux, on parle des questions de santé mentale… Parce que quand on parle d’itinérance, on parle de multi problématiques. 

Professionnel #2

Devant les contraintes institutionnelles et la complexité du phénomène de l’itinérance, les professionnels témoignent de l’importance de développer leur pouvoir d’agir pour parvenir à mettre en place des interventions adaptées aux usagers. Ce pouvoir d’agir se construit à deux niveaux, soit collectif et individuel, qui s’enchevêtrent et s’alimentent mutuellement dans les pratiques des professionnels.

Un pouvoir d’agir collectif qui se construit sur la base des expertises de chacun des professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance

Les professionnels mentionnent que leur pouvoir d’agir se construit, dans un premier temps, de façon collective sur la base des savoirs et des expériences de chacun des intervenants. Cette marge de manoeuvre s’appuie sur une vision commune et complémentaire de l’itinérance qui permet aux professionnels d’échanger et de discuter entre eux pour mieux adapter leurs interventions aux besoins et réalités des usagers.

Le partage d’une vision commune de l’itinérance : voir au-delà des problèmes. Les professionnels ont l’impression que les membres de leur équipe partagent une vision globale de l’itinérance qui permet de tenir compte de l’ensemble des dimensions de la personne. Selon eux, cette vision globale s’arrime à l’approche d’intervention de l’empowerment qui les amène à établir un cadre égalitaire entre les professionnels et les usagers afin d’aider les personnes en situation d’itinérance à gagner un plus grand contrôle sur le processus d’intervention. Cette vision commune entre les professionnels leur permet à la fois de se comprendre entre eux, puisqu’ils partagent un vocabulaire et des objectifs semblables et de collectiviser leurs réflexions sur les stratégies d’intervention à adopter auprès des usagers. Ils ont l’impression d’être soutenus à la fois par la direction et par les intervenants, ce qui semble accroître leur sentiment d’appartenance à leur équipe de travail.

Dans le service de cardiologie à l’hôpital, vous n’avez pas le temps de tout explorer dans le milieu de vie des usagers… Mais, dans le milieu de l’itinérance, si vous ne le faites pas, vous allez toujours travailler dans le vide. Si vous n’êtes pas en train de poser la question de la trajectoire de vie, du passé, des traumas de la personne, de ses addictions, vous allez travailler à la surface. 

Professionnel #5

Un processus de décision collective et multidisciplinaire qui permet aux professionnels de discuter ouvertement selon leurs expertises distinctes sur l’itinérance. Les professionnels disent que leur pouvoir d’agir collectif se construit à partir d’espaces de rencontres, tels que des réunions d’équipe, qui leur permettent de partager et de discuter des stratégies d’intervention à privilégier pour les usagers. Cette prise de décision collective s’appuie, de façon prioritaire, sur la compréhension des besoins des personnes en situation d’itinérance afin que les interventions choisies soient les plus pertinentes et les mieux adaptées aux réalités des usagers. Lors de ces rencontres, chacun des professionnels est encouragé à partager son opinion, ce qui permet de tenir compte des désaccords individuels.

Les grandes lignes [des interventions] se valident en équipe… Souvent, la rencontre de la semaine permet de vérifier si on s’en va à la bonne place. […] Ça donne lieu à des réflexions sur les besoins qu’on juge qui sont plus prioritaires que les autres, en partageant nos opinions, nos impressions. C’est vraiment un partage d’idées.

Professionnel #4

Du point de vue des professionnels, ce pouvoir d’agir collectif, qui s’appuie sur la multidisciplinarité de l’équipe, favorise la reconnaissance de l’apport et de l’expertise de chacun des intervenants pour répondre aux besoins des personnes en situation d’itinérance. Ils témoignent du fait que le partage des expertises entre les travailleur-ses sociaux, les infirmier-ères, les policier-ères et les psychologues permet de mieux cerner la complexité des dimensions et des facteurs associés au phénomène de l’itinérance. Selon eux, le croisement de ces différentes expertises, notamment entre les professionnels issus des domaines de la santé et du social, permet de poser un regard plus global sur le vécu et la réalité des personnes en situation d’itinérance. Pour mettre de l’avant les compétences et les spécialisations de tous les professionnels, il est important, selon eux, de déconstruire les rapports de pouvoir entre les disciplines afin que tous les intervenants se sentent à l’aise de proposer leur opinion professionnelle.

Dans l’équipe, on travaille avec une infirmière et avec un travailleur social pour avoir ce côté bio et psychosocial. Ça évite de faire des raccourcis trop rapides en se disant qu’il a un problème de santé mentale parce qu’il y a peut-être des causes organiques… Donc, d’avoir ces deux visions, c’est important.

Professionnel #1

Un pouvoir d’agir individuel pour s’assurer d’une application adaptée des interventions aux réalités des personnes en situation d’itinérance

Si ce pouvoir d’agir collectif semble constituer à la fois un cadre commun d’intervention et un espace de reconnaissance de l’expertise des membres de l’équipe, les professionnels mentionnent l’importance de créer, au sein de leurs pratiques, une marge de manoeuvre individuelle pour adapter les interventions aux besoins et réalités des personnes en situation d’itinérance. Pour ce faire, les intervenants disent déployer des pratiques « silencieuses »[3] qui leur permettent de contourner certains obstacles et défaillances du RSSS afin de répondre aux demandes des usagers.

Une application individualisée des décisions collectives selon la « couleur » des professionnels et les réalités des personnes en situation d’itinérance. Les professionnels disent que les décisions collectives quant aux stratégies d’intervention déployées varient, lors de leur application individualisée, selon les habiletés et les limites de chacun des intervenants. À partir de leurs propres compétences et savoirs, ils vont mobiliser différemment les lignes directrices qui ont été discutées lors des rencontres d’équipe. En plus de la « couleur » de chacun des professionnels, le pouvoir d’agir individuel se construit à partir du travail qu’ils effectuent avec chacun des usagers. Cette logique de consultation les oblige à reconnaître la « voix » des personnes en situation d’itinérance et à adapter les interventions en fonction de leurs besoins et réalités. Ainsi, le pouvoir d’agir des professionnels est un outil important pour favoriser le pouvoir d’agir des usagers, mais, paradoxalement, il se retrouve délimité par la marge de manoeuvre des personnes en situation d’itinérance qui influencent les stratégies d’intervention à privilégier.

Je réévalue toujours la personne dans son contexte. Par exemple, elle a passé la nuit dans un parc où il a plu ou on lui a volé son sleeping bag. Je dois alors réadapter mon intervention initiale. À ce moment-là je peux lui demander: « Ok. Est-ce que tu veux prendre une douche? Est-ce que tu veux manger, un café? » On se réajuste. […] Mais le pouvoir d’agir est limité, entre autres dans le temps. On n’a que 8h par jour. Mais c’est aussi la limite de l’usager lui-même. Je veux dire, s’il ne veut pas, il faut aussi s’ajuster. Je ne suis pas libre non plus. C’est mon client. C’est pour lui que je travaille.

Professionnel #5

La création de multiples stratégies individuelles pour s’assurer de l’accès et du fonctionnement des services pour les personnes en situation d’itinérance. Le pouvoir d’agir individuel des professionnels leur permet de mettre en place des stratégies créatives pour répondre à la fois aux exigences de leurs établissements et aux besoins particuliers et complexes des personnes en situation d’itinérance. Ils disent adopter de nombreuses stratégies individuelles, telles que de sensibiliser les autres professionnels aux enjeux de l’itinérance, d’assurer un suivi dans les dossiers ou de mobiliser ses contacts personnels pour faciliter le travail d’advocacy et ce, afin de contourner les défaillances du RSSS. Si ces stratégies individuelles sont considérées comme étant des pratiques courantes par les professionnels, ils disent toutefois ne pas en parler ouvertement et préférant demeurer discrets sur ce pouvoir d’agir qu’ils déploient dans leur travail d’intervention. Plusieurs d’entre eux comparent leur travail d’intervention à du « bricolage » ou à de « l’artisanat » où ils doivent faire preuve de créativité afin de proposer des démarches et des services qui ont du sens pour les personnes en situation d’itinérance, tout en respectant, dans une certaine mesure, le cadre normatif et les exigences de leurs établissements.

L’itinérance, ça rend le travail d’intervention si singulier. C’est un peu du bricolage. Par rapport à une usine qui ferait tout standard, il va y avoir une intervention différente, on va toujours se remettre en question… C’est un peu artisanal.

Professionnel #5

L’une de ces stratégies individuelles consiste à essayer de convaincre les autres professionnels du RSSS à reconnaître les besoins particuliers des personnes en situation d’itinérance afin de faciliter l’accès aux services. Ce travail d’advocacy est exigeant et pèse lourdement sur les épaules des professionnels, puisqu’ils ont l’impression que l’accessibilité aux services dépend en grande partie de leur capacité à « vendre » adéquatement le dossier des usagers auprès des autres intervenants. Les professionnels ont l’impression qu’ils doivent négocier avec certains intervenants en leur offrant, par exemple, un engagement et un suivi en continu dans le dossier de certains usagers. Malgré le fait qu’ils estiment que cet engagement leur demande un grand investissement de temps et d’énergie, ils préfèrent mobiliser cette stratégie afin de s’assurer que les personnes en situation d’itinérance puissent recevoir les services nécessaires à leur réalité.

Ça dépend de comment tu amènes les choses et de comment tu défends, comment tu fais de l’advocacy pour tes clients. Ça dépend comment tu vas rester dans le dossier et donner du support à cette équipe-là. C’est plein de petites stratégies qui vont te permettre de donner des services et que la personne ait accès aux services.

Professionnel #1

Les professionnels disent également mobiliser leurs contacts personnels auprès d’intervenants du RSSS afin de faciliter leur travail d’advocacy. Selon eux, il est plus simple de communiquer avec un intervenant qui est déjà sensibilisé au phénomène de l’itinérance, cela permettant d’accélérer les démarches et l’accessibilité aux services. Ils reconnaissent toutefois que ce système de réseautage se voit chamboulé par les changements institutionnels qui créent un grand roulement de personnel, ce qui fait en sorte qu’ils doivent constamment recréer des contacts personnalisés avec de nouveaux intervenants et les sensibiliser à la complexité du phénomène de l’itinérance.

Les contacts, je pense que c’est très gagnant. Ça permet des corridors de services plus rapides. Les contacts te connaissent, ils ont confiance en toi, donc ils ne vont pas te faire passer par le chemin très lourd de sélection et de présélection.

Professionnel #5

Discussion

À partir d’une étude de cas, cet article montre l’existence de contraintes multiples qui encadrent et limitent le pouvoir d’agir des professionnels oeuvrant auprès des personnes en situation d’itinérance. Faisant écho aux travaux sur la nouvelle gestion publique (Bellot et coll., 2013; Dahl, 2009; Gonin et coll., 2013; Grenier et coll, 2017; Pauzé, 2016), les témoignages des professionnels rencontrés révèlent que le paradigme de managérialisation pose des défis importants pour leur travail d’intervention, notamment sur la capacité institutionnelle de tenir compte de la complexité du phénomène de l’itinérance. L’augmentation de la charge de travail et le roulement de personnel font en sorte que les professionnels ont moins le temps et l’énergie pour prendre en considération l’enchevêtrement des différentes problématiques vécues par les personnes en situation d’itinérance, tel que documenté dans d’autres travaux (Roy et Grimard, 2015; Roy et Hurtubise, 2007). En concordance avec certaines études (Aubin et coll., 2012; Denoncourt et coll., 2000; Gilbert et Lussier, 2007), cette logique d’efficience de la nouvelle gestion publique incite les professionnels à agir en urgence, ce qui est contraire, selon eux, à la complexité du phénomène de l’itinérance qui demande plutôt un accompagnement à long terme basé sur l’empowerment et le lien relationnel.

Ces contraintes institutionnelles se traduisent, chez les professionnels, par un « déni de reconnaissance » (Fraser, 2005) du phénomène de l’itinérance et des stratégies d’intervention nécessaires pour accompagner les usagers. À l’instar de différents travaux (Dahl, 2009; Lemay, 2007; Ninacs, 1995), cette étude montre que l’enjeu de la reconnaissance est central dans le développement du pouvoir d’agir des professionnels qui doivent faire valoir leur compétence professionnelle et la complexité du phénomène de l’itinérance auprès des autres intervenants du RSSS. Selon les participants, le cloisonnement des services et la méconnaissance du phénomène de l’itinérance au sein du milieu hospitalier semblent à la fois réduire l’autonomie des professionnels à déployer des interventions adaptées à la réalité des usagers, tout en les contraignant à mettre en place différentes stratégies pour contourner ces difficultés institutionnelles. À partir de la théorie de la reconnaissance de Fraser (2005), cette tension peut s’expliquer par le fait que le phénomène de l’itinérance semble être relégué à un statut minoritaire au sein du RSSS et qui, par conséquent, doit être pris en charge par des équipes spécialisées, mais aussi marginalisées par les autres intervenants. Ce déni de reconnaissance du phénomène de l’itinérance fait en sorte que les professionnels ont l’impression de se retrouver dans une position de subordination à l’égard des autres intervenants du RSSS et de devoir lutter à la fois en leur propre nom et au nom des usagers afin que ces derniers puissent avoir accès et recevoir des services adaptés à leurs réalités.

C’est à l’intérieur de ces contraintes institutionnelles que les professionnels disent mobiliser des stratégies pour développer leur pouvoir d’agir afin de venir en aide aux personnes en situation d’itinérance. En accord avec certaines études (Maton, 2008; Ninacs, 2008), les professionnels révèlent la construction d’une interaction duale entre le déploiement d’un pouvoir d’agir collectif et individuel afin de contourner les procédures normatives du RSSS. Le déni de reconnaissance du phénomène de l’itinérance au sein du RSSS semble donner l’impression aux professionnels de devoir « bricoler » ou être « créatifs » afin de trouver les moyens pour déployer des interventions qui font du sens pour eux et pour les usagers. C’est à partir de cette posture « d’artisan », voire en porte-à-faux avec les procédures normatives du RSSS, que les professionnels disent mettre en place des mécanismes collectifs et individuels leur permettant de développer leur pouvoir  d’agir.

Du côté du pouvoir d’agir collectif, les professionnels semblent déployer une structure formelle et informelle de solidarité, notamment par la mise en place de rencontres d’équipes, afin de développer une vision commune de l’itinérance et des interventions à mettre de l’avant auprès des usagers. Ces espaces collectifs constituent à la fois une stratégie pour faciliter le développement du pouvoir d’agir individuel des professionnels lors de leurs interventions sur le terrain, ainsi qu’une stratégie d’advocacy à l’égard du RSSS pour favoriser une plus grande reconnaissance de leurs expertises professionnelles. Comme l’a montré d’autres recherches (Aubin et coll., 2012; Denoncourt et coll., 2000; Racine, 2000), cette expérience collective de partage permet aux professionnels de développer une « alliance de travail » entre les intervenants, ainsi qu’un pouvoir d’action pour contrer les contraintes institutionnelles du RSSS. À l’instar de la théorie de Fraser (2005), ce pouvoir d’agir collectif semble constituer, chez ces professionnels, une stratégie de reconnaissance pour renverser la position de subordination du phénomène de l’itinérance au sein du RSSS et, ainsi, tenter de rétablir un rapport égalitaire dans les interactions avec les autres intervenants du milieu de la santé, notamment ceux provenant du milieu hospitalier.

Si ce pouvoir d’agir collectif se veut un moyen pour se donner des balises communes, les professionnels insistent sur l’importance de leur pouvoir d’agir individuel lors des rencontres terrains avec les usagers et les autres intervenants du RSSS. Lors des contacts avec les autres intervenants, les professionnels rencontrés disent avoir recours à des stratégies de négociation et de mise en valeur des usagers afin de favoriser l’accès et le maintien de différents services. Par leur stratégie d’advocacy, les professionnels disent jouer le jeu du paradigme de la nouvelle gestion publique en s’appropriant le vocabulaire de managérialisation (par exemple, être capable de « vendre » le dossier des usagers) pour arriver à faire reconnaître, auprès des autres intervenants, la pertinence, voire la nécessité, d’accueillir des personnes en situation d’itinérance au sein de leurs services. Pour ce faire, ils mettent de l’avant leur statut de professionnel afin de contrer le « déni de reconnaissance institutionnalisé » (Fraser, 2005) au sein du RSSS et de faire reconnaître les besoins réels des personnes en situation d’itinérance, ainsi que leurs droits fondamentaux d’avoir accès aux services. Lors des rencontres d’équipe, les professionnels relèvent d’ailleurs l’importance de créer un cadre égalitaire afin que chacun d’entre eux puisse contribuer individuellement, selon leur propre perspective et leur propre discipline. Selon eux, ces réflexions collectives permettent de favoriser l’accès et le maintien des services offerts par le RSSS aux personnes en situation d’itinérance.

Sans se limiter à cette « posture d’expert » (Jouffray, 2014), les professionnels reconnaissent la nécessité, lors des contacts avec les usagers, de construire avec eux les visées et les démarches des différentes interventions afin de favoriser leur pouvoir d’action sur leur réalité. Ce constat s’accorde avec les études antérieures (Denoncourt et coll., 2000; Gilbert et Lussier, 2007) qui montrent l’importance de tenir compte de la parole et du vécu des personnes en situation d’itinérance pour développer avec elles des stratégies d’intervention adaptées à leur réalité. Au-delà d’une simple application des décisions collectives, les professionnels disent qu’ils possèdent une marge de manoeuvre individuelle pour moduler leurs interventions selon le contexte et les réalités des usagers. Étant donné la complexité du phénomène de l’itinérance (Roy et Grimard, 2015; Roy et Hurtubise, 2007), cette capacité d’adaptation individuelle et la liberté nécessaire qui est octroyée par la direction de l’équipe pour mettre en place des pratiques créatives semblent des composantes essentielles du travail des professionnels afin d’intervenir en congruence avec ces personnes. Le travail collectif d’advocacy pour la reconnaissance du phénomène de l’itinérance au sein du RSSS semble ainsi être étroitement imbriqué au fait que les professionnels puissent développer leur pouvoir d’agir individuel pour s’adapter aux multiples réalités des personnes en situation d’itinérance.

Conclusion

À partir d’une étude de cas, cet article révèle que l’enchevêtrement des contraintes institutionnelles et de la complexité inhérente à l’itinérance oblige les professionnels à développer des stratégies collectives et individuelles pour mettre de l’avant leur pouvoir d’agir et des pratiques créatives adaptées à la réalité des usagers. Si les pratiques des professionnels sont axées sur l’empowerment et l’advocacy afin de permettre le développement du pouvoir d’agir des usagers, tel que documenté ailleurs (Aubin et coll., 2012; Denoncourt et coll., 2000), cette étude montre que les professionnels mobilisent également des stratégies d’advocacy pour favoriser leur propre pouvoir d’agir au sein du RSSS et pour obtenir les ressources nécessaires pour venir en aide aux personnes en situation d’itinérance. Concrètement, cette étude illustre l’importance de favoriser le développement de pratiques souples qui permettent aux professionnels de déployer leur pouvoir d’agir individuel afin d’adapter leurs interventions aux différentes réalités des personnes en situation d’itinérance. Pour ce faire, il semble nécessaire de créer des espaces communs de partage entre les professionnels, tel que l’implantation de rencontres officielles entre les différentes équipes du RSSS, en ne se limitant pas seulement à celles dédiées à l’itinérance, afin de faire reconnaître la complexité de ce phénomène. La citation de l’un des professionnels est d’ailleurs éloquente quant à la nécessité de déployer une vision commune de l’itinérance afin d’améliorer l’offre de services aux besoins des usagers :

C’est à nous de s’adapter, mais on ne peut pas le faire tout seul. Il y a l’équipe ici, mais, après ça, il y a les autres équipes [du RSSS]. Il va falloir que les autres équipes ouvrent leurs portes. Il faut que l’on regarde c’est quoi les obstacles à travailler ensemble et c’est quoi les pistes de solutions… Il faut revoir notre modèle et il faut adapter nos services aux besoins des usagers.

Professionnel #3