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Entouré des Alpes suisses, le vieil hôpital de Malévoz accueille depuis 1899 « les Valaisiennes... » (Bender et al., 2010). Le vieil hôpital psychiatrique de Malévoz en Suisse a été construit en 1899, dans le canton de Valais. Avec la désinstitutionalisation des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale, le site de Malévoz est devenu lieu de soins pour de courts séjours en situation de crise et plusieurs de ses bâtiments se sont vidés. Depuis 2011, certains pavillons ont été réaffectés en un Quartier culturel géré et animé par une équipe socioculturelle. Le Quartier culturel de Malévoz (MQC) dispose d’une galerie, d’un théâtre, d’une buvette et d’une résidence d’artistes où des professionnels des arts de la scène, des arts visuels, du cinéma, de la musique et de la littérature séjournent et développent des projets artistiques en voisinage avec des personnes en crise psychique. En contrepartie, ces artistes doivent proposer des ateliers hebdomadaires aux « patient.e.s » avec le soutien d’animateurs de MQC.

En tant qu’artiste et chercheure en résidence, nous nous sommes connues dans cet espace favorisant de nouvelles interactions dépassant les frontières de nos disciplines respectives. Le présent article rend compte d’expériences et d'interrogations issues de cette rencontre transdisciplinaire entre la sociologie de la santé mentale et les arts visuels. Le lien entre nos disciplines se tisse à travers une approche de recherche-intervention expérimentant la participation, la « latéralité » et l’apport du « savoir expérientiel » dans une perspective de transformation sociale et des subjectivités.

À partir du cas de Malévoz, nous questionnons le pouvoir des interventions artistiques en milieu psychiatrique et explorons des pistes de collaboration entre la recherche en sciences sociales et l’intervention artistique. Nous offrons d’abord un récit ancré dans nos expériences de seuil en tant que résidentes. Ensuite, nous parcourons les perspectives et débats entre personnes impliquées concernant le dispositif MQC, son rôle social et ses effets. En guise de discussion, nous interrogeons les effets du croisement entre pratiques artistiques, lieux de soins et expériences de souffrance psychique. Comment transforment-ils les rapports sociaux et les subjectivités impliquées ?

Approche mÉthodologique : une recherche-intervention participative

Utilisant une approche méthodologique qualitative et participative, nos analyses explorent deux sources de données : des observations participantes documentées à l’aide de journaux de bord et d’un groupe focal réalisé avec des artistes et d’animateurs socioculturels impliqués dans la résidence du printemps 2018 dans le cadre de la recherche-intervention « Voisinage Art & Folie ».

L’approche de recherche-intervention se situe dans une perspective d’implication avec ses objets. Rechercher devient ainsi non pas un travail de validation d’hypothèses préétablies mais de co-construction de sens avec le « terrain ». La perspective de la chercheure propose des analyses, tout en se situant dans le même plan d’immanence que celle de ses interlocuteurs (Kastrup, 2015 ; Passos et al., 2009). Dans la présente recherche-intervention, nos protagonistes sont des artistes en résidence, des patient.e.s fréquentant le quartier culturel et des intervenants socioculturels y travaillant. Le terme participatif réfère à un art d’intervention qui met en avant une philosophie du « travail avec » (Kester, 2011) et une « rhétorique d’émancipation et de démocratisation » (Bischop, 2004).

Quels processus de transformation un dispositif socioculturel en milieu psychiatrique engendre-t-il ? Comment les artistes y participent-ils ? Les espaces interstitiels sont-ils propices au développement de pratiques artistiques et socioculturelles novatrices et participatives ? À partir de ces questions, nous avons construit nos analyses en interrogeant nos deux sources de données.

La cour intérieure investie par des artistes en résidence : seuils et ateliers

À notre arrivée, nous nous sommes familiarisées avec les espaces et leurs fonctions afin de saisir ceux ouverts ou fermés à notre présence. Le Quartier culturel et l’hôpital[1] collaborent et cohabitent, tout en affichant différences et tensions.

Le mode exploratoire de la résidence amène certain.e.s artistes à développer des liens avec des personnes hospitalisées, des animateur.trice.s du MQC et des membres du personnel soignant. Le cadre indéfini des espaces interstices permet-il une réciprocité ? Le Quartier culturel franchit-il un seuil ? Celui d’agir en tant que «  milieu de vie » ? Ces seuils transforment-ils les acteurs impliqués ? Le seuil est ici compris en tant que « moment où un individu a perdu un premier statut et n’a pas encore accédé à un second statut ; il est dans une situation intermédiaire et flotte entre deux états » (Calvez, 2000, p. 83). Cette expérience de seuil rappelle la place occupée par la folie à la Renaissance, selon Foucault « … au fou d’être enfermé aux portes de la ville: son exclusion doit l’enclore ; s’il ne veut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage » (Foucault, 1972, p. 26).

Les artistes en résidence habitent le bâtiment du Torrent[2]. Depuis ce salon tapissé de peintures réalisées par une « ex-patiente », on entrevoit la cour intérieure. Dans les bâtiments voisins, la Forêt et le Laurier qui sont des unités de soins, on voit passer des silhouettes par la fenêtre. Des patient.e.s ou des soignant.e.s ? Il n’est pas facile de le savoir, car seules les personnes considérées en situation grave portent un long peignoir blanc. Le personnel soignant et la majeure partie des patient.e.s sont habillés normalement.

Un après-midi par semaine, nous animons chacune un atelier participatif dans la cour intérieure. Lieu entre l’avant des pavillons et le dehors du jardin, lieu interstice où il est possible d’interagir avec une certaine intimité, lieu qui convient à la proximité que nous voulons susciter dans nos ateliers. Cette « latéralité » est une manière de se positionner, expérimentée dans les recherches participatives et dans les mouvements sociaux en santé mentale (Passos et al., 2009). Une jeune patiente fréquente plusieurs ateliers. Interrogée sur ses impressions, elle répond : « Il n’y a pas de barrière. Vous ne nous traitez pas comme des malades. »

Durant les ateliers d’écriture, nos sensibilités se rencontrent dans une pratique collective, écrire comme un des multiples modes d’être ensemble. Là-bas, à Malévoz, il est possible de ne pas performer, de laisser s’écouler les minutes, de ne pas tenir bon. Lieu de « retrait positif » (Corin, 2003) ? Lieu où on peut prendre soin de soi. Lieu où tant de rêves, de désespoirs, mais aussi de désirs naviguent. Dans cette parenthèse de la vie dehors, un dedans s’élargit, malgré les portes et portails ouverts. Parfois, une barrière invisible s’installe. Il est si délicat de proposer de créer ensemble. Mais ça fonctionne. Lors des ateliers, durant une heure et demie, nous sommes réuni.e.s dans cette aventure périlleuse et délicieuse : vivre et créer. C’est fort, mais aussi modeste, et reconnaître les limites permet de poursuivre les sens d’une pratique participative. Douter, hésiter, tâter les envies du groupe. Faire avec, sans recette ni prétention. Avec respect, mais aussi oser expérimenter, bouger, changer de lieu.

Plusieurs participant.e.s disent que la cour intérieure leur permet d’oublier qu’ils sont à l’hôpital psychiatrique. D’où vient le caractère hospitalier de la cour intérieure ? De la proximité ou de la « latéralité » qui défait temporairement les inégalités de position (Brum Schäppi, 2016) ? Un participant dit ceci : « Je suis tranquille ici, je suis loin des autres. Dans mon unité, les personnes en crise sont jalouses parce que je vais mieux. C’est embêtant d’aller bien ici. »

Ces expériences de rencontre – lors des ateliers participatifs et en dehors – produisent-elles des transformations ? Engendrent-elles des transformations sociales ? Parcourons une discussion sur les pratiques d’art et d’intervention socioculturelle en milieu psychiatrique en lien avec le changement social.

Dispositif socioculturel et pratiques artistiques en territoire psychiatrique : débats entre acteurs et actrices impliqué.e.s

Assis dans le salon du Quartier culturel, trois artistes en résidence et quatre personnes de l’équipe socioculturelle participent à un groupe focal[3]. Nous proposons une discussion sur la résidence du printemps qui tire à sa fin ainsi que sur le dispositif MQC en tant qu’acteurs de changement social. Il s’agit d’une discussion animée où chacun s’exprime sur la base de ses propres expériences. Dialogues et controverses ont lieu.

Interrogé sur ce qu’implique travailler en contexte psychiatrique en tant qu’artiste ou animateur.trice socioculturel.le, un participant propose l’image du jardinier :

Ça veut dire quoi jardiner ? Ça veut dire tenter de faire pousser de la culture parmi de la nature et tenter de comprendre comment fonctionne l’environnement. […] L’hiver, il faut attendre que le sol soit dégelé, et une fois réchauffé, on sème. Le geste culturel du jardinier doit être en accord avec son environnement […] Mais l’action socioculturelle veut aussi agir sur l’environnement psychiatrique. L’ancien médecin chef disait qu’un hôpital qui soigne doit être un bordel organisé. Agir dans une structure psychiatrique avec des artistes, ce serait semer le bordel, c’est-à-dire empêcher l’hôpital psychiatrique de fonctionner comme une machine, parce qu’aujourd’hui les hôpitaux sont des machines à faire de l’argent, des usines qui gèrent des flux. Les patients ce sont des clients, les soins sont objectivés et instrumentalisés par la machine, c’est un business ! […] Alors pour lutter contre cette machine, il faut faire un truc qui coince, qui grince. L’action socioculturelle amène du sable dans les rouages, pas de l’huile. Ce qu’on fait tous les jours, ça emmerde un peu la machinerie comptable. Et ça, c’est la vie ! La vie, c’est la rouille par rapport au moteur. Donc, la vie empêche les mécaniques de marcher. Et le pire danger pour un hôpital psychiatrique, c’est de fonctionner comme une machine psychiatrique. Nous avons reçu la mission de l’hôpital de mettre du sable dans ses propres rouages.

La volonté de nourrir une crise permanente à l’intérieur de l’institution psychiatrique est une stratégie pertinente d’ouverture et d’évitement de stagnation et de reproduction des « pratiques asilaires » (Foucault, 1972), c’est-à-dire des pratiques d’enfermement et d’anéantissement des voix, des corps et des rêves.

Si le MQC occupe l’espace physique de l’hôpital, son intégration symbolique avec celui-ci est ambiguë. Il participe à la composition de « territoires existentiels » (Guattari, 1989) de certaines personnes hospitalisées qui fréquentent la buvette et les ateliers, ainsi que celui d’ex-patients.e.s qui participent au Karaoké, animent des ateliers ou travaillent dans la buvette. Le territoire du MQC, à la fois physique, affectif et imaginaire, permet des connexions entre territoires existentiels divers, y compris ceux des artistes en résidence.

Selon Guattari:

dans le registre des pratiques psy, tout devrait toujours être réinventé, repris à zéro, faute de quoi les processus se figent dans une répétition mortifère. […] Les Agencements subjectifs individuels et collectifs sont potentiellement aptes à se développer et à proliférer loin de leurs équilibres ordinaires. Leurs cartographies analytiques débordent donc par essence les Territoires existentiels auxquels elles sont affectées. Aussi devrait-il en aller, avec ces cartographies, comme en peinture ou en littérature, domaines au sein desquels chaque performance concrète a la vocation d'évoluer, d'innover, d'inaugurer des ouvertures prospectives

1989b, p. 30

Si le MQC participe à des agencements subjectifs et collectifs, il est aussi considéré par certain.e.s, notamment des soignant.e.s, comme infréquentable. À ce sujet, deux intervenant.e.s avancent : « Il y a plein de gens qui disent que c’est magnifique [le MQC], mais qui n’y foutront jamais les pieds. » « Des soignants nous amènent des patients alors que d’autres bloquent totalement. »

Il est intéressant de noter que les artistes en résidence ont, eux aussi, des attitudes très variables concernant la fréquentation des autres lieux de l’hôpital hors du MQC tels que la cafétéria, espace de sociabilité important où la plupart des personnes hospitalisées[4] prennent leurs trois repas quotidiens, ou les pavillons (unités de soins) où elles passent une bonne partie de leur temps.

Lors du groupe focal, la question de la place des artistes et du Quartier culturel par rapport à l’ensemble de l’hôpital provoque de la controverse. Selon une artiste : « Nous sommes quand même dans le ghetto. Je n’aurais pas compris bien la question des médicaments si je n’étais pas allée voir dans les unités, de l’intérieur. Les patients en atelier [au MQC] sont des gens qui vont relativement bien. En tant qu’artiste, nous avons un traitement de faveur. »

Si l’équipe socioculturelle est mise au défi quotidiennement par les ouvertures et les tensions de la collaboration à long terme avec les divers professionnels du milieu psychiatrique, les artistes y séjournent jour et nuit. Le dispositif de la résidence d’artistes introduit dans le territoire psychiatrique des personnes en processus de recherche et de création. Des personnes qui arrivent, rencontrent, questionnent, proposent, produisent, exposent, restituent puis repartent à des rythmes et des dispositions variables. Ce dispositif crée des rencontres qui dérangent, qui interrogent et qui ouvrent des brèches dans la routine des soins. À ce sujet, un membre de l’équipe d’animation dit : « Notre action, vous voyez en quoi elle dérange ? En permanence, on fait quelque chose de nouveau et nous ne sommes pas dans la répétition […] dès que les artistes sont adaptés, ils sont remplacés par d’autres qui recommencent les mêmes bêtises. »

Parmi les « bêtises » des artistes, on compte le fait de rencontrer les patient.e.s hors des activités et des rendez-vous prévus. À ce sujet, une artiste explique :

Les espaces les plus importants lors de mon séjour ici ont été ceux où j’étais dans aucun rôle, j’étais moi-même, avec ma propre subjectivité et eux aussi et je me disais: « est-ce que les soignants peuvent vraiment aller dans ce sens ? ».

Ces rencontres transforment les subjectivités impliquées, car elles permettent des échanges en marge, hors d’un cadre de soins, de contrainte ou de récit de soi (Corin, 2003). Elles se situent aussi hors des cahiers de charges et de la « bonne » distance professionnelle. Les soignant.e.s vouvoient les patient.e.s et utilisent leur nom de famille, alors que les animateur.trice.s et artistes les tutoient et ne connaissent rien de leur dossier médical. Cela crée un décalage où la motivation à créer, autant du côté de l'artiste que de celui du patient, s’inscrit ici dans une autre trajectoire que celle de la guérison. En ce sens, est-il possible de situer les patient.e.s autrement qu’en tant qu’êtres à « guérir », en les considérant comme des acteurs sociaux ?

Une animatrice évoque cette dimension de rencontre authentique que les lieux et pratiques du MQC suscitent : « Il y a, oui, quelque chose qui se transforme dès que la personne sait qu’elle peut venir [au MQC] telle qu’elle est. Je l’ai expérimenté à plusieurs reprises, mais cela demeure de l’individuel, donc cela est qualitatif et au final du minuscule. » Un autre animateur poursuit dans le même sens : « Tous les jours, notre présence développe des relations qui ne sont pas soignantes, ce sont des relations humaines. » Cela n’est pas anodin, étant donné que ces rencontres touchent des personnes en situation de détresse existentielle, parfois d’isolement social et de grande souffrance.

Interrogés sur les effets du dispositif MQC à un niveau macro-social, un membre de l’équipe socioculturelle répond : « Une des missions sociales [du MQC est de diminuer la barrière entre l’hôpital et la ville. Même le fait de rentrer dans le parc. Ma mère quand elle est venue, elle s’imaginait un gros bâtiment en béton, mais là elle était devant une galerie, un théâtre. » Une animatrice complète : « Même chose avec les artistes qui séjournent ici […une artiste] va boire des coups dans tel bistro et elle fait découvrir le Quartier Culturel aux gens du coin. » Un animateur signale l’importance de ces liens tissés avec le dehors : « Plus on échange avec l’extérieur, plus on va dans le sens du MQC, puisque les patients une fois sortis de l’hôpital, ils vont aller où ? Eh bien en ville, confrontés à ces gens-là. »

La position du MQC entre espace de soins (hôpital) et espace public (parc) lui permet de jouer un rôle de pont entre le dehors de la ville et le dedans de l’hôpital. La galerie et le théâtre composent la scène culturelle montheysanne[5]. Lieux d’exposition, de répétition et de présentation, ils invitent la population à franchir le parc et les barrières invisibles de l’ancien « asile d’aliénés ». Sensibilisation ? Dés-stigmatisation ? Ou seulement une circulation dans les lieux physiques, tout en gardant en place les barrières imaginaires et réelles qui séparent les « malades» des « sains », les « fous » des « normaux » (Otero, 2010) ? La mission culturelle du MQC est chère à l’équipe actuelle dont la gestion des divers lieux et activités occupe la plupart du temps[6]. Selon un animateur:

[Le MQC] doit améliorer les relations entre l’espace de cet hôpital et l’espace de la ville. Il faut recoller et réparer les relations spatiales. Est-ce que nous avons réussi ? Oui ! Voici le petit guide que Monthey distribue à tous ses habitants. Eh bien depuis que nous sommes dans le MQC, l’hôpital figure à nouveau dedans. L’office du tourisme annonce nos activités. Les enfants des écoles viennent, les apprentis posent nos affiches. Si j’améliore les environnements spatiaux et imaginaires entre l’hôpital et le reste du monde, la situation des patients va s’améliorer.

En ce sens, l’intervention par l’art et la culture vise moins les individus et leurs problèmes de santé mentale qu’à créer des passerelles entre les lieux de soins et les divers lieux de vie, particulièrement les lieux artistiques et culturels. Il s’agit ainsi non pas d’instrumentaliser l’art et la culture au service des soins, mais d’occuper, voire d’envahir, les espaces de soins et de mise à l’écart (asilaires) avec des pratiques culturelles et artistiques et leurs publics (Brum Schäppi, 2018). Ces espaces investis amènent une circulation qui les apparente à l’espace public. De ce fait, la culture fait l’objet d’une forme de réappropriation, de détournement qui modifie les rapports de pouvoir (De Certeau, 1990).

Un animateur exprime ainsi le coeur de l’intervention du MQC : « C’est d’exister comme une équipe culturelle, dans le monde artistique, nous ne sommes pas une équipe psychiatrique, nous avons un espace culturel dans un espace psychiatrique. » Cela distingue l’expérience de Malévoz d’autres expériences d’art à l’hôpital et lui confère une mission transformatrice peut-être plus radicale. Le monde de l’art et de la culture cohabite ainsi avec celui de la psychiatrie dans un voisinage vivant et tendu.

À la question des transformations de l’hôpital engendrées par le dispositif MQC, un animateur répond : « Le fait qu’il y ait des artistes qui viennent dans une démarche de rencontre ou une recherche personnelle, ils se plongent à la vie du lieu et cela génère des interactions qui dépassent nos prévisions et ont des répercussions positives. »

À la fin du groupe focal, une conversation a lieu sur les paradoxes de la contrainte et de la liberté en contexte d’hospitalisation psychiatrique. Une artiste souligne les propos d’un médecin : « Il y a beaucoup de gens sous contrainte[7], mais ce qui est étonnant, c’est qu’ils ne partent pas. Ils ne sont pas obligés de rester et ils viennent contre leur volonté, et il a très peu de fugues. » Un animateur apporte sa perspective : « C’est une méthode de travail qui fait que tu reçois ce que tu donnes, donc si tu arrives avec la violence institutionnelle, avec des grilles partout, les gens pètent les plombs et ne respectent rien. Si tu arrives ici avec une méthode plus ouverte et large, les gens sont plus respectueux. » Si les ouvertures sont multiples, dont le magnifique jardin, l’absence de chambre d’isolement, de murs et de grilles, le travail avec les proches et en ambulatoire, entre autres, le contexte d’hospitalisation psychiatrique porte en lui des traces de la violence asilaire. Elles sont repérées et signalées lors de la discussion en groupe focal :

— C’est aussi cette violence institutionnelle qui fait peur à l’artiste quand il ou elle vient ici, dit une artiste.

— Après, il ne faut pas enjoliver. Regardez le peignoir, c’est violent, la chemise d’hôpital aussi, dit un animateur.

— Et le chimique…

Transformations engendrées: subjectivités et territoires

En guise de discussion, voici quelques interrogations sur l’art, l’intervention et le changement social tissées à partir du dialogue entre nos expériences de recherche-intervention et création auprès d’un dispositif artistique et culturel en territoire psychiatrique (Malévoz Quartier Culturel) et des points de vue situés d’acteurs et d’actrices impliqué.e.s. Nos recherches et nos dialogues nous informent que cet agencement singulier entre culture et soins, entre art et santé mentale engendre des lignes de force, des processus de subjectivation et de transformation sur différentes échelles : à l’échelle des rapports sociaux et des subjectivités ainsi qu’à celle du territoire et des espaces. De multiples formes d’intervention participent à cette série d’agencements.

À l’échelle des rapports sociaux, l’expérience de vivre et de co-créer entre personnes en situation de crise psychique et artistes transforme les subjectivités impliquées. Elle participe à des processus de subjectivation, étant donné qu’elle ouvre des brèches dans les assujettissements multiples (à la maladie, à l’incapacité[8]). Pour certaines personnes vivant avec des problèmes de santé mentale, comme dans l’expérience de l’activisme en santé mentale (Brum Schäppi, 2017), la création artistique ouvre des devenirs : devenir écrivain, devenir peintre, devenir comédien (Deleuze et Guatarri, 1980).

Les rencontres entre artistes et personnes en situation de détresse psychique engendrent parfois des connexions entre territoires existentiels, entre sensibilités. Si les artistes en résidence proposent de nouveaux sens, les « patient.e.s » en contact avec leurs pratiques artistiques questionnent, interpellent et résistent. Entre l’expérience des personnes psychiatrisées et celle des artistes habitant provisoirement en territoire psychiatrique, une connexion se produit et révèle des mutations esthétiques imprégnées de quêtes de sens existentielles.

De cette expérience de voisinage, plusieurs tensions et interrogations émergent. Par exemple, la question des liens existant entre l’oeuvre d’art contemporaine et l’expérience limite de crise psychique : étrangeté recherchée ou subie, basculement et effondrement de mondes, intensification de sens, dilution des limites entre sujet et monde, entre autres.

À l’échelle des territoires, des transformations ont aussi lieu. Comme les animateurs socioculturels le disent si bien, le dispositif artistico-culturel en milieu psychiatrique permet de diminuer les barrières entre l’hôpital et la ville et, ainsi, de participer à la déconstruction de la stigmatisation. Cela permet-il d’aller jusqu’à dire qu’il contribue à l’inclusion sociale et territoriale des personnes concernées ? Des processus d’inclusion et de subjectivation en marge sont en cours et, malgré leur efficacité limitée, ils participent à contrecarrer les processus d’exclusion et de mise à l’écart (Lamoureux, 2001).

Ces processus existent, notamment à l’échelle des pratiques d’intervention. Le MQC, nous l’avons vu, propose une approche particulière d’intervention par l’art et la culture qui travaille le territoire (physique et imaginaire). Produire intentionnellement la crise, la rouille et la vie à l’intérieur de l’institution psychiatrique est une forme d’intervention. Ouvrir l’institution au monde extérieur, inviter des publics variés le sont aussi. L’hybridation entre institution de soins et de culture interroge le pouvoir soignant de l’art. Toutefois, par des objectifs modestes et par la production d’interventions à portée immédiate et locale, comment envisager l’émancipation de l’art interventionniste au-delà de son contexte d’émergence?

Conclusion

Si le cas de MQC permet de poser beaucoup de questions, afin de les creuser, il aurait été intéressant d’élargir l’étude à d’autres institutions expérimentant des dispositifs artistico-culturels en territoire psychiatrique, d’effectuer des entretiens et d’inclure des patient.e.s au groupe focal. Le caractère microsociologique de notre étude ne permet pas de tirer des conclusions, mais plutôt d’ouvrir des questionnements.