Corps de l’article

introduction

Tous les mois au Québec, 500 000 personnes ont recours à l’aide alimentaire (BAQ, 2019) en raison de la pauvreté (Chang, Chatterjee, Kim, 2014) qui dicte les choix individuels en fonction des besoins physiologiques, mais en privant les individus des autres aspects de leur existence en leur imposant le diktat de la nécessité. En ce sens, la pauvreté est une force de déshumanisation (Arendt, [1963] 2012). Cette recherche vise à rendre compte de l’impact du diktat de la nécessité et par conséquent de la déshumanisation sur le quotidien des personnes confrontées à l’insécurité alimentaire et ayant recours à l’aide alimentaire dans la ville de Québec. Doivent-elles absolument se soumettre au diktat de la nécessité ou peuvent-elles y résister?

cadre conceptuel

Pour répondre à la question de recherche, trois concepts ont été retenus : pauvreté, manque de nourriture et manque de pouvoir. Le premier a été théorisé comme une forme de déshumanisation, alors que les deux autres sont des aspects de l’insécurité alimentaire qui permettent de faire ressortir l’expérience des individus.

La pauvreté comme force de déshumanisation

La pauvreté est une condition économique, mais aussi un statut social engendré par la relation d’assistance. Elle crée un lien entre les pauvres et le reste de la société, tout en les constituant comme un groupe distinct sur lequel s’exerce l’action de l’État (Simmel, [1908] 2011). Dans les sociétés riches, la pauvreté est un signe d’échec et devient une étiquette qui peut conduire à l’exclusion sociale. Les rapports que les pauvres entretiennent avec la communauté se limitent alors à l’assistance dans laquelle ils sont réduits à des objets (Paugam, 1994). Les personnes qui ont recours à l’aide alimentaire vivent une réduction identitaire, car l’assistance les fait exister exclusivement comme des ventres à remplir (Collectif d’auteur.es, 2015). Tout ce qui ne relève pas du corps est nié, réduisant l’existence aux besoins physiologiques. En ce sens, la pauvreté est une force de déshumanisation qui impose le diktat du corps, le diktat de la nécessité (Arendt, [1963] 2012).

Le manque de nourriture

La pauvreté est la principale cause de l’insécurité alimentaire (Chang, Chatterjee, Kim, 2014). Toutefois, tous les pauvres ne font pas l’expérience de la faim, mais seulement ceux qui sont vulnérables aux aléas économiques (Watts, Bohle, 1993), car ils font face au manque de nourriture (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002).

Biologiquement, le manque de nourriture est un apport nutritionnel insuffisant (Tarasuck, Beaton, 1999) entraînant des carences pouvant nuire à la santé (Blanchette, Rochette, 2011). Cette perspective implique qu’il existe une mesure objective du manque, mais une telle mesure fait abstraction des aspects subjectifs et socioculturels de l’alimentation (Roy, 2013). Les études reposant sur le vécu des individus montrent que le manque de nourriture touche les ménages n’ayant pas accès à un minimum d’aliments (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002). Il s’agit d’une unité de mesure subjective qui reflète la quantité d’aliments sous laquelle le manque est insupportable et qui varie selon les ménages et les individus (ibid.). Pour certains, il faut que tous mangent suffisamment et pour d’autres, seuls les enfants doivent être rassasiés (Dachner, Ricciuto, Kirkpatrick et Tarasuk, 2010), ce qui justifie d’endurer les privations (Gurstein et Vilches, 2010).

Le manque de nourriture entraîne aussi une faible désirabilité de la diète, car il peut être difficile d’avoir accès à des aliments pleinement satisfaisants (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002). Des aliments peuvent disparaître, rendant les menus monotones ou encore être consommés malgré qu’ils soient périmés. Pour les immigrant.e.s, les aliments accessibles ne correspondent pas nécessairement à ceux valorisés culturellement, ce qui les rend moins appétissants (Pilon, 2000) ou peut même susciter du dégoût (Fischler, 2001).

Le manque de nourriture est un concept qui rend compte du vécu des personnes en insécurité alimentaire. Il décrit une incapacité d’atteindre le minimum et une réduction dans les choix alimentaires (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002). Il met en évidence que le diktat de la nécessité est une injonction découlant de contraintes économiques objectives, mais comportant aussi des aspects subjectifs et culturels.

Le manque de pouvoir

Les personnes qui vivent l’insécurité alimentaire font face à une forme d’aliénation particulière : le manque de pouvoir (powerlessness) qui limite leur capacité d’agir (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002) en les excluant de la vie sociale ou en les poussant à s’en retirer (Fletcher, Flint, 2018). Elles vivent cette situation comme une perte de contrôle sur leur alimentation et une honte (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002 ; Tarasuck et Eakin, 2003). Ces aspects du manque de pouvoir peuvent découler des structures sociales objectives ou d’une réaction émotionnelle (TenHouten, 2016).

Les personnes qui ont recours à l’aide alimentaire perdent le contrôle sur leur alimentation lorsqu’elles ne choisissent pas leur nourriture. Elles ont l’impression de manquer de pouvoir sur leur quotidien (Hamelin, Beaudry et Habicht, 2002). Cette impression est accentuée lorsque l’aide est un moyen de subvenir aux besoins quotidiens plutôt qu’une aide ponctuelle. La relation d’assistance se transforme en dépendance où la survie relève de la générosité d’autrui (Kicensky, 2012), ce qui introduit un rapport hiérarchique pouvant conduire à l’exclusion sociale et à la stigmatisation (TenHouten, 2016). En demandant de l’aide, les bénéficiaires peuvent se voir attribuer la responsabilité de leur situation par un manque d’habiletés et de connaissances sur l’alimentation et la gestion des finances (Hamelin, Mercier et Bédard, 2010). Cette attitude infantilisante entretient les préjugés envers les personnes en situation d’insécurité alimentaire qui peuvent vivre de la stigmatisation.

Pour favoriser l’inclusion, des formes d’aide misant davantage sur la participation ont été développées. Ce type d’intervention permet de rehausser l’image que les gens ont d’eux-mêmes et de tisser des liens, ce qui aide à accroître le pouvoir et à atteindre la sécurité alimentaire (Tarasuck, 2001). Toutefois, le gain de pouvoir individuel ne transforme pas les structures sociales responsables du manque de pouvoir (Baker Colins, 2005).

Les personnes qui ont recours à l’aide alimentaire pour la première fois en ont honte. Pour certaines, ce sentiment est causé par une impression d’échec personnel (Sabourin, Hurtubise et Lacourse, 2000 ; Côté, 2007 ; Sabourin et Brochu, 2010) et pour d’autres, par l’incapacité de redonner quelque chose en retour (Kirkpatrick, Tarasuck, 2009). Sur le plan théorique, la honte est ressentie par des individus qui ont intériorisé une norme sociale à laquelle ils ne peuvent se conformer (Goffman, 1975), ce qui signifie que le recours à l’aide alimentaire va à l’encontre des normes sociales. Pour éviter la stigmatisation, certaines personnes cherchent à dissimuler leur situation en évitant d’être reconnues sur la rue ou lors de distributions de nourriture (Sabourin, Hurtubise et Lacourse, 2000 ; Sabourin et Brochu, 2010). Toutefois, en devenant invisibles aux yeux des autres, elles se retirent de la vie sociale, ce qui accroît leur manque de pouvoir (TenHouten, 2016).

Les concepts de manque de nourriture et de manque de pouvoir sont des conséquences de l’insécurité alimentaire et, par extension, de la pauvreté. Ces notions ont été utilisées dans cette recherche, car elles reflètent des situations où des individus sont privés d’une part de leur humanité en les limitant économiquement et en les excluant de la vie sociale.

MÉthodologie

Pour répondre aux objectifs de la recherche, une étude à visée exploratoire a été réalisée d’après la méthode de la théorie ancrée (Strauss et Corbin, 2004 ; Glaser et Strauss, 2010). Les données ont été collectées à l’aide d’entrevues semi-dirigées réalisées auprès de seize personnes ayant recours à des organismes d’aide alimentaire de la ville de Québec. Le recrutement s’est fait sur une base volontaire et de manière non probabiliste. Les critères retenus pour participer à la recherche étaient d’avoir eu recours à l’aide alimentaire au moins trois fois et d’être francophone. Les personnes intéressées par le projet ont participé à des entrevues individuelles. Les thèmes abordés touchaient la situation socioéconomique, l’expérience de l’aide alimentaire, le processus décisionnel soutenant les choix alimentaires et les formes d’aide qui ne sont pas fournies par les organisations. Une fois terminées, les entrevues étaient retranscrites intégralement et c’est à partir de ces verbatim que l’analyse a été réalisée.

L’identification des injonctions du diktat de la nécessité s’est faite par l’analyse des passages où les participant.e.s exprimaient des jugements sur leur situation. Ceux-ci pouvaient concerner les biens achetés et reçus ou les personnes côtoyées dans les organisations d’aide alimentaire. Ces énoncés ont été répartis en deux catégories : les impératifs économiques et moraux.

Pour rendre compte des formes de soumission et de résistance aux injonctions du diktat de la nécessité, les stratégies d’adaptation ont été réparties sur deux axes analytiques, l’un décrivant les objectifs et l’autre les représentations. Deux objectifs ont été identifiés : faire face aux effets du manque de nourriture ou à ceux du manque de pouvoir. L’analyse des représentations a permis de les répartir en deux catégories : le droit et l’obligation. L’obligation est quelque chose que les participant.e.s estiment devoir faire pour recourir aux stratégies d’adaptation de manière légitime. Le droit est le corollaire de l’obligation, c’est un dû aux pauvres en raison des conditions économiques dans lesquelles ils vivent. Il s’agit d’une conception subjective du droit qui n’a aucune assise légale.

En raison de la subjectivité des concepts utilisés, certains passages pouvaient être interprétés différemment. Pour surmonter ces difficultés, chacune des stratégies a été considérée comme une composante d’un discours rationnel dans lequel l’agent décrit la logique de ses actions et grâce à laquelle il a été possible de codifier adéquatement les objectifs et les représentations.

Le croisement de ces deux axes a permis de construire quatre idéaltypes : la responsabilité comme contrat, le droit d’être pauvre, l’obligation d’être comme tout le monde et la récompense de la responsabilité. Chacun d’eux représente une logique d’action régissant les stratégies d’adaptation.

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Analyse

L’analyse du corpus d’entrevues a permis de décrire le diktat de la nécessité à partir des impératifs économiques et moraux formulés par les participant.e.s et de dégager les logiques d’action à partir desquelles les pratiques sont orientées.

Se limiter au minimum : un impératif économique

Les personnes vivant l’insécurité alimentaire font face à des difficultés économiques engendrant le manque de nourriture. Elles ne sont pas en mesure de subvenir à leurs besoins en achetant des produits à plein prix dans les épiceries. Pour elles, il est primordial de limiter leurs dépenses en sélectionnant les aliments en fonction de leur prix. Ceux-ci sont séparés en deux catégories : les produits permis et les produits luxueux[1].

Les produits permis sont ceux que les participant.e.s s’autorisent à acheter. Ils sont considérés comme indispensables, économiquement accessibles et irremplaçables par un autre moins dispendieux. En d’autres mots, ils permettent d’atteindre le minimum.

Participant 11 : Non, non j’fais pas d’liste. Euh… parce que la liste risquerait d’être trop longue, j’attends d’être rendu sur place, pis j’prends juste ce que j’ai besoin, le minimum. Le minimum, j’peux pas me permettre de prendre du luxe, c’est le minimum, y en a qui ont leur gros panier ben plein. Moi, tu me verras pas avec un panier ben plein d’même, c’est impossible.

Pour subvenir à ses besoins, ce participant doit limiter ses achats de produits en dépensant une somme d’argent prédéterminée.

Les produits luxueux sont décrits comme des objets de désir auxquels il faut renoncer pour des raisons économiques.

Participant 11 : J’aime pas aller à l’hôpital, j’aime pas aller à l’épicerie non plus. Moins on va à l’hôpital, mieux c’est. Moins on va à l’épicerie, moins ça coûte cher. On rigole, on rigole, mais c’est pas toujours drôle de se priver de choses qu’on aime tout le temps, mais on n’a pas le choix, on n’a pas le choix, on n’a pas le choix.

Ce participant trouve désagréable de faire les courses. Il y est exposé à une abondance de produits luxueux qui lui font prendre conscience des limites de son budget. Ces produits sont considérés comme une source de plaisir à laquelle il faut renoncer pour ne pas accroître la sévérité de l’insécurité alimentaire. Toutefois, ces privations peuvent être difficiles à supporter.

La distinction entre produits permis et luxueux met en évidence que les personnes qui font face à l’insécurité alimentaire doivent se limiter au minimum. Cette obligation est vécue comme une privation à laquelle il est impossible d’échapper en raison de contraintes économiques.

La norme de la responsabilité économique : un impératif normatif

Limiter les achats aux produits permis est décrit comme un comportement économiquement responsable et moralement acceptable, alors que l’achat de produits luxueux est jugé répréhensible. Ainsi, les stratégies d’adaptation sont orientées non seulement par un impératif économique, mais aussi par un impératif normatif : la norme de la responsabilité économique.

Les jugements portés sur les autres personnes qui ont recours à l’aide alimentaire révèlent le caractère normatif des stratégies d’adaptation. Celles faisant l’acquisition de produits luxueux sont jugées responsables de leur pauvreté.

Participant 4 : Quand j’vas dans ces endroits-là par exemple, j’ai remarqué une affaire : c’est que y a de la pauvreté, mais y a une fausse pauvreté. La plupart des gens que j’vois là […] là, en tout cas, il y en a plusieurs qui ont l’air à prendre un coup parce qu’y en parlent, la plupart fument. Fait que tsé quand tu fumes, tsé moi je calcule ça, le paquet de cigarettes c’est dix dollars le paquet là. Tsé si t’en fumes un par jour, pis si t’en fumes deux par jour, ça fait… Tu peux calculer ça en termes d’argent quatre cinq cents piasses par mois. Moi j’fume pas, j’ai jamais fumé, ça fait que j’mets pas mon argent sur des choses qui s’envolent en fumée.

La consommation d’alcool et le tabagisme sont décrits comme des comportements inacceptables et ces consommateurs comme de « faux pauvres », c’est-à-dire comme des personnes responsables de leur pauvreté. Toutefois, les données ne permettent pas d’affirmer que les comportements comme le tabagisme contribuent à l’insécurité alimentaire. Par conséquent, l’image du « faux pauvre » doit être considérée comme une construction imaginaire.

Les jugements à l’endroit des « faux pauvres » témoignent que les personnes en situation d’insécurité alimentaire doivent agir conformément à une injonction normative qui les oblige à limiter leurs achats aux produits permis. Cette règle, appelée norme de la responsabilité économique, représente un impératif moral dont la transgression expose à l’attribution du statut de « faux pauvres ». Le respect de cette règle assure l’acceptabilité sociale des stratégies utilisées, mais son non-respect conduit à la stigmatisation et à l’exclusion sociale.

Il ressort de cette analyse que le diktat de la nécessité a des dimensions économiques et normatives qui limitent les achats aux produits permis. La rationalité économique est imposée à l’ensemble des choix individuels qui limite les achats aux biens permettant de satisfaire les besoins physiologiques. En allant à l’encontre de cette logique, le « faux pauvre » est déshumanisé parce qu’il cherche à satisfaire ses pulsions en n’obéissant à aucune rationalité. Les participant.e.s cherchent à résister à la déshumanisation en mettant à distance la figure du « faux pauvre » en orientant leurs pratiques selon quatre logiques d’action : la responsabilité comme contrat, le droit d’être pauvre, l’obligation d’être comme tout le monde et la récompense de la responsabilité.

La responsabilité comme contrat

Les personnes qui orientent leurs pratiques en fonction de la responsabilité comme contrat cherchent à faire face au manque de nourriture et se représentent les stratégies comme des obligations. Elles considèrent qu’elles doivent essayer de subvenir à leurs besoins en limitant le recours à l’aide alimentaire aux situations où la nourriture vient à manquer. Enfreindre cette règle est considéré comme irresponsable.

Participant 4 : Parce que j’veux juste pas ambitionner, parce que faut quand même se forcer dans la vie, parce que je reçois quand même un certain montant d’argent. Puis j’pourrais me dire regarde, fais pas l’épicerie, pis comme ça tu vas pouvoir t’acheter plein d’affaires. Pis non tsé, j’ai quand même une responsabilité, ma responsabilité c’est de bien gérer mon budget.

Ce participant vivant de l’aide sociale se trouve privilégié de recevoir l’assistance, mais il croit qu’il ne doit pas en abuser. Pour éviter d’en faire un mauvais usage, il doit exercer un contrôle strict sur ses dépenses. Cette règle l’autorise à recourir à l’aide alimentaire uniquement en cas de nécessité.

Pour limiter le recours à l’aide alimentaire, les participant.e.s établissent une liste des priorités et budgètent chacune des dépenses.

Participant 12 : Première chose son loyer, ensuite une fois qu’on a le loyer, c’est plus facile d’aller vers la nourriture, après ça c’est les comptes, c’est la prochaine priorité, pis après ça c’est eh… Tsé c’est s’assurer que t’as d’la nourriture, déjà un toit d’la nourriture, pis eh… De quoi passer un peu ton temps quand même, moi j’ai besoin un peu de matériel d’artiste pis tout ça. Tsé j’en ai pas gros, mais j’me débrouille avec ce que j’ai pour l’instant.

Ce participant révèle que ses priorités sont : le loyer, la nourriture, les dépenses mensuelles comme le téléphone, puis le matériel artistique et les loisirs. Grâce à cette hiérarchisation, il détermine où il est impossible de faire des compromis et où cela est possible. Il ne peut réduire le coût du loyer, mais il peut compresser d’autres dépenses ou en repousser le paiement. La même méthode est utilisée pour contrôler les dépenses alimentaires, à la différence que l’énumération des priorités prend la forme d’une liste d’épicerie. Celle-ci a de multiples fonctions : élaborer le menu en identifiant les produits permis ; servir d’aide-mémoire ; résister à la tentation exercée par les produits luxueux.

Les participant.e.s utilisent l’aide alimentaire en dernier recours et considèrent que ceux qui la reçoivent sur une base régulière en abusent.

Participante 15 : J’étais en train d’me dire si, justement si ça empêchait pas certaines personnes à faire des efforts pour aller travailler tellement on a beaucoup de denrées, facilement et à plusieurs endroits. J’crois pas qu’y a beaucoup d’abuseurs, pis j’crois, y en a toujours des abuseurs que ce soit à l’aide sociale, y a toujours des fraudeurs, y a toujours des personnes qui abusent, c’est tellement facile d’obtenir de ces services-là.

Pour la locutrice, recourir à plusieurs organismes d’aide alimentaire est excessif et les personnes qui adoptent ce type de comportement ne veulent pas travailler et sont responsables de leur situation. Pour elle, il s’agit de « faux pauvres ». Toutefois, elle n’a jamais été témoin de cas correspondant à cette description.

En orientant leurs actions en fonction de la responsabilité comme contrat, les participant.e.s adoptent une logique qui prend la forme d’un contrat imaginaire et tacite encadrant normativement la demande d’aide et les incite à recourir à l’aide alimentaire uniquement en cas de nécessité. Lorsqu’une personne ne respecte pas ce contrat, elle est étiquetée comme « faux pauvre ». En rejetant le discrédit sur d’autres, les participant.e.s revendiquent une supériorité morale vis-à-vis des « faux pauvres », ce qui leur permet de mettre à distance cette figure péjorative.

Le droit d’être pauvre

Les personnes orientant leurs actions en fonction de l’idéaltype du droit d’être pauvre cherchent à faire face aux effets du manque de nourriture et se représentent l’usage des stratégies d’adaptation comme un droit. Elles utilisent l’aide alimentaire comme un moyen de se nourrir quotidiennement et ont recours régulièrement à plus d’une organisation d’aide.

Participante 3 : Je dépense pas tout mon budget, parce que je vais tous les midis manger dans une soupe populaire, pas toujours la même. Donc le midi ça me coûte, y a un endroit où je vais, ça me coûte environ dix dollars par mois, parce que c’est cinquante cents du repas, y a un autre endroit où je vais où c’est gratuit. Puis tous mes repas du midi sont… ça vient dans ce budget-là, ça me coûte environ dix dollars par mois. Et moi je finance mes repas du matin et le soir, c’est pas vraiment un repas complet, je cuisine pratiquement plus.

Cette participante va manger dans les soupes populaires tous les jours. Elle n’a pas l’impression d’en faire un usage abusif, car des problèmes de santé l’empêchent de cuisiner. En l’absence d’autres possibilités, elle considère qu’elle a le droit d’agir ainsi.

Les personnes qui adhèrent à cette logique affirment que leur droit est respecté lorsqu’elles peuvent avoir accès à des aliments sains, en quantité suffisante et à juste prix.

Participant 10 : Non, avant ça j’y allais, j’y allais icitte à […], mais là j’ai tout arrêté ça, j’ai dit là ça va faire, parce que je trouve, je considère qu’y ambitionnent sur les pauvres.

Ce participant croit que devoir payer pour recevoir l’aide alimentaire est une atteinte à ses droits. Il a l’impression que le personnel de l’organisation d’aide alimentaire essaie de profiter de sa vulnérabilité pour s’enrichir. Il se sent alors victime de discrimination.

Les participant.e.s estiment que leurs droits doivent être respectés par les organismes d’aide alimentaire et aussi par les commerçants qui peuvent porter atteinte à leur droit en vendant des articles à un prix prohibitif.

Participant 10 : J’irais pas donner mon argent pour rien à huit et quarante-neuf un pot de café, c’est pas vrai. Bon… j’boirais de l’eau à place… Y en a, c’est épouvantable, y exagèrent. Comment ça se fait qui peuvent à deux et quatre-vingt-dix-huit pis eux autres sont pas capables, j’comprends pas.

En comparant le prix du café entre différents commerces, ce participant le qualifie de produit luxueux dans un cas et de produit permis dans un autre. Cette différence est vécue comme une injustice, car il estime avoir droit de l’acheter au prix le plus bas. Ce genre de situation conduit les participant.e.s à voir les commerçants comme des gens cherchant à réaliser une plus-value excédant le niveau moralement acceptable.

Dans l’idéaltype du droit d’être pauvre, les stratégies d’adaptation sont utilisées pour faire face au manque de nourriture et sont considérées comme un droit, c’est-à-dire comme quelque chose qui est dû aux individus en raison des conditions dans lesquelles ils vivent. Cette conception du droit a une prétention universelle qui abolit les différences entre les gens. Sans ces distinctions, il est impossible d’étiqueter un individu comme « faux pauvre ».

L’obligation d’être comme tout le monde

Dans l’idéaltype de l’obligation d’être comme tout le monde, les personnes cherchent à faire face aux effets du manque de pouvoir comme l’isolement social. Elles se représentent les stratégies d’adaptation comme des obligations, car pour atteindre leur objectif, elles doivent faire des efforts pour tisser des liens sociaux.

Participante 6 : Parce que je viens de déménager, comme j’vous disais je suis retraitée, pis je connais pas le quartier, je connais personne dans le quartier, c’est pour faire de nouvelles rencontres, de nouvelles connaissances.

Cette participante récemment retraitée a déménagé dans un appartement moins dispendieux pour compenser la diminution de ses revenus, ce qui l’a coupée de son réseau social. Pour tisser de nouveaux liens, elle a participé à des groupes de cuisine collective. Pour elle, cette activité constitue davantage une manière de faire face au manque de pouvoir qu’une source de nourriture. Avoir accès à ce réseau lui donne l’impression de ne pas être seule face à ses problèmes et lui permet d’avoir accès à un soutien moral.

Recourir aux organismes d’aide alimentaire pour briser l’isolement social est périlleux, car en tissant des liens avec des personnes en situation de pauvreté, les participant.e.s risquent d’être associé.e.s à de « faux pauvres » et de se voir attribuer le même statut. Ce paradoxe complique l’intégration à un groupe.

Participante 6 : Non, elle [la responsable de la cuisine collective] était plus sévère en contrôle, pis aussi, c’est que la clientèle, c’était plus la clientèle, c’était une clientèle de BS plus. Tsé j’te dis pas ça avec préjugé, mais les gens…

Cette participante raconte sa première expérience dans un groupe de cuisine collective à la suite d’une perte d’emploi. Un conflit de personnalités avec la responsable de la cuisine collective et une incapacité à s’identifier aux autres membres du groupe ont rendu son intégration difficile. Elle se considérait comme une travailleuse, ce qui la différenciait des autres qui vivaient de prestations d’aide sociale. Cet exemple illustre l’importance de la reconnaissance des autres membres du groupe comme des personnes semblables à soi, car l’absence de distinction rend tout étiquetage impossible.

Pour faciliter l’intégration dans un groupe, les membres doivent prouver que leur participation vise à tisser des liens et non à acquérir de la nourriture. Pour ce faire, ils doivent respecter des règles implicites.

Participante 7 : Quelqu’un qui, comme j’vous dis qui est difficile pis qui est pas social, y est pas là. Y faut, à moment donné on va faire une recette pis c’est vraiment la recette, ça ressemble pas, mais là on le jettera pas, on s’adapte avec.

Pour cette participante, une personne ayant une attitude négative ou asociale nuit au bon déroulement de l’activité et en modifie la dynamique. De plus, quelqu’un de difficile cherchant à imposer ses préférences alimentaires risque de générer des conflits au sein du groupe. L’intégration au groupe dépend de ces deux règles implicites. Pour les respecter, les participant.es doivent accepter de sacrifier leurs préférences alimentaires et se plier à la volonté du groupe. Ce sacrifice minimise l’importance du manque de nourriture et met à distance l’image du « faux pauvre », car cette étiquette ne peut être attribuée à une personne en mesure de subvenir à ses besoins.

Dans cet idéaltype, les stratégies d’adaptation sont utilisées pour diminuer les effets du manque de pouvoir en tissant des liens sociaux. Pour y arriver, les participant.e.s doivent sacrifier leurs préférences individuelles et adopter celles des autres membres du groupe, ce qui les rend semblables aux autres et leur évite l’étiquette de « faux pauvres ».

La récompense de la responsabilité

Les personnes orientant leurs actions selon l’idéaltype de la récompense de la responsabilité utilisent les stratégies d’adaptation pour faire face aux effets du manque de pouvoir engendré par l’obligation de se limiter aux produits permis en achetant des produits luxueux. Elles s’accordent ce droit en raison des privations endurées quotidiennement.

Participant 5 : Le pain, quand on va toujours au minimum, vous comprenez ce que je veux dire, le pain à rabais, la saucisse à rabais, toute à rabais, le lait à rabais, ben tout est rabaissé.

Pour ce participant, devoir acheter uniquement les produits les moins chers est vécu comme une privation qui mine son estime de soi. Il a l’impression qu’en achetant des produits à prix réduit, il a moins de valeur que les personnes qui ne sont pas obligées de le faire.

Afin de rehausser l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, les participant.e.s se permettent d’acquérir des produits luxueux.

Participante 8 : Moralement, même si on n’a pas les moyens nécessairement d’y aller [au restaurant], mais j’trouve que ça coûte moins cher que de payer un psy parce que tu restes chez vous pis que tu manges les murs pis que… Fait que dépenser cinq piasses, six piasses, sept piasses, une fois par mois, deux fois par mois, ça le vaut, parce que psychologiquement ça l’aide. C’est beau de couper, mais à moment donné y faut se récompenser.

Cette participante va manger au restaurant une fois par mois pour se récompenser des efforts réalisés. Cette dépense lui fait oublier les privations, ce qui l’aide à faire face aux effets du manque de pouvoir.

Les participant.e.s disposant de bonnes habiletés culinaires sont en mesure de diminuer l’impression de privation.

Participant 13 : Pis des fois avec ce qu’y [organismes d’aide alimentaire] me donnent, j’en ai trop, fait que quant à le jeter, aussi bin partager, de toute façon, y a comme des échanges de troc, moi j’fais un souper, après ça y vont me donner des cigarettes quand j’en ai besoin, tantôt y vont me donner d’autres choses…

Ce participant qui a travaillé dix ans comme cuisinier professionnel utilise à leur plein potentiel les aliments qu’il reçoit lors des distributions alimentaires et échange les surplus contre d’autres choses qu’il désire. En tirant profit de ses compétences et en offrant aux gens qui ne savent pas cuisiner un service qu’ils ne seraient pas en mesure d’obtenir autrement, il se sent utile, ce qui rehausse l’estime qu’il a de lui-même.

Cet idéaltype met en évidence que les stratégies d’adaptation peuvent être mobilisées dans le but de réaliser un projet qui permet aux participant.es de rehausser leur image personnelle et ainsi de combattre les effets du manque de pouvoir. La réalisation du projet est un droit accordé en raison des sacrifices endurés. Cet usage des stratégies d’adaptation permet aux participant.e.s d’exercer un contrôle symbolique sur leur vie économique et ainsi de mettre à distance l’image du « faux pauvre ».

Les quatre idéaltypes présentés sont des logiques d’action qui permettent de mettre à distance l’image du « faux pauvre ». En recourant à l’une ou l’autre de ces logiques, les participant.e.s s’approprient et interprètent la norme de la responsabilité économique. Ce faisant, ils s’autorisent à adopter des comportements qui ne visent pas uniquement à satisfaire les besoins physiologiques et ils échappent ainsi au diktat de la nécessité.

Discussion

Cette recherche a permis de rendre compte de l’expérience de déshumanisation qu’est la pauvreté. Il ressort de l’analyse du corpus d’entrevues que le diktat de la nécessité s’exprime sous la forme d’impératifs économiques et normatifs. La construction idéaltypique présente quatre logiques d’action qui permettent de mieux comprendre les choix des personnes en situation d’insécurité alimentaire. Toutefois, il serait hasardeux de généraliser les résultats de cette enquête au-delà de l’échantillon étudié en raison des limites méthodologiques de cette recherche.

La première limite est attribuable au mode d’échantillonnage et à la taille de l’échantillon. N'ayant recruté que seize personnes de manière non probabiliste, certains profils d’individus sont peu ou pas représentés. Pour cette raison, il a été impossible de déterminer si les logiques d’action sont influencées par les caractéristiques socioéconomiques et culturelles des participant.e.s.

La seconde limite touche la stratégie employée pour le recrutement qui s’est fait exclusivement au sein d’organismes d’aide alimentaire. Pour cette raison, il a été impossible d’étudier la manière dont les personnes qui n’y ont pas recours utilisent les stratégies d’adaptation.

La troisième limite concerne les critères de participation à l’étude. Afin que les personnes recrutées soient familières avec l’aide alimentaire, elles devaient y avoir eu recours au moins trois fois. Or, le sentiment de honte tend à s’atténuer lorsque l’assistance se prolonge (Sabourin, Hurtubise et Lacourse, 2000), ce qui explique sa quasi-absence lors des entrevues.

En raison des limites rencontrées, il serait souhaitable de mener d’autres recherches pour identifier les caractéristiques socioéconomiques susceptibles d’expliquer les préférences des participant.es pour une logique plutôt qu’une autre. Une telle recherche permettrait d’accroître les connaissances et d’amener des pistes de réflexion pour l’intervention auprès des personnes en situation d’insécurité alimentaire.

Conclusion

Cette étude a révélé que les gens doivent composer avec des contraintes économiques et normatives sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. Toutefois, leurs actions ne sont pas exclusivement régies par elles. En effet, la construction idéaltypique a mis en évidence que les personnes en situation d’insécurité alimentaire orientent leurs actions de manière à résister aux injonctions du diktat de la nécessité. Par conséquent, la pauvreté ne doit pas être considérée comme un état de besoin constant débouchant sur une déshumanisation, mais comme un état de négociation dans lequel les agents doivent déterminer ce qui est nécessaire et les moyens légitimes pour y arriver. Ce constat empirique a une incidence théorique, car pour pleinement rendre compte de ces phénomènes, il faut les étudier de manière multiparadigmatique, c’est-à-dire en combinant les approches holistes et individualistes.