Corps de l’article

Introduction

Depuis la fin des années 1990, les jeunes qui vivent une situation d’itinérance[1] ou des conditions de vie difficiles et précaires ont été largement étudié.e.s[2] cela, tant à l’échelle nationale, provinciale que locale. Nombre de ces études exhortent au changement de perspective, à sortir de cette vision des jeunes qui oscille entre victime et responsable, pour entendre leur voix, reconnaître leurs réalités et leurs besoins diversifiés, notamment celui de s’impliquer lorsqu’elles ou ils se sentent concerné.e.s. Pourtant, les dernières décennies, mues par une économie néolibérale, ont plutôt été le théâtre d’exclusions, sous diverses formes, contribuant à l’éloignement des jeunes des centres-villes, des services qui leur sont destinés et logiquement, à l’accroissement de la précarité et à la production d’une itinérance cachée (Homeless Hub, 2014). Dans un tel contexte, l’intégration à l’emploi de ces jeunes est jalonnée d’obstacles et d’enjeux à la fois systémiques et personnels. Dans plusieurs cas, les exigences du marché du travail sont trop élevées et peu de ces jeunes parviennent à trouver un emploi adapté à leur situation qui leur permet d’apprendre à leur rythme et de se réaliser comme citoyen.ne.s.

Pourtant, beaucoup d’efforts, par l’intermédiaire de diverses stratégies, ont été déployés pour ces jeunes, dans le but de soutenir leur intégration ou leur réinsertion sociale et économique. À Montréal, on pense à ces organismes qui reconnaissent leurs pratiques de débrouillardise et qui s’en inspirent pour travailler avec leurs forces plutôt que sur leurs faiblesses. À titre d’exemples, le Groupe communautaire et entreprise d’économie sociale L’Itinéraire, qui accompagne, depuis 25 ans, des personnes marginalisées de 18 ans et plus, à la rédaction et à la vente de son magazine du même nom (L’itinéraire, 2017). Pour sa part, le GIAP (Groupe d’intervention alternative par les pairs) cumule 30 années d’intervention par, pour et avec les jeunes, autour d’un mandat de « prévention de la transmission du VIH, du VHC et des autres ITSS et de réduction des méfaits liés à la consommation de drogues et au mode de vie de la rue, chez les jeunes âgés de 12 à 30 ans » (GIAP, 2019).

Cet article s’intéresse aux pratiques d’un autre de ces organismes qui a à son actif une longue expérience de travail auprès des jeunes, bien qu’il ait accédé à son autonomie il y a à peine sept ans. Cirque Hors Piste (CHP), organisme montréalais à but non lucratif, est le seul représentant du cirque social au Canada.

Cirque Hors Piste et ses CrÉations Collectives

Détenteur d’une solide expertise en cirque social depuis 1995 – sous l’appellation Cirque du Monde Montréal –, le programme CHP s’est incorporé à titre d’organisme à but non lucratif en 2011 et s’est installé dans le Centre-Sud de Montréal. Son action s’appuie sur le partenariat depuis plus de 20 ans, multipliant les nouvelles collaborations. Parmi ses partenaires les plus fidèles, mentionnons CACTUS Montréal, En Marge 12-17, Plein Milieu et Dans la rue.

CHP propose, par l’intermédiaire de son volet Créations Collectives[3], une approche alternative de pré-employabilité, permettant à de jeunes adultes âgé.e.s entre 15 et 30 ans, aux parcours de vie marginalisés, qui vivent une situation d’itinérance, de grande précarité ou d’exclusion, de développer diverses compétences, représentant des atouts à la fois pour la vie au quotidien et pour l’intégration au marché de l’emploi. Bénéficiant d’une subvention du gouvernement fédéral (SPLI)[4], l’organisme a voulu documenter ses pratiques et a fait appel à nous pour réaliser une recherche qui allait couvrir trois Créations Collectives, échelonnées sur une période d’une année (mars 2017-mars 2018)[5]. Comme toutes les actrices et tous les acteurs de l’organisme, nous avons plongé dans cet univers qui ne nous était pas tout à fait étranger[6].

Chaque Création Collective regroupe dix jeunes et dure quatre semaines, à raison de trois à quatre jours par semaine. Pour y participer, il faut répondre aux critères suivants : être motivé.e ; être en situation de précarité résidentielle ; être disponible ; et avoir besoin d’un projet dans sa vie. Les participant.e.s s’engagent d’abord dans le processus de sélection, puis s’investissent dans une création collective qui, au final, sera présentée dans la communauté, lors d’un événement public déterminé à l’avance.

Concrètement, une journée type va commencer vers 11 h 30 par la rencontre de planification de l’équipe Créations Collectives, suivie de l’accueil des participant.e.s, le cercle d’ouverture[7] et son « comment ça va », l’atelier[8] - une pause - poursuite de la pratique technique ou jeux de création, exercices d’étirement, cercle de fermeture[9] autour de 17 h, rangement et retour sur l’atelier par l’équipe Créations Collectives. Au cours de ces activités, les jeunes seront soutenu.e.s par un duo instructeur.trice de cirque/intervenant.e. social.e. Élément non négligeable, les Créations Collectives offrent une allocation de 300 $ (remise en trois versements), les repas du midi et les collations. L’ensemble du processus se termine par une rencontre bilan réunissant les participant.e.s et l’équipe de la Création Collective. Un mois plus tard, les jeunes sont rencontré.e.s à nouveau pour faire un suivi de l’expérience, cette fois avec un certain recul[10].

Le duo cirque social et pré-employabilité suscite la curiosité parce qu’il est inhabituel. Le présent article vise principalement à saisir les éléments qui entourent ce duo improbable, tout en permettant la découverte d’un modèle alternatif et des jeunes qu’il rejoint. Ainsi, dans un premier temps, nous dirons un mot sur la méthodologie mise de l’avant pour réaliser la recherche participative à l’origine de cet article. On examinera ensuite la réalité des jeunes en situation de marginalité et d’exclusion et les potentialités de trouver un emploi qui leur convienne. Puis, nous nous pencherons sur l’organisme CHP et sur son volet Créations Collectives. Nous terminerons par une discussion sur l’intérêt d’une pratique comme celle des Créations Collectives dans le paysage des jeunes qui vivent des difficultés et de la pré-employabilité.

MÉthodologie

Quatre objectifs de recherche se sont imposés à partir du mandat octroyé : 1) documenter le modèle circassien et ses trois Créations Collectives ; 2) décrire les pratiques mises de l’avant et le déroulement des activités ; 3) comprendre l’expérience de cirque social et ses potentialités ; 4) identifier certains effets de cette pratique pour les jeunes d’abord et éventuellement pour d’autres actrices ou acteurs du projet.

Pour l’équipe de recherche, ce mandat représente une année à partager les hauts, les bas et les lunchs avec les trois groupes des trois Créations Collectives, chacune étant chaque fois constituée d’un nouveau groupe de jeunes. Habillées « en mou[11] », passant alternativement de la participation à une activité circassienne, à des échanges informels avec les jeunes, à la prise de notes, au transport du matériel, aux cercles d’ouverture et de fermeture, à la participation aux rencontres d’équipe, à la présentation de l’avancement des travaux lors de la rencontre du Conseil d’administration, etc., les chercheures se sont intégrées progressivement au coeur de la vie des Créations Collectives. La demande de subvention, rédigée conjointement avec la directrice de CHP, a permis de tester nos capacités mutuelles à travailler dans des temps comprimés.

L’approche, résolument participative, s’inscrit dans le paradigme interprétatif et compréhensif (Lessard-Hébert et al., 1997 ; Mucchielli, 1996). Une démarche à la recherche de l’essentiel, définie par Gauthier comme « […] une volonté de saisir ce qui est fondamental dans une action sociale et ne varie pas malgré des manifestations diverses ou changeantes » (1995, p. 41).

Les stratégies de collecte de données privilégiées sont l’observation directe et participante et le journal de bord : une présence impliquée, quasi constante, couvrant toutes les activités reliées aux Créations Collectives, des plus formelles, par exemple lors d’une conférence de presse[12], aux plus informelles, comme la fête de Noël de l’équipe CHP au domicile de la directrice de l’organisme. Rapidement, un groupe focalisé a été réalisé auprès d’ex-jeunes participant.e.s des Créations Collectives, pour nous éclairer sur les dimensions à considérer lors des séances d’observation à venir et des entrevues ont été effectuées auprès de deux instructeur.e.s, pour mieux saisir la représentation qu’ils ou qu’elles se font de leur travail. Ces informations se sont positionnées en filigrane à l’ensemble des données recueillies. Des outils de collecte de données existants ont été adaptés et de nouveaux ont été conçus avec l’équipe des Créations Collectives, pour répondre à la fois aux besoins de la recherche et à ceux de l’équipe, en termes de collecte d’informations en continue. Avec leur accord écrit, nous avons également assisté à toutes les rencontres prévues par l’équipe des Créations Collectives avec les jeunes, en groupe et individuelles. Enfin, des résultats émergents se sont imposés rapidement, sous forme de mots clés ou de thèmes, alimentés par des paroles de jeunes ou celles d’autres actrices ou acteurs associé.e.s aux Créations Collectives. En effet, comme c’est souvent le cas en recherche qualitative, l’analyse, inductive et itérative, a commencé dès le début de la recherche et prévoyait des temps de validation auprès des différent.e.s actrices et acteurs, qui venaient enrichir continument le corpus des données et les interprétations des chercheures.

Les jeunes en situation d’itinÉrance, de prÉcaritÉ et d’exclusion

La question des jeunes en situation d’itinérance, de précarité, de marginalité et d’exclusion a été abondamment documentée au Canada (Homeless Hub), au Québec et à Montréal. Les Bellot, Colombo, Gaetz, Goyette, Greissler, Hurtubise, MacDonald, Parazelli, Rivard, Roy et plusieurs autres ont démontré amplement, depuis la fin des années 1990, la nécessité de changer le regard que l’on pose sur les jeunes – qui fluctue encore entre victimisation et responsabilisation (Moriau, 2011 ; Rivard, 2007) – d’écouter ce qu’elles et ils ont à dire et de leur reconnaître une place réelle dans la société, puisqu’elles et ils souhaitent être impliqué.e.s dans les questions qui les concernent, par exemple avec la Ville, en ce qui a trait au logement ou aux services d’urgence, etc. (Rivard etal., déposé ; Exeko, 2016). Or, force est de constater que les transformations socio-économiques importantes des dernières décennies et les phénomènes qu’elles ont entraînés – répression, judiciarisation, gentrification – ont plutôt poussé les jeunes hors des centres-villes, alors que les services d’aide et de support s’y trouvent encore largement. Cela produisant davantage de précarité, de vulnérabilité et logiquement, des risques accrus de désaffiliation (Homeless Hub, 2014 ; Rivard etal., déposé).

Ces transformations socio-économiques ne sont pas étrangères aux changements de profil des jeunes qui vivent des difficultés. Beaucoup moins visibles (St-Jacques, 2016), plusieurs ne s’identifieraient pas à une situation d’itinérance lorsque c’était le cas et donc, fréquenteraient peu ou pas les ressources d’aide et de support, évitant ainsi d’être associé.e.s au phénomène et à la rue (Aubry, 2012 ; Rivard etal., déposé). Ces jeunes se trouvent alors dans des formes d’itinérance cachée (Gulliver, 2014 ; MacDonald et Roebuck, 2018 ; Rivard etal., déposé). Elles et ils sont nombreux.ses à sortir des centres jeunesse sans être prêt.e.s à faire face à ce qui les attend. Certain.e.s ont décroché tôt de l’école, d’autres continuent à la fréquenter mais vivent et taisent des conditions de grande précarité, en s’abritant, par exemple, dans leur voiture (Bellot etal. 2018). À cela s’ajoute la question de la multiplicité et de la fluidité des genres, qui se heurte aux jugements et à l’incompréhension (St-Jacques, 2016). En somme, les jeunes aux trajectoires de vie difficiles présentent des formes de marginalité et de précarité très variées (Gaetz, 2014) et leurs besoins le seront tout autant. Parallèlement, ces réalités sociales confrontent le milieu de l’intervention et le poussent à la révision fondamentale de ses pratiques et de ses postures. Dans l’ensemble, le milieu communautaire montréalais prône une approche à haut seuil d’acceptabilité[13] et des pratiques diversifiées, cherchant ainsi à rejoindre le plus grand nombre de jeunes (RAPSIM, 2019).

Ces jeunes vont donc développer des modes de survie – faisant appel, par ailleurs, à tout un monde de savoirs et de créativité – accepter des petits boulots, expérimenter le travail informel (Charest, 2000 ; Karabanow etal., 2010), recourir à la « super colocation[14] » ou bien se tourner vers des pratiques illégales (quête, squeege[15], travail du sexe, vente de drogues, etc.). Elles et ils seront judiciarisé.e.s, entre autres pour ces pratiques ou pour s’être trouvé.e.s seul.e.s responsables d’un bail dont elles ou ils ne pouvaient assumer les coûts. Elles et ils vont aussi consommer, pour le plaisir, pour affronter le risque, oublier l’image que leur renvoie la société, apaiser le stress de la survie ou une souffrance qui pèse comme un boulet depuis des années, voire depuis l’enfance (Aubin, 2000). Lussier et Gilbert (2015, p. 31) nous en parlent : « Les jeunes que nous avons rencontrés sont de fait des résistants, des combattants, des rêveurs, mais à bout de ressources, voués à la répétition, leurs rêves tels des chimères qui s’évaporent sous leurs yeux. » Ces conditions de vie sont susceptibles de les invisibiliser davantage (Gaetz, 2014) et rendent encore plus difficile la transition vers l’âge adulte (René et al., 2001), a fortiori la possibilité de trouver un travail et de le conserver.

Pourtant, les besoins de cette jeunesse qui vit des difficultés, même diversifiés, sont connus et fort bien documentés. Au même titre que la plupart des jeunes d’ailleurs, elles et ils sont en quête de liens significatifs et veulent s’inscrire dans la communauté (Lussier et Gilbert, 2015). Elles et ils ont besoin d’expérimenter, de créer, de réfléchir et d’apprendre, de prendre des risques et de s’amuser aussi (Rivard etal., 2018). Ces jeunes pensent à l’avenir, ont encore des rêves et ont besoin de s’y préparer. Mais souvent tout ça leur apparaît si irréel… On le sait, ces jeunes ont un immense besoin de (re)prendre confiance en elles et en eux (Bellot etal., 2018 ; Colombo, 2015 ; Parazelli, 2010 ; Rivard etal., déposé ; Rivard etal., 2018 ; Roy et Hurtubise, 2004). Davis et Agans (2014) ont résumé ces besoins en trois catégories essentielles au développement individuel : besoin d’autonomie ; besoin de compétence ; et besoin d’appartenance.

Quelles perspectives d’emploi pour les jeunes qui vivent des difficultÉs ?

« […] l’exclusion et la pauvreté ont pour effet d’éloigner les personnes des réseaux qui sont susceptibles de favoriser l’intégration sociale et professionnelle ».

Hallée et al., 2016, p. 13

En Occident, le travail est un lieu d’expression, une opportunité de valorisation, de saisir les codes sociaux, voire une manière de se construire une identité (Hallée etal., 2016 ; Hurtubise etal., 2003 ; Roy et Hurtubise, 2004). C'est «  un puissant mécanisme d’insertion et de reconnaissance sociale » (Hallée etal., 2016, p. 8). Il y a les jeunes qui réussissent à investir le champ de l’emploi et à y trouver des avantages et celles et ceux qui n'y arrivent pas (Goyette etal., 2004). Les jeunes en situation de précarité, qui se voient privé.e.s de cet espace aux potentialités identitaires, se trouvent doublement marginalisé.e.s. Avant même d’accéder au marché de l’emploi, ces jeunes font face à une série d’obstacles structurels qui les maintiennent dans une situation de survie et freinent une éventuelle intégration sociale et professionnelle (Hallée etal., 2016 ; Karabanow etal., 2010). Le coût élevé du transport et du logement, par exemple, l’accès compliqué à l’aide sociale ou à l’information concernant les offres d’emploi ou de formation, les ressources d’aide débordées, sur rendez-vous ou fermées les soirs et fins de semaine, sont autant de défis à relever pour ces jeunes qui, on l’a vu, sont déjà fragilisé.e.s.

S’imposent alors l’importance d’acquérir diverses compétences sociales préalables à celles qui sont directement liées à l’emploi (Hallée etal., 2016 ; Pierre, 2009). Le plan d’action Emploi Québec 2017-2018 du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale est clair sur ses orientations : « arrimer la formation et les compétences de la main-d’oeuvre aux besoins actuels et futurs des entreprises » (2017, p. 7). Il appartient donc aux jeunes de démontrer leur volonté et leur dynamisme à s’intégrer dans le marché de l’emploi sans quoi, elles et ils seront pénalisé.e.s. Ainsi, on tente d’ajuster la jeunesse aux exigences du marché de l’emploi. Dans ces conditions, certain.e.s jeunes vont se tourner vers des agences de travail, plusieurs d’entre elles et eux y voyant un moyen de repousser l’exclusion sociale qui les menace (Vultur etal., 2017).

Même si des chiffres récents indiquent qu’au Québec les taux de chômage et d’aide sociale ont fondu de moitié depuis 1994 et que les deux tiers des 100 000 postes à pourvoir ne demandent qu’un diplôme d’études secondaires (DES) (Prost, 2018), les jeunes dont nous parlons ici n’ont souvent pas complété leur DES, ni développé les compétences minimales que requière un emploi. Les agences d’aide à l’emploi rapportent ces difficultés en termes de « manques »: « un manque d’éducation ; un manque d’expérience de travail ; des difficultés d’ordre psychologique, social et comportemental ; une faible estime de soi ; un manque de confiance ; une attitude peu favorable ; un manque d’aspiration ; une dépendance ou un abus de substance ; une dépression et un manque d’habileté dans la capacité à résoudre des problèmes complexes ou des problèmes de la vie quotidienne » (Tremblay, Roy, 2014, p. 9).

Le monde de l’employabilité peut pourtant prendre des formes alternatives et s’ajuster à la réalité des jeunes plutôt qu’exiger le contraire. Ces pratiques alternatives reconnaissent, par exemple, les compétences et les savoirs relatifs au mode de vie de la rue et de la marginalité, qui requiert une bonne dose de débrouillardise et d’adaptabilité (Roy et Hurtubise, 2004). Elles admettent que la question de l’employabilité est un processus, qui sous-tend que certaines compétences préalables soient à développer (Hallée etal., 2016 ; Pierre, 2009 ; René etal. 1998 ; Roy et Hurtubise, 2004).

Roy et Hurtubise (2004) ont identifié trois figures de travail associées à la rue. Une première se trouve « à la jonction d’une activité rémunérée et d’un projet d’insertion sociale » (p. 131), appelée aussi « plateaux de travail » (Hallée etal., 2016). On y simule le milieu réel de travail mais dans un contexte de plus grande flexibilité, sans imposer les normes de productivité et d’efficacité habituelles. Une deuxième figure correspond à « l’économie souterraine » (p. 133), c’est-à-dire au travail illégal évoqué plus tôt. Puis, la troisième figure est caractérisée par des stratégies d’emploi faisant appel à « des habiletés et à des savoirs développés dans la rue » (p. 135). On parle ici d’un transfert de compétences du milieu de la rue à l’univers de l’emploi. C’est plutôt à cette troisième figure que s’associent les pratiques d’intervention des Créations Collectives de l’organisme CHP.

Les CrÉations Collectives : un outil d’apprentissage entre le jeu et le sÉrieux

L’art est une forme alternative d’intervention (Vinet-St-Pierre, 2017). Par définition, les arts circassiens s’inscrivent dans cette forme distincte d’intervention. S’ils ont connu une effervescence certaine dans les dernières décennies, le cirque social, pour sa part, reste méconnu. Il crée pourtant, partout où il passe, un engouement croissant auprès de diverses populations et suscite beaucoup d’intérêt dans la communauté scientifique (Leroux, 2016 ; Perallat, (accepté) ; Rivard, 2007 ; 2018 ; Spiegel, 2016).

L’idée du cirque social consiste à rejoindre des populations marginalisées par l’entremise des arts du cirque, créant ainsi un espace pour l’intervention sociale (Spiegel, 2016). Ses affinités avec les jeunes – pensons aux saltimbanques de la rue, aux cirques itinérants, aux familles vivant dans leurs caravanes, aux risques et aux défis inhérents à cet art – en font un instrument d’action sociale séduisant, voire familier pour les jeunes. « Doté d’une pédagogie forte dite ‟alternativeˮ (Hotier, 2003 ; Rivard, 2007), le cirque social fait aisément alliance avec des approches émancipatoires, proches des théories de l’éducation populaire » (Rivard etal., 2018, p. 15). Une telle formule vient créer des ambiances qui donnent envie de bouger, de s’impliquer et de partager, dans un encadrement aux allures pourtant parfois prescriptives, cela pour veiller à la discipline, à l’équité, au respect et à la sécurité.

On l’a vu, les activités de CHP se déploient en quatre volets principaux, chacun, rappelons-le, assure la pratique d’activités circassiennes et la présence d’un tandem intervenant.e social.e et instructeur/trice de cirque. Les jeunes qui s’y engagent vont développer plusieurs habiletés individuelles et sociales qui se situent bien en amont du seul champ de l’emploi, entre le jeu et le sérieux. En effet, ce que ces jeunes participant.e.s ne savent pas encore, c’est que ces nouvelles habiletés sont surtout des compétences pour la vie.

Les rÉsultats : l’art du fildeferrisme

Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise

Et mon pire malaise est un fauteuil où l'on reste

Immanquablement je m'endors et j'y meurs.

Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches

Par bonds quitter cette chose pour celle-là

Je trouve l'équilibre impondérable entre les deux

C'est là sans appui que je me repose.

- de Saint-Denys Garneau (2004)

Cette année de recherche participative au sein des Créations Collectives met en exergue la grande capacité de tous ces acteurs et actrices, incluant les jeunes participants.e.s – chacun.e à son niveau et dans son rôle – à s’adapter aux nombreux imprévus qui ne manquent jamais de s’interposer dans le processus et qui font d’elles et eux de véritables équilibristes. Des retards ou absences des un.e.s et des autres, qui imposent plusieurs ajustements, discussions et apprentissages et qui viennent jouer sur le moral de toutes et tous les participant.e.s ; des blessures physiques nouvelles[16] qui limitent la mobilité individuelle et l’impulsion collective ; les enjeux de consommation pour certaine.e.s ou bien les difficultés d’apprentissage pour d’autres, qui font appel au respect du rythme de chacun.e ; ou bien la température du local, difficile à ajuster en hiver, qui oblige à mettre le mouvement en priorité pour se réchauffer ; ne sont que quelques exemples d’enjeux, chaque fois imprévisibles, qui se posent au cours des Créations Collectives. On comprend que l’expérience proposée ici est singulière, particulièrement intense et chaque fois différente, puisqu’elle s’ajuste au rythme de chaque jeune d’une part et du groupe, d’autre part. Rien ne serait possible sans la présence engagée et soutenue du tandem intervenant.e social.e et instructeur/trice de cirque et le regard lucide et bienveillant de la directrice de CHP.

Dans un temps restreint et dans toute leur diversité, 10 jeunes, qui souvent ne se connaissent pas, vont partager des idées, des repas, du travail physique et intellectuel, pour certain.e.s des pauses cigarettes, pour d’autres des rêves. Elles et ils vont se toucher, suer, seront fatigué.e.s, vont s’énerver ou se décourager et se coucher exténué.e.s. Mais dans la grande majorité des cas, elles et ils reviendront, certes courbaturé.e.s, mais iront jusqu’au bout du processus : « Je l’ai fait, j’ai réussi ! C’est la première fois que j’vais au bout de quelque chose ! Ça pas été parfait mais j’ai bien repris ça ! Je suis fier de moi. J’pensais pas me rendre jusque-là ! »

Il y a dans ces quelques phrases des participant.e.s, un monde d’apprentissages. D’abord la persévérance, ensuite le sentiment d’accomplissement et de réussite et l’estime de soi que cela procure, le fait de le ressentir dans son corps et de l’exprimer ouvertement à ses proches puis, plus tard, à un public plus large. On voit aussi dans ces mots une prise de conscience de ses capacités, alors qu’elle et il ne s’en savait pas capable et enfin, une disposition à poser un regard à la fois critique et bienveillant sur sa performance imparfaite.

Ainsi, les jeunes vont intégrer, au fil des ateliers et à petites doses, diverses compétences de vie et simultanément de pré-employabilité que sont la ponctualité, l’estime de soi, la communication, le prendre soin de soi et des autres, la capacité d’adaptation, mais aussi des apprentissages plus techniques, qui font appel à la motricité fine ou à d’autres habiletés sollicitant des muscles qu’elles et ils ne se connaissaient pas. Dans la plupart des cas, des résultats sont palpables après quelques jours : un choix arrêté sur une technique de cirque à développer ; l’ouverture aux autres ; la confiance qui s’installe ; l’esprit d’équipe ; la solidarité ; le respect dans les gestes ; les initiatives individuelles et collectives ; accompagnés, dans leurs mots, de « pas mal de fun » ; et de l’autodiscipline aussi. Effectivement, plusieurs jeunes saisissent progressivement, par essais-erreurs, que c’est plus facile, plus agréable et plus sécuritaire quand on a eu une bonne nuit de sommeil ou quand on n’a pas trop consommé la veille. On peut, par exemple, aller au bout des périodes de réchauffement, se sentir solide en réalisant une pyramide humaine, éventuellement être plus tolérant.e lorsqu’un.e membre du groupe a un comportement inapproprié. Sans que cela soit exigé, plusieurs ont réduit leur consommation de drogue, d’alcool et de fêtes durant le mois de leur implication dans la Création Collective, menant au désir, chez quelques-un.e.s, d’arrêter de fumer ou de diminuer sa consommation d’alcool. Bref, un projet commun mais chacun son cirque.

On le voit, ces apprentissages se situent en amont des compétences liées directement à l’univers du travail et même s’il est tentant de les relier plutôt à la vie au quotidien, ils sont pourtant indispensables à l’accès et au maintien d’un emploi.

La sécurité, l’incorporation et le spectacle

Trois éléments sont reconnus dans la littérature pour faire la force du cirque social, bien qu’ils ne lui appartiennent pas en exclusivité : la question de la sécurité, incontournable ; celle de l’intégration, par le corps, de l’expérience circassienne ; et la place du spectacle comme espace du dépassement de soi (Bolton, 2004 ; Boudreault, 2004 ; Lidman etal., 2004 ; Rivard, 2007 ; Rivard etal., 2018). Ces trois éléments sous-tendent la question du temps, cette denrée rare, sans laquelle tout ce qui précède serait impossible. Ensemble, ces trois éléments – et le temps pour les supporter – constituent en quelque sorte des outils pédagogiques privilégiés, parties intégrantes du processus d’apprentissage des Créations Collectives, qui se conjuguent dans le particulier comme dans le collectif.

Pour que les jeunes s’abandonnent et fassent confiance, ils doivent se sentir en sécurité. La sécurité déborde la seule question de la prévention des accidents physiques, qui est davantage l’affaire des instructrices ou des instructeurs de cirque. Elle est une armure contre les agressions, quelles qu’elles soient. En effet, les Créations Collectives offrent un lieu sécuritaire, où les jeunes ont envie de revenir parce qu’elles et ils s’y sentent bien. Pour un.e participant.e : « Je me suis jamais senti.e jugé.e ou poussé.e pour faire quelque chose par personne. Je me suis toujours senti.e respecté.e et ça, c’est pas souvent qu’on rencontre ça. » Cette sécurité n'a pas exclusivement pour origine des Créations Collectives et c’est peut-être ce qui rend celles-ci sécurisantes. La sécurité va se construire aussi dans le groupe et avec lui et répondre ainsi au mieux aux peurs des un.e.s ou aux anxiétés des autres.

Les arts circassiens sont organiques et s’adressent davantage au corps sensible qu’à la raison. Ce corps – « l’ultime valeur devant la précarité des relations sociales » (Lamer, 1995 dans Aubin, 2000, p. 94) – qui va à la rencontre des arts du cirque, suggère l’idée « d’incorporation », embodiment en anglais, signifiant l’intégration, l’appropriation de l’expérience dans le corps et par le corps. En effet, avance Lamer (1995, p. 3), le corps, « constituant principal de l'individualité, est à la fois le support, le message et le récepteur des messages sociaux. Il est le lieu d'échanges continus entre l'individu et la collectivité. » Nous avons vu ces jeunes corps se mouvoir, s’exprimer, s’ouvrir à l’autre et se fermer parfois, se contorsionner et avoir mal aussi. Ainsi, le corps partage, incorpore et devient instrument d’apprentissage (Rivard, 2007), susceptible de se souvenir de l’expérience et de la révéler à nouveau.

On le sait maintenant, le spectacle, qui est à la fin, n’est pas une fin en soi. Le choix des costumes, le maquillage, le personnage à endosser, le numéro à répéter, les gestes à retenir, la place à laisser aux autres participant.e.s, celle à assumer, le fait de faire face au public et éventuellement à ses ami.e.s ou à sa famille, sont autant de moments d’apprentissages, vécus entre le ravissement et les papillons dans le ventre. Ces apprentissages viennent nourrir la confiance en soi et le sentiment d’appartenance, des bases nécessaires à l’intégration au marché du travail. Le spectacle c’est se faire confiance et s’appuyer sur ses collègues, sachant qu’on n’est pas seul.e. C’est le lien avec le reste du monde, lui montrer ce qu’on sait faire et en retour, accueillir ses applaudissements mérités.

Enfin, l’expérience des Créations Collectives rejoint sans équivoque les trois catégories essentielles au développement individuel évoquées plus tôt (Davis et Agans, 2014). Par exemple, le besoin d’autonomie trouve réponse dans l’investissement individuel de chaque jeune pour atteindre ses propres objectifs et ceux du groupe, en termes d’autogestion, d’organisation et de discipline. Le besoin de compétence est assouvi, en partie du moins, dans le développement d’une technique circassienne (apprendre à jongler) ou dans le dépassement de soi (aller jusqu’au bout de l’expérience). Le besoin d’appartenance, abordé plus haut, se trouve aussi apaisé au contact de personnes qui ne jugent pas, avec lesquelles les jeunes partagent des affinités, dans un lieu où elles et ils se sentent respecté.e.s, compris.es et en sécurité.

Et après ?

C’est une grande question. Avant même le début de la recherche, des membres de l’équipe Créations Collectives avaient noté que certain.e.s ex-participant.e.s se plaignaient d’une période post-Création Collective plutôt difficile : retour à la situation d’itinérance ; consommation ; etc. C’est en intégrant la rencontre un mois après que ces informations se sont confirmées. Il semble, en effet, que la fin de l’expérience d’une telle intensité laisse un vide que les jeunes vivent péniblement. Avec l’équipe Création Collective, nous avons donc convenu d’intégrer au processus même d’apprentissage[17] des Créations Collectives, cette question de « l’après Création Collective ». Ainsi, les participant.e.s sont préparé.e.s au changement qui les attend et, au besoin, sont invité.e.s à venir en discuter avec l’intervenant.e social.e. Elles et ils ont également toujours la possibilité de s’inscrire à nouveau à une Création Collective ou bien de venir aux activités des autres volets de CHP, ce que plusieurs font d’ailleurs.

Conclusion

Je repars la tête haute, le sourire aux lèvres et plein de trucs que j’ai appris et je repars avec toute vous autres dans mon coeur.

Un.e participant.e

À l’issue de cette recherche, il est devenu évident que la proximité avec le milieu de CHP, les Créations Collectives et leurs actrices et acteurs, nous a permis de saisir, de l’intérieur, la finesse des interventions réalisées, des gestes faits et la subtilité des apprentissages qui s’arriment à la globalité et à la complexité de chaque jeune personne, cela sans prétendre à l’exhaustivité.

La question de la pré-employabilité jumelée à celle du cirque social est encore peu documentée. La communauté scientifique, les décideurs et certes les praticiens gagneraient à s’y intéresser davantage. Les outils disponibles, pour mesurer les avancées des pratiques circassiennes et pour saisir les difficultés auxquelles ses actrices et acteurs font face, sont encore à adapter. De telles pratiques se situent en dehors de la performance, au rythme des participant.e.s et donc, l’injonction, pour être subventionné, de nommer ou de mesurer ce que l’art fait, est susceptible d’occulter l’essence même de ces modèles novateurs (Rivard etal., 2018 ; Trudel, 2018).

La polyvalence et la multidisciplinarité des arts du cirque (Bolton, 2004) ont de quoi réjouir les jeunes et leur donner le goût, à petites doses de réussites, d’aller un peu plus loin et de prendre les moyens pour y arriver. Parfois cela veut dire se coucher plus tôt ou bien consommer moins. Plusieurs d’entre elles et eux, après avoir vécu l’expérience des Créations Collectives, ont manifesté le désir de passer à autre chose, de réduire leur consommation ou de poursuivre leur implication dans des activités circassiennes. Deux participant.e.s se sont d’ailleurs impliqué.e.s à titre d’administratrices ou d’administrateurs au sein du conseil d’administration de CHP.

Le cirque social proposé par CHP a ceci d’intéressant que, sans tenter de sortir les jeunes de leur mode de vie marginal, il s’appuie sur la pertinence des expériences et des savoir-faire des jeunes, acquis à force de persévérance et de volonté, pour construire un projet concret, tout en leur faisant miroiter, chemin faisant, ces mondes de potentialités dont elles et ils sont les détentrices et les détenteurs. Mais la part sociale du cirque se situe aussi dans le fait de démontrer à la société, au quartier, au proche milieu, ce que ces jeunes, avec un petit coup de pouce, savent faire de beau, de bon et de surprenant. Parents, ami.es ou simples spectatrices ou spectateurs ayant assisté à une représentation publique ont usé de mille mots pour exprimer leur étonnement et leur fierté, parmi ceux-là :

Je suis impressionné ! Je pensais pas que ma fille avait ce talent-là !

Des inconnus qui se rassemblent pour construire un « ensemble ». Le « je » qui se joint au « nous » et qui sort de sa zone de confort, qui fait le pari de la confiance, qui offre une partie de son meilleur. Oui, ils étaient beaux à voir ces jeunes qui se sont serrés les coudes pour offrir aux passants un instant d’émerveillement. Notre monde a tellement besoin de ces éclats de lumière! Merci à toutes ces personnes qui, une pirouette à la fois, ficèlent l’espoir !

L’approche alternative permet de créer des ambiances d’apprentissage positives, inclusives, ouvrant sur une pédagogie tranversale et intégrée. Quant aux Créations Collectives, elles sont l’expression du cirque social, un lieu alternatif de pré-employabilité, une expérience unique, immersive, incorporée, positive dans l’univers circassien, où les jeunes – souvent pour la première fois – sont reconnu.e.s comme des personnes, citoyen.ne.s à part entière, interpellé.e.s et encouragé.e.s à un engagement volontaire. En tout cela, l’expérience contribue à les préparer au milieu du travail. Elle s’inscrit donc clairement dans plusieurs des orientations privilégiées par la politique nationale de lutte à l’itinérance, en ce qui a trait à l’insertion sociale et socioprofessionnelle des jeunes (Gouv. du Québec, 2014). Les Créations Collectives c’est, en quelque sorte, une expérience de vie positive, mais en condensé et en accéléré. Au bout de l’exercice, les jeunes auront saisi qu’elles et ils peuvent contribuer à la société à leur manière, d'une façon qui leur ressemble.

Reste la question de l’après-Création Collective, déjà soulevée d’ailleurs par Lidman et Kinnunen (2014). Elle doit être documentée davantage et faire l’objet d’une attention soutenue.

CHP, comme plusieurs autres OBNL, dédie temps, énergie et créativité à la recherche de fonds pour assurer la continuité à la fois de ses quatre volets d’activités et l’implication des intervenantes et intervenants et des instructrices et instructeurs. Au final, il s’agit de maintenir et de raffermir le lien développé avec les jeunes qui fréquentent ses services. La tâche est lourde, menacée, c’est comme nager à contre-courant, puisque CHP fonde ses pratiques sur la globalité de la personne, alors que les subventions tendent à les morceler.

Les jeunes ont parfois payé très cher pour avoir fait confiance. Par l’intermédiaire des Créations Collectives, elles et ils vont découvrir un espace alternatif, marginal, qui leur ressemble, où évoluent pourtant des modèles positifs, qui saisissent bien ce que c’est que de se trouver hors du modèle dominant. Les jeunes qui se frottent à l’exercice des Créations Collectives seront-elles ou ils prêt.e.s pour le marché du travail ? Pas dans tous les cas et là n’est pas le but. Mais, de leurs propres témoignages, elles et ils partent avec un bagage amélioré, une confiance en soi, de nouveaux ami.e.s et un lieu où aller pour les revoir et reprendre contact avec leur corps. Elles et ils auront appris à tenir un peu mieux en équilibre sur leur propre fil de fer, conscient.e.s et confiant.e.s que, quelque part, il y a un bout de filet social dessous.