Corps de l’article

Introduction

Le point de départ de la présente réflexion se rattache à l'étude de Butler (1988) qui soulève un phénomène saisissant observé lors de certaines performances de personnes travesties. L’auteure explique que les travesti.e.s reçoivent moins de critiques et de censure lors de la performance théâtralisée de leurs revendications de genre que lors de l’incarnation quotidienne de cette dernière, jugée déviante et dérangeante. La vue d’un.e travesti.e sur une scène deviendrait un sujet divertissant, alors que dans la vie de tous les jours elle s’avère souvent incommodante, allant même jusqu’à provoquer des sentiments de peur, de colère, voire de violence. La scène, plus que la rue, générerait donc des espaces de tolérance en ce qui a trait à l’expression d’identités singulières, du moins lorsqu’il s’agit de personnes travesties. La performance offre une distance face à une réalité qui déstabilise, elle permet de prendre un certain recul face à l’incompréhension et au malaise générés par une personne ou une situation considérée comme « hors-norme ». Porter la marginalité sur le devant d’une scène pourrait avoir un écho que cette marginalité n’obtiendrait pas autrement. La performance permettrait alors de représenter des choses qui ne seraient pas tolérables en dehors d’elle.

Si tel est bien le cas, elle serait l’opportunité de faire entendre une voix, de faire exister d’autres représentations d’un phénomène social, voire de participer à bousculer et à modifier la norme sociale. Cet exemple nous apparaît pertinent pour examiner ce qui se passe lors de performances d’un cirque « alternatif » à Montréal dont certain.e.s artistes sont issu.e.s de la pratique du cirque social. Précisons que par « alternatif », nous entendons un courant qui se pose en alternative à quelque chose d’autre. L’« autre » étant souvent le courant dominant, traditionnel. Or, à l’instar de Rhéaume et Sévigny, nous reconnaissons que l’alternatif « […] désigne un ailleurs ou un autrement de la pratique qui appelle une vision du social particulière » (1987, p. 135). Les pratiques qui s’en réclament sont des révélateurs qui « rendent manifeste tout ce que le centre n'est pas et ne fait pas, tout en révélant qu’elles font aussi partie du système social dont elles se démarquent » (Sévigny, 1993, p. 121).

Nous regarderons ici, à partir d’un exemple précis, quelles représentations de la marginalité sont données dans ces performances et suggérons que celles-ci pourraient constituer des espaces favorisant l’évolution des perceptions du public en ce a trait à l’altérité. Les considérations de cet article s’inscrivent dans une recherche doctorale actuellement en cours sur les performances alternatives du cirque à Montréal.

Les performances, des espaces de transition

On le sait, l’art est un vecteur de transformation sociale. Il ne change pas le monde, mais il peut modifier les consciences des personnes qui pourraient, elles, changer le monde (Marcuse, dans Dolan, 2005). Les productions artistiques et leurs performances sont en effet capables de présenter des alternatives à un système normé, parfois rigide et donc de faire évoluer la structure normative de notre système (Turner, 1982). Ces productions sont en somme des incarnations sur scène de fantasmes et de rêves, de diverses possibilités d’être et de faire, faisant miroiter une société différente (Dolan, 2005), plus ouverte et plus tolérante. Les théories de la performance viennent d’ailleurs appuyer ce constat.

Développées par Schechner (2003) et Turner (1982), les théories de la performance lient une anthropologie de la performance à une anthropologie de l’expérience, favorisant, en bout de piste, une meilleure compréhension de la vie des événements ritualisés au cours desquels un passage symbolique s’effectue. Turner (1982) parle de « liminalité ». La liminalité ou expérience liminale est un entre-deux, un moment qui permet une transition d’un état ou d’un statut vers un autre. La qualité d’écoute, les modes d’interaction particuliers, l’attention accordée aux perceptions et aux ressentis font de ces expériences des moments où l’on peut se détacher de la structure sociale généralement normative et donc ressentir et penser en dehors d’elle. De ce moment liminal, non normé et non normatif, peuvent émerger de nouveaux modèles, les graines d’une créativité culturelle empreinte de nouveaux symboles.

L’expérience liminale est une expérience collective, souvent issue d’une nécessité sociale, et elle implique un engagement et une loyauté des personnes participantes (artistes et public principalement) dans le moment artistique. C’est un moment à la fois de création et de destruction de la norme (Turner, 1982, p. 47). Lors de ces expériences liminales, des « communitas » ou communautés spontanées se forment, qui tiennent de la « grâce » plutôt que de la règle et de la norme (Turner, 1982), des communautés non structurées au sein desquelles tout le monde est égal. Ces « communitas » peuvent être constituées par des artistes et les membres du public ensemble. Dans son ouvrage Utopia in performance (2005), Dolan décrit des moments suspendus de la performance pendant lesquels le public est transporté en dehors du présent. Ce moment en dehors du temps leur permet de ressentir un système utopique comme s’il pouvait exister réellement. Ainsi, la performance serait le lieu et l’espace d’un passage de la réalité à l’utopie et l’utopie à la réalité. Cette utopie de la performance rappelle d’ailleurs celle décrite par Muñoz (2005) dans le mouvement queer : elle rend possible la rencontre d’un autre monde, d’un monde alternatif.

Le cas d’Étude

De Cirque Hors Piste aux Productions Carmagnole

Les artistes dont nous présentons ici les numéros ont suivi une formation et un chemin professionnels atypiques hors des institutions classiques et entretiennent un lien singulier avec l’organisme de cirque social montréalais Cirque Hors Piste (CHP), auparavant Cirque du Monde Montréal. Ce parcours inhabituel explique peut-être d’ailleurs les identités fortes, aux couleurs de marginalité, qu’ils.elles transportent jusqu’à la scène.

Le cirque social propose une approche novatrice d’action sociale faisant appel à la pratique des arts du cirque pour accompagner le développement d’individus avec des besoins psychologiques ou sociaux particuliers (Caravan, 2010). Dans cette démarche, l’apprentissage des techniques de cirque ne constitue pas une fin en soi, mais vise à encourager les qualités individuelles et collectives nécessaires au développement personnel et à l’engagement ou au réengagement positif et productif des individus marginalisés, au sein de la communauté (Lafortune, 2011). Une telle expérience est possible à Cirque Hors Piste (CHP) et elle a été examinée attentivement par Jacinthe Rivard en 2017-2018.

Les ateliers de CHP s’adressent en priorité à des jeunes adultes marginalisé.e.s en situation de grande précarité matérielle, physique et psychologique. CHP a plusieurs intérêts pour ces jeunes. D’abord, c’est un moment structurant où ils.elles peuvent vivre une expérience positive avec un accompagnement individualisé sécurisant. Ensuite c’est un espace où ils.elles peuvent ressentir un sentiment d’appartenance à un groupe (Rivard, 2018). À CHP, ces jeunes-là « sont considérés comme des citoyen.n.es à part entière, CHP étant fermement convaincu que tout est possible en créant à partir de leur débrouillardise, de leur potentiel et de leurs savoirs expérientiels » (Rivard, 2018, p. 17). Aussi l’approche de CHP enclenche-t-elle le développement de compétences qui contribuent à la réinsertion sociale des participant.e.s sans pour autant les pousser à renier ce en quoi ils.elles croient, ni à abandonner une certaine forme de marginalité (Spiegel, 2016a). Les identités et les formes de socialisation présentes chez ces jeunes marginaux restent donc valorisées et stimulées par la pratique du cirque social. Dans son rapport sur CHP, Rivard (2018) nous révèle que les participant.e.s se trouvent ainsi capables de former des liens d’un type nouveau avec le milieu, à partir même de leur marginalité, en assumant pleinement qui ils.elles sont. Finalement, CHP permet de transformer des comportements ayant tendance à être interprétés comme déviants ou marginaux en éléments porteurs de diversité et sources potentielles de créativité et de développement artistique.

Or au cirque social, si on considère que c’est le processus artistique qui structure l’expérience, nombre de chercheur.e.s et praticien.ne.s, recommandent tout de même d’allier pratique artistique et représentation, c’est-à-dire d’assurer que les ateliers soient constitués de moments de création suivis de spectacles. Le spectacle, s’il naît du processus, marque aussi une finalité et représente un moment où ami.e.s et familles peuvent prendre conscience du cheminement voire de la transformation de l’un.e des leurs (Rivard, 2007, 2009, 2010 ; Hotier, 2003). Chaque séance préparatoire – dite « atelier » – et chaque spectacle deviennent alors des lieux où les participant.e.s sont des artistes. En ce qui concerne CHP, Rivard parle du spectacle comme du « point culminant » de l’expérience (2018, p. 15). Dans ces espaces de création, la singularité des histoires, des trajectoires et des corps est non seulement bien présente, mais assumée et mise de l’avant. Grâce aux liens tissés durant les ateliers et périodes de création de CHP, des groupes se forment en dedans, qui finissent par déborder du cadre des ateliers de CHP et créent de nouvelles communautés. Ainsi, même si ce n’était pas son intention première, CHP a produit des groupes d’artistes, ouvert de « nouveaux mondes artistiques » (Spiegel, 2016b), porteurs de marques et d’attributs de la marginalité et des formes de sociabilité qui l’habitent. En lien avec ces revendications et codes sociaux culturels marginaux, ces nouveaux groupes artistiques donnent vie à des productions non conformes à la norme esthétique qui domine actuellement le milieu circassien québécois. Ces formes performatives émergentes célèbrent la singularité des individus et prônent une vision plus inclusive du vivre-ensemble (Spiegel, 2016b, p. 281). En outre, elles donnent une présence sur scène – et donc une voix – à des groupes sociaux peu visibles et fortement jugés.

Certain.e.s de ces artistes en question présentent leurs numéros lors d’événements organisés par la compagnie Les Productions Carmagnole. Dans la prochaine section, nous allons nous intéresser aux représentations de la marginalité dans deux numéros lors de la performance Le Cabaret du Corps Dada, ayant eu lieu dans le cadre du festival Phenomena à Montréal, en octobre 2017.

Le Cabaret du Corps Dada, une esthétique hors-norme

Le cabaret du corps Dada, spectacle sur lequel nous portons notre attention ici et dans lequel deux numéros nous intéressent particulièrement, a été produit par la compagnie les Productions Carmagnole, qu’il est important de présenter. Les Productions Carmagnole ont été fondées en 2001 par un groupe de jeunes idéalistes marginaux, ancien.ne.s participant.es au programme de cirque social Cirque du Monde, qui sont devenu.e.s, depuis lors, artistes professionnel.le.s. En tête de file Eliane Bonin, communément surnommée Lili, est instructrice à CHP et dans d’autres programmes de cirque social dans le Grand Nord canadien. Aujourd’hui, la compagnie Les Productions Carmagnole (OBNL) produit et crée des spectacles, cabarets annuels et festivals hors des sentiers battus, à la Sala Rosa, au Théâtre Plaza ou encore l’été aux jardins Gamelin et dans le quartier Hochelaga. Chaque cabaret est unique et fonctionne entièrement grâce au bénévolat. Pour chacune des productions, des artistes extérieur.e.s viennent collaborer avec le noyau du collectif, faisant se côtoyer une pluralité d’univers artistiques et d’origines socioculturelles. Parmi ceux et celles qui nous intéressent ici, on trouve des artistes liés à CHP, et tout.e.s ensemble se présentent avec

[L]’envie d’investir et de créer des espaces où le déformatage est de mise, la possibilité d’explorer un système créatif et artistique alternatif […] et où les artistes (confirmés et de la relève) se retrouvent au sein d’une communauté choisie, libre et solidaire où les frontières entre les classes et les styles disparaissent

Bonin, 2015

Un cabaret Carmagnole est plus qu’un spectacle, c’est un événement ritualisé où toute la communauté du cirque se retrouve pour regarder ensemble une sélection éclectique de numéros. C’est un rendez-vous festif pendant lequel on accueille une panoplie de propositions artistiques, principalement circassiennes, mais pas seulement. Dans le cas que nous étudions ici, puisque le cabaret est programmé dans le cadre d’un festival pluridisciplinaire Phenomena, le public ne se limite pas à la communauté habituelle. D’ailleurs Le cabaret du corps Dada est présenté à la Sala Rosa, un lieu qui n’est pas à proprement parler un théâtre ; c’est aussi et avant tout un lieu de concerts, de danse et de fête.

L’intention du cabaret est de créer « de l’ambiguïté et du malaise » selon les mots de l’une des artistes, en se permettant d’être débridé.e.s, libres, insoumis.e.s, les spectacteur.trices sont donc mis.es en condition de recevoir. Pour le public, il n’est pas question d’attendre que les portes du théâtre s’ouvrent pour aller s’asseoir dans des fauteuils. Il entre dès son arrivée dans la salle. Il était d’ailleurs invité à se présenter costumé et à poursuivre la soirée après le spectacle, dans une ambiance plutôt libertaire. Carmagnole se veut un « safe space », un endroit bienveillant où on peut se sentir libre d’être qui on est, comme on veut. La salle entière a été décorée par du mobilier feutré dans un style cabinet de curiosités. La lumière est tamisée, l’ambiance amicale et électrisée est un équilibre étonnant de familier et de déjanté. Dans cet environnement décontracté, on sent une certaine cohésion se former dans le public, qui donne déjà plus l’impression d’être un groupe que des personnes venues vivre des expériences individuelles. Parmi elles, des artistes et il est difficile, d’ailleurs, de les distinguer les un.e.s des autres.

Il semble y avoir une règle unique à Carmagnole, celle de n’en avoir aucune et de proposer un espace artistique sans code moral. Il s’agit d’accorder un espace de liberté où les artistes peuvent explorer leurs limites ainsi que les limites de leur public. Une maîtresse de cérémonie rythme la soirée. Elle nous donne le ton en introduction en nous expliquant que si nous pensions avoir parfois des comportements bizarres, cette performance nous montrera que nous pouvons aller beaucoup plus loin dans la bizarrerie. Beaucoup de place est laissée à l’improvisation puisque l’interaction avec le public (allant parfois jusqu’au contact physique) traverse la plupart des numéros. Passionnante expérience liminale, la performance du Cabaret du Corps Dada semble ouvrir vers un espace où la marginalité est accueillie, faisant ainsi place à d’autres potentiels modèles sociaux, symboles et aspirations. Ce soir-là se réunissait une douzaine d’artistes interdisciplinaires (cirque, marionnette, musique). Ils.elles y présentaient des numéros individuels ou collectifs, dans une dynamique d’enchaînement fortement basée sur le collectif. Dès le premier tableau de groupe se détachent rapidement trois personnages : il y a la très fameuse Lili ainsi que deux jeunes artistes croisés dans des ateliers de CHP qui forment un duo. Ces trois personnages expriment une liberté totale dans leur jeu. Ils ne se regardent pas, plongés dans leur personnage respectif, avec tout le laid et le malaise qu’ils contiennent et qu’ils assument. Nous portons notre attention sur leurs numéros.

Le numéro Monsieur Shmitt, pour lequel le duo repéré au début est accompagné d’un troisième acolyte avec qui ils forment aujourd’hui le collectif Opale Familia. Dans des accoutrements pouvant donner l’impression d’être sales et démodés, les trois artistes proposent un numéro entre théâtre clownesque et acrobaties sur un ton comico-grinçant. L’acte est inspiré d’un intermède sanguinolent de la pièce L'importance d'être d'accord de Bertold Brecht (1929). Monsieur Shmitt est manifestement un homme important et deux énergumènes cherchant à lui rendre des services, décident de le démembrer pour le soulager de ses douleurs. Ces « amputations » donnent lieu à toutes sortes de manipulations et portés acrobatiques en main à main[1]. Les dialogues sont absurdes, cruels et frôlent le sadisme. La technique n’est pas au centre de la performance, mais elle n’est pas complètement négligée pour autant. Dans cette esthétique de rue en costumes de guenilles, les trois acteurs-acrobates apparaissent en intermèdes tout au long du cabaret. Grotesques, les personnages pourraient être qualifiés d’anormaux, voire d’effrayants ou de fous. En arrière-plan, le numéro parle de survie, d'entraide, de la vanité de l'héroïsme. Ce qui semble délibérément mis de l’avant dans cette performance est un comportement de prime abord jugé délinquant, voire un peu sauvage. Il s’agit d’aborder les sujets de l’indiscipline et de la folie. La question de la représentation sociale du/des corps est une autre composante toujours sous-jacente du cabaret. Le numéro emblématique de la fameuse Lili est une conférence clownesque sur la féminité. À demi dénudée (le bas du corps) et sur un ton sarcastique, elle interroge notre relation à l’organe sexuel féminin encore souvent considéré trop sale et incommodant pour être représenté. La performeuse offre un atelier très concret – et ironique – pour celles qui voudraient lui redonner une beauté, grâce à ce qu’elle appelle la « labiaplastie » (chirurgie esthétique de la vulve). Son corps est ici son outil d’expérimentation et elle le manipule sans retenue ni convenance. Elle se met à nu, dans tous les sens du terme, devant nous. Le résultat est un numéro extrêmement exhibitionniste, totalement déconcertant.

Nous rapprochons ces performances de l’acte d’artistes queer, en ce sens qu’ils.elles cherchent à faire ressortir le pouvoir dominant normatif en exagérant des comportements anormaux et « déséquilibrés » (Cohen, 1997). En effet, ces comportements performatifs inhabituels ressemblent à ce qu’une théoricienne queer décrit comme des attitudes liées à l’anormal voire à l’échec (Halberstam, 2011). Or les populations marginales sont effectivement considérées comme des personnes dans l’échec, puisque n’ayant pas su se conformer à la norme telle qu’elle est instituée jusqu’ici et surtout, incapables d’incarner les valeurs de production et reproduction, si absolues dans la société actuelle (Halberstam, 2011, p. 95). Halberstam utilise le terme de « production » en tant qu’engagement dans le système productif (création de valeur telle qu’elle est reconnue aujourd’hui, principalement financière) et entend « reproduction » dans le sens de souhaiter reproduire un modèle dont on a hérité, transmettre et construire une situation pérenne. Or Halberstam soutient que c’est en réintroduisant et en revalorisant l’échec, le handicap, l’anormal, l’« utility of getting lost » (2011, p. 15) qu’il est possible de proposer une alternative au monde actuel (hétéro)normé, basé sur des principes de succès développés et mesurés selon des standards masculins et hétérosexuels de productivité. On retrouve cette idée dans le numéro Monsieur Shmitt où, par des situations et des personnages qui présentent et assument l’idiot, le maladroit, l’absurde et le laid, nous sommes témoins d’une réelle revendication, une intention ferme de provoquer l’inconfort, de secouer les habitudes, de réveiller et d’ouvrir les esprits. À se confronter à d’autres manières d’être et de faire. Car Halberstam (2011) ajoute qu’échouer, perdre, oublier, défaire et déconstruire pourraient en fin de compte, et de manière contre-intuitive, offrir des manières de vivre plus créatives et plus collaboratives.

La mise en avant de ces caractéristiques peu valorisées dans la société d’aujourd’hui donne l’occasion de regarder le laid, de repenser et de reconnaître l’altérité des corps (Halberstam, 2011) et finalement, d’envisager d’autres manières d’habiter sa physicalité, sa sensorialité. Or, Monsieur Shmitt – mais c’est le cas du cabaret dans sa globalité – donne à voir des physiques qu’il est peu usuel de montrer sur les scènes de cirque, des corps qui ne sont pas parfaitement sculptés et adaptés aux techniques circassiennes. Abîmés parfois, laids, mais pourtant vivants, qui nous présentent leurs vécus sans faux-semblants. Car les corps s’expriment. Ils sont empreints de social et de culture. Rivard parle « d’incorporation » (Rivard et al., 2018), c’est-à-dire de l’acte éminemment progressif d’intégration dans son corps et par son corps, celui-ci étant à la fois objet et instrument d’apprentissage, conjugué aux émotions et à l’intelligence. Halberstam (2011) pour sa part évoque le « embodied knowledge », qui correspond aux routines, aux habitudes, aux tâches et aux renseignements que le corps retient et comprend sans avoir à y penser consciemment. Le numéro d’Opale Familia permet de regarder les « bodies that matter » évoqués par Judith Butler (1993), c’est-à-dire les corps libérés des discours qui les encadrent et les enferment. Volpp (2017) parle de corps indisciplinés, ceux qui ne sont pas passés au crible de la normalisation citoyenne qui les domestique. Le numéro clownesque de Lili participe activement pour sa part à une déconstruction de cette domestication, en cherchant à changer le cadrage, en nommant les non-dits et en exhibant la face cachée de la norme.

Le public (dont nous faisons partie) est bousculé, un peu inconfortable, mais happé, fasciné. Ces expériences de confrontation brute et provocante, par des artistes subversif.ve.s semblent heurter la sensibilité du public. Ce dernier se crispe, se tord de malaise, puis il rit pour relâcher la pression. En fait, il n’a pas l’air de savoir s’il doit rire, s’il peut se le permettre. Pendant la performance de Lili, certain.e.s détournent le regard par intermittence. Que l’expérience soit acceptable ou choquante, impudique ou dégoûtante, elle met le doigt sur les limites et inhibitions des spectateurs.trices.. Par ailleurs, le fait d’exposer ses réactions à celles du reste du groupe rend l’expérience d’autant plus signifiante. Les spectateurs.trices se regardent, gêné.e.s, puis ne se regardent plus, trop inconfortables, avant de se regarder à nouveau, libéré.e.s. Ces corps exposés sur cette scène, étranges, sales, prennent tout à coup une ampleur et un sens qu’ils n’auraient pas obtenus dans la rue, où ils auraient provoqué sans doute du dégoût, du rejet, voire de la judiciarisation. Généralement invisibles, ou invisibilisés comme le dirait Butler (1993), ils sont rendus visibles dans l’espace de cette performance. Une forme de respect se dégage de la vision de ces corps et de leurs mouvements indisciplinés et libres, désinvoltes et indépendants. Cela nous porte à suggérer que le public, en se projetant dans sa propre capacité/incapacité à regarder le différent de soi et à l’accepter, verrait surgir ses propres jugements. Il ressentirait la norme qu’il avait intériorisée, peut-être inconsciemment. En outre, comme nous le montrions plus tôt, l’expérience n’apparaît pas ici comme un processus purement individuel, puisqu’elle n’a pas eu lieu dans un cadre privé. C’est pourquoi il semblerait que la « communauté » des spectacteur.trices, formée temporairement par l’expérience de cet inconfort commun, est mise à l’épreuve et transportera avec elle des traces de cette expérience. Cela nous mène à penser que la confrontation avec ces esthétiques marginales, dans l’environnement sécurisant de la performance, pourrait modifier le cadre de référence du public et avoir un écho au moment où ces personnes seront à nouveau en contact avec des expressions de la marginalité.

Conclusion

Cet article a voulu explorer l’espace de marginalité scénique proposé par les Productions Carmagnole. La performance du Cabaret du Corps Dada apparaît comme une expérience par l’intermédiaire de laquelle le public fait face à des esthétiques, comportements et valeurs moins normatifs, qui défient une certaine forme de morale communément acceptée.

Comme Walsh le décrit au sujet des performances queer, la singularité de la dramaturgie, la narration presque phénoménologique, l’exceptionnalité des corps de ces numéros de cirque pourraient provoquer un réel trouble dans les vies des personnes qui y assistent (dans Campbell, 2016). L’auteur parle de « culture en devenir » lorsque le public arrive à donner du sens à un moment performatif. Foucault (1975) n’a-t-il pas d’ailleurs avancé que ce sont les comportements indisciplinés qui permettent d’enclencher un processus de désapprentissage, nécessaire pour atteindre un « savoir indiscipliné », c’est-à-dire non prisonnier de la norme ? C’est l’accès au savoir indiscipliné qui ouvre sur la remise en question des luttes et des débats qui paraissaient déjà résolus et qui vient ainsi ébranler les structures normatives. Il est alors possible de penser que la performance a le pouvoir de générer le renouvellement des systèmes symboliques par l’intermédiaire des corps vivants, des corps comme agents de médiation (McKenzie dans Campbell 2016).

Grâce à l’exemple du spectacle Le Cabaret du Corps Dada, nous avons tenté de mettre en évidence une remise en question de la norme socio-esthétique par un groupe d’artistes alternatif.ve.s de cirque qui permet d’ouvrir une nouvelle réflexion sur les retombées sociales inhérentes à l’espace de la performance. En effet, les performances alternatives pourraient influencer, voire provoquer un changement du regard porté sur l’altérité. In fine, la singularité et la portée sociale de ces performances ne trouvent-elles pas leur source au sein même de CHP, dont l’approche, le travail et l’éthique veillent à préserver l’identité singulière et anticonformiste de chacun.e de ses participant.e.s, aussi bien dans la vie que dans la création artistique ?